LA GRANDE DEESSE-MERE D’ELEUSIS DEMETER-KORE
Introduction
De toutes les Grandes-Déesses de l’Antiquité, Déméter est la seule à nous présenter la passion d’une jeune fille — Koré — à la place même occupée habituellement par le jeune adolescent. Nous avons déjà vu néanmoins la différenciation de la jeune fille à travers le mythe d’Eros et Psyché rapporté par Apulée. Nous avons suivi aussi l’évolution du principe féminin à travers tous les autres mythes de la Grande-Déesse-Mère, régénérée à travers la passion du Fils et, notamment l’évolution de l’Agditis femelle vers l’Agditis féminine à travers la double castration du mythe de Cybèle. Certes, nous le voyons mieux maintenant, toutes ces passions sont les évolutions religieuses de rites de « passage » 590 des peuples d’avant l’agriculture et que les sociétés ethnologiques d’aujourd’hui nous montrent encore au fort grossissement. En tant que reprises religieuses de rites, à l’origine magiques, ces passions — initiations — sont toujours l’expression nucléaire d’une transmutation de destin. Il n’est pas de saut qualitatif physiologique puis physio-psychologique puis psycho-spirituel qui ne reprenne nolens volens une telle thématique. Dans les castrations symboliques spontanées — ou thérapeutiques — de nos sociétés évoluées contemporaines, se vivent également — à bas bruit — les phases d’engloutissement, de mort, de morcellement, de reconstitution, de remontée, de renaissance enfin. Il n’est pas de transformation qualitative physio-psycho-spirituelle hors de ce trajet en le ventre de la Grande-Mère de mort et de vie. Que ce soit pour le garçon, la fille ; le Fils-Animus ou le Fils-Anima, renaissants en le Puer. Même les héros les plus solaires (Fils Animus), tel Héraklès qui doit passer trois ans aux pieds d’Omphale, travesti en femme et elle en « lion », doivent, on l’a vu pour Marduk, consentir à cette passion sous peine de ne jamais perdre leur « monstruosité » hermaphrodite primitive (Agditis). Ce qui se joue au coeur de ces métanoïa, c’est la différenciation syzygique primitive (Marduk-Kingu-Tiamat) d’un masculin et d’un féminin, d’abord complètement confondus, à leur émergence physiologique, en un principe unique (syzygie, parents combinés, scène primitive) porteur de toute la violence-ubris (le demens ), engendré par la neoténie (ouverture par prématuration et « jeunesse éternelle », là est le Puer ) des instincts mâle et femelle, jusque-là fermés sur eux-mêmes 591 . Tout se passe en cette syzygie primordiale comme s’il s’agissait, dès ce stade, de l’hermaphrodite tel que vient de nous le montrer le mythe de Cybèle, tel que nous l’a montré le Rosaire des Philosophes, tel qu’enfin nous l’exposent et Le Banquet et le Phèdre de Platon. Cet hermaphrodite constitue le nœud (le point d’intersection) du chiasma. En ce point de l’évolution de ma pensée, je ne serais pas loin de croire que le premier chiasma se trouve être justement cette syzygie primitive (parents combinés, scène primitive), constituée lors de l’apparition de l’Anthropoïde il y a quatorze millions d’années environ. Chaque stade d’évolution des Hominiens puis de l’Homo, et notamment, Australopithèque, Homo habilis, Homo erectus, Homo erectus erectus, Homo sapiens, Homo sapiens-sapiens, constituerait, chaque fois, un nouvel entrecroisement chiasmatique où un peu de principe femelle se grefferait sur l’Homo mâle, tandis qu’un peu de principe mâle se grefferait sur l’Homo femelle 592 . Et ceci jusqu’à l’Homo sapiens-sapiens où commence vraiment la différenciation psychologique du masculin et du féminin. Mais différenciation bizarre puisqu’elle consiste à différencier justement deux choses que la nature a très nettement séparées. En fait, pas si nettement que cela chez sapiens-sapiens puisque tout exemplaire d’humain porte en son corps même les marques de l’autre sexe. Et si la génétique d’aujourd’hui nous apprend que c’est dès la fusion entre spermatozoïde et ovule que le sexe se trouve génétiquement déterminé 593 , elle nous apprend simultanément que le sexe premier et universel est femelle et que la masculinisation résulte d’un combat (hormonal, somatique, cortical avec ses hormones nouvellement découvertes et psychologique enfin) permanent in utero entre les deux principes593 . On le voit, le combat de Marduk contre la syzygie Kingu-Tiamat a de solides antécédents biologiques. En effet, même un sexe mâle génétiquement déterminé (X-Y) n’est pas certain du tout d’arriver, au strict niveau physiologique, à sa constitution complète 594 . Génétiquement parlant, les chances sont égales ; mais somatiquement et hormonalement, pas du tout : le sexe femelle est dominant. Donc, il n’est pas vain de dire que la « lutte des sexes » commence dans l’œuf. Elle apparaît aujourd’hui comme une donnée biologique et c’est à cet aspect apparemment anormal de la nature que notre culture — consciente désormais — doit trouver une solution. Tout ceci pour dire qu’il ne faut pas trouver anormal que la différenciation masculin-féminin dans le cycle des Déesses-Mères ne comporte qu’un seul cas de différenciation Grande-Mère(Déméter)-Fille(Koré) ; tous les autres nous montrant la différenciation Fils-Mère. C’est évident d’ailleurs, puisque le fils a un vrai rite de « passage » a subir pour accéder au statut de l’autre sexe et la fille, à la limite, aucun. Elle peut, avec moins de dommages apparents, rester dans le registre maternel. Et c’est, en gros, ce que nous avons vu jusque-là — sauf pour Psyché. Mais en fait, elle doit elle aussi subir cette initiation pour accéder au statut de jeune fille (Koré) et puis de femme, avant de devenir mère à son tour. Et ce qui la constitue jeune fille et femme — dès le stade génital de trois ans — c’est dans un cycle de Déesse-Mère, le Phallus chthonien de la Grande-Mère syzygique par excellence, ici Hadès, le dieu des enfers. Il nous faut noter que si le sexe femelle (biologique) est dominant par rapport au sexe mâle — et peut-être en fonction de cette prédominance même — le sexe féminin (psychologique) a acquis peu à peu au cours de l’évolution de l’Homo et surtout de sapiens sapiens depuis l’Aurignacien, une composante masculine importante due aux échanges chiasmatiques successifs 595 . C’est cette composante masculine de la femme que l’on nomme l’Animus, mais qui ne devrait prétendre à cette dénomination que lorsqu’elle s’est nettement individualisée au-dessus du chiasma des trente-cinq ans 596 , et qui tient lieu de principe de différenciation premier — par rapport à l’indifférenciation syzygique — pour l’enfant mâle ou femelle. Cet Animus est le Phallus chthonien de l’Utérus également chthonien, (oral, anal, génital pulsionnels). On va le voir, la différenciation de Koré aboutira à deux tiers de vie solaire (olympienne près de sa mère Déméter) et un tiers de vie souterraine (chthonienne, près de son époux Hadès). Dans ce cycle, il ne faut jamais perdre de vue que nous sommes toujours dans une thématique de téophanies agraires, agro-lunaires.
