INTRODUCTION AUX MYTHES DE LA GRANDE DEESSE
Déesse Mère, Déesse Terre, Magna Mater, Genitrix, Déesse souveraine, Déesse des Montagnes, des Animaux et des Bêtes sauvages... C’est ainsi qu’apparaît la première de toutes les grandes divinités. Son culte est universel. Longtemps il sera le seul. On le retrouve d’un bout à l’autre de la planète, qu’il soit né en un lieu particulier d’où il aurait rayonné ou que ce culte rendu à la femme maîtresse de la fécondité, de la vie et de la mort, ait partout présenté le même visage, inspiré la même ferveur et la même terreur, donné naissance aux mêmes rites.
Avant la grande déesse phrygienne, Cybèle, dont le culte a sans doute été le plus solidement implanté avec ceux de Déméter et Isis, on trouve déjà au paléolithique supérieur des statuettes féminines obèses (stéatopyges et callypyges) nues, souvent gravides de façon visible, réduites aux organes sexuels ; mais aussi des « Vénus » sculptées sur ossements de mammouth ou dans la pierre ou dans l’ivoire. D’aucunes sont stylisées, d’autres sont plus grossières. Le visage est à peine esquissé, lisse mais les seins sont toujours visibles et le triangle pubien coloré en rouge rappelle le premier des mystères : le sang. Ces statuettes semblent avoir joué un rôle magique et religieux de première importance. E.O. James écrit dans l’avant-propos de son ouvrage : Le Culte de la Déesse-Mère 3  : « La prééminence et la primauté de la déesse étaient telles que ce culte aurait mérité, si on veut l’apprécier à sa juste valeur, des investigations plus détaillées que celles qui lui ont été consacrées, au sujet du rôle qu’il a joué à travers les âges et particulièrement dans le Proche-Orient. Il est clair que ce culte constituait un élément essentiel et très profondément enraciné dans l’histoire longue et complexe se rapportant à un ensemble de croyances et de pratiques qui gravitaient autour du mystérieux processus de la fécondité, de la naissance et de la procréation. »
Et il ajoute : « Que la Déesse-Mère ait été ou non la manifestation la plus ancienne du concept de la divinité, ses symboles furent, sans aucun doute, le trait le plus marquant des documents archéologiques livrés par le monde ancien, depuis la Vénus sculptée de l’art gravétien du paléolithique supérieur et les représentations stylisées des grottes ornées, jusqu’aux emblèmes et aux inscriptions qui relèvent de ce culte lorsqu’il fut établi dans le Croissant fertile, en Asie occidentale, dans la Vallée de l’Indus, en Egéide et en Crète, entre le Ve et le IIIe millénaire avant l’ère chrétienne. » James conclut : « De plus, il devient maintenant de plus en plus évident que, dans sa dispersion, à partir de son lieu d’origine des steppes de la Russie méridionale et de l’Asie occidentale, ce culte était destiné à avoir une influence étendue et à jouer un rôle très important dans le développement des religions du Proche-Orient ancien depuis l’Inde jusqu’au bassin méditerranéen, des temps néolithiques jusqu’à l’ère chrétienne. »
Mais on trouve aussi sa trace en Amérique du Sud, au Japon, en Chine aussi bien que chez les Celtes ou les Nordiques.
Il faut se rendre à l’évidence : au commencement était — est toujours — la Mère. Mère de la race, celle qui détient le fabuleux pouvoir de mettre au monde des êtres humains, de perpétuer l’espèce. On admet couramment aujourd’hui que l’homme a tardé à connaître son rôle dans la procréation. Certaines populations aborigènes d’Australie persistent à nier, et avec véhémence, sa participation à l’acte reproducteur.
Ainsi, le mystère de la vie, entièrement dépendant de la femme demeurait aux yeux des hommes fascinant et angoissant. Ils ne pouvaient qu’envier la puissance de leur compagne. Et la craindre. Plus tard, ils comprirent que pour asseoir leur identité, il fallait, tel Marduk détruisant Tiamat, éradiquer la Grande-Déesse. La peur avait été si dévastatrice que le combat fut sans merci. La misogynie trouve là sa principale source. Et il a fallu à la Déesse plusieurs millénaires pour reconquérir, progressivement, et de façon occulte, un peu de son pouvoir, abandonnant a l’homme la plus belle place au soleil... se contentant du royaume de l’ombre.
