VI. LA GRANDE-DEESSE-MERE ET SON FILS-AMANT EN EGYPTE : ISIS ET OSIRIS
A. Introduction
L’Egypte comme chacun le sait s’est lentement constituée à partir de tribus puis de petites Cités-Etats sans aucun lien religieux, politique, économique, linguistique même : bergers des marais, agriculteurs primitifs, piroguiers du Nil, chasseurs du désert, etc. A l’aube du III
e
millénaire tous ces peuples tentent de s’unifier dans un syncrétisme des rites et mythes propres à chacun. Il fallut du temps pour que celui-ci en vint à la formation de synthèses théologiques
444
mais forcément extrêmement complexes du fait de la diversité profuse des cultures locales regroupées. Et l’on assista à ce miracle d’une coexistence kaléidoscopique de mythes — de croyances — aussi contradictoires que possible et pourtant généralement acceptées de tous. Confusion encore, direz-vous. Que non ! Conjonction. L’Egypte antique est peut-être le seul Etat au monde qui ait jamais réalisé cette conjonction des opposés à un aussi haut degré. A l’inverse du syncrétisme babylonien, celui de l’Egypte contient donc plusieurs récits cosmo-anthropogoniques qui ne s’excluent nullement, au contraire. Chaque ville — importante — avait conservé sa cosmogonie tribale primitive et bientôt s’enrichit de la cosmo-anthropogonie voisine. Néanmoins, trois villes allaient imposer leur système dès le III
e
millénaire :
Héliopolis,
ville du soleil, avec Râ ;
Memphis,
capitale des bâtisseurs des pyramides, avec Ptah et
Hermopolis,
de Moyenne Egypte, patronnée par Thot, le dieu des savants et lettrés
445
.
Le monde pré-cosmogonique, le Chaos, la Massa confusa,
la Materia prima
contiennent un démiurge en puissance, noyé (fusionné) dans le Noun
primordial — l’Océan primitif — en lequel il devra prendre conscience de son existence avant de se mettre au Grand-Œuvre cosmo-anthropogonique.
Cette conscience va émerger, selon les lieux et les époques, soit sous forme de butte-montagne et île, soit sous forme d’épanouissement d’un lotus-nénuphar contenant un enfant, soit sous forme de l’éclosion d’un œuf et du jaillissement du démiurge. Et c’est pourquoi les premiers dieux égyptiens, émergeant de l’eau, auront tête de batracien ou de reptile. Quelle prescience de l’évolution biologique.
Certes,
Noun,
l’Océan primordial, a ici une qualification masculine (paternité). C’est en effet le temps de l’épiphanie du Père a la conscience humaine. Mais, en fait, dans les textes héliopolitains et memphites ce Créateur n’est ni mâle ni femelle. Il est « le
Solitaire
et
l’Unique,
sans famille et sans témoins ». L’indifférencié par excellence, en lequel va se dégager soit l’île-terre de Memphis, sous le nom de
Ptah
(« la terre qui se soulève ») qui créera l’univers en le nommant, par le
Logos,
et dont le soleil ne sera qu’un appendice (origine chtonienne) ; soit le soleil héliopolitain
Atoum
(l’Universel, l’Achevé),
Khépri
(« celui qui vient à l’être »), dieu scarabée,
Rê
(ou
Râ
) : Soleil. Ce qui engendra pour concilier les trois divinités : Khépri le matin, Rê à midi, Atoum le soir. Rê se confondit avec Horus (l’Ancien) fils du Ciel. A ces divinités solaires vont s’ajouter les huit dieux qui, avec Atoum déjà nommé, formeront la fameuse Ennéade héliopolitaine :
Atoum
(Soleil),
Shou
(Air, Lumière),
Tefnout
(Humidité ?),
Geb
(Terre),
Nout
(« déesse du ciel qui a mis au monde les autres dieux »), et la fratrie :
Osiris, Isis, Seth
et
Nephtys
446
.
On le voit, le texte est ambigu. C’est le dieu solaire (masculin) qui se dégage du Solitaire
Noun,
mais c’est la Grande-Déesse céleste
Nout
qui enfante de l’univers et des dieux. Et, de fait, on la voit représentée reposant sur la pointe des pieds et sur les mains, formant arche de l’univers avec les étoiles sur le corps entier et nourrissant le monde. Geb, dieu masculin de la Terre (noter ici l’inversion des sexes) allongé entre ses pieds et ses mains, tandis que Shou, l’air et la lumière, debout sous l’arche de son corps, désigne ses seins de son bras gauche et son sexe de son bras droit
447
.
De plus, le thème cosmo-anthropogonique de l’œuf primordial
personnifie ce dernier sous la forme d’une Déesse-Mère, dans les textes d’Hermopolis.
La naissance d’Amon-Rê dans le
lotus-nénuphar,
à Héliopolis et Hermopolis surtout, est exemplaire de l’image du « Soi primaire grandiose » dont nous avons déjà parlé. Ce lotus-nénuphar (narcissisme primaire) constitue donc l’enveloppe-œuf du soleil, du dieu-fils. Le
Livre des Morts
des Anciens Egyptiens
448
contient un chapitre qui indique aux morts le moyen de « se transformer en lotus » pendant la traversée nocturne et, ainsi, d’accéder à Osiris, le dieu solaire nocturne, c’est-à-dire le dieu-Lune. De la même manière l’auto-érotisme n’est pas absent de cette cosmo-anthropogonie puisque le Solitaire Noun fit jaillir le couple primordial Shou-Tefnout par masturbation. Une autre version la fit naître des
crachats
du Solitaire ou de ses
larmes.
A Memphis, Ptah conçoit en son cœur
(Ib)
les créatures et leur donne l’existence par le
Verbe
; mais seulement après en avoir été le sculpteur — de terre, de bois ou de pierre.
A l’inverse de Babylone, le Chaos pré-cosmogonique n’est pas un désordre mais un véritable Age d’Or. C’est la révolte des hommes qui engendre le chaos désordonné dans le Maât
(l’ordre cosmique, féminin
). Ici, le désordre et le mal ne viennent qu’après la cosmo-anthropogonie. Autrement dit, il n’existe pas de couple syzygique Apsou (Kingu)-Tiamat porteur du désordre et du mal. Mais il convient de noter aussi qu’à Héliopolis, par exemple, les hommes naissent avant
l’Ennéade. En somme, la Création est faite pour eux et non l’inverse comme à Babylone.
Néanmoins, ce thème n’est pas général et l’on retrouve un peu partout les formes primitives du Chaos : eaux, ténèbres, serpent
Apopis
(ou Apophis), le « Vorace des Eaux ». Ce monde des ténèbres et de la dévoration n’est d’ailleurs aucunement aboli par la cosmogonie. Il reste là, autour du monde créé, prêt à intervenir à tout instant, toutes les nuits. L’homme antique n’est jamais certain de voir le Soleil Khépri-Rê-Atoum se re-lever tous les matins de sa descente dans les ténèbres du Noun (de la Duat et de l’Amenti) où il doit livrer le combat contre les forces du Chaos afin de reconquérir toutes les nuits son droit à la résurrection. Que de cauchemars devaient peupler les nuits de ces hommes, dont on a pu dire que la multiplication quasi anarchique des dieux zoomorphes ou zooanthropomorphes en faisait un peuple « schizophrénique ». « Paraphrénie », peut-être, plus que schizophrénie ; mais paraphrénie nécessaire à l’évolution de cet
Imaginaire
ambivalent vers des formes
imaginales
de plus en plus humanisées.
Le Livre des Morts
nous révèle la conception psycho-spirituelle de cette évolution initiatique, depuis le Corps physique (momifié) jusqu’au
Sahu,
le « Corps glorieux » illuminé, en passant par le
Ka,
« Corps éthérique et Double du corps physique » ; le
Khaibit,
« Corps noir », l’Ombre ; le
Ba,
l’ « Ame » ; le
1b,
le « Coeur » ; le
Iakhu-Khu,
l’ « Esprit ». « La sortie de l’Ame vers la Lumière du Jour », chapitre LXIV du
Livre des Morts,
nous livre les secrets de ces Métamorphoses pour « ne point mourir » — de la seconde mort
449
.
B. Osiris
C’est dans ce contexte que va naître le mythe d’Isis et d’Osiris, le « sarcophage cosmique ». Au sein même d’un peuple ivre de vie et de biens matériels — on a pu dire que l’Egypte était au monde antique ce que les Etats-Unis d’Amérique sont à notre monde —, la préoccupation essentielle va devenir celle de la mort. Au centre de cette dramaturgie nécrophilique, règne Osiris. Osiris le sacrifié, le morcelé, l’Anthropos condamné aux puissances du Mal et qui va devenir, supplantant tous les autres dieux, le paradigme absolu de l’humaine condition. Et pourtant, rien n’est plus obscur que ses origines. Il joue déjà un rôle majeur dans les plus anciens textes puisqu’il est, avec son frère — ennemi — Seth et ses deux sœurs Isis et Nephtys, membre de l’Ennéade héliopolitaine ; on l’a vu, enfants du deuxième couple primordial Nout, déesse du Ciel et Geb, dieu de la Terre, eux-mêmes descendants du premier couple primordial Shou, dieu de l’atmosphère et Tefnout (ou Tefnet), déesse de l’humidité, deux lions à l’origine
450
. En ce système symbolo-imaginal, Osiris était déjà le dieu des enfers et des morts. Il est même désigné comme « le dieu » tout court, par excellence. Dès la première dynastie, il a son sanctuaire principal à Abydos qui demeurera l’un des grands lieux de ses mystères. On l’appelait « le premier des habitants de l’Occident » (du lieu où le soleil se couche, à l’Ouest, engloutissement des morts). D’aucuns sont allés jusqu’à soutenir qu’Osiris ne serait que la transposition égyptienne du dieu Marduk — il est vrai que les hiéroglyphes d’un surnom de Marduk sont les mêmes que ceux d’Osiris. Cette hypothèse serait plausible si les textes ne plaçaient pas Osiris antérieur à Marduk. Cependant on ne peut nier l’influence de l’un sur l’autre mais surtout l’universalité du développement psycho-spirituel de l’homme. Les deux dramaturgies sont semblables, sans se superposer entièrement. Et ce qui les différencie au premier chef c’est que, d’une part, la phase solaire (combat de Marduk contre Kingu-Tiamat) n’existe pas chez Osiris ; d’autre part et ceci découle de cela, il n’y a pas de Grande-Mère aussi franchement négative dans la dramaturgie d’Isis-Osiris. Isis, en effet, est la mère secourable de son Fils et frère amant, d’un bout à l’autre
451
. Le sacrifice d’Osiris est strictement l’œuvre du frère ennemi, le « Double monstrueux » — homologue du Kingu babylonien — Seth. D’autre part, la « faute » de Seth ne déteint aucunement sur l’humanité qui, certes, devra accomplir son parcours initiatique pour vaincre la « seconde mort » mais non pas en vertu d’une rédemption quelconque, sinon celle due à toute œuvre d’humanisation. Le système symbolique sacrificiel égyptien sous-entend la
Chute
mais ne l’inclut pas dans la Passion d’Osiris. Simplement, comme nous l’avons noté, le désordre et le mal sont quand même dus à la révolte des humains contre la déesse Maât (l’ordre cosmique), c’est-à-dire la Loi
452
. Osiris est donc le prototype de l’Homme, l’analogue du Grand Ancêtre — totem des sociétés tribales antérieures. D’ailleurs à Bousiris (près du Delta), qui revendique sa naissance, le dieu était adoré sous la forme du fameux pilier
Djed
dont la partie supérieure se terminait par une trifoliation en trois chapiteaux, « colonne vertébrale d’Osiris », et que l’on retrouvera dans le cèdre qui avait englobé en son cœur le cercueil du dieu lors de sa première mort (avant le dépècement) et qu’Isis retrouve comme maître-pilier du palais du roi de Byblos. Il symbolise là le poteau sacré — totem — des sociétés tribales, mais aussi le dieu mort et desséché. Et une fête célébrait sa résurrection à Bousiris. Le pharaon relevait lui-même le pilier couché (mort) en signe de nouvelle « érection », pendant que les femmes jouaient du sistre en chantant des hymnes joyeux.