Un cas clinique
Il m’est arrivé ces jours-ci — est-ce synchronicité  ? — en consultation une femme de trente et un ans présentant depuis la la puberté une dépression assez profonde, typiquement inscrite entre le quatorzième et le vingt-huitième jour du cycle menstruel. A partir du quatorzième jour, son humeur s’assombrit. Elle accuse, dit-elle, une « chute de tension » en même temps que sa tête gonfle « comme une citrouille ». Puis cette tête se dégonfle et va se rapetissant au contraire au fur et à mesure que l’humeur devient plus triste. Celle-ci atteint son paroxysme,
A. Origines de Déméter
1. LA GRANDE-DÉESSE CRÉTO-MINOENNE
A l’Age du Bronze, la Grande-Déesse régnait universellement en toutes les régions jusque-là étudiées, comme elle régnait en Egéide, en Crète, à Chypre et dans tout le Péloponnèse. Ses attributs et emblèmes étaient les serpents, les colombes, la hache bipenne, les cornes de consécration, les statuettes de « Vénus », les arbres, les représentations phalliques, les piliers sacrés (totems) et les victimes sacrificielles à cornes (taureaux, cerfs, boucs, etc.). Elle habitait le sommet des montagnes, entourée de ses bêtes sauvages — ou mythiques — favorites.
A Knossos, on l’a vu, le culte remonte au milieu du IVe millénaire avant notre ère et c’est vers le Minoën moyen (2000-1570 avant J.-C.) que la Grande-Déesse fut nommée Britomartis ou Diktyanna, plus tard confondue avec l’Artémis d’Ephèse, la Cybèle de Phrygie et la Déméter d’Athènes (Eleusis).
Dans le sanctuaire principal de Knossos, elle était habillée d’un corselet brodé et d’une jupe recouverte d’un court tablier ; parée d’une haute couronne et d’un collier ; ses cheveux retombaient sur ses épaules, ses yeux étaient noirs, sa poitrine nue et des serpents verts tachés de violet s’enroulaient autour de son corps. Dans sa main droite elle tenait la tête de l’un des serpents qui s’enroulait autour de son bras, passait derrière ses épaules et s’enroulait à nouveau autour de son bras gauche pour se terminer dans sa main gauche. Deux autres serpents entrelacés autour de sa taille lui formaient une ceinture et un troisième remontait le long de ses hanches, sur la poitrine, et atteignait l’oreille gauche et la couronne. En Crète orientale, Eileithya avait les mains levées et un seul serpent se lovait autour de son corps. Quand les serpents non venimeux, du type couleuvre, sont remplacés par des vipères, la Grande-Déesse prend son caractère chthonien destructif de déesse de la Mort.
Sur la côte sud de la Crète, l’on a découvert un sarcophage (Haghia Triada) sur lequel est peint une scène cultuelle de taurobolie. Le taureau sacrifié sur l’autel offre son sang à la fois à la Terre-Mère et à la Grande-Déesse qui la personnifie maintenant. Celle-ci est d’ailleurs présente sur le tableau, entourée de ses prêtresses dont l’une, revêtue de la peau d’une victime, offre des libations devant l’autel. On le voit, le sacrifice de fertilité à la Terre-Mère est déjà ici le sacrifice du mort — et de la morte — à la Grande-Déesse, pour son voyage de l’âme vers sa dernière demeure.
Du Phallus chthonien au Phallus ouranien
Arbres, bétyles, poteaux sacrés sont une des caractéristiques les plus importantes des sanctuaires minoens et mycéniens avec les haches bipennes et les cornes de consécration. Dans la grotte double de Psychro, sur le Dicté, à l’est de la Crète 597 , il y a dans la chambre souterraine des stalagmites très hautes portant des bipennes gravées. Elles étaient adorées comme représentations souterraines de la Grande-Déesse, son Phallus chthonien. Sur un cachet du Minoen récent (vers 1500), la Grande-Déesse portant jupe froncée est courbée par la douleur devant un téménos (sanctuaire) à l’intérieur duquel s’élève un pilier bétylique flanqué d’un bouclier minoen. La scène rappelle la tombe d’Attis devant laquelle Cybèle figure en Mater dolorosa  ; mais aussi le tombeau de Zeus avec sa mère Rhéa éplorée. L’on voit ici comment le Phallus chthonien de la Grande-Déesse devient celui du jeune dieu Fils-Amant, mort, qui renvoie à son tour à la tombe de Zeus à Knossos, par conséquent, au Phallus du Dieu-Père. C’est là ce que nous entendons par le Filius ante patrem. Le principe masculin se dégage d’abord en la Terre-Mère et la Grande-Déesse-Mère avec lesquelles il forme une syzygie primordiale. Le Fils-Amant doit, par sa mort sacrificielle et son combat contre la syzygie, en faire la conquête 598 . Et c’est ce Fils-Amant, dans sa forme Animus de la Grande-Mère notamment, qui fondera le Dieu-Père (Zeus ici à travers Ouranos et Kronos). J’estime que notre société patriarcale contemporaine, fondée sur le Zeus hellénique  — et le Jupiter romain 599  — d’une part, et sur le Jahvé hébraïque d’autre part, en est encore là. Sa masculinité est toujours un Animus de la Grande-Mère. Elle ignore, collectivement, ce qu’est un Père. Sa masculinité reflète encore les « humeurs » de la Grande-Mère et sa sauvagerie primitive. Ce principe paternel n’est pas encore complètement différencié de la syzygie primitive. En conséquence, ce que nous nommons Père ne l’est que relativement à cette évolution en marche. Ce Père conserve peu ou prou les caractéristiques fondamentales du Phallus chthonien (infernal). La Mère qui lui correspond est évidemment du même ordre, c’est-à-dire trop souvent dévorante et castratrice (omophagie, diasparagmos, castration). En autre conséquence, ce que nous nommons Fils œdipien — du Père — n’existe que relativement à ce que nous venons d’en dire, c’est-à-dire que ce Fils n’est autre, peu ou prou, que ce que nous avons défini plus haut comme Fils-Animus de la Mère (héros solaire). Dans ce cas, le système de différenciation œdipien — par le Père — n’est rien d’autre que celui s’opérant à travers le Phallus chthonien de la Mère, transposé au Père et « solarisé » (« ouranisé »), étant entendu néanmoins, que les Grandes-Déesses-Mères ont aussi occupé la place ouranienne, c’est-à-dire ont tenu lieu de « Père » avant son avènement universel, avènement éliminant peu à peu radicalement toute prérogative féminine dans la syzygie primitive en laquelle nous sommes encore. Il ne s’agit donc que d’un renversement polaire au sein du même système et c’est pourquoi les valeurs féminines exclues par ce renversement polaire mènent, depuis, une existence souterraine qui, de temps à autre, s’exprime en des systèmes gnostiques que nous avons définis plus haut, incluant tous, plus ou moins, le rachat et la rédemption de la Sophia déchue, et induisant à l’occasion une bacchanale du type mania nazie ayant à sa tête un Dionysos 600 confuso-oniroïde entouré de « bacchantes » homosexuelles d’apparence sur-virile par compensation (S.A. et S.S.). Voilà ce que trop souvent encore l’on nomme de nos jours la virilité et le Père. Certes les « bacchantes » d’Hitler sont des Fils-Anima(ae) surcompensés — comme notre Ulysse lors de son premier mariage. Mais si les « bacchantes » de Staline sont des Fils-Animus(i) — genre Hercule de notre clinique —, les Goulags ne valent guère mieux que l’univers concentrationnaire nazi 601 . Voilà pourtant encore ce que l’on nomme de nos jours virilité et Père. Je sais, Dieu merci ! qu’il est des intermédiaires, mais pas en si grand nombre qu’on le croit et en tout cas, pas pour longtemps, tant que nous resterons liés à un système syzygique de ce type, dont un principe — le mâle en l’occurrence en notre civilisation — oppresse, opprime et tente d’éradiquer l’autre. Les retours du refoulé archétypique seront toujours terrifiants. Et c’est même cela qui fait que nous vivons toujours dans une société sacrificielle, par définition.