La découverte par l’homme de son pouvoir fécondant a très certainement constitué, après celle de l’agriculture, la principale révolution humaine vers un changement décisif des structures politiques et religieuses de la société ainsi que le premier bouleversement radical des rapports entre l’homme et la femme.
Dans Totem et Tabou, Freud citant Frazer, en a l’intuition : « La source dernière du totémisme consisterait donc dans l’ignorance où se trouvent les primitifs quant à la manière dont hommes et animaux procréent et perpétuent leur espèce et surtout dans l’ignorance du rôle que le mâle joue dans la fécondation. Cette ignorance a pu être favorisée par la longueur de l’intervalle qui sépare l’acte de fécondation de la naissance. Le totémisme serait ainsi une création de l’esprit féminin et non masculin 4 .  »
Féconde, la femme divinisée n’allait pas tarder à être évoquée dans tous les rites de fertilité. Elle devenait non seulement maîtresse de la vie humaine mais aussi du sol, de la terre et même des animaux. Il y eut bientôt identification entre la déesse et l’animal, afin de conserver sa fécondité ou la transmettre. D’où certainement la présence-assimilation d’animaux accompagnant la déesse chasseresse, Diane/Artémis par exemple, après avoir été l’animal lui-même : ours, jument, cerf, cheval, sanglier, lion, etc. On retrouve cette fusion entre la déesse et l’animal dans toute la mythologie celte, notamment.
En Crète, Cybèle-Rhéa sera représentée sous l’aspect imposant de la Montagne Mère, de la Terre Mère, de la maîtresse des arbres et des bêtes sauvages. Son char sera tiré par des lions. Guerrière et chasseresse, barbare, jamais la Déesse n’apparaîtra sous les traits d’un personnage « émasculé » et fragile. La Déesse suprême ne peut endosser la défroque freudienne de l’homme castré ou mutilé, elle la toute-puissante, investie des pouvoirs de vie et de mort ! Toujours, dira Solié, la Grande-Mère arbore son Phallus, son Animus. C’est ce qu’il décrira comme syzygie primitive, fusion des principes mâle et femelle procréateurs en la Mère primitive.
Même l’ancienne déesse Neit, sous la XVIIIe dynastie égyptienne, plus tard assimilée à Isis, avait pour attributs un bouclier et des flèches. Elle était associée à la chasse et à la guerre avant de personnifier l’Eau précosmique et le Ciel. Avant de devenir l’Isis dont Apulée dira : « Elle est la mère de la nature, la reine des morts, la première née des temps cosmiques, la plus puissante des divinités », il faudra la dépouiller de ses aspects les plus redoutables.
Au cours du néolithique, la Déesse-Mère ou Genitrix se transforme en Grande-Déesse. Selon Jean Przyluski 5  : « Si les troupeaux, les esclaves et les peuples soumis deviennent plus nombreux, c’est parce que la déesse est puissante. C’est sa force qui enchaîne les captifs, dompte les animaux, expulse des terres en friche les démons hostiles. La Déesse préside à la guerre et à la chasse, à la culture et à la domestication des animaux. Les dynasties lui empruntent leur puissance [...]. Cette souveraineté de la déesse et de la dynastie qui la représente devient alors un mythe cosmique [...]. La royauté universelle est l’aspect juridique du mythe cosmique de la Grande-Déesse. »
Elle préside aux rites de la naissance mais elle prend aussi soin des morts, ensevelis en son sein et elle se charge de leur revivification, de leur résurrection. Elle est au coeur du Grand Mystère, celui qui passe par le sang, la régénération, la mort et qui sera notamment enseigné à Eleusis où règnera Déméter.
Dans les niveaux du néolithique les plus anciens de Crète, berceau virtuel du culte, on trouve tous les types de déesses mères associées à Cnossos et à son labyrinthe (giron maternel qu’il faut pénétrer et rejoindre mais dont il faut ensuite sortir), au Minotaure (image proche de Tiamat et dont le héros Thésée se rendra vainqueur avant de fonder une cité, Athènes).