C. Isis
Quant à sa mère, sœur et épouse Isis, certains (Meyer, Erman) la considèrent comme une déesse du ciel dès l’origine (Tefnout et Nout), parce que mère d’Horus, dieu solaire — ils confondent là l’Ancien (le
Senex
) et le nouveau (le
Puer
). D’autres y voient le triangle fertile du Delta : la « terre arable », d’autres encore la fertilité en général et la vie. Bref elle est devenue en tout cas la Grande-Déesse-Mère de tous les dieux et de tous les hommes ; et la Vache sacrée — comme Hathor son doublet — sera longtemps sa forme de vénération. Quand elle s’anthropomorphisera elle gardera néanmoins le diadème cornu (lunaire) complété par le disque solaire. Son hiéroglyphe sera le même que celui d’Osiris, l’œil en moins. On la verra aussi, souvent, avec son fils Horus dans les bras, préfigurant ainsi la Vierge-Mère christique. Epouse et mère, elle deviendra l’universelle Mère des cieux, la Miséricordieuse dont la puissance et l’amour s’étendent à tout le Cosmos. Elle sera la première Grande-Déesse-Mère d’amour et de bonté. Quand sa religion s’étendra à tout l’empire hellénistique — et romain — elle deviendra le personnage central du panthéon païen — et ce, à Paris même, jusqu’au XI
e
siècle de notre ère. On dit même qu’elle existe dans le blason de la ville de Paris. Au XII
e
siècle, quand le culte de la Dame — et concurremment le culte marial — se répandit, à n’en pas douter, c’est d’elle qu’il s’agissait, transmettant peu à peu sa puissance, sa bonté et son amour au personnage chrétien de Marie. Même les prières sont les mêmes
453
. Elle est aussi revêtue du bleu manteau céleste, et, pleine de miséricorde, ne se détourne jamais de ceux qui savent l’implorer. Nous sommes loin ici de la terrible Tiamat babylonienne et même de l’évanescente Anima Zarpanitou. C’est elle qui, à l’instar de Zarpanitou néanmoins, part éplorée à la recherche de son Fils-Amant, Osiris, félonnement assassiné par son frère jaloux, Seth, le démon. « Elle le chercha alors inlassablement ; pleine de souci elle parcourut le pays et ne prit de repos que lorsqu’elle l’eut trouvé
454
. » C’est avec sa sœur Nephtys (son « Double ») qu’elle entreprit cette longue recherche et quand elle l’eut découvert, elle lui adressa cette touchante prière qui restera le prototype de toutes les lamentations égyptiennes : « Viens en ta demeure
455
, viens en ta demeure ô dieu On ! Viens en ta demeure toi qui n’as point d’ennemis ! O bel adolescent, viens en ta demeure, afin que tu puisses me voir. Je suis ta sœur, celle que tu aimes ; tu ne t’écarteras pas de moi. O bel enfant, viens en ta demeure... Je ne te vois pas, et cependant mon cœur soupire après toi, et mes yeux te désirent... Viens à celle qui t’aime, qui t’aime ô Wennefre bienheureux ! Viens vers ta sœur, viens vers ton épouse, toi dont le cœur ne bat plus. Viens vers ton épouse. Je suis ta sœur de même mère, tu ne dois pas être loin de moi. Les dieux et les hommes ont tourné le visage vers toi et te pleurent ensemble... Je t’appelle et je pleure si fort qu’on m’entend jusqu’au ciel, mais tu ne perçois pas ma voix et cependant je suis ta sœur, celle que tu aimais sur terre ; tu n’aimais personne d’autre que moi, mon frère, mon frère ! »
Il y a déjà toute une sophiologie en cet hymne.
C’est là que, sous la forme d’un épervier, elle s’assit sur le corps de son époux et en devint enceinte. Fuyant le courroux de Seth, elle cacha sa grossesse dans les marécages du Delta où, dans la masure d’un pêcheur, à Bouto, elle donna naissance à son fils Horus. Celui-ci grandit ainsi en solitude, jusqu’à ce que son bras fut devenu assez fort pour venger le meurtre de son père. Un violent combat opposa l’oncle au jeune neveu au cours duquel Horus perdit un œil et Seth fut émasculé. Mais Thot les sépara et Isis même rendit sa puissance à Seth ce que lui pardonna difficilement son fils fougueux. Quant à Osiris, Horus lui donna son œil à manger et il recouvra force et puissance. Depuis lors Horus règne en terre égyptienne — succédant à Horus l’Ancien — à tête de faucon — fils de Râ. Les Grecs qui le nomment Harpocrate le représentent comme un adolescent dont une mèche de cheveux retombe sur la joue droite et portant un doigt à sa bouche. C’est un Puer
— qui succède à un Senex
; ici le système décrit par Hillman (cf. p. 191 et sv.) fonctionne — qui occupera particulièrement l’imagination égyptienne, à la fois dans ses aventures enfantines et à la fois dans sa lutte contre le méchant Seth.
D. Seth
Ce dernier, troisième personnage du drame, représente la puissance destructrice par excellence. Il est
nature sauvage désertique
(Terre-Gaste) et en cela dieu des morts non appelés à renaître (la
Duat
par rapport à l’
Amenti
d’Osiris). Son hiéroglyphe est une pierre ou un animal hybride du chameau, à longue queue fourchue (le diable déjà). Il est aussi les ténèbres, à la fois ennemi du soleil (Râ) et ennemi de la lune (Osiris). Il fut alors représenté comme le dragon-serpent Apopis, colossal et dangereux — finalement homologue de Kingu-Tiamat. Bientôt il devint aussi le dieu de la
corruption morale
et, finalement, la personnification de toutes les puissances du mal universel. Alors son nom et ses représentations disparurent de tous les temples. La séparation du Bien et du Mal était consommée. L’Enfer divisé en deux étages : la
Duat
d’éternelle damnation ; l’
Amenti
(Osiris) d’éternelle re-naissance
456
. C’est là que l’Ame
(Ba)
naît du Double
(Ka)
et que le Cœur
(Ib)
naît de l’Ombre
(Khaibit).
E. Isis et Osiris
C’est seulement par Plutarque
457
que nous connaissons en entier le mythe « d’Isis et d’Osiris », les jumeaux qui eurent leurs premiers rapports sexuels dans l’obscurité du ventre de leur mère. Osiris, devenu grand, devint roi et enseigna aux hommes l’agriculture en essayant de limiter leurs ardeurs guerrières par la force du Verbe et des chants. C’est pourquoi les Grecs l’assimilent à Dionysos. C’est alors que Seth — Typhon pour les Grecs — essaya de le vaincre par la ruse. Connaissant les mesures exactes du corps d’Osiris, il fit construire un merveilleux coffre à ses exactes dimensions puis, lors d’un banquet, proposa ce cadeau à celui de ses invités dont la taille serait exactement celle de ce joyau. Bien entendu, seul Osiris y trouva exactement sa place. Dès qu’il fut à l’intérieur, les conjurés de Seth abattirent le couvercle, le clouèrent et y versèrent du plomb fondu, puis déposèrent le coffre-cercueil sur le Nil afin qu’il parvienne à la mer et disparaisse à jamais. C’était la vingt-huitième année du règne d’Osiris — ou pour ses vingt-huit ans (allusion au cycle lunaire).
Lorsque Isis apprit la nouvelle — par les Pans et les Satyres ; d’où la « panique » —, elle coupa une mèche de ses cheveux et se vêtit de deuil. Puis elle s’en alla, interrogeant tous les passants, anxieuse, éplorée. Ce furent des enfants qui la renseignèrent. Pendant ce même temps, Isis apprit que son amant avait eu des rapports avec sa jumelle Nephtys qu’il avait confondue avec elle. Un enfant en était né que sa sœur avait abandonné par crainte des représailles de Seth. Alors elle se mit aussi en quête de cet enfant qu’elle découvrit, nomma
Anubis
et éleva, en faisant son protecteur
458
. Quant au coffre d’Osiris, il s’était fixé dans le cœur même d’un cèdre, près de Byblos. Ce cèdre était de ce fait devenu si beau que le roi du pays l’avait fait abattre — le coffre était inclu dans le tronc et donc invisible — pour en faire le maître-pilier de son palais (pilier Djed plus haut signalé). Quand Isis l’apprit, elle parvint jusqu’à l’entrée du palais de Byblos et, déguisée en pauvre femme malheureuse, elle se tint près d’une fontaine et parla aux servantes — ou aux filles — de la reine qui y venaient prendre l’eau, leur tressa les cheveux et les parfuma à l’ambroisie. La reine voulut faire sa connaissance
459
et elle en fit la nourrice de son fils. Mais au lieu de sein, elle lui donnait son doigt et la nuit le livrait aux flammes purificatrices de l’immortalité. Elle-même se transformait en hirondelle et allait voleter autour du pilier d’Osiris. La reine s’apercevant de la manière dont son fils était traité s’émut profondément, comme on peut le penser, et Isis dut révéler son identité. Elle réclama alors le pilier, l’abattit, fendit le tronc et libéra le coffre du cœur et de l’aubier. C’est depuis que le pilier est toujours adoré à Byblos. Elle se jeta alors sur le coffre et sanglota avec tant de violence que le plus jeune fils du roi en mourut. Emmenant l’aîné avec le coffre-cercueil, elle prit place sur une barque et ils s’en allèrent. Au désert, elle ouvrit le coffre et baisa en pleurant le corps de son frère-époux. L’enfant du roi de Byblos, curieux, s’avança ; elle se retourna courroucée et le foudroya du regard. Il en mourut aussi
460
.
Alors Isis cacha le coffre et retourna auprès de son fils Horus, a Bouto. Mais Seth qui chassait la nuit au clair de lune découvrit par hasard le coffre bien connu. Furieux il se saisit alors du corps de son frère et le découpa en quatorze morceaux qu’il dispersa tous azimuts.
Dès que Isis connut ce nouveau malheur, elle partit sans repos à la recherche des quatorze morceaux du corps de son amant. A chaque morceau retrouvé elle élevait un sanctuaire. Mais elle ne réussit pas à retrouver le quatorzième morceau, son pénis, dévoré par les poissons lépidotes et oxyrhynques du Nil
461
. Elle en fit alors une copie, en pétrit et en sculpta de toutes matières et consacra (oint) ce Phallus qui devint la vénération la plus grande de toute l’Egypte.
Osiris, bien qu’amputé de sa partie la plus distinctive, mais ressuscité néanmoins, devint le roi du monde souterrain (l’Amenti) afin d’y accomplir son œuvre de résurrection des morts et y instruire aussi son fils Horus en vue du combat contre le démon Seth. Ce combat fut livré comme il a été relaté plus haut, et c’est pourtant Isis qui libéra Seth. Horus, furieux, porta la main sur sa mère et lui arracha la couronne
462
. Thot
463
à tête d’ibis la remplaça par le diadème à tête de vache.
L’OMOPHAGIE DE HATHOR
C’est ici que Isis va se confondre et supplanter la Grande-Déesse
Hathor
qui n’est pas, elle-même, sans renvoyer à la Grande-Déesse-Mère
céleste Nout
464
.
Souvenons-nous que cette dernière, arc-boutée sur pieds et mains — à la manière d’une vache qui d’ailleurs la personnifie le plus souvent — représente la voûte céleste parsemée d’étoiles, ses enfants et les âmes des morts, visibles la nuit, « celle qui a mille âmes », ses quatre membres représentant les quatre piliers des quatre points cardinaux, est la « Vache qui a enfanté le Taureau », le soleil levant, le « Veau de lait », naissant d’elle tous les matins. « Dame du Ciel », « Maîtresse des Deux Terres » (Haute et Basse Egypte), « Patronne des morts », Nout sera confondue souvent avec la Vache Hathor, mère et épouse de Horus l’Aîné, lui-même représentant de Atoum-Râ, Shou et Geb. Et c’est justement avec ce Fils-amant, Horus l’Aîné, que Hathor va s’unir dans le hieros-gamos — à Dendérah notamment. Les prêtres de ce temple emportaient la représentation — image ou statue — de la Grande-Déesse sur une barque pour la conduire « en visite » à Horus. Ce dernier, de la même façon, venait accueillir Hathor et ensemble ils reprenaient la barque sacrée jusqu’à Edfou. Après une nuit autour du temple, les dieux et les fidèles se rendaient au « temple supérieur » — à la limite du désert — pour y accomplir les « rites prescrits ». Là avait alors lieu le mimodrame du combat de Horus contre le dragon Apopis-Seth, le « Vorace des Eaux ». Quand la victoire du dieu était assurée c’était le retour du vainqueur au monde des dieux et des hommes — sa résurrection — qui était fêtée dans l’
hilaria,
c’est-à-dire la réjouissance générale, semblable à celle de Babylone pour la résurrection de Marduk. Un bœuf et une chèvre étaient offerts en holocauste et l’on buvait et mangeait en présence du dieu vainqueur.
Puis le hieros-gamos de la Grande-Déesse et de son Fils-Amant avait lieu qui devait aboutir à la naissance de Horus le Jeune
— celui-là même dont Isis enfante d’Osiris, à Bouto.