En conséquence — et comme de plus, il est extrêmement facile de montrer qu’Œdipe en personne n’est pas « oedipien » —, je réduis ce que l’on nomme habituellement « Fils œdipien » a n’être que le Fils-Animus de la Grande-Mère tel que nous l’avons jusqu’ici rencontré, étant néanmoins entendu que ce Fils-Animus peut fort bien se différencier de la Mère à la manière dont Freud nous l’a montré en s’appuyant sur le mythe et la tragédie d’Œdipe, mais en notant que, même en ce cas, ce qu’il joue tragiquement avec le Père — le meurtre — est encore et avant tout le meurtre sacrificiel de Ea et Marduk contre Apsou et Kingu de la Syzygie primitive babylonienne. Laïos, père d’Œdipe, est en effet un pervers qui n’a avec son épouse, Jocaste, que des « rapports inversés » — sodomiques — sauf, justement, le soir où il conçut Œdipe 602 , qui assassine son fils, sauvé par un esclave et le berger de Corinthe... Bref un père digne du plus sauvage des Apsou de la syzygie primitive babylonienne. Et encore, la Tiamat de Babylone essaie-t-elle de modérer la violence infanticide de son époux « lié » (syzygiquement). Jocaste n’intercède même pas en faveur de son fils. Et l’on voudrait nous dire que ce couple « patriarcal » est un progrès par rapport à celui — « matriarcal » — de la syzygie babylonienne... De qui se moque-t-on ? Le mythe cosmogonique babylonien « matriarcal » a au moins le mérite de nous montrer que c’est au-delà de l’inceste fusionnel que s’engendrent cosmogonie et anthropogonie ; mais que c’est au Fils-Amant — solaire et/ou lunaire — de mener ce combat contre la syzygie, soutenu par sa mère d’un côté et son père de l’autre. Mais ce qu’il a à combattre, justement, ce n’est ni sa mère, ni son père mais un principe 603 térébrant inclus dans un principe603 engloutissant formant un monstre protéiforme et insaisissable (l’Agditis hermaphrodite primitif) 604 en lequel il devra, par sacrifices initiatiques successifs, soutenu en cela par mère, père, homme, femme, inclus en un système imaginal et symbolique, se différencier en tant que Sujet, mâle ou femelle d’abord, masculin ou féminin ensuite, pour retrouver en définitive l’hermaphrodisme originel, mais dans la conscience des deux principes primordiaux désormais spiritualisés : Sophia-Khristos, Logos hystericos-Logos spermaticos (schéma XIX, p. 383).
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Voilà où nous ont amené les arbres, bétyles, piliers stalagmites de la Terre-Mère et de la Grande-Déesse. En Crète minoenne, cette différenciation se contentait de ces symboles. Par exemple le Linga-Yoni crétois était aussi représenté par un arbre sacré planté dans un enclos et dont trois femmes aux seins nus et proéminents, à la jupe froncée, font le tour en se tenant par les mains. Ou bien comme nous le montre une autre scène gravée sur une bague en or, quatre femmes vêtues de robes minoennes se livrent à une danse orgiastique au milieu d’un champ de lis. Au-dessus du personnage central et du serpent qui l’accompagne, descend du ciel une cinquième femme.
Bien entendu, c’est la Crète qui est mère du Minotaure, fruit du Taureau sacré, offert par Poséidon à Minos, et de Pasiphaë, épouse du roi Minos. Tous les ans, celui-ci était sacrifié par le roi-prêtre et la reine, représentante de la Grande-Déesse, afin de vaincre la mort en renouvelant la vie. Comme Cybèle, la Grande-Déesse minoenne et mycénienne était souvent placée entre deux lions dans la triade caducéenne qui en faisait ici la Maîtresse des animaux sauvages, mais qui allégorisait aussi une polyandrie fréquente en ces époques 605 .
C’est donc cette Grande-Déesse, très proche on le voit de toutes celles que nous avons jusque-là rencontrées, qui va devenir, en Grèce, à Eleusis, la Déméter dont on dira alors qu’elle (n’) est (que) la fille de Kronos et de Rhéa.