Accroupies ou assises, on les reconnaîtra, inchangées, dans les Vierges noires, « annexées » par l’Eglise chrétienne mais conservant leur caractère et leurs attributs spécifiques, proches de la source et de l’arbre, vestige du plus ancien mythe du monde, celui de la fertilité.
Ce mythe, au fil des millénaires, évoluera cependant. Si dans les premiers temps la déesse apparaît solitaire et toute puissante, n’ayant besoin de l’aide de personne 6 glorieusement Vierge et Mère, on va la voir, dès le néolithique, épouser un jeune dieu mâle, son fils, le dieu-grain de l’agriculture. C’est le moment où l’homme, développant ses troupeaux, exploitant le pouvoir nourricier de la terre, prend conscience de son propre rôle fécondateur. « A la fécondité unisexuée [parthénogénétique, dira Solié] des origines succède la fécondation bisexuée », écrit encore Jean Przyluski. « La transmission de la vie exige la coopération des deux sexes. Cette explication ne tend à rien moins qu’à bouleverser le droit et la religion. »
Mais avant d’en arriver au patriarcat, nul doute que la Mère et l’organisation gynécocratique établie par elle ne se soient défendues pendant longtemps encore. Et si le mythe se transforme, la réalité, elle aussi, se modifie.
La déesse Vierge, c’est-à-dire célibataire, imitant la nature et présidant à ses fonctions agricoles, meurt à l’équinoxe d’automne pour renaître à l’équinoxe de printemps, sous l’apparence d’une déesse plus jeune. Ainsi Koré/Perséphone/Proserpine, fille de Déméter/Cérès. Bientôt la Grande-Déesse aura un partenaire mâle, un jeune dieu de la végétation, un « homme-fleur », un « petit-dieu », un « fils-amant ». Le principe mâle ne s’imposera vraiment qu’après l’implantation définitive de l’agriculture et de l’élevage. Il est d’abord fils, serviteur et amant de la Déesse, celle-ci demeurant longtemps liée au renouveau de la nature. L’enfant-dieu-grain-ressuscité de la déesse est parfois fille (Koré), le plus souvent garçon mais c’est de son retour, de sa remontée du royaume des morts, que dépend « l’élan nouveau qui fait jaillir de la terre desséchée le flux vital ». Le dieu fils-amant, dès lors, va prendre son essor et devenir le principe « actif » fécondant (mâle) du principe « passif » (femelle).
Ailleurs, aux Indes notamment, la déesse prendra un caractère androgyne qu’on lui verra aussi en Grèce (Cybèle barbue dotée d’un pénis et de seins multiples, entre autres). Aux Indes, l’aspect androgyne dominera avec Rudra-Shiva (Sathi dans son aspect masculin et Uma, la lumière, dans son principe féminin). Parvati, Déesse Montagne, Kali ou Makahali la Noire, comme Uma, sont à la fois terribles, bienfaisantes et sinistres. Rudra-Shiva resurgira ultérieurement à travers des déesses telles que Devi et Durga.
Uma avait trois têtes — comme la triple Hécate — et vingt bras ; elle prend les fonctions de Rudra-Shiva, déesse de vie et de mort.
Sri ou Lakshmi, pareille à Déméter, est épouse de Vishnou mais aussi reflet de l’époux ; elles sont toutes précédées par Prithivi et Additi, la déesse aux pis gonflés, nettement apparentée à la Mère des origines. Lakshmi, épouse de Vishnou, née de son front ou dans le lait agité (baratté) de l’océan cosmique ou bien encore d’un lotus (autre image de l’arbre sacré), ne réconcilie-t-elle pas de la façon la plus harmonieuse le masculin et le féminin ?
« Il est la compréhension, elle est la parole ;
Il est l’esprit organisateur, elle est la prudence ;
Il est l’entendement, elle est l’intelligence ;
Il est la droiture, elle est le dévouement... »
Avant de prendre un caractère androgyne, puis de céder le pas au dieu mâle, la déesse connaît de multiples avatars. Notre histoire — et surtout notre préhistoire — ne s’est pas faite en un jour, ni en un mythe.