Comme à Babylone, le pharaon tenait le rôle du dieu, subissait les humiliations physiques et morales, se confessait publiquement, mourait symboliquement
465
, descendait aux enfers y combattre le dragon Apopis-Seth — ce qui était repris par deux groupes de fidèles opposés, bâtons en mains et qui, comme à Babylone, se frappaient assez souvent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Après sa victoire le roi ressuscitait avec le dieu qu’il représentait, buvait et mangeait à son banquet
466
puis s’unissait à la reine ou à la prêtresse hiérodule.
Le hieros-gamos mère-fils ne manquait donc aucunement à cette ritualisation de l’inceste couronnant le triomphe sur les pulsions génitales I, anales et orales. Néanmoins, avec Hathor-Isis, nous allons voir qu’il va prendre une nouvelle forme. Auparavant, citons l’épisode du
Livre de la Vache sacrée
dont une des meilleures versions a été retrouvée dans les tombeaux de Séthi I
er
et de Ramsès II (XIX
e
dynastie). L’on y voit justement la représentation de la Grande-Déesse Nout soutenue par Shou, dieu de l’atmosphère, sous la forme d’une vache constellée d’étoiles et au-dessous de laquelle voguent deux barques solaires. Avant les temps historiques, Rê, issu de Noun, régnait sur les hommes et les dieux mais en vieillissant, il perdit de son pouvoir si bien que les hommes se mirent à comploter contre lui. Dès lors, il convoqua les dieux et c’est Noun qui lui dit : « Grande est la terreur qui règne quand ton Œil, le Soleil, sévit contre tes ennemis » (la sécheresse). Et c’est alors que Rê donna à son œil la forme de la Grande-Déesse Hathor. C’est avec joie qu’elle saisit cette occasion de manifester sa puissance destructrice — elle, la Douce et la Bienveillante. Et elle se mit à poursuivre les hommes avec furie, les traquant jusque dans le désert et en massacrant un grand nombre, se rassasiant de leur sang fumant (omophagie). Rê la félicita et cet exploit lui valut le nom de Sekhmet — la Puissante. Mais Hathor ayant goûté au sang des hommes, elle en vint à ne plus pouvoir s’en passer et continua son œuvre de destruction vampirique totale. Alors Rê affolé manda ses plus rapides messagers jusqu’à Eléphantine pour en ramener une charge d’ocre rouge qui fut aussitôt diluée dans une énorme quantité de bière. Ce mélange ressemblait à s’y méprendre à du sang humain. Sept mille cruches en furent remplies. Le lendemain tandis que Hathor s’apprêtait à retourner au carnage, Rê fit transporter cette bière rouge au lieu même où Hathor allait exercer ses nouveaux sévices et la fit déverser sur le sol qui en fut recouvert sur une hauteur de trois palmes. Hathor pâlit de plaisir devant ce spectacle qu’elle prit pour du sang humain, en lequel son visage se reflétait, en vermeil. Elle se jeta dessus, le but gloutonnement et, complètement ivre, fut incapable de poursuivre sa dévoration humaine. Quand elle émergea de son ivresse, sa fureur sanglante (mania, Lyssa, diasparagmos, omophagie) s’était évanouie. Dès lors, Rê fit coutumièrement préparer des boissons enivrantes pour la Grande-Déesse à l’occasion de toutes ses fêtes. Hathor devint ainsi la déesse de la boisson. Mais la faiblesse de Rê empirait. Alors Noun pria sa fille Nout de se changer en vache et de porter son frère sur son dos
467
. Les hommes voyant ce phénomène décidèrent de se venger de leurs semblables qui avaient affaibli Rê et provoqué son départ de la terre. Ce fut le début de la guerre, qui dure toujours parmi les hommes
468
.
Par conséquent Nout-Hathor-Isis sont les trois Grandes-Déesses-Mères d’Egypte qui, selon les époques et les lieux, échangent leurs noms. Cet épisode — comme celui d’Isis sacrifiant les deux enfants du roi de Byblos lors de la découverte du coffre-cercueil d’Osiris — nous montre une fois de plus les deux faces — de Vie et de Mort — de la Grande-Déesse-Mère et notamment, ici, les pulsions cannibalo-vampiriques — sadiques — en pleine action. Il s’agit notoirement de ce que, en Grèce, avec les Ménades de Dionysos notamment, l’on nomme une
mania
ou
Lyssa,
avec
omophagie
et
sparagmos
ou
diasparagmos.
Souvenez-vous des
Bacchantes
d’Euripide et d’Agavé, déchirant membre à membre et dévorant son fils Penthée, puis fuyant en Illyrie en prenant conscience de son abominable crime
469
Telles sont les mania ou Lyssa — ou pestes, ou sécheresses, ou Terres Gastes : elles instituent un retour à la violence-
ubris
fondamentale de l’Homme, capable d’extermination radicale d’une tribu, d’un peuple ou d’une race (génocide). Le nazisme et son Dionysos féminoïde ménadique en est une exemplification toute récente. Il n’est pas nécessaire, comme le fait J.J. Walter (
op.
cit
.) d’aller chercher loin dans l’histoire la manifestation d’une telle barbarie et d’en accuser systématiquement, comme il le fait, les religions de la Grande-Déesse-Mère. Si ces Lyssa ou mania se sont manifestées avec beaucoup plus de fréquence du temps de ces religions, il convient de noter qu’elles existent aussi du côté du patriarcat, et avec quelle ampleur ! Staline-Ouranos
470
, le paranoïaque « interprétant », en est un bel exemple ; alors que Hitler, dionysiaque, est un paranoïaque du type sensitif. Le premier est un Fils œdipien et le deuxième un Fils-Amant. L’un vaut l’autre. C’est la pathologie des pulsions cannibalo-sadiques qui les fabrique mais, de grâce, n’attribuons aux systèmes symboliques — gynécocratiques ou andocratiques — que ce qui leur appartient : fabriquer, soit un Fils-Amant, soit un Fils œdipien. La pathologie de l’un et de l’autre relève d’autre chose — que nous essayons de cerner ici. Oui, la pathologie des Grandes-Déesses-Mères et de leurs Fils-Amants conduit en certains cas à des
mania,
mais ni plus ni moins que la pathologie des Dieux-Pères et de leurs Fils-œdipiens. Simplement, la forme de manifestation en est différente, le résultat strictement identique. La violence sadique fondamentale de l’Homme — issue de sa néoténie fondatrice, le
demens
—, n’est pas l’apanage d’un sexe ou d’un principe masculin ou féminin. Elle appartient aux deux principes. L’un plutôt sur le versant de la dévoration, le féminin — ainsi l’a construit la biologie. Hitler, Dionysos pathologique
471
, délire avec son Anima (Complémentaire Oα du schéma VIII bis). L’autre plutôt sur le versant de l’effraction, pénétration, viol ; tel l’a construit la biologie. Staline-Ouranos délire avec son
Double
(O du schéma VIII bis). Mais finalement l’un dévore en ses fours crématoires et l’autre en son Tartare glacial (Goulags).
Ainsi délire également Seth. L’on voit que le problème n’est pas si simple de diviser semi-arbitrairement le monde en Fils du Père et Fils de la Mère. Ce schéma est généralement vrai mais tous les intermédiaires sont possibles. C’est que, en effet, l’on peut-être un Fils-Amant de la Grande-Déesse et délirer avec son Double — et non avec son Anima. Ainsi fonctionne également le Marduk solaire contre Kingu — ou avant lui Ea contre Apsou. La phase lunaire du héros rejoint quant à elle soit l’hétérosexualité « lesbienne » (faire l’amour ou « la haine » avec l’
autre
sexe
physique
mais en nous identifiant à notre sexe
psychologique
complémentaire : Anima de l’homme engagée avec une partenaire féminine), soit l’homosexualité « hétérosexuelle » (faire l’amour ou « la haine » avec le
même
sexe
physique
mais en nous identifiant comme ci-dessus à notre sexe
psychologique
complémentaire : l’Anima de l’homme engagée avec un partenaire masculin, tel le hieros-gamos du poète ou de Jean de la Croix). Hitler était du type hétérosexuel « lesbien », Staline du type plus nettement hétérosexuel « pédéraste », « consommant » de la femme
472
. Les S.A. et S.S. qui n’avaient de culte que de l’hypervirilité fonctionnaient sur le mode du Double, donc sur le mode stalinien — comme les Spartiates ; alors que les Athéniens y mêlaient singulièrement leur Anima (homosexualité « hétérosexuelle »)
472
.
Bref, Osiris se fait « baiser » par son « Double monstrueux » représenté par Seth (frère ennemi) et sauver par son Complémentaire représenté par Isis (âme-sœur). Ainsi en est-il d’ailleurs du Marduk lunaire, assassiné par son frère aîné Kingu et qui, ayant réengagé le fer avec Tiamat, est ressuscité par son âme-sœur Zarpanitou. Si bien que le schéma simplifié d’Osiris (homologue du schéma IX) peut s’écrire :
Schéma XIII
Celui-ci fait ressortir l’absence de phase solaire d’Osiris. C’est son fils, Horus-le-Jeune, qui affrontera celle-ci en régénérant Horus l’Ancien (Fils-Amant d’Hathor) et combattant son oncle Seth. C’est, plus exactement, le couple Isis-Horus-(le-Jeune) qui va désormais régner au Ciel, c’est-à-dire la « Maternité » (Mère a l’enfant) qui s’épiphanise complètement ici, avec Isis portant son enfant-dieu dans les bras (statuaire), prototype à peu près complet de la Maternité chrétienne. Osiris, par sa mort et son dépècement sacrificiels, transcende ses pulsions orales et anales mais il reste castré. Il renaîtra dieu des Enfers
Amenti,
c’est-à-dire du « bon enfer » ; par rapport à la
Duat,
le « mauvais enfer », celui des damnés
473
sur lequel Seth va régner de plus en plus, castré lui aussi — par Horus —, comme son Double positif (Osiris). C’est là que l’Egypte devient un « sarcophage cosmique », car Osiris, en séparant les enfers, vient d’opérer une mutation radicale dans la mythologie de la mort pour les Hommes — et pas seulement pour l’Egyptien. En même temps, en la psyché humaine, l’
âme
au sens plein naît. Osiris est bien mieux que solaire. Il est celui par lequel l’âme (Ba) advient. Jusqu’à lui, il existait un
double
du mort — une espèce d’« âme en peine » errant éternellement et dans la déréliction la plus totale parmi les Ombres et les Ténèbres
474
; en somme le
Ka
et le
Khaibit
du
Livre des Morts.
Avec Osiris naît le
Ba
— et le
Ib
(le cœur, le sentiment, l’amour). Le sacrifice de ses pulsions orales et anales (Seth) « refoule » — d’une manière « réussie », voir plus haut — celles-ci dans un enfer de damnation totale réservé à ceux qui n’auront pas su consentir ce sacrifice. Mais pour ceux qui — initiés comme lui — mourront dans cette certitude, le jugement d’Anubis et d’Osiris conduira à l’osirianisation et, au-delà jusqu’au
Iakhu
(Esprit), au
Sahu
(Corps glorieux) et même au
Ren
(au véritable Nom). Osiris, en somme, se solarise en enfer. Il adoucit la mort et même la supprime en tant que douloureuse errance — ce qui n’était pas encore le cas à Babylone. Une fois de plus,
naître
par séparation de nos pulsions de destruction fondamentales, c’est aussi s’assurer une « Bonne mort » ; c’est ne plus projeter sur celle-ci ces pulsions destructrices ;
même s’il n’y a rien « au-delà
», la Bonne mort sera un achèvement, la bougie qui insensiblement s’éteint. Un achèvement, comme un fruit mûr se détache spontanément de sa branche et retourne féconder sa Terre-Mère. A la limite, à ce niveau d’achèvement, la question d’un au-delà de la mort ne se pose même plus. Elle est une certitude, comme pour le fruit mûr, quelle que soit alors la représentation que j’en puisse avoir si tant est que j’en ai besoin d’une. Nous sommes, avec Osiris, deux fois sauvés par notre mère-soeur-épouse, des pulsions meurtrières « diasparagmiques » de notre Double — jaloux sans aucun doute vis-à-vis de la soeur-amante
475
—, dans une thématique mystique de l’Anima, préfigurant celle d’un Jean de la Croix. Dès lors on ne peut plus s’étonner de cette « folie (schizophrénie ont dit certains) de la mort » qui s’empara de ce peuple dont les historiens nous disent pourtant qu’il était pour l’Antiquité l’équivalent des Etats-Unis d’Amérique pour notre Occident. Ils récitaient déjà tous : « Je vis sans vivre en moi et telle est mon attente que je meurs de ne pas mourir. » Certes, d’aucuns, tel S. Morenz
476
, nous assurent que tout ceci se fondait en fait sur une angoisse aiguë de la mort ; ce qui ne l’empêche pas d’ajouter plus loin que pour l’Egyptien la mort, mythologiquement parlant, était un élément essentiel de l’ordre du monde (Cosmos) puisqu’elle n’existait pas avant la cosmogonie (Chaos). En effet, il convient ici de faire remarquer qu’en ce système symbolique (mythologique) l’anthropogonie a précédé la cosmogonie. Et ceci est important. Avant le Cosmos, l’Homme existait et il était immortel, en plein Age d’Or ! Le Chaos pré-cosmogonique n’était pas vécu aussi douloureusement — conflictuellement — qu’à Babylone. Qu’est-ce à dire sinon que ce peuple avait fait un pas de plus dans la conquête de son humanisation — c’est-à-dire de l’intégration symbolique (O-O’) de ses pulsions destructrices fondamentales libérées, je le répète et m’en excuse, par la néotémie (la prématuration, l’ « embryostase »
477
) de l’hominisation. Osiris, dieu du Bon Enfer, dieu de la Bonne Mort, c’est le Fils-Amant, prêtre par excellence de la Bonne Mère qui inclut nécessairement la Bonne Mère de mort — comme le fruit mûr retourne mourir en sa Bonne Terre-Mère afin d’y engendrer un nouvel être. Et Isis sait bien que cette re-naissance, on ne peut la conquérir qu’en libérant le frère ennemi, le « double monstrueux » de R. Girard
(op. cit.