2. DÉMÉTER. KORÉ. PERSÉPHONE. HADÈS
Ce sont les Hymnes à Déméter 606 datés approximativement du VIIe siècle avant notre ère, qui nous racontent la légende sacrée de la Grande-Déesse-Mère d’Eleusis, site qui n’est qu’à vingt kilomètres au nord-ouest d’Athènes par le col sacré, entre la mer, le Cithéron, l’ancien Parnès et les monts Mégariens. Les rites de la Grande-Déesse se célébraient là bien avant — deux millénaires environ — la date de l’Hymne homérique. En Grèce prédorienne, ils devaient être à peu près semblables à ceux que nous avons jusque-là rencontrés, mais sans doute, ici, plus nettement axés sur l’épeautre (blé dur) et le blé (Koré reste la « Vierge du Blé »). Mais nous avons suffisamment insisté plus haut sur le fait que, derrière ces rituels de fécondité de la Terre-Mère, apparaissait une réalité sacrificielle bien plus profonde pour le devenir de l’Homme — réalité qu’il ne faudrait tout de même pas dissocier des découvertes extérieures et de la nouvelle vie sociale qu’elles engendrent. Les théophanies nouvelles, s’inscrivant ici dans l’agraire, ne peuvent avoir lieu que sous l’action conjuguée de l’anthropo-sociologie et de la réalité physique objective. Un nouveau dieu n’apparaît (théophanie) que si on le mérite — et de toutes les manières, il engendre un démon contradictoire et antagoniste avec lequel l’on devra se colleter. La lumière est mère de l’ombre. Prométhée est condamné à l’Aigle caucasien et Lucifer à Satan, comme l’énergie atomique à la Bombe — et à ses scories.
Donc les deux divinités féminines (Mère et Fille sont très nettement pré-helléniques et leurs rapports avec les divinités féminines de l’île de Minos (Crète) ne sont plus à prouver. Tous ces rites, agraires, et notamment ceux des deux divinités jumelles (Déméter-Koré) que l’on exhume du sol, ont toujours été célébrés par des femmes et, à Eleusis, c’est une prêtresse qui donne son nom à l’année.
Tout le monde est d’accord sur le suffixe meter (mère), beaucoup moins sur le préfixe Dé. Certains disent Ge (terre), d’autres Da (orge, épéautre). Peu nous importe ; pour l’Athénien, Déméter était la Terre-Mère par excellence et plus encore, celle qui l’élevait au-dessus de cette terre et le transportait en une Terre céleste de résurrection. Certes, toutes les Grandes-Déesses que nous avons rencontrées jusque-là avaient ce même but, au-delà de la simple survivance matérielle ; mais avec Déméter, la Mater dolorosa par excellence, c’est cet Utérus de résurrection qui Passe au premier plan. Au moment de la gloire d’Athènes, il s’étendait sur la Grèce entière. Sous Alexandre puis sous la domination romaine, les fidèles (mystes, néophytes, initiés) accouraient de tous les pays de l’Empire. Et même, lors de la propagation victorieuse du christianisme, Eleusis devint le symbole de la résistance du monde païen antique. Quand l’empereur chrétien Valentinien Ier , en 364 de notre ère, édicta un décret interdisant toutes les cérémonies d’offrandes nocturnes, le gouverneur d’Eleusis demanda — et obtint — une exception pour sa région car, disait-il, la vie serait intolérable aux Grecs qui ne Pourraient plus accomplir les très saints mystères d’Eleusis, liens de l’humanité tout entière. Il fallut attendre l’invasion du Wisigoth Alaric, en 395, pour mettre fin, officiellement et publiquement, à la célébration des mystères. Et en fait, ils ne cessèrent vraiment que sous Théodose II, entre 408 et 450.
Avec son traducteur, J. Humbert, nous décomposerons les Hymnes à Déméter en neuf parties qui, aussi bien ont servi de thèmes à des artistes, sculpteurs, peintres ou graveurs.
a. Le rapt de Koré
Rappelons d’abord que Déméter est à Athènes l’épouse de Zeus, comme Héra en Argos. De lui, elle a une « fille aux longues chevilles », Koré, qui, juste nubile, est en train de jouer avec les filles d’Okéanos, l’Océan qui entoure le disque plat de la terre, père de tous les fleuves et fils d’Ouranos et de Gaïa, aîné des Titans. Comme toutes les jeunes filles, les Océanides et Koré batifolent en cueillant des fleurs dans la plaine de Nysa, la où, justement, Dionysos fut élevé par les Nymphes. Koré est elle-même une fleur qui brille d’un éclat merveilleux parmi les autres fleurs, roses, crocus, violettes, iris, jacinthes et aussi, « le narcisse que, par ruse, Terre fit croître pour l’enfant fraîche comme une corolle, selon les desseins de Zeus (son père), afin de plaire à Celui qui reçoit bien ses hôtes », Hadès, frère de Zeus, dieu des royaumes souterrains 607 . Koré est sidérée par la vue de ce narcisse à « cent têtes » elle étend la main pour le saisir et tout à coup la terre aux vastes chemins s’ouvre dans la plaine nysienne, et il en surgit, avec ses immortels chevaux, le Seigneur des Enfers. Il s’empare de la Déesse-Fleur et, malgré ses résistances, l’entraîne, tout en pleurs, sur son char d’or. Elle pousse des cris aigus à l’adresse de son Père — le « Cronide » — Père suprême et tout-puissant. Mais en vain. Aucun immortel ni mortel ne l’entend, si ce ne sont Hécate et Hélios, mais hélas ! trop occupés et trop loin pour intervenir. A force de hurler, sa noble mère Déméter l’entend enfin. « Déchirante, la douleur s’empara de son cœur. De ses mains, elle arracha les deux bandeaux de sa divine chevelure, jeta sur ses épaules un voile sombre et s’élança, telle un oiseau à travers terres et mers à la recherche de sa fille bien-aimée. »
b. La recherche
Pendant neuf jours la noble déesse ne cessa de parcourir le monde en tout sens, portant en mains de brillantes torches. Dans sa douleur elle ne goûta ni à l’ambroisie ni au nectar, ni ne se plongea dans un bain.
Lorsque, pour la dixième fois, elle vit venir l’Aurore brillante, elle rencontra Hécate, sa sœur. Mais celle-ci n’avait entendu que le cri et non point vu le ravisseur. Toutes deux, torches en mains, elles s’en allèrent vers Hélios, le Soleil brillant qui parcourait les Cieux sur son char. Et celui-ci leur déclara que lui qui voyait tout avait donc vu le ravisseur, Hadès, auquel Zeus en personne avait donné sa fille, pour qu’elle fut son épouse florissante. Après tout, dit-il à Déméter, ce n’est pas un gendre indigne de toi, puisque c’est ton frère, « issu du même sang et qui habite avec ceux dont le sort l’a fait roi ».