A l’époque où elle doit commencer à lutter contre l’apparition des dieux mâles, où elle commence à perdre sa nature de déesse solaire pour se transformer en déesse lunaire (Artémis sera ainsi « doublée » par son frère Apollon et c’est lui qui s’arrogera le rôle solaire) apparaissent dans les mythes et légendes, des héros qui lutteront contre la Déesse-Mère. Ses serviteurs-amants se transforment alors en pourfendeurs victorieux de la Mère souterraine ou chtonienne (réprimée ou refoulée dans les enfers, « démonisée », dirait Solié). Ce sera Gilgamesh refusant Ishtar la Prostituée sacrée, la Grande Courtisane (transformant, telle Circé, ses amants en animaux) qui perdra son pouvoir pour devenir l’Infidèle. Elle aussi cherchera son fils-amant Tammuz aux enfers (la version sumérienne du mythe, Inanna-Doumouzi, est identique à celle, sémite-akkadienne, d’Ishtar-Tammuz). On garde aussi le souvenir de la lutte menée à Babylone par Marduk contre Tiamat, déesse des origines, qui prend l’aspect monstrueux de déesse du Chaos.
Certains auteurs assimilent le rôle du héros contre un monstre reptilien (Zeus contre Typhon, Hercule contre l’Hydre, Persée contre la Gorgone) au combat de Marduk contre Tiamat, de Gilgamesh contre Humbaba.
Le Père — avec la récente complicité de Sigmund Freud — ayant eu à lutter dans l’angoisse et la peur, contre ce grand monstre tout-puissant pour réussir à imposer sa Loi, la Grande-Déesse pendant longtemps, a été occultée, reléguée au rang de Gorgone terrifiante, de Ménade barbare et impudique, effacée, oubliée, refoulée dans la poussière des livres d’Histoire... et dans l’inconscient des uns et des autres. Et malheur à celui qui, en son désir incestueux de retour à la Mère, entre en contact avec l’Utérus-lubrique, « ubrique », dirait encore Solié, de Tiamat ou Kali et réveille le désir insatiable, dévorant, de cette sorcière au « vagin denté », avide d’une éternité de jouissance : la Femme !
Les oscillations de l’Histoire semblent nous mener, selon Bachofen, de l’Aphrodite Barbare, ou même plus certainement de la Tiamat primordiale, au Patriarcat imposé par Zeus-Apollon en passant par la sage Déméter, déesse charnière, déjà civilisatrice, qui s’unira à Zeus. Ainsi, selon James « les diverses unions de Zeus avec la Terre et les déesses du blé, Héra, Dioné, Démeter, Sémélé, Koré, nous donnent à penser qu’à la base de ces traditions se trouvaient la conception très répandue d’un mariage entre le ciel et la terre dans lequel Zeus jouait le rôle de Ciel-Père ». Mais on peut aussi penser que Zeus, dieu grec tardif, n’a pas pu se débarrasser aussi rapidement des déesses archaïques sauvages encore dominantes. Certaines filles de Zeus, telle Athéna, déesse du foyer à l’origine, acquièrent — ou conservent — un caractère martial, hérité de Britomartis ou des déesses du Moyen-Orient. Les Grandes-Déesses ont la vie dure. Liées à la vie civique, à la famille, à l’artisanat, aux arts (et donc à la civilisation), elles continueront à aider les héros (leurs fils-amants préférés, les héros lunaires, dira Solié, s’opposant aux héros solaires).
Elles ne renoncent pas volontiers à leur nature guerrière. Et derrière Artémis se profile longtemps Anat, « déesse de l’amour et du carnage ».
Avant de devenir soeur d’Apollon, Artémis est d’abord chasseresse dansante, errante dans les montagnes, Dame des Fauves autant que fille de Zeus. Cybèle, à laquelle Artémis est associée, vient de la Phrygie encore barbare et son culte sera longtemps marqué par des orgies et des danses extatiques ainsi que des mutilations. Ses prêtres étaient tous asiatiques et aucun romain ne fut jamais autorisé à prendre part à ce culte, tant il paraissait sauvage... O folles Ménades, O Bacchantes déchaînées... Le pythagoricien Phyntys ne décrétera-t-il pas le culte de la déesse condamnable « et incompatible avec la modestie féminine » ? Il est de fait que la Grande-Déesse ne se soucie pas de cette modestie là. Les rites débridés auxquels prenaient part ses prêtres font frémir les Grecs raffinés. Les prêtres de Cybèle, afin de se faire pareils à elle, s’émasculaient — parfois ils étaient homosexuels, impuissants, eunuques ou hermaphrodites — et jetaient dans les maisons ouvertes leurs testicules ensanglantés ; ou bien encore ils en faisaient des colliers dont ils entouraient le cou de la déesse. Astarté de Hiéropolis, elle aussi, avait ses prêtres mutilés ou émasculés, qui revêtaient des robes et des parures féminines afin de s’identifier à elle. On prétend parfois que l’homosexualité masculine a pour origine cette identification.