) avec lequel là-dessus je m’accorde, sauf en ce qui concerne la « métabolisation » de celui-ci. Là, je suis de l’avis d’Isis, contre son fils Horus et R. Girard qui pensent qu’il suffit de le tenir prisonnier — et supprimer par conséquent le sacrifice — pour en finir avec lui. Ils oublient simplement que le « Double monstrueux » est une donnée de l’humaine condition et qu’à la refouler — ou la nier, la dénier, la « forclore », ce qui est pire — on fabrique Hitler et Staline, rien que ça ! Ce n’est pas le maintien du Christ sacrificiel qui a conduit à ces extrêmes monstrueux que nous venons de vivre — et vivrons sans doute de plus en plus, malheureusement, en notre période de crise —, c’est, à l’inverse, la « mort de Dieu » — du « Crucifié », cri de soulagement et d’horreur à la fois, hurlé par Nietzsche qui pressentait par là la catastrophe qui nous attendait : le plus grand holocauste de l’Histoire des hommes, plus de cent millions de morts sacrificiels, Goulags compris, dans le dernier demi-siècle
478
. Ce n’est pas le Crucifié qui a produit cette horreur qu’aucun Prophète — même le plus malignement inspiré — n’a jamais osé proférer, c’est, à l’inverse, la disparition du Crucifié — face à Satan, dès lors libre, totalement libre de s’incarner parmi les hommes — qui l’a produite. Tant que le Crucifié est là, face à Satan ; tant que Osiris (et Horus) est là, face à Seth ; en conjonction symbolisante — chez un individu comme chez des milliards d’individus — alors le Mal est tenu en échec. Mais que l’un se libère de l’autre et la catastrophe (la chute en enfer) survient. Il n’y a pas de Crucifié sans Crucificateur, par définition. C’est pourquoi la sagesse d’Isis libère Seth afin qu’éternellement — tant que nous ne serons que ces hommes incapables de prendre
individuellement
en charge,
chacun pour soi
notre propre Crucificateur sans avoir à en charger un Bouc-émissaire — il puisse s’affronter en conjonction symbolisante avec son Crucifié — car Osiris fut sur la Croix : le Cèdre de Byblos, le pilier Djed. Osiris est à mon sens la préfiguration typique du Christ. Ce qui les différencie néanmoins radicalement c’est que tout le trajet spirituel
479
d’Osiris se passe dans la Mère alors que la moitié de celui du Christ est maternelle et l’autre moitié paternelle. Par là, malheureusement, il ne conserve que la Grande-Mère de mort, et la Grande-Mère de vie est attribuée au Dieu-Père. Il faudra près de deux millénaires — trop tard, je crains ! — pour rendre à Marie-Isis la place qu’elle n’aurait jamais dû perdre — et qu’elle n’a pas perdu d’ailleurs de la même manière dans le christianisme orthodoxe qui a poussé sur les terres mêmes des Grandes-Déesses-Mères du Proche-Orient Ancien et qu’il a ainsi pu intégrer plus facilement.
F. Interprétation
Osiris castré — comme les prêtres et initiés de la Cybèle phrygienne, on le verra — signe la fin du passage à l’acte — physique, concret — du hieros-gamos. A peine est-il question de celui-ci dans le rituel d’Isis et Osiris. Le pouvoir de symbolisation est déjà tel en ce système symbolique (mythologique) qu’il en devient superflu. Le hieros-gamos sera désormais véritablement imaginal et spirituel. C’est le sens de l’adoration du Phallus
manquant
d’Osiris, remplacé par une image ou une statue de terre ou de pierre qu’Isis confectionne et pétrit de ses mains
480
. La castration génitale est ici
symboliquement
réalisée. Je n’ai pas — moi osirien — à passer à l’acte
transgressif
concret, donc je n’ai pas à passer à l’acte
sacrificiel
concret. Là, le sacrifice dans la chair peut être évité parce que l’organe même de la transgression génitale incestueuse — avec tout ce qu’elle contient de charge cannibalique et esclavagiste — a disparu. Et c’est pourquoi l’Eros, le dieu Eros (P’2-P2 du schéma I) peut naître. L’Autre (le grand) advient en même temps. Je n’aime plus pour « posséder », « jouir », « avoir », etc., mais pour échanger, savourer et « être-avec
» (mit-sein).
Le Phallus adoré qu’Isis institue n’a plus rien à voir avec le pénis — sinon l’origine. De ce pénis transgressif — même dans la Loi par la Loi — j’ai pu faire le sacrifice — symbolique — et dès lors j’ai accès au dieu Eros. Au véritable Eros et non pas à celui qu’on nous présente habituellement dans les salles de cinéma — encore que certains tableaux érotiques authentiques en relèvent. Attention ! mon dieu Eros ne chasse pas l’érotisme, du moins pas de si tôt, il l’institue au contraire. Et ce Phallus dont Isis me dote — car c’est elle et elle seule qui peut me l’offrir, ce n’est pas mon père comme on le raconte à tort et à travers — ce Phallus qui est justement
mon manque
post-sacrificiel, elle le possède, elle le pétrit, le sculpte, le dessine, le piédestalise, le donne à adorer aux foules. Il est radicalement faux de répéter, après Lacan, que « la femme ne peut donner que ce qu’elle n’a pas » — le Phallus
481
. Radicalement faux car justement, comme l’exprime sans ambages ce mythe isien, c’est elle qui le possède — et non pas moi qui n’ai qu’un petit appendice génital que seule ma mégalomanie baptise Phallus. Mais pour cela il faut supposer — et avoir expérimenté éventuellement — la femme « pleine » — et non pas « vide ». Elle est « pleine » de Phallus, la femme, c’est-à-dire de son
soi-disant manque,
dont elle regorge, parfois jusqu’à l’étouffer, dans le
globus hystericus
par exemple : l’ « utérus dans le cou »
482
comme le croyaient les Anciens. Que non pas l’Utérus, le Phallus ! — ou l’Animus si vous préférez. L’Utérus, c’est moi qui l’ai dans le cou — il n’est pas interdit de jouer avec les mots... — et c’est moi qui vais de ce fait lui présentifier le féminin dont elle manque en revanche post-sacrificiellement — Aphrodite ou Psyché, ou Zarpanitou, ou Isis, face à Eros qu’elles portent. Mon utérus, mon ventre sexuel, celui qui me procure à moi, mâle, le
globus hystericus
(seule l’hystérie masculine mérite son nom : « utérus »), mon Anima, l’Amenti, l’Enfer de résurrection ; c’est là-dessus que désormais elle va régler l’évolution de sa génitalité pulsionnelle (pré-génitale et génitale archaïque) pour la faire accéder au niveau de l’ « Aphrodite ouranienne » — célestielle. C’est là que se situe le nœud — avec ou sans jeu de mots — du chassé-croisé masculin-féminin : le chiasma pulsionnel rencontré plus haut dans le
Rosarium.
Le « La femme ne peut donner que ce qu’elle n’a pas », de Lacan, est peut-être un joli effet de mots mais il est faux. « La femme ne peut donner que ce qu’elle a » est bien plus juste ; et ce qu’elle a, que je n’ai pas, c’est le dieu Eros, le Phallus d’Osiris. D’ailleurs Socrate le savait bien qui tenait tout son savoir sur Eros de l’Etrangère de Mantinée, sa première... inspiratrice
483
. La femme est pleine à déborder d’un modèle d’homme — archétype au sens étymologique de « modèle à l’origine ». A moi de reconnaître s’il « touche » le simple mortel que je suis et si, à travers la dialectique de confrontation qui va s’opérer, je suis capable d’évoluer jusqu’à ce haut niveau — encore faut-il qu’il ne soit pas par trop déréel ; on l’a vu pour nos héros avec leur Anima ; et il ne le sera pas si j’ai accepté ma castration symbolique — où la femme me « divinise ». Suis-je ou non capable d’atteindre — sans mégalomanie — le Phallus d’Osiris ? Ne serait-ce que de courts instants ? Ne serait-ce qu’à titre de référence à un modèle idéal, indulgent ? Et indulgent, Il (son Animus) le sera pour moi (concret) comme Elle (mon Anima) le sera pour elle (ma partenaire concrète) si nous avons atteint un certain dépassement du génital archaïque possesseur-possédé, c’est-à-dire si nous avons consenti à la castration d’Osiris — et d’Isis vampirique. Et celle-ci, une fois encore, dans ce système symbolique, n’a rien à voir avec le Père, mais avec le « Double monstrueux », c’est-à-dire prégenital (oral et/ou anal) et génital archaïque, mon Ombre. Mon Ombre par laquelle, à travers la mort, le dépècement et la castration symboliques, j’adviens à mon Anima — Isis intérieure — ; et le pénis que j’y perds se métamorphose en Phallus d’Osiris, en Isis — Osiris intérieur, son Animus — auquel j’ai à me confronter encore afin de parvenir à une conjonction de ce qui reste en moi de l’Ombre-Seth : de pré-génital et génital archaïque. Etant bien entendu que pendant le même temps la
soror mystica
alchimique (mon Isis concrète) opère la même métamorphose dans l’
athanor
(vase, utérus et feu alchimistes) ; c’est-à-dire qu’elle se transmute de la Grande-Déesse Hathor cannibalo-vampirique à l’Isis secourable, accueillante, douce et aimante. C’est le sens des pérégrinations d’Isis pendant la Quête d’Osiris, celui de ses malheurs avec son
Puer
Horus
484
pendant ce même temps, celui de ses malheurs avec Seth lui-même
485
. Osiris subit, totalement
passif,
cette passion. Seule Isis est active : c’est la Nuit
active
de l’Anima décrite par Jean de la Croix.
Evidemment, vous écrierez-vous avec Rougemont à propos de Tristan : « Mais il faut croire aux anges pour cela. » N’auriez-vous donc jamais expérimenté le phénomène amoureux, pour ne pas croire à ces formes d’anges que sont ces déités de l’amour que Jung nomme — après beaucoup d’autres — Animus et Anima ? Depuis que nous parlons de Mère, Père, Double, Complémentaire, etc., imaginaires, imaginaux, symboliques, dans leur infinie variété, de quoi parlons-nous sinon d’anges et/ou de démons ? N’ayons donc pas peur des mots. Ou la psyché — objet de la psychologie humaine — existe et nous entrons forcément dans le royaume des « anges » et « démons »
486
; ou elle n’existe pas et nous restons dans une psychologie animale et comportementale de l’instinct et de la pulsion, du besoin et du désir. Mais alors il nous faut simultanément nier l’hominisation et l’humanisation qui, exemplairement à partir d’Osiris-Isis devient une science — mais oui ! — de l’âme
(Ba).