A ces mots un chagrin plus cruel, plus sauvage s’empare du cœur de la déesse et, irritée contre son époux, elle s’éloigne de l’Olympe pour aller vers les Cités des hommes. Pendant longtemps elle sut cacher sa beauté au regard des humains et, de Cité en Cité, elle parvint ainsi près de la demeure du sage Chéléos qui régnait alors sur l’odorante Eleusis.
c. L’arrivée à Eleusis
Sous les traits d’une vieille femme, elle vient s’asseoir près du « Puits des Vierges » où les filles du roi Chéléos et de la reine Métanire venaient puiser l’eau pour le palais. Celles-ci l’apercevant la questionnent. Déméter leur répondant invente une fable. Elle arrive, à l’instant, de Crète sur le large dos de la mer, où des pirates l’ont enlevée pour la vendre comme esclave. Profitant d’une liesse au port de Thoricos, elle en a profité pour s’enfuir. Et voici que sa course errante l’a amenée à Eleusis, sans même qu’elle en sut le nom. Maintenant elle serait heureuse de trouver là besogne pour femme de son âge, c’est-à-dire être nourrice d’un enfant nouveau-né. Justement, lui dit Collidice, la plus jeune des filles de Chéléos, notre petit frère est un enfant tardif objet de tous les vœux et de tout l’amour de notre mère. Nous allons demander, là-dessus, son avis en lui disant bien que tu ressembles à une divinité.
Ce qui fut dit fut fait et Métanire, la reine, s’empressa d’accepter cette providentielle nourrice. Les filles retournèrent donc au Puits des Vierges pour ramener la déesse voilée au palais de leur père.
d. Les rites de réconfort
Comme elle traversait le portique du palais, Déméter en heurta le faîte et répandit sur la porte une divine clarté. Saisie, Métanire, qui tenait son jeune fils dans les bras, céda son siège à la déesse. Celle-ci refusa, attendant la chaise massive que Iambé (Baubo), la servante, avançait pour elle. Pendant longtemps elle resta là, muette de douleur, sans rien consommer, figée. C’est Iambé qui réussit à la dérider par ses grimaces et railleries (« danse du ventre »). Mais la déesse refusa une coupe de vin doux que Métanire lui tendait. Elle demanda, en revanche, un mélange de farine, de tendre pouliot (menthe stimulante) et d’eau qui, plus tard, serait boisson rituelle (kykéon). Après quoi Métanire à la belle ceinture lui parla de son fils inespéré, Démophon, objet de toutes ses prières.
e. L’enfance de Démophon
Déméter accepte cette charge, prend l’enfant dans ses bras immortels et le presse sur son sein odorant. Elle va l’élever comme un immortel, sans aucune nourriture, frotté à l’ambroisie, soufflant sur lui, et, durant les nuits, le « cachant dans le feu ardent » (baptême, initiation par le feu), comme une torche, à l’insu de ses parents. Et il poussait d’un jet, ressemblant à un dieu.
Quand, une nuit, Métanire à la belle ceinture surprit la déesse accomplissant ce rite. Effrayée pour son fils bien-aimé elle poussa un cri et se frappa les cuisses tandis qu’un grand égarement s’empara de son cœur.
Irritée, Déméter aux belles couronnes arracha de son feu le fils inespéré et le déposa à terre ; puis le cœur plein d’un terrible courroux elle dit à Métanire : « Hommes ignorants, insensés, qui ne savez pas voir venir votre destin d’heur ni de malheur ! Voilà que ta folie t’a entraînée à la faute la plus grave... J’aurais fait de ton fils un être exempt à tout jamais de vieillesse et de mort, je lui aurais donné un privilège impérissable ; mais maintenant il n’est plus possible qu’il échappe aux destins de la mort... »
« Je suis Déméter que l’on honore, la plus grande source de richesse et de joie... Que le peuple entier m’élève un vaste temple et, au-dessous, un autel au pied de l’acropole..., sur le saillant de la colline. Je fonderai moi-même des Mystères... »
Et la déesse, rejetant la vieillesse, prit une haute et noble taille.
f. La fondation du sanctuaire et la famine 608
Des effluves de beauté et de parfum s’exhalaient de ses voiles et son corps répandait au loin sa lumière. Le palais s’illumina comme pendant des éclairs d’orage. Elle traversa la demeure de Chéléos et disparut.
Métanire resta longtemps médusée, sans même songer à relever son fils hurlant. Ce furent ses sœurs qui s’en occupèrent sans parvenir à le calmer, tellement lui manquaient les bras de la déesse.
Dès l’aurore, Métanire et ses filles firent à Chéléos le récit de cette aventure. Alors, le roi, convoquant son peuple, lui ordonna d’élever à Déméter aux beaux cheveux (blonds) un temple opulent et un autel sur le « saillant de la colline ». Et quand il fut terminé, selon ses vœux, la déesse vint l’habiter. Mais elle était toujours consumée par la perte de sa fille à la large ceinture. Et ce fut une année vraiment cruelle entre toutes qu’elle donna aux hommes — et donc aux dieux, vivant de leurs offrandes. La terre ne faisait plus lever le grain car Déméter le tenait caché. La race humaine tout entière aurait sans doute péri dans l’affreuse famine, si Zeus, lui-même affolé, n’y avait réfléchi en son esprit.
g. Le dieu et la déesse
D’abord il dépêcha Iris — sœur des Harpies — auprès de Déméter. Mais celle-ci ne voulut rien entendre. Ensuite il envoya tous les dieux sans exception, qui la prièrent sur tous les tons. Rien n’y fit. Sa demande était toujours la même : elle ne remettrait le pied sur l’Olympe et ne ferait de terre lever le grain, avant de revoir, de ses yeux, sa fille au beau visage.
Alors Zeus envoya dans l’Erèbe ténébreux Hermès et sa baguette d’or afin de décider Hadès à ramener Perséphone (Koré) vers la lumière jusqu’aux yeux de sa mère. Hermès trouva le Seigneur des ténèbres reposant sur sa couche auprès de son épouse respectée qui, souvent se révoltait en réclamant sa mère et méditant d’affreux desseins. Hermès lui expliqua que si Déméter ne revoyait pas sa fille Perséphone, elle allait anéantir la « race débile des hommes » et donc les honneurs dus aux Immortels. Le roi des enfers — bon enfant — se laissa facilement convaincre mais non sans donner à manger à sa jeune fiancée un pépin de grenade doux et sucré, à son insu. C’était assez pour savoir qu’elle reviendrait. Après quoi, il attela les immortels chevaux à l’avant de son char d’or et amena Perséphone au temple adorant d’Eleusis.
h. La joie du retour
A la vue de sa fille, Déméter, telle une Ménade, ne contint plus sa joie. Dans ses effusions, elle demanda à la jeune femme si, au moins, elle n’avait pas, en enfer, accepté de nourriture... Et Perséphone de lui conter l’épisode du pépin de grenade en ajoutant même — en mentant — que, de force, Hadès l’avait contrainte à le manger. Elles passèrent ainsi le reste du jour en unissant leurs cœurs, se réconfortant par mille témoignages d’affection. La tante Hécate se mêla même à leur joie. Et c’est depuis qu’elle précède partout la reine des enfers. Puis Zeus envoya sa mère — et mère de Déméter — Rhéa, auprès de son épouse, afin de lui demander de rejoindre la race des dieux en lui promettant que Perséphone passerait le tiers de l’année dans l’obscurité brumeuse et les deux autres tiers auprès de sa mère et de l’olympienne lumière. Perséphone accepta de suivre alors sa mère non sans avoir au préalable, des labours féconds, fait lever le grain.
i. Les rites d’initiation
Et aussi, enseigné aux rois, Triptolème, Dioclès, Eumolpe et Chéléos l’accomplissement du ministère sacré, « les rites augustes qu’il est impossible de transgresser, de pénétrer, ni de divulguer... Heureux qui possède, parmi les hommes, la vision [époptie] de ces mystères ! Au pays des moites ténèbres ils jouissent d’un sort privilégié et ici-bas Pluton [Hadès, dieu de richesse] s’attache à leur foyer ».