Mais si ces déesses mêmes, Fortuna Barbata, Vénus Hermaphrodite, Cybèle phrygienne, Aphrodite de Byblos, Astarté syrienne sont androgynes, on peut évidemment trouver plus logique que ses prêtres soient des eunuques.
Jean Przyluski propose une théorie originale à propos des Amazones qui auraient été les premières prêtresses d’Artémis à Ephèse et qui sont le pendant féminin des Galles ou prêtres androgynes des Scythes.
« Suivant une tradition légendaire ou réelle, l’ablation d’un sein était l’un des traits distinctifs des Amazones. En étudiant la manière dont la légende amazonienne s’est mêlée aux mythes de la Mère des Dieux, H. Graillot avait déjà fait observer que certaines mutilations féminines pouvaient correspondre, dans le culte phrygien, à l’éviration des Galles : il voyait là le souvenir d’anciens sacrifices humains progressivement atténués et rachetés par des mutilations partielles. Cette interprétation ne nous semble pas suffisante. S’il s’agissait de racheter le corps, pourquoi sacrifier un seul sein à l’exclusion de tout autre organe ? (...) Par l’ablation d’un sein on supprimerait d’un côté le caractère distinctif du sexe féminin et l’on réaliserait ainsi schématiquement l’image d’un être mi-masculin, mi-féminin. » H. Graillot précise que « certaines hiérodules (ou prostituées sacrées) en se consacrant à la déesse, se coupaient un sein ou les deux seins ». Et Przyluski conclut : « Ces prêtresses, les Amazones, ressemblaient à la Grande-Déesse en qui se fondaient les deux sexes et qui présidait à la chasse et à la guerre. L’imitation de la Déesse a pu donner naissance chez les hommes aux types du Galle et de l’Enarée, chez les femmes, au type de l’Amazone. » Cette explication est séduisante. Mais on peut ajouter à l’hypothèse. La déesse, pour ne pas disparaître complètement, n’aurait-elle pas tenté d’acquérir des caractères masculins ou sacrifié quelques-uns de ses caractères féminins ?
Pierre-Jean Jouve dira dans Noces  :
« Cette femme était donc un homme, plus une femme. » Cette Déesse-Mère est-elle une « sur-femme », une femme phallique et castratrice, androgyne ? Pierre Solié, en cette « Mythanalyse de la Grande-Mère » nous proposera son interprétation, et pour la première fois, il donnera à celle-ci sa vraie place au cœur de notre inconscient archétypique.
Si l’on s’en tient au rôle historique du mythe, je suis tentée de croire que l’aspect typiquement androgyne et hermaphrodite est un apport tardif. A l’origine il y a, à Babylone par exemple, la « mère dévorante », Tiamat, le Chaos, accompagnée de son parèdre, Apsou, son Animus. La virilisation de la déesse, puis son androgynat qui aboutira à une différentiation de la déesse et de son fils-amant, notamment dans sa version Fils-Animus (Solié), puis à sa propre disparition au profit du dieu mâle (androcratique), me semblent traduire l’évolution même de la civilisation et le passage du matriarcat — ou de la gynécocratie au patriarcat. Initialement la déesse ne peut être que principe de fertilité, de vie et de mort, d’essence féminine maternelle.
Son rôle auprès du jeune dieu, son fils-amant, la confirme dans sa fonction de mère. Certes, elle le tue ou l’émascule ; il doit être sacrifié (sacrificare : faire du sacré) même si elle le pleure mais c’est pour le conduire aux noces mystiques, au hiéros-gamos avec elle, à l’inceste transgressé dans la Loi, par la Loi, dira Solié tout au long de ces pages.