C’est parce que Lacan refuse cette psychologie de l’âme — la
Memoria
et l’Imaginai, la réalité psychique objective — qu’il reste dans la dichotomie Imaginaire et Symbolique — même si le Réel les sépare — et qu’il tombe alors dans le paradoxe — l’aporie — de la femme qui ne peut donner que ce qu’elle n’a pas. Ce disant et pour résoudre le paradoxe — et l’aporie — il faut bien supposer quelque chose dans ce non-avoir, et ce quelque
chose,
c’est l’Animus, réalité psychique objective — le Phallus d’Osiris. Le même raisonnement appliqué à l’homme conduit nécessairement au concept imaginal de l’Anima — Isis comme utérus de re-naissance que Jean de la Croix nous a irréfutablement montré, dans le sacrifice même de sa vie, lui aussi. Isis dans sa phase
active
— accompagnée de la castration et du sacrifice de son amant — de recherche du corps d’Osiris, de reconstitution et de résurrection de ce corps et d’assomption de son Phallus ; Isis et Osiris dans leur phase
passive
d’union hiérogamique à ce Phallus qui conjoint à jamais « l’aimé avec sa bien-aimée, l’aimée en l’aimé transformée ! » Décidément, comment comprendre l’érotico-mystique et la poétique d’un Jean de la Croix sans le « mystère » d’Isis ? Jean de la Croix n’est pas seulement chrétien et ses détracteurs de l’époque qui ont essayé de le convaincre d’hérésie et de lui trouver des « fautes de moeurs » auraient mieux fait de l’accuser de paganisme. C’est bien ce qu’obscurément ils sentaient. Un mystique de l’Anima ne pouvait être chrétien — au sens strict — à l’époque. Jean de la Croix était en quelque endroit plus proche de l’alchimiste que du chrétien qui avait éliminé de la doctrine toutes les valeurs féminines. En fait Jean de la Croix était isien. Comme l’était l’alchimiste de la même époque. Nous sommes là en pleine sophiologie-mariologie. Et nous avons vu que le mythe osirien en était, pour le moins, le prologue historique.
*
Deux éléments sont actifs en cette Passion : Isis, on vient de le voir et Seth, on l’a vu aussi, mais il est bon d’y revenir pour noter cette dialectique de l’Ombre (Double-Seth) et de l’Anima (Complémentaire-Isis). Comme le Méphistophélès de Faust, Seth, à force de vouloir et de faire le Mal, opère l’œuvre de Dieu. Le Diable est en effet, dans cette constellation psychologique, un auxiliaire de Dieu. C’est la raison pour laquelle, nous l’avons dit, il ne peut être question de le détruire
487
. Dieu et Diable ont partie liée et si, dans la doctrine égyptienne, la Chute ne remonte pas à la première syzygie mais à la période post-cosmogonique ; elle n’en est pas moins relatée comme une lâche révolte de l’homme contre le vieux Râ affaibli, c’est-à-dire encore et toujours dans toutes les mythologies, comme l’exercice d’une volonté de puissance violente et « ubrique » — l’
Homo demens
accompagne sans cesse, nécessairement, l’
Homo sapiens.
Tout se passe en effet comme si tout excès de quelque nature qu’il soit se payait. Or s’il est un animal « excessif », c’est bien l’Homme, et c’est bien l’Homme qui, dès les stades les plus anthropoïde et hominien, dès que l’instinct du Primate se rompt, se débride à la conquête de la Conscience se réfléchissant sur elle-même
(sapiens sapiens-demens demens)
pour se symboliser en des structures mentales de plus en plus complexes. Tout se passe en effet comme si chaque gain de Conscience — Prométhée, Lucifer, Adam, mais aussi tous nos Fils-Amants — se vivait comme une transgression de l’Ordre jusque-là établi et se payait donc d’un châtiment proportionnel à ce gain. Tout se passe en effet comme... Néanmoins, le sacrifice et la castration viennent de nous montrer que ce n’est pas tout à fait ainsi (que les mythologies semblent nous le dire à une première interprétation) que les choses se passent. Chaque gain de Conscience n’est en fait obtenu que par le sacrifice — ou la simple castration — de la personnalité antérieure qui va, non pas mourir concrètement et totalement, mais symboliquement, et rejoindre ainsi sa place dans la nouvelle personnalité naissant à un degré de Conscience supérieur
488
. Néanmoins, cette opération laisse des scories, des déchets qui seront évacués dans la « poubelle » et la décharge de l’humain — dans cette zone imaginale que de tout temps le
sapiens
a nommée le royaume des ombres, des morts, des ténèbres, du sous-terrain... l’enfer. L’enfer, c’est la décharge de l’humanité collective. Le royaume de tout ce qui meurt ou qui est réduit à l’état de vie rabougrie mais d’autant plus revendicative, violente, « ubrique » et lubrique qu’elle est débilitée et « débilisée ». Car il faut bien nous rendre compte que si Kingu et Tiamat meurent des mains de Marduk, c’est juste pour une année, au terme de laquelle il convient de recommencer. De la même manière, si Osiris se sacrifie pour neutraliser la violence de Seth sur le bouc émissaire qu’il est pour lui, il convient aussi de recommencer tous les ans ce meurtre sacrificiel. En ce qui concerne le sacrifice christique, c’est encore plus évident puisqu’il faut, pour les catholiques, le revivre tous les matins dans le sacrifice de la Messe et tous les matins renouveler l’Agapé cannibalo-spirituelle. Ceci parce que Kingu et Tiamat, Seth, Satan, etc. sont immortels. Qu’est-ce à dire sinon que le sacrifié en l’homme ne meurt jamais — ou plus exactement le couple sacrificateur-sacrifié. Est-ce à dire que le combat est toujours à recommencer — tel Sisyphe ou Bellérophon ou Ixion — dans l’absurde total
489
? Quelquefois oui et c’est ce que l’on nomme une
compulsion de répétition
au cœur même de laquelle Freud a reconnu avec raison la
pulsion de mort.
Dieu merci, la plupart du temps au niveau individuel et peu à peu, au cours des millénaires, au niveau collectif, un gain est acquis qui fait avancer d’un pas l’humanité individuelle ou/et/collective. Sinon il n’y aurait jamais eu d’évolution biologique, ni d’hominisation, ni d’humanisation, ni de personnalisation, ni d’individuation. Mais ce pas est toujours très relatif et surtout très précaire, jamais définitivement acquis, toujours à remettre en question... « Rien n’est jamais complètement acquis à l’homme... » sauf à changer de civilisation, et encore... L’irruption d’une barbarie jamais connue dans l’histoire — et la préhistoire — de l’homme, signalée plus haut, peut nous laisser rêveurs sur l’acquis définitif de l’humanisation. Pour être certain de cet acquis sans doute faut-il remonter jusqu’au Paléanthropien supérieur. Sans doute, à cette échelle pouvons-nous être sûrs de quelque chose... Et encore, l’Apocalypse aujourd’hui est entre nos mains. Alors, ne vendons pas la peau de l’ours trop tôt et n’échangeons pas, comme on l’a fait, des structures sacrificielles qui ont fait leurs preuves contre des structures supposées post-sacrificielles et qui amènent les pires des sacrifices collectifs. Loin de moi, bien entendu, l’idée de retourner aux sacrifices tribaux ou des débuts de l’histoire. Ils ne nous serviraient d’ailleurs à rien, n’étant plus au cœur même du système symbolique contemporain. Je pense qu’aujourd’hui, notre seule issue, je le répète, est de nous confronter — dans la solitude de Marduk, d’Osiris, de Jean de la Croix, etc. — de soi à soi avec notre « Double monstrueux » — notre Kingu, notre Seth, notre Satan, etc. — et tenter de le connaître, simplement pour savoir le reconnaître là où il se niche, non pas seulement dans les décharges de notre humanité individuelle et collective : la paléopsyché, l’enfer, mais aussi et surtout, partout où il se dissimule, se cèle sous les traits de l’Autre — qui n’est alors qu’un autre — et qui va nous tenir lieu de bouc émissaire : de la belle-mère à l’Arabe, au Juif, au Noir, au Blanc, au capitaliste, au communiste, au travailleur, etc. Car là bien entendu est le racisme.
Mais ne nous y trompons pas encore, les choses ne sont pas aussi simples. Il n’est pas qu’un seul « double monstrueux » en nous. L’enfer, outre les bonnes intentions, est pavé d’une multitude de démons — de dieux déchus, de scories de notre humanisation. Chacun de ceux-ci demande, exige une prise en compte sous peine de le retrouver sur la peau ou les idées ou la langue (parlée) du voisin. Autrefois, le Barbare commençait à la frontière de la civilisation la plus élaborée. Il en est toujours de même. Le Barbare commence aux frontières de mon territoire. Et ce Barbare, s’il lui arrive d’être objectivement barbare, n’est le plus souvent aujourd’hui que celui que ma perception « hallucinatoire » (imaginaire) me donne ainsi à faussement voir. Exorciser nos démons, c’est exorciser l’
Homo demens
qui accompagne nécessairement l’
Homo sapiens
et sans lequel il ne serait pas. L’
Homo demens,
que j’ai à symboliquement sacrifier — ou simplement castrer —, c’est celui qui, issu de ce sacrifice même, engendre l’
Homo sapiens.
Dieu merci, il est immortel et me permet ainsi de recommencer éternellement l’opération alchimique de transformation. A condition que je cesse de l’halluciner sur un
alter ego.
Sinon, par définition, je commettrai le sacrifice sur celui-ci et c’est ce que
l’on
nomme aujourd’hui un meurtre paranoïde ou paranoïaque
490
. Au mieux, je me retrouverai à l’asile ou en prison — ou à la guerre. En un mot, j’ai à assumer individuellement ma folie pour que sagesse advienne. Et je ne connais qu’une manière d’assumer ma folie, après en avoir pris conscience, c’est de l’autosacrifier symboliquement en sachant qu’elle risque d’être la plus forte — sinon ce ne serait qu’un jeu qui n’irait pas très loin.
Les héros et les dieux qui meurent sacrificiellement nous donnent ainsi l’exemple type, archétypique, de ce que nous devons — nous, symboliquement — réaliser. Osiris — c’est-à-dire l’Egypte entière — par son sacrifice a engendré pour l’humanité la symbolisation en l’Homme d’un imaginal de l’âme. Ame de l’homme (mâle), féminine (Anima), creuset et matrice d’initiation et de rédemption
491
, archétype du féminin en lequel la femme se mire — et s’admire — et s’élève, éventuellement, jusqu’à l’Isis célestielle — et à la Sophia (Logos hystericos). Ame de la femme, masculine (Animus), pénis d’Osiris sacrifié à la dévoration des poissons carnassiers du Nil et s’érigeant en Phallus, archétype du masculin en lequel l’homme se mire — et s’admire — et s’élève, éventuellement, jusqu’à l’Eros célestiel — et au Khristos
491
(Logos spermaticos).
Il appartiendra ensuite à l’homme d’intégrer et réaliser jusqu’au bout cette Anima — jusqu’à la Sophia ; et à la femme d’intégrer et réaliser jusqu’au bout cet Animus — jusqu’au Khristos, pour que chacun des partenaires « alchimiques » possède les « deux sexes de l’esprit »
492
.
Mais si nous avons anticipé cette évolution, avec Jean de la Croix notamment, l’on ne peut pas dire qu’elle ait été collectivement réalisée en Egypte. Celle-ci nous en a seulement montré le chemin en en fondant les bases — imaginales
493
.