Et là-dessus, la Grande-Déesse s’en fut vers l’Olympe rejoindre sa divine famille.
3. INTERPRÉTATION
Quelle métamorphose de la violence sado-masochiste en ce mythe de descente aux enfers, par rapport à tous ceux que nous avons jusqu’ici rencontrés ! Cette Mater dolorosa a suscite chez les Grecs une religiosité puissante, et sa fille, déesse des « moites ténèbres », une religiosité égale pour un enfer ne rappelant en rien l’épouvante des régions inférieures (chthoniennes) et la terreur-panique de la mort. Nous retrouvons ici l’enfer de résurrection de l’Egypte (l’Amenti osirien), presque, apparemment, sans épreuves. Hormis l’épisode sournois du pépin de grenade, Hadès se présente comme un dieu débonnaire, juste, bon. L’ « osirianisation » des initiés ou des morts égyptiens était ici remplacée par une « perséphonisation ». On appelait d’ailleurs l’initié ou le mort Démétrios, puisqu’il y a identité entre la Mère et la Fille. Cette dernière en effet n’est que la forme régénérée, rajeunie, de la Mère, à son retour des enfers — à la renaissance du grain. Etre Démétrios ou Perséphone revenait donc au même. Il s’agissait toujours d’une résurrection dans la Mère de deuxième naissance. Le passage du nom de Koré (jeune fille nubile) à Perséphone (déesse des enfers) est significatif d’un changement d’état, d’une initiation. Et les épreuves qui conduisent Koré à Perséphone (Proserpine chez les Latins), ce sont le rapt 609 par l’oncle paternel (Hadès), avec le consentement total du père (Zeus) qui l’a même longuement préparé à partir du Narcisse que Terre a enfanté miraculeusement, car ce que voit Koré en ce Narcisse, c’est elle-même dont elle est amoureuse et, tout comme Narcisse de l’autre mythe, elle se noie en cette image : les entrailles de la Terre (le ventre de la Grande-Mère) s’ouvrent et elle s’y engloutit — avec Ebouléos, un porcher qui gardait là son troupeau de cochons, dit une variante du mythe ; et c’est pourquoi le porc sera un animal sacrificiel de Déméter. Zeus-Terre et Narcisse constituent en ce mythe la syzygie primitive, Narcisse odoriférant et polycéphale, c’est la kaléidoscopie de l’imaginaire spéculaire. C’est l’image idéale de Koré elle-même (Double). Celle en laquelle Hadès, l’Animus infernal — l’ancien Phallus chthonien, déjà frère du Phallus olympien, va découvrir son Complémentaire (Anima). Dès lors, Koré est ravie — dans les deux sens du mot — même si elle proteste énergiquement. Et la voilà entraînée dans la course infernale qui va l’amener au centre même des entrailles terrestres, sur le lit nuptial du Seigneur du ténébreux Erèbe. Hermés, plus tard, nous dit qu’il les trouva ainsi, l’un près de l’autre, Hadès respectant le chagrin et la révolte de Koré, respectant même sa fleur. Il attend. Il sait qu’il faut à sa compagne laisser le temps de se détacher de la Mère. Il sait qu’elle sera à lui un jour, il a le magique pépin de grenade 610 . Il sait qu’il faut lui laisser le temps d’émerger de son merveilleux Narcisse a cent têtes (le Double imaginaire)2 pour advenir à son Complémentaire, le Seigneur de l’Erèbe. Il sait que Koré doit advenir à Perséphone (le Double imaginal)3 . Et il attend, près d’elle, allongé, patient, conciliant lorsque Hermès vient lui proposer le marché de Zeus. C’est alors qu’il use de son pépin magique. Métaphore de l’acte sexuel génital ? Même pas. Pas seulement en tout cas. Mais, encore, persistance de l’éros cannibalique en la phase génitale. Phoné, en grec, signifie meurtre, carnage, sang — ou victime à tuer. Derrière le génital se profile toujours l’omophagie et le diasparagmos. Que jamais l’on ne perde de vue ce fait capital. Le génital contient l’anal esclavagiste et l’oral cannibalique, plus ou moins bien métamorphosés (dans le crossing-over ). En ce mythe de Déméter-Koré-Hadès, la métamorphose, il faut le dire, est particulièrement bien réussie. Son épreuve omophagique et diasparagmique se réduit à avaler — à son insu — le pépin du Seigneur ténébreux ; c’est-à-dire a intégrer — oralement — le masculin qui doit en elle advenir, l’Animus imaginal, à la place même du Double narcissique (imaginaire) pour qu’enfin, au-delà de la fusion-confusion dans la Mère et le Double imaginaire, advienne, avec le masculin (Animus), le grand Autre. Jusque-là Koré n’est que Mère et Double narcissique. Elle s’aime à travers sa mère, dans le Même  — le Double. Et forcément, cet amour s’enracine, par définition, dans l’oralité (nourricière, omophagique et diasparagmique) et l’analité (manichéenne, esclavagiste, tyrannique) ; dans l’amour-besoin et dépendance. L’accession au Double narcissique est déjà un grand pas dans la conquête du Sujet. C’est la reconnaissance de soi dans le miroir de l’Autre — le stade du miroir de Wallon-Lacan, la paroi de la caverne aurignacienne. Mais un pas de plus lui est demandé, reconnaître aussi, au-delà du Même et du Double, l’Autre et le Complémentaire. Le père est généralement pour sa fille le support objectif concret de cette épiphanie de l’archétype Animus. En ce mythe, le père Zeus est lointain, inexistant pour sa fille Koré, uniquement élevée par sa mère Déméter en un véritable gynécée (la plaine de Nysa, avec les filles d’Okéanos). Aucun mâle dans les parages. Alors celui-ci surgit (s’épiphanise, se « théophanise ») des entrailles même de la Terre-Mère. Il reste forcément un Seigneur chthonien en lequel Koré devra, nolens volens, reconnaître le dieu mâle qui la fécondera — de son « pépin », le hieros-logos, le Logos spermaticos. Elle mentira même à sa mère, jalouse. Elle lui assurera que Hadès le lui a fait avaler de force — l’a violée. Et là, nous avons une magnifique illustration du phantasme du viol par le père — ou l’adulte — chez la petite fille. Mais ici, on le voit nettement, il ne s’agit pas du père et pas seulement non plus de l’oncle paternel mais bien de son Animus, de son masculin qui, en elle, fait irruption dans le Narcisse même (Double imaginaire) et la ravit à sa mère et à son Double. Ce Double, il ne disparaît pas complètement bien entendu, pas plus que la mère. En ce Double idéal imaginaire, c’est Perséphone, reine des enfers (Double imaginal) qui apparaîtra, face à son Complémentaire (Animus) — pas très idéal encore ici —, le roi des enfers. Celui-ci le lui déclare sans ambages : « Va, Perséphone, auprès de ta mère voilée de noir ; mais garde en ta poitrine une humeur et un cœur sereins. Ne te désespère pas trop. C’est inutile et vain. L’époux que tu auras en moi n’est point indigne de toi parmi les Immortels : je suis le propre frère de Zeus le Père. Quand tu seras ici, tu règneras sur tous les êtres qui vivent et qui se meuvent ; tu auras les plus grands Privilèges parmi les Immortels, et ils seront toujours châtiés ceux qui te feront l’injure de ne pas se concilier ton cœur par les pieux sacrifices et les offrandes qui te reviennent. » On le voit, c’est le Complémentaire idéal, le Père Zeus, inclus dans
Double narcissique — auprès de la Mère idéale Déméter 611  — qui doit mourir ici pour qu’advienne le Complémentaire individualisé, individué, imaginal, le grand Autre et l’Animus. Koré Pourra alors s’identifier à la reine Perséphone (Double imaginal) et intégrer (réaliser, incarner en elle-même et à travers Hadès) son Complémentaire, qui ne sera toujours qu’un frère « inférieur » du Père qui est dans les Cieux, dans l’Olympe inaccessible. De la même manière que la reine des enfers, Perséphone ne sera toujours qu’une sœur « inférieure » de la Mère qui est dans les Cieux, dans l’Olympe inaccessible. Mais à partir de cet instant, papa et maman sont devenus pour l’enfant tels qu’en eux-mêmes ils sont — de pauvres mortels, « race débile des hommes », dira Hermès à Hadès —, tandis que Père et Mère de la syzygie primitive pré-cosmo-anthropogonique engloutissante — fusionnelle 612  — se transportent dans les Cieux olympiens où ils forment la syzygie eschatologique du plérôme de la Communion des Saints (l’Agapé), vers laquelle, de notre enfer, devenu enfer de résurrection (pour Osiris et pour Perséphone, c’est-à-dire pour le garçon et pour la fille), nous allons tendre de tout notre être spirituel, de toute notre âme (Anima et Animus). Logos hystericos et Logos spermaticos sont désormais liés pour le meilleur et pour le pire. A Osiris, son Anima de deuxième naissance apporte une possibilité renouvelée de résurrection — perpétuelle 613 . A Perséphone, son Animus de deuxième naissance apporte une possibilité renouvelée de fécondation — perpétuelle613 . Hieros-gamos, hieros-logos, hermaphrodites de deuxième naissance, tendant vers la syzygie de deuxième naissance — Soi « grandiose » eschatologique, différencié, individualisé et m ’individualisant, m ’individuant ; au-delà de papa et maman (que je suis devenu d’ailleurs, généralement) et à l’autre extrémité, inversée, du schéma du développement, dans la Lumière (Conscience) de l’Amour et du Verbe — hieros-hystericos, hieros-spermaticos. De la Parole d’Amour du Proche (Eros) à la Parole d’Amour du Prochain (Caritas) ; de la Parole d’Amour du Prochain à la Parole d’Amour universel et cosmique (Agapé).
Voilà vers quoi tendait ce mythe — comme tous les autres que nous avons rencontrés. Voilà vers quoi aussi nous conduit le mythe christique. Voilà vers quoi nous tendons tous, ou presque, du plus profond de notre enfer — pulsionnel. Et qu’importent, à la limite, les schémas de développement que la vie, les époques, les lieux, les événements... nous proposent. Toutes les voies sont bonnes pourvu qu’elles mènent au Père et à la Mère — ne la laissons pas en chemin, celle-là ! — dont le royaume n’est pas de ce monde (l’imaginal).
Cela, les Grecs l’avaient bien senti en ce mythe de développement de la fille par rapport à la mère. Et ici, comme en les autres mythes où il s’agissait au premier chef de la différenciation du fils et de la mère, les deux sexes pourtant s’y retrouvent, tant ce qui compte en ces schèmes de développement, c’est l’âme, Animus et Anima. En tous ces mythes, elle est au cœur même du schème dans sa bipolarité sexuée. En le mythe osirien, les filles et les femmes s’identifiaient à Isis. En le mythe perséphonien, les garçons et les hommes s’identifiaient à Hadès. Un Point c’est tout.
Certes, ces mythes sont des étapes sur la voie de l’humanisation sapiens-sapiens (individuation). La puissance castratrice de la mère Déméter, stérilisant l’univers en son chagrin divin, lui Permet de récupérer sa fille les deux tiers de l’année et, ainsi, de la réinclure pour ce temps dans la syzygie fusionnelle précosmogonique. Mais il faut voir là aussi le fait que nous ne sommes pas de « purs esprits » et que le pulsionnel syzygique de l’Age d’Or pré-cosmo-anthropogonique nous est nécessaire. Et si nous ne l’exigeons que les deux tiers de l’année, ce n’est déjà pas si mal. En outre, en ce retour de Perséphone auprès de sa mère, olympienne désormais, il y a déjà l’aurore de la syzygie eschatologique individuée.
4. LES MYSTÈRES D’ELEUSIS 614
Les fouilles archéologiques ont montré, à Eleusis, près du sanctuaire, au « saillant de la colline » les vestiges d’une citadelle mycénienne qui fut certainement le château de Chéléos et Métanire mentionné dans les Hymnes  : au bas de cette éminence, une nécropole dont une tombe voûtée a permis la découverte de céramiques mycéniennes et même pré-mycéniennes. Il y avait là aussi un sanctuaire en terrasse artificielle, remontant au IIIe millénaire avant notre ère. A cinquante pas vers l’Ouest, deux grottes associées au culte de la divinité agraire pré-hellénique 615 . Devant elles, un temple fut construit bien plus tard consacré à Pluton (Hadès) ou à Triptolème 616 (auquel Déméter confia le rituel et, d’abord, la manière de cultiver l’orge, l’épéautre et le blé).
Il apparaît comme très vraisemblable qu’un temple à Déméter a été effectivement édifié au début du VIIe siècle sur le « saillant de la colline » qui surplombe la grande grotte, près de la Fontaine fleurie (le Puits de la Vierge de l’Hymne). C’est en ce siècle qu’Eleusis fut incorporée à l’Etat attique (Athènes) et c’est alors que le premier bâtiment des Mystères fut édifié sur la terrasse avec un puissant mur d’enceinte — véritable monument forteresse dont la façade principale faisait face à la mer. Ce bâtiment fut ensuite remanié et agrandi à plusieurs reprises si bien que l’on arriva à un enchevêtrement considérable, labyrinthique, des salles des Mystères, les Propylées. En 479, ce sanctuaire fut incendié et ravagé par les Perses. Mais le bâtiment principal, le télestère, fut restauré immédiatement afin que les mystères puissent être célébrés sans solution de continuité. Ensuite, le sanctuaire fut reconstruit par étapes (Cimon, Ictinos, Périclès) et encore agrandi par Lycurgue au IIIe siècle, puis par les Romains Hadrien et Antonin (le Pieux). Trois mille fidèles pouvaient y contenir dans le seul amphithéâtre et c’est au centre « très sacré » de celui-ci — l’anaktorou (temple) — qu’avaient lieu les cérémonies mystiques. Au-dessus, le toit était ouvert (apaïou) concentrant la lumière sur les mystères.
Ces Mystères occupaient un nombre considérable de prêtres et fonctionnaires dont les fonctions principales étaient héréditaires (Eumolpides et Céryces furent les familles les plus spécialement concernées). C’étaient des familles sacerdotales en lesquelles l’Etat n’avait rien à voir. Les deux fonctions principales : hiérophante et dadouque étaient dévolues aux représentants les plus éminents de ces familles. Au hiérophante, le mariage était interdit et il était hiéronyme (nom sacré, interdit à prononcer), vêtu d’une longue robe drapée, d’une casaque à larges manches, une haute écharpe enserrant sa tête et au-dessus, une couronne de myrte sur les cheveux longs et flottants. Le dadouque était son « vicaire » et ils veillaient sur l’organisation générale des mystères, notamment sur les prêtres instructeurs, les mystagogues. Parmi les attributions particulières du dadouque, il y avait le port des torches (comme Déméter et Hécate dans l’Hymne ). Enfin, il faut signaler que, si au début des Mystères, pendant les Thesmophories d’automne (des semailles) notamment, seules les femmes avaient le droit d’y assister, plus tard, chaque hiérophante masculin était accompagné de deux hiérophantes féminins et le dadouque masculin doublé d’un dadouque féminin. Après ces deux hauts dignitaires ecclésiastiques venait le héraut sacré (hiero keryx) également élu à vie dans l’une des deux familles (les Céryces ici, comme le dadouque). Enfin venait l’épibomios, le prêtre de l’autel. Un texte d’Eusèbe compare les hiérophantes à Zeus et Déméter-Koré, les dadouques à Hélios (Soleil), le héraut à Hermès, le prêtre de l’autel à Séléné (Lune) et les mystes aux étoiles.
Mais il y avait aussi la prêtresse particulière de Déméter-Koré, logée dans le sanctuaire, et qui représentait Déméter dans les Mystères. C’est elle qui présentait au myste le fameux breuvage sacré demandé à Métanire par Déméter : le kykéon  — et, sans doute, se prêtait au hieros-gamos.
Il existait le directoire des exégètes pris dans la famille des Eumolpides, veillant à la forme du rituel et à l’administration du temple.
A côté, le comité des fêtes s’occupait de cette organisation considérable et notamment des animaux sacrificiels — les porcs notamment.
Quand Eleusis devint une province d’Athènes, les magistrats de la capitale entrèrent dans le cénacle éleusinien : l’archonte-roi, archon-basileus, assurait le pouvoir policier suprême pendant les fêtes, assisté de quatre épimélètes (ceux qui ont soin de).
Les Mystères — Thesmophories 617  — comportaient deux grands moments essentiels : les Petits et les Grands Mystères. Les Grands étaient eux-mêmes subdivisés en deux degrés. L’initié s’appelait myste, jusqu’au deuxième degré, puis épopte (celui qui « voit ») au troisième degré (deuxième degré des Grands Mystères).
a. Les Petits Mystères avaient lieu au printemps (mois d’anthestérion, fin février, début mars), au moment où les champs d’Attique reverdissaient.
C’est à Athènes qu’ils se tenaient — à Agra, un faubourg — dans un temple de Déméter-Koré. Ils consistaient surtout en cérémonies d’ablutions et de purifications de tous ordres. Et ce qu’il y a de particulier, c’est que ces Petits Mystères purificateurs s’adressaient plus à Dionysos-Zagreus, fils de Zeus et de Perséphone sa fille 618 . C’est sous la forme d’un serpent que Zeus s’unit à sa fille et il en naquit ce Dionysos-Zagreus que Zeus confia à Apollon et aux Curètes pour le soustraire à la colère d’Héra son épouse jalouse. Mais Héra sut le découvrir et elle chargea les Titans de l’enlever. C’est là que Dionysos, pour tenter de leur échapper prit les formes successives de taureau, chèvre, bouc, etc. mais en vain. Les Titans le dépecèrent sous forme de taureau et le mangèrent, mi-cru, mi-cuit dans un chaudron. Vous voyez que le mythe de Déméter-Koré inclut l’omophagie et le diasparagmos. Un diasparagmos qui s’achemine d’ailleurs vers le « cuit » 619 . Athéna-Pallas qui veillait aussi sur Dionysos put néanmoins en sauver le cœur, qui battait encore. Quelques débris furent recueillis par Apollon qui les enterra près du trépied pythique de Delphes. Néanmoins, Zeus très touché de la mort de ce fils rassembla les morceaux et le reconstitua, à partir du cœur encore battant. Dans une autre version, Zeus fit absorber le cœur vivant de Dionysos à Sémélé — fille de Cadmos et d’Harmonie — dont il était amoureux à l’époque et, la fécondant de la sorte, celle-ci enfanta du « second Dionysos ». Une autre version encore nous raconte que c’est Zeus lui-même qui mangea le cœur de son fils (Iacchos) avant d’engendrer Dionysos avec Sémélé 620 . Enfin, d’autres versions font de Iacchos (Zeus, Zagreus, Dionysos, Bacchos 621 ) un fils de Déméter accompagnant sa mère dans sa quête de Koré-Perséphone. Ce n’est pas tout d’ailleurs. D’autres fois, Iacchos passe pour le mari de Déméter, ou encore le fils de Dionysos en