Le mythe joue à plusieurs niveaux. Si l’on perçoit la déesse exclusivement comme un principe de mort, il est logique que les hommes (ceux du Moyen-Orient aussi bien que les Crétois ou les Grecs) l’aient perçue comme terrifiante, phallique, dévoratrice, cannibalique, castratrice, ramenant le jeune dieu à l’état végétatif, voire végétal (cf. l’interprétation qu’en propose J.-J. Walter dans Psychanalyse des rites 7 ). L’association avec le sang et la castration perdure dans l’inconscient contemporain. Elle confirme les travaux de Rheingold, Leuba, Lederer (Gynophobia ou la peur des femmes 8 ) sur la mère castratrice. Rheingold affirmera : « Dans la théorie classique, le garçon craint que son père ne le châtre pour le punir de s’intéresser sexuellement à sa mère. Je n’ai trouvé aucune preuve qui confirme cette théorie dans ma propre expérience clinique. Je n’ai rencontré que des garçons qui avaient peur de leur mère... [...] Tout au long de sa vie, l’homme craint d’être châtré par une femme et non par un homme. » Et Leuba d’ajouter à son tour : « En thérapie, on s’aperçoit que l’impuissance due à la crainte du père disparaît rapidement à l’encontre de celle due à la mère qui est beaucoup plus tenace. » Et Lederer de surenchérir : « L’hostilité entre un père et son fils est “ bonne ” parce qu’ils se battent sur un terrain d’égalité, alors que le combat entre un homme et sa mère est inégal, surtout si cette femme est sa mère. »
Nombreuses sont les mères castratrices qui détruisent la personnalité de leur enfant et l’on voit alors ce merveilleux refuge, îlot de sécurité, paradis de la symbiose d’avant la seconde naissance, la Mère, devenir l’Ennemie, le Monstre, la Mort.
Pourtant, la Déesse s’enrichit d’une dimension autre que celle de meurtrière du Dieu-Fils. En effet, tous ces jeunes dieux tués par leur mère-amante ressuscitent. Et pas seulement en tant que dieux associés de la végétation mais aussi en tant que Sauveur (Sôter), ou en tant que Héros. On contestera l’hypothèse formulée par Freud dans Totem et Tabou  : « L’introduction de l’agriculture a accru l’importance du fils dans la famille patriarcale ; il s’aventure dans de nouvelles démonstrations de sa libido incestueuse qui trouvait une satisfaction symbolique dans la culture de sa mère, la Terre. Des figures divines telles que Attis, Adonis et Tammuz émergent, esprits de la végétation et en même temps jeunes divinités jouissant des faveurs de la déesse mère, commettant l’inceste avec leur mère et défiant le père. Mais le sens de la culpabilité — qui n’était pas allégué par ces créations — ont trouvé leur expression dans des mythes qui n’assuraient au jeune favori de la déesse mère qu’une vie brève et décrétaient leur châtiment sous forme de l’émasculation ou par la colère du père ayant pris la forme d’un animal. Adonis fut tué par un sanglier, l’animal sacré d’Aphrodite. Attis, aimé de Cybèle, est mort pas castration. Ces dieux pleurés et les réjouissances marquant leur résurrection sont passés dans le rituel d’un autre dieu fils destiné à un plus durable succès. » Freud feint de croire à l’assimilation du sanglier au père ou même à la castration par le père. Il n’y a pas de père dans la relation Déesse-Mère et Fils-Amant. Nous l’avons vu déjà, l’animal, le fauve, le sanglier n’est qu’un aspect de la Déesse. C’est Aphrodite elle-même qui a tout d’abord pris la forme de l’animal. C’est la mère, et elle seule, qui tue. De même dans le cas d’Attis changé en pin, arbre sacré lui aussi. Dans l’une des versions consacrées à la mort d’Attis, « Attis, comme Adonis, avaient sacrifié eux-mêmes leur virilité à Agditis (ou Agdistis), le monstre hermaphrodite (version sauvage de Cybèle). De ce dieu castré sortit un amandier, selon une autre version, et c’est en mangeant ses fruits que la vierge Nana (version rajeunie de Cybèle) conçut Attis ». Quand plus tard Agditis (femelle) s’éprit de lui, et pour l’empêcher d’épouser la fille du roi de Pessinonte, la, elle le frappa de folie et le contraignit à sacrifier sa virilité sous un pin. Il expira et Cybèle emporta le cadavre d’Attis et pleura sa mort avec Agditis.
Pas davantage ici d’évidente castration par le père mais à l’inverse, castration provoquée par l’ « amour possessif, cannibalique, de la mère dévorante primitive hermaphrodite (Agditis). Solié nous montrera en ce mythe l’évolution parallèle des principes mâle et femelle sauvages vers la masculinité et la féminité civilisées. Cette évolution exige des sacrifices, toujours initiatiques. Initier, ne l’oublions pas, signifie : donner la mort.
Il nous montrera comment le mâle atténuera sa virilité sauvage en y mêlant de la féminité — son Anima  — et comment la femelle atténuera sa dévoration en y mêlant de la masculinité — son Animus. C’est ce qu’il décrira comme chiasma ou crossing-over.
Quoi qu’il en soit, ce sacrifice du fils le conduit à un état de conscience auquel il n’accèderait pas s’il demeurait dans les « jupons de sa Grande-Mère » ou s’il demeurait obsédé par sa virilité triomphante.
Lederer, à mon sens, commet lui aussi une erreur d’interprétation lorsqu’il dit : « La Grande-Déesse choisit celui qu’elle a porté dans ses propres entrailles parce qu’elle veut être sa propre maîtresse ; avec lui, elle crée ce qu’auparavant elle avait créé seule ; une fois qu’elle a couché avec lui, elle ne peut plus créer sans lui ; elle a cessé d’être un être complet. Dans ce sens la première créature humaine, étant androgyne, ne s’est pas scindée en deux parties : le père et la mère ou comme dans le mythe platonicien en deux amants, cherchant désespérément à se rejoindre ; le premier androgyne se sépare en deux parties, mère et fils, ce sont eux qui se cherchent à tout jamais pour ne plus se quitter. » Mais si la Grande-Mère émascule son fils et le « tue », n’est-ce pas, précisément, pour lui permettre de rompre cet état fusionnel et par-là, de se différencier d’elle ? S’il existe réellement une relation symbiotique ineffable entre la mère et le fils, que peut d’autre la Mère sinon tout mettre en œuvre pour que ce fils se détache d’elle, devienne un homme ; coupant pour lui le cordon ombilical qui les relie, dût-elle en pleurer et souffrir mille morts. En effet, il ne lui reste qu’un recours : le « tuer » pour le contraindre à se détourner d’elle (séparation, castration) et l’aider ensuite à renaître à un autre état de conscience. C’est cette deuxième phase que Solié décrira comme Mère symbolique et imaginale en l’opposant à la Mère pulsionnelle et imaginaire primitives.
C’est aussi ce qu’il appelle l’Utérus de renaissance d’Isis, celle dont Apulée faisait la rédemptrice de l’humanité. Même Lilith dont on a voulu faire un démon, une créature redoutable dont il fallait se protéger par des amulettes, est appelée dans le Zohar la Grande Servante de Yahvé, celle qui est née pour tuer les enfants dont l’âme serait perdue, afin de leur assurer la rédemption et de leur épargner de nouvelles et douloureuses incarnations.
La Déesse-Mère, la Mère, la Femme, n’est-elle pas avant tout pour l’homme, médiatrice et initiatrice ?
Martin Grotjahn’s dira : « C’est un fait observable que les filles tendent toujours à être des mères tandis que les garçons ont’ tendance à rester des fils. » Et c’est pourquoi tout se joue — le pire et le meilleur — à travers ce lien essentiel, fondamental, de la mère et du fils, qui réinscrit dans le même sillon, depuis des millénaires, la même adoration et la même horreur de la part du fils, la même passion, les mêmes arrachements et les mêmes sacrifices de la part de la mère.
Cela sans doute fait partie de notre biogrammaire, de notre programmation génétique depuis l’aube des temps. Il en est ainsi, selon le mot de Lederer : « On est une femme, on apprend à être un homme. » Ou bien encore, cette formule de Winnicot : « L’élément féminin conduit à l’ÊTRE, c’est là la seule base de la découverte du Soi (Self) et du sentiment d’exister. »
Et si c’était là ce qu’apportait la mère au fils, la femme à l’homme, la déesse à son fils-amant ?...
JOELLE DE GRAVELAINE.