L’hexaèdre complet d’Osiris peut s’écrire :
Schéma XIV
G. Isis et Osiris à la période hellénistique
A l’époque ptolémaïque — lors du partage de l’Empire d’Alexandre — la fusion du dieu Taureau, Apis, étroitement lié au dieu Ptah de Memphis, avec Osiris, engendra un hybride divin, Sérapis. Telle est la thèse du père de l’égyptologie, Champollion. Une autre affirme que Sérapis est un dieu étranger à l’Egypte, venant de Sinope ou de Babylone, à l’époque hellénistique. Peu nous importe ici. L’important est de savoir que dans les mystères hellénistiques d’Isis, Sérapis remplace Osiris et que l’âme du Taureau sacré (Apis) avait autant de valeur que celle du dieu Osiris, et à fortiori que celle d’un simple mortel. L’âme humaine se développe, disions-nous, en Egypte, mais elle se personnalise en l’Homme en passant par tous les éléments en lesquels elle était jusque-là perçue (hallucinatoirement, imaginairement), en l’occurrence ici, la puissance virile du Taureau de Memphis — ce qui n’est pas sans renvoyer encore, en ce IV
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siècle avant notre ère, aux cavernes-sanctuaires du Paléolithique supérieur. C’est pourquoi quand nous parlions de sophiologie isienne et de khristologie osirienne, il convenait de relativiser notre propos. Encore que, on le verra, c’est bien par le sacrifice du Taureau sacré — bouc émissaire et objet intermédiaire — que j’opère la conjonction symbolisante entre ma génitalité pulsionnelle « taurine » et ma génitalité spirituelle « érotique ». Chaque fois que j’opère en moi une telle conjonction, c’est toujours le Taureau sacré de Memphis — ou de Mithra, ou de Dionysos, ou d’Osiris, ou de Hathor, etc. — que je sacrifie à cette symbolisation et par là je ne fais qu’humaniser le Taureau — ou le Cochon — qui est en moi. Ainsi pratiquons-nous depuis les cavernes-sanctuaires de l’Aurignacien. Ainsi, la mort des Apis de Memphis donnait-elle lieu dans tout le pays à des fêtes funéraires de la plus grande solennité et ceux-ci devenaient des Osiris-Apis. Le deuil, comme pour un homme, était de soixante-dix jours, pendant lesquels avait lieu l’embaumement. Puis l’on enterrait le Taureau dans le célèbre
Serapeum
de Memphis avec les mêmes honneurs — et rituels — que pour un roi. Certains étaient placés dans la partie inférieure du temple, d’autres à la partie supérieure et désignaient au fidèle l’animal re-né en Osiris. Ce sont ces derniers qui devinrent Sérapis
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Rapidement, il prit toutes les qualités et épithètes d’Osiris : dieu des Enfers, premier habitant de l’Occident qui accorde aux siens un destin heureux après la mort. Mais il marqua davantage son versant de divinité de la Vie et de la prospérité. Il devint aussi plus nettement médecin, devin et Sauveur. Aussi chacun l’invitait-il à sa table, hôte ou maître de maison, son couvert était mis. Ainsi absorba-t-il peu à peu les autres dieux et devint-il le dieu unique « Un est Zeus-Sérapis ».
Assimilé même à Zeus l’on pourrait croire qu’il en était fini du jeune Fils-Amant timide qui succombait aux « bourrades » de son frère Seth et se laissait ensuite consoler dans la douce chaleur du ventre de sa sœur-amante Isis... Détrompez-vous. Même solarisé le Fils-Amant reste lunaire et même souterrain (chthonien). Les mystères demeurent semblables à ce qu’ils étaient dans la vieille Egypte et ce, au grand jour, jusqu’au Ve
siècle de notre ère. Ils se poursuivirent bien plus tard, jusqu’au XIe
siècle à Paris, mais dans l’ombre. Les Chrétiens ne badinaient pas avec les cultes dits païens. Le point central de ces mystères était toujours la mort, la descente aux enfers, le combat contre Seth-Typhon, le dépècement, la reconstitution par Isis à l’exception du quatorzième morceau et la résurrection enfin, dans la liesse générale. Néanmoins deux changements importants s’étaient produits : 1. la langue liturgique était devenue le grec, d’où la propagation ; 2. si les vieux mystères égyptiens étaient ouverts à tous, ici ils étaient réservés à une société fermée d’initiés : ceux que Sérapis ou Isis appelaient vocatus.
Quant à Isis, dans l’universalité, elle restait égale à elle-même. Elle était la Grande-Déesse-Mère et Amante universelle, souveraine du Ciel et de la Terre, assimilant la quasi-totalité des autres Grandes-Déesses : Déméter, Héra, Aphrodite, Tyché, en Grèce ; Atargatis la syrienne, Astarté la phénicienne, Anahita la perse... Elle devint donc la « Déesse aux mille noms », le passé, le présent et l’avenir, « la Nature-Mère, la souveraine des éléments, le premier né des enfants des siècles »
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. Sa statuaire était une synthèse d’Héra et d’Aphrodite, mère, épouse et amante. « Une et Tout. »
1. L’ANE D’OR D’APULÉE
Par Apulée
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(II
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siècle de notre ère), nous avons un récit romanesque mais détaillé des mystères hellénistiques d’Isis. Et si nous commençons par écrire qu’Apulée déclare qu’il a été heureux « jusqu’à la fin » auprès d’une épouse de vingt ans son aînée, cela nous donne déjà une petite idée de son « complexe maternel ». Les seuls poèmes d’amour que nous connaissions de lui sont écrits à des jeunes gens mais cela se pratiquait, en poésie comme en nature, couramment encore à l’époque. Il fut convaincu de pratiques magiques par les héritiers de la riche veuve qu’il allait épouser mais, avocat, plaida son procès et le gagna. Il avait été initié aux mystères d’Eleusis, de Mithra et d’Isis. L’on discute encore — et l’on discutera longtemps — de savoir si ce Diderot du II
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siècle de notre ère se prénommait Lucius, comme le héros de ses Métamorphoses.
Lucius donc, se rendait en Thessalie — sa terre maternelle — pour affaires, chevauchant une monture blanche, lorsqu’il rencontra deux hommes se querellant à propos de l’histoire que l’un des deux (Aristomène) venait de vivre et que l’autre refusait de croire. Il s’agissait en fait de croire que le vieil ami d’Aristomène — un certain Socrate — devenu vagabond avait été victime de la vieille aubergiste sorcière, Méroé qui, folle de sexe, épuisait ses amants puis les castrait et les changeait — telle Circé et Ishtar — en animaux de toutes sortes. Par bonheur, ledit Socrate avait réussi à s’enfuir mais, réduit à l’état d’esclave et maintenant trop vieux, il en était rendu au vagabondage. Aristomène l’hébergea donc en sa propre chambre, dans son hôtel. Or, voici qu’à minuit Méroé paraît avec sa sœur Panthia et arrache son cœur à Socrate. Puis toutes deux urinent sur le visage d’Aristomène et s’en vont. Pensant être accusé de crime, ce dernier veut se pendre mais la corde casse et il tombe sur le corps de Socrate qui se réveille furieux. Il n’était donc pas mort... Que si ! En avalant son petit déjeuner, l’éponge hémos-statique des sorcières tombe de la plaie et il meurt sur-le-champ. Aristomène l’enterre et s’exile en Etolie où il vit depuis.
Voilà une petite histoire qui eût dû éveiller l’attention de Lucius. Mais celui-ci poursuivit seul sa route jusqu’à Hypata, en Thessalie, pays connu pour ses sorcières, où il devait loger chez un vieillard aussi riche qu’avare, Milon, accompagné de son épouse Pamphile et de son accorte servante Photis. Le lendemain, Lucius va visiter la ville et le voici pris d’une espèce de trouble qui change la vision de tout ce qu’il perçoit : statues, images vont se mettre à marcher, les bœufs à prophétiser, le soleil lui-même et le ciel tombent comme un oracle... C’est alors qu’il rencontre la sœur de lait de sa mère qui fut même sa nourrice, Byrrhène. Celle-ci avait un magnifique palais dont une salle contenait en son centre une Diane (Artémis) parfaite, vive, majestueuse, entourée des chiens menaçants — qui dévorèrent Actéon changé en cerf parce qu’il s’était permis de la regarder nue. Derrière la Grande-Déesse, une grotte, des feuillages, des fruits et Actéon changé en cerf qui s’avance pour admirer la déesse.
Autre rencontre qui eût dû éveiller l’attention de Lucius, mais l’on vient de voir que déjà son esprit faiblissait. Byrrhène, sa nourrice, le prévient pourtant que Pamphile, l’épouse du vieux Milon, est une vieille sorcière, maîtresse en incantations sépulcrales qui sait tout retourner au Tartare et à l’antique Chaos. Tous les jeunes gens dont elle s’éprend, elle les séduit et s’ils ne la satisfont pas, elle les change en pierre, moutons, et toutes sortes d’animaux (autre Méroé).
Non seulement ce troisième avertissement ne suffit pas à prévenir Lucius mais déchaîne chez lui l’ardent désir de se faire initier à cette magie — se disant même qu’il se servirait à cette fin de la servante Photis qui partageait déjà sa couche. Et là encore la voluptueuse servante l’avait à plusieurs reprises prévenu des dangers de ses feux et du miel de ses baisers qui se transforme en fiel. Mais en vain. Devant son ubris
Photis lui avait dit : « Vas-y, combats et ferme, je ne reculerai pas devant toi, je ne tournerai pas le dos ; attaque en face si tu es un homme, en avant, hardiment, frappe à mort et lutte pour ta vie. Le combat d’aujourd’hui est sans quartier. » Tel était le langage d’amour de Photis, celui des gladiateurs. Sur le modèle de cette nuit, les deux amants en passèrent plus d’une. Or, au cours d’une de ces nuits, sa fougueuse amante va lui conter quelques secrets de sa maîtresse Pamphile et même l’amener au grenier où la sorcière va se métamorphoser sous ses yeux en oiseau afin de voler vers son bien-aimé du moment, un jeune Béotien. Lucius n’en croit pas ses yeux médusés et demande à Photis de lui procurer ce fameux onguent qui permet à sa maîtresse de se transformer en oiseau.
Mais l’amante se trompe, et Lucius est métamorphosé en un âne au long sexe, sa « seule consolation ». Photis se frappe le visage mais se rassure aussitôt : il suffira à son amant de mâcher des roses demain pour retrouver la forme humaine. Sur ce, L’Ane-Lucius va à l’écurie dans l’attente d’une rose... qui mettra longtemps à venir...
Car sitôt dans l’écurie une troupe de brigands le vole et le voici parti en une série d’aventures où les coups de bâton succèderont aux ruades des chevaux et autres bêtes en sabots — car l’Ane-Lucius par tous ses semblables était rejeté. La Quête de la rose commença alors pour le pauvre Lucius et chaque fois qu’il en allait atteindre une, ou elle était de laurier et donc mortelle pour un âne, ou le bâton pleuvait, ou il craignait d’être tué s’il se montrait en homme à ces brigands.
Et ce fut la vie de brigand que L’Ane-Lucius allait devoir mener, à partir du repère sis en une grotte isolée en laquelle régnait une vieille qui buvait et était fort maltraitée.
Nous voici dans l’antre de la mère chthonienne.
Les bandits s’y succèdent et racontent leurs histoires de crimes et de rapines. Jusqu’au jour où ils reviennent avec une jeune fille, par Hercule, très désirable, même pour un âne comme Lucius. Elle était l’objet d’un rapt perpétré par les brigands le jour même de son repas de noces avec Tlépolémus. Elle se nommait Charité — l’une des Grâces — et dans un rêve elle vit son fiancé assassiné par l’un des bandits. Ce n’était certes qu’un rêve mais plus tard, son histoire nous dira que ce fiancé, ami d’enfance, sera assassiné par un autre soupirant de Charité et qu’elle se suicidera.
Alors la vieille, pour la consoler de ce cauchemar se met à lui conter la vieille légende d’
Eros et Psyché
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.
*
Un roi et une reine avaient trois filles d’une très grande beauté, mais à la plus jeune les louanges humaines ne suffisaient pas. On ne pouvait la comparer qu’à Vénus (Aphrodite) en personne. Elle attirait l’Empire entier. Si bien que la jalousie de ses sœurs ne tarissait pas. Pas davantage que celle de Vénus dont les autels étaient délaissés pour sa concrète réalité. Alors elle appela son Fils ailé, Eros, étourdi fieffé, sans loi, semant flèches et flammes et, avec elles, la discorde dans les ménages. Elle le mena devant Psyché — car ainsi se nommait l’incarnation de Vénus — et lui dit : « Venge ta mère, que cette vierge soit possédée d’amour pour le dernier des hommes, un homme maudit par le Sort dans son rang, sa fortune et sa personne... » Mais comme Psyché refusait tous les partis, son père alla consulter l’oracle de Milet : « Sur un rocher va exposer ta fille soigneusement parée pour un hymen funèbre... » Et Psyché est conduite au supplice — sur sa demande : « J’ai hâte de conclure ces noces joyeuses... » — telle Iphigénie.
Seule, abandonnée, elle voit alors un palais construit par un art divin. Elle entre et une voix lui dit : « Maîtresse, tout cela est à toi et nous sommes là pour t’obéir. »
Le soir, elle se coucha et avant qu’elle ait eu le temps de protéger sa vertu, son divin mari, dans l’obscurité la plus totale, avait fait de Psyché sa femme et, avant le lever du jour, s’était déjà retiré. Et cela continua, longtemps, sans que jamais elle le vit. Mais quelle présence ! Un jour il lui déclara que la Fortune irritée lui réservait un terrible danger si elle revoyait ses soeurs soi-disant éplorées. Mais sa bonté lui fit demander à son époux l’autorisation de les consoler. Il l’accorda, à condition qu’elle ne cède pas à leur demande de connaître son propre visage. Ce qu’elle promit et qu’elle respecta lors de la première visite des sœurs, tandis que la jalousie de ces dernières s’aiguisait, réclamant le secours de la Fortune. Alors elles désespérèrent leurs parents en leur cachant leur découverte et décidèrent de retourner au rocher. Le divin mari de Psyché la prévint encore du sortilège des sœurs en insistant sur le fait que voir son visage serait ne plus le voir, à jamais, et que l’enfant qu’elle porte ne serait pas dieu, mais mortel.
Les deux vipères arrivent, simulant la tendresse et finissent par la persuader de regarder le visage de son mari dont l’oracle avait prédit qu’il serait une bête implacable qui l’engloutirait dans ses entrailles. Alors Psyché saisie de terreur remercie ses sœurs de cette sollicitude et celles-ci lui donnent le moyen de voir le visage de son époux : « Une lampe à huile sous une marmite et quand dans le premier sommeil il sera enfoncé, découvre-la et, armée de ta harpe à double tranchant, tranche sans hésiter la tête à ce serpent malfaisant. » Et là-dessus, elles disparaissent.
Psyché, agitée par les Furies, hésite néanmoins devant cet être dont elle déteste la bête et aime le mari. Mais les Furies l’emportent et, découvrant la lampe, elle voit, « de tous les monstres, le plus charmant, le plus délicieux, Eros lui-même ». Alors elle veut retourner l’arme à tranchant double contre sa propre poitrine mais elle lui échappe et, extatique, elle contemple son époux. Elle examine ses armes, prenant une flèche en ses mains et pour en essayer le « piquant », elle se blesse et du sang rose perle d’un de ses doigts. La voilà, l’innocente Psyché amoureuse de l’Amour, par elle-même inoculée. Alors, enflammée à chaque instant davantage, elle se précipite sur son amant et le pétrit de sa bouche, de ses doigts, de tout son corps. Hélas ! la lampe perfide, ou amoureuse aussi, se penche sur le corps du dieu et laisse tomber une goutte d’huile bouillante sur son épaule. Sur ce, Eros bondit et voyant sa confiance trahie, s’arrache à l’étreinte et s’envole à jamais.
Mais Psyché a saisi de ses deux mains sa jambe droite et, « compagne lamentable de cette ascension, elle le suit jusque dans les nuages », où épuisée elle va l’abandonner et sur le sol retomber lourdement. Mais Eros amortit sa chute et lui dit : « J’avais oublié les ordres de ma mère Vénus... J’ai fait de toi ma femme, apparemment pour que tu me considères comme une bête méchante, pour que tu essaies de trancher cette tête, qui porte des yeux si pleins d’amour pour toi... Tes conseillères vont payer... Quant à toi, je te quitte. »
Psyché se jette alors dans le fleuve tout proche mais celui-ci la dépose sur ses berges parmi l’herbe et les fleurs. Tout près du dieu champêtre Pan qui donnait une leçon de chant à Echo en la serrant contre lui. Le dieu-bouc voyant Psyché lui conseilla de prier le plus grand de tous les dieux, Eros, qu’en vain elle essayait de détruire en se tuant.
Et la voilà qui se rend chez ses sœurs pour leur annoncer la triste nouvelle. Celles-ci possédées néanmoins de fureur jalouse, se précipitent — chacune à leur tour — au rocher fameux pour se livrer à l’Amour fou. Mais ce n’est plus Zéphyr qui souffle et, s’élançant dans le vide, elles se fracassent sur le rocher. Leurs membres sont déchirés, leur chair déchiquetée, offrant pâture aux fauves et oiseaux — un diasparagmos en règle.
Et Psyché parcourt le monde en quête de son Amour. Mais Amour à l’épaule blessé, la chambre de sa mère ne quittait. Une mouette en prévint la déesse qui voluptueusement se baignait et lui conta l’aventure. Furieuse elle rejoint sa chambre d’or et menace son fils de ses foudres : lui enlever ses pouvoirs : flamme, arc et flèches, car il n’y a rien dans tout cet équipement, qui provienne des biens de ton père.
Vulcain ? Arès ? probablement Hermès. Mais Eros n’est que le produit de sa mère. Et Vénus est devenue ici la matrone romaine, juriste et procédurière — un Animus, selon Apsou le Babylonien, ne pensant qu’à la destruction de ses enfants « bruyants ». Et là-dessus elle rencontre Cérès et Junon — Déméter et Héra — qui tentent de la raisonner en lui montrant que son fils, bien que portant joliment son âge, n’est plus un petit garçon... Mais rien n’y fit. La Mère jalouse se lance à la poursuite de sa jeune rivale. Celle-ci continuait sa Quête d’Amour. Un temple lui apparut au sommet d’une montagne escarpée dont elle gravit les hautes cimes. Près du trône de la divinité, elle voit des épis en désordre qui traînaient parmi les faucilles. Et elle se mit à tout ranger. Cérès — Déméter, car c’était son palais — la surprend et la prévient de la colère de Vénus. Psyché se prosterne mais tout ce que peut faire Cérès c’est lui laisser liberté. Alors elle rencontre un sanctuaire, celui de Junon — Héra — sœur et épouse de Zeus — Jupiter — qu’elle se met à implorer. Mais Junon se récuse aussi, lui conseillant néanmoins de se faire une âme virile,
de renoncer « à cette quête vaine et de se rendre spontanément à sa maîtresse ».
Vénus, sur son char offert par Vulcain, avait obtenu l’aide de Mercure — Hermès — pour la recherche de Psyché. Et elles se rencontrèrent. La Belle-Mère délégua ses deux servantes Souci et Tristesse pour les tortures de sa bru. Elle les subit. Mais Vénus encore furieuse récusa même le petit dieu — son petit-fils — que Psyché portait en son ventre et se déchaîna sur sa victime, puis elle mélangea en un seul tas, du blé, orge, mil, pavot, pois chiches, lentilles, fèves et l’enjoignit de les trier, avant le soir. Une fourmi passait et Psyché abattue lui demanda de l’aide. Elle amena sa fourmilière et en un rien de temps fut fait ce minutieux travail — d’Hercule !
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. Ce voyant, Vénus lui lança un petit morceau de pain noir. Et le lendemain lui ordonna d’aller prendre un flacon de la toison d’or des brebis qui au bois paissaient — mais féroces. Un roseau verdoyant au bord du fleuve lui conseilla d’attendre le soir et de se contenter de cueillir la laine d’or retenue un peu partout sur les troncs enchevêtrés. Ce qu’elle fit. Et retournant au palais d’or, Vénus eut un sourire amer et lui dit : « Va maintenant au sommet de cette montagne escarpée et ramène-moi une fiole de l’eau sombre la plus profonde qu’elle produit pour en alimenter le Styx. »
Des dragons féroces en gardaient l’entrée, qui allaient transformer Psyché en pierre. Ce fut l’aigle royal de Jupiter lui-même qui accomplit alors sa tâche. Ce que voyant, Vénus lui ordonna encore de prendre une boîte et de se rendre auprès de Proserpine — Koré-Perséphone — aux enfers où elle règne, lui demander un petit brin de sa beauté, ne serait-ce que pour une journée.
Une tour majestueuse du haut de laquelle elle veut se jeter se met alors à lui parler, lui indiquant le « soupirail de Pluton » — Hadès — qui mène au chemin des Enfers. « Mais n’oublie pas, lui dit-elle, de te munir en ces ténèbres de gâteaux pétris avec du vin et de la farine d’orge, et dans ta bouche place deux pièces de monnaie. Tu rencontreras sur ce chemin de la Mort un âne boiteux avec un ânier tout pareil. Passe muette. Tu parviendras à Charon, le vieillard hideux. Fais en sorte qu’il prenne son péage de ta bouche sans te toucher — un seul sou. Sur le fleuve un vieillard mort t’implorera de ses mains putréfiées. Fais taire ta pitié. Après le fleuve, des vieilles occupées à tisser te demanderont de l’aide. Passe, garde surtout tes gâteaux pour le chien monstrueux à trois cous et trois têtes et aux nombreux serpents — Cerbère — qui veille sur le palais de Proserpine. Tu lui en donneras un seul. La déesse des Enfers te recevra alors avec bonté. Tu mangeras du pain grossier et prendra la boîte de Vénus sans jamais regarder ce qu’elle contient. Puis tu referas le chemin avec le gâteau et le sou restant pour Cerbère et Charon. »
Mais pendant le retour, telle Orphée pour Eurydice, Psyché ne peut résister à regarder la Beauté, pour mieux plaire à son bel amant. Hélas ! rien dans la boîte sinon un Sommeil stygien — de mort. Et la voilà pour l’éternité endormie.
Eros dont la blessure était maintenant fermée s’envole par la fenêtre et accourt vers sa belle à l’Enfer dormant. Là, épongeant l’éternel Sommeil, il le replace dans sa boîte et réveille Psyché. « Pauvre petite curieuse impénitente ; porte la boîte à ma mère. Je me charge du reste », lui dit-il. Et il s’envole vers Jupiter qui le sermonne gentiment sur son peu de respect des lois — et notamment la Loi Julia, d’Auguste, sur l’adultère ; quel bel exemple en donnait-il, lui ? Mais il veut bien lui venir en aide, à condition de lui offrir une fille de la beauté la plus éclatante. Puis, rassemblant les dieux, il décide avec eux de marier le jeune impétueux afin de calmer ses ardeurs amoureuses. Et pour se faire il immortalise Psyché grâce à la coupe d’ambroisie et afin qu’Eros plus jamais ne s’écarte de cette union. Et Volupté, leur fille, naquit de celle-ci.
*
Lucius se désole de ne pouvoir noter cette merveilleuse histoire que la vieille à moitié ivre racontait à Charité.
Et les brigands reviennent, avec les coups, et qui décident d’en finir avec cet âne boiteux et porte-malheur. Lucius, pris d’un élan de virilité devant cette menace, rompt sa courroie et se sauve au galop de ses quatre fers, non sans avoir à décocher une ruade à la vieille qui obstinément s’accroche à la courroie rompue. Ce fut Charité qui fit céder la vieille et adressant à l’âne quelques paroles caressantes l’enjamba pour dessus se sauver. Mais, elle tirant à hue pendant que l’âne tirait à dia, ils rencontrèrent les brigands qui, les ramenant, décidèrent de la coudre dans la peau de l’âne vidé. Sauvés par l’intervention d’un nouveau chef — qui n’était autre que le fiancé de Charité, Tlépolémos — qui leur montra le profit que l’on pouvait tirer de leur vente. Et celui-ci endormit par un soporifique la troupe des brigands, les ficela, puis emmena Charité et son âne. Et Charité témoignait à Lucius une reconnaissance infinie jusqu’au jour où elle pensa qu’il serait mieux en liberté parmi les autres bêtes, mais le gardien des troupeaux ne tarda pas à le mettre à la meule — et à nouveau aux coups. Une plaie se développait là où tombaient, au même endroit, les mêmes coups. Il fut vendu à une vieille et à son fils adolescent sadique qui lui fit subir les pires tortures et décida, finalement, de le faire châtrer en l’accusant de poursuivre les femmes pour les sodomiser. Un ours terrible le sauva en terrorisant l’adolescent sadique. L’Ane-Lucius en profita pour se sauver. Repris par les bergers qui cherchaient leur jeune collègue et le retrouvèrent dépecé par l’ours, il fut par eux rendu aux parents de l’enfant, et la mère, pour venger la mort de son fils, lui enfonça un tison ardent entre les cuisses. Arriva un jeune esclave de la suite de Charité, qui raconta comment celle-ci s’était donné la mort après celle de son époux assassiné par un rival. Les esclaves de Charité et de Tlépolémos fuyant leur nouveau maître amenèrent avec eux Lucius. De nombreux dangers les attendaient, notamment le dragon dépeceur et dévoreur d’humains — et même les fourmis dévoreuses.
Et le voilà vendu. A Philèbe, le sodomite homosexuel, faux prêtre, chef d’une bande de petits escrocs jouant aux Bacchantes de Cybèle dont ils transportaient l’image. C’est la dégradation totale du religieux orgiastique que subit ici Lucius, sodomisé à qui mieux mieux.
Alors qu’il allait être dépecé pour remplacer une cuisse de chevreuil volée, il réussit à s’enfuir. Et le voilà racheté par un meunier du bourg voisin et le revoilà à la meule, parmi les esclaves les plus maltraités du monde. Puis chez un boulanger, il assiste, impuissant, avec lui, aux vices et sévices de son épouse, de la lignée directe des Méroé et des Pamphile. Ce pauvre homme se pendra et Lucius sera racheté par un pauvre jardinier à travers et à l’insu duquel se déroulent nombreux faits de magie noire en lesquels la dévoration tient encore une grande place.
C’est après qu’il assistera à la folie amoureuse de la mère pour son fils. Ce dernier refusant, la folie, d’amoureuse deviendra haineuse, et la Gorgone décidera sa mort qu’elle fera administrer, à son insu, par son plus jeune fils à son frère. A lieu alors la classique inversion des breuvages empoisonnés et c’est le plus jeune qui meurt. Elle en accusera l’aîné mais le vieux médecin ayant vendu le poison le sauvera in extremis et « ressuscitera » même le jeune frère, puisque, méfiant, il n’avait vendu que de la mandragore soporifique.
Là-dessus, Lucius est vendu une fois encore à deux esclaves frères, l’un cuisinier, l’autre pâtissier. Toutes les nuits, il dévore les meilleurs morceaux et les gâteaux les plus savoureux. Tant et si bien que — ne pouvant soupçonner un âne — ils s’accusent réciproquement. Mais chacun prouvant à l’autre sa bonne foi, ils en viennent à soupçonner l’animal. Le découvrant tout à son forfait, ils en rient tant que leur maître même — Thiassus — s’enquit de leur hilarité. Ce que voyant, ils mettent l’âne en présence des mets les plus divers — qu’il avale — et le dressage de ré-humanisation commence. Et bientôt sa réputation dépasse les limites de la Cité. Arrivant à Corinthe avec son maître Thiassus, une dame fort noble et riche conçoit pour lui — nouvelle Pasiphaé — une étrange passion. Quelle nuit ! Suivie de nuits semblables, jusqu’au jour où, par vénalité, son maître décide de le prostituer ainsi sur la place publique à une abominable empoisonneuse condamnée à être exposée aux bêtes dans l’arène. Lucius refuse de tout son être cette union criminelle.
C’était le printemps et déjà le parfum des roses s’exhalait
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. L’Ane-Lucius attendait dans l’arène en broutant et se délectant du spectacle de verdure perçu par la porte ouverte : Mercure, Junon, Minerve, Vénus défilent à sa vue éblouie et, trompant la vigilance des gardiens, il s’évade à toute vitesse et rejoint une plage déserte de l’Egée. Là, il s’endormit et fut réveillé par l’ardeur d’une lune pleine et blanche qui émergeait des flots. De ses lèvres jaillit une prière à la Grande-Déesse-Lune. Et tout à coup, celle-ci lui apparut, émergeant des flots : chevelure très fournie, bouclée. Couronne centrée par un disque lunaire irradiant, soutenu par deux vipères dressées et surmonté d’un épi de Déméter-Cérès. Tunique aux reflets moirés, blanche, jaune, rougeoyante. Manteau d’un noir profond parsemé d’étoiles scintillantes et au milieu d’elles, une lune resplendissante. Fleurs, fruits terminaient l’ornementation de cette tunique divine. Dans sa main droite, un sistre d’or en forme de cimeterre faisait entendre un son aigu. Dans sa main gauche, une lampe d’or en forme de barque, sur l’anse de laquelle se dressait un aspic à tête levée et cou gonflé. Sandales tressées avec des palmes de victoire. Elle s’adressa à Lucius, et déclinant ses mille titres et noms, pour terminer par celui de Isis-Reine, l’assura que l’heure de son salut était enfin arrivé, à l’occasion de ses fêtes — le 5 mars. Un prêtre par moi averti, lui dit-elle, tiendra une couronne de roses. Il te suffira d’aller la cueillir. Alors ce cuir bestial qui te recouvre et qui me fait horreur disparaîtra enfin. Mais souviens-toi que tout le reste de ta vie jusqu’à ton dernier soupir me sera consacré.
Ainsi fut fait le lendemain lors de la grande procession de la déesse. Et le prêtre averti par Isis lui fournit aussi, outre les roses, une tunique — car il était nu comme un nouveau-né. Il l’accueillit parmi la foule médusée par le miracle, et le salua comme néophyte admis à l’initiation aux mystères de la Grande-Déesse. L’initiation officielle eut lieu et son ordination demanda encore quelque temps — un an. Le temps que « le plus grand de tous les hauts » lui apparaisse, Osiris, « le plus excellent dieu de tous les dieux ».
a. La Mère chthonienne orale
L’Ane-Lucius, c’est Osiris-Christ qui va devoir affronter Seth-Satan dans le ventre de la Grande-Mère des métamorphoses — l’athanor alchimique, l’enfer —, à partir de la
première syzygie,
la fusion incestueuse cannibalique. Et nous voici revenus, avec les brigands et leur Mère chthonienne, à la caverne du Paléolithique, dans le creuset où mijotent, à feu doux ou plus vif selon les moments, les pulsions cannibaliques, anales et génitales primaires. Lieu des métamorphoses des Anthropoïdes et des Hominiens, des
Homines habilis, erectus
et
sapiens
primitifs, les dieux infernaux de notre paléo-psyché, collective et individuelle. Cette dernière repassant obligatoirement par tous les stades évolutifs majeurs — mutationnels, les seuils initiatiques — de la Paléopsyché collective
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.
Et là, en cette première partie de la caverne initiatique, la Mère chthonienne — orale — et l’Ane-Lucius accueillent Charité — Caritas —, enlevée à son amant Tlépolémus — « qui endure la guerre » — en plein repas de noces. Nous verrons avec Cybèle et Attis que l’histoire change de sexe. Ici, M.L. von Franz met en
quaternio
Tlépolème et Charité d’une part et Eros et Psyché d’autre part. Elle a parfaitement raison. La mère chthonienne ne conte pas en vain cette fameuse légende à Charité au moment même où celle-ci se réveille d’un cauchemar où elle assiste impuissante au meurtre de son amant. Finalement, l’on rejoint là — et l’on rejoindra dans l’histoire vécue de Caritas — le meurtre du Fils-Amant, Attis, pendant son repas de noces. Caritas, telle Psyché, n’a pas encore subi son initiation. Elle est pure certes, mais dans l’innocence — celle des Limbes. Elle est pré-cosmogonique « limbique ». Elle prend juste conscience du Mal dans le monde — de son Ombre, ses sœurs félonnes, homologues féminines de Seth-Typhon, et que, innocemment toujours, elle détruira. Cette Anima — Caritas-Psyché —, telle Photis, mais à un autre niveau, fascine bien entendu notre âne — pulsionnel — à la recherche de son âme — spirituel —
(Ba, Ib,
âme et cœur). Sous peine de mourir avant que lui advienne la conscience du Bien et du Mal — l’ « analité » — elle devra accepter les épreuves — initiatiques du Mal — de la Grande-Mère Vénus-Aphrodite, mère d’Amour-Eros son Animus. Psyché va jusqu’au bout et conquiert ainsi son Eros plénier. Caritas n’y parvient pas et se suicide après le combat fratricide (Seth — Osiris) des deux rivaux à Anima unique : l’homosexualité
fusionnelle
(l’analité typique)
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. Evidemment son amant Tlépolème — son Eros — n’a pas plus réussi qu’elle et même c’est de l’échec de celui-ci que vient la mort de celle-là. N’oublions pas que c’est Eros qui va chercher sa Belle à l’Enfer dormant du sommeil de l’éternité. Psyché, de son côté, n’avait pas accepté l’inconscience dans laquelle elle vivait dans le château d’Eros. Et c’est justement — une fois encore — la félonie de ses sœurs, le Mal, qui la sort de celle-ci et la force à affronter son Ombre à rédimer — « rédempter » — par les épreuves, Imposées par la Grande-Mère Vénus pour la conquête de son propre Fils-Amant
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, Eros — dont les armes, assure Vénus, ne doivent rien au Père. Ici l’on assiste au développement de l’Animus (Eros) dans la Grande-Mère elle-même, et de l’Anima (de ce même Eros) dans la même Grande-Mère. Nous sommes en Pleine parthénogenèse, en pleine ignorance de la fécondation par les mâles et du processus de développement bi-sexué. C’est l’inceste dans sa plénitude. Eros devra se différencier de sa mère Vénus, mais avec l’autorisation du Dieu Père Jupiter, plus tard, Pour épouser Psyché. Psyché de son côté devra se différencier de la même mère Vénus et être ressuscitée des Enfers par Eros, son Animus (comme Orphée tenta en vain de le faire avec Eurydice) ; à l’inverse des mythes habituels des Fils-Amants qui intéressent plus particulièrement la naissance de l’Anima chez les garçons. Sa tentative d’ascension en s’agrippant à la jambe d’Eros était trop précoce — telle celle d’Icare — ; il lui fallait affronter les épreuves de la Grande-Mère chthonienne.
L’Ane-Lucius regrette de ne pouvoir noter une si belle histoire — qui est la sienne bien entendu. Et Apulée ne nous dit rien sur les réactions de Charité ; mais la suite nous prouve qu’elle n’avait rien compris. Pas plus que Lucius qui n’y voyait encore qu’une belle histoire — esthétique. Mais l’esthétique et les Belles Lettres sont ici notoirement insuffisantes.
Après un court laps de temps qui unit Caritas et L’Ane-Lucius, chacun va reprendre le cours de sa destinée propre : Caritas vers la mort — nécessaire si la conscience n’advient pas
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; Lucius vers la poursuite de ses épreuves — à l’instar de Psyché.
b. La Mère chthonienne anale
Les deux partenaires ont quitté la caverne de la première syzygie — à prépondérance cannibalique — et partent vers la conquête de la
deuxième syzygie
— différenciation masculin-féminin spirituelle plus poussée
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, en passant par l’analité
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(la mort pour Caritas et Tlépolème) — grâce au subterfuge de Tlépolème qui se fait passer pour un « super-bandit », Hémus, le « sanguinaire »... Il ne pensait pas si bien porter ce nom.
C’est ici l’antre « rectal » qui va s’ouvrir — si j’ose dire — à L’Ane-Lucius. « Si tu lui mets la figure entre les cuisses, tu n’auras aucun mal à constater avec quelle passivité il se laissera tout faire », dit le crieur à l’acheteur, pour le convaincre.
Le sadisme « adolescent » va se manifester à qui mieux mieux avec le fils (Kingu, Seth, Satan, etc.) de la « nouvelle vieille la Mère anale.
L’on sait ce qu’il en subira, évitant, d’une « lame de rasoir », la castration concrète que ce couple de « deuxième génération » (Tiamat-Kingu) veut lui infliger. Le sadique adolescent sera dépecé par un ours — autre symbole de la Grande-Mère archaïque.
Après cet épisode, le voici entre les mains de Philèbe, le vieux sodomite qui, sous la fausse image de la Cybèle phrygienne, se livre avec sa troupe à des Bacchanales pseudo-extatiques. Là encore il risque d’être dépecé pour remplacer un cuissot de chevreuil. L’on voit que l’oralité domine nettement l’analité.
Puis c’est le sadisme exercé sur les esclaves, les bêtes et les amants par la terrifiante « femme de boulanger » qui conduit son époux à la pendaison.
Enfin, un jardinier en fait involontairement le complice de scènes magiques encore très « orales » et surtout le témoin du fratricide manqué.
Ce seront là les dernières épreuves franchement « digestives » (« oro-anales ») de L’Ane-Lucius.
c. La Mère chthonienne génitale
Désormais l’antre des métamorphoses va s’humaniser — s’anthropomorphiser — comme sur les parois de la caverne paléolithique. Le « génital » prend son essor : la véritable différenciation masculin-féminin spirituelle. L’on pourrait nommer cela la troisième syzygie
— et le troisième sacrifice-castration qui lui correspond.
On ré-humanise L’Ane-Lucius dans la maison de Thiassus (qui n’est pas sans renvoyer à Iackos, Bacchus, Dionysos). Et c’est avec la noble et riche corinthienne — la Mère génitale — qu’il va enfin pouvoir s’unir, génitalement.
Il lui reste à subir le dernier outrage : son accouplement public avec la criminelle condamnée aux bêtes.
d. La Mère célestielle imaginale
Mais déjà inspiré par les Grandes-Déesses, il réussit à se sauver in extremis
et parvient à l’époptie d’Isis-Reine, qui va lui offrir enfin sa rédemption totale, à condition qu’il se consacre a elle — la Rose — jusqu’à son dernier soupir.
Et un an plus tard, à la condition de vendre tous ses biens Pour payer son initiation aux mystères d’Osiris-Sérapis, il « voit » le dieu suprême, l’Un dans le Tout,
qui l’ordonne prêtre en Osiris.
Tel est le Livre des Morts — Vivants — à l’époque hellénistique.
*
Et pour conclure, un dernier schéma : la décussation des Pyramides :
Ou de l’enfer de première naissance à l’enfer de re-naissance. Se reporter pour le lire aux schémas I, v et VI.
Schéma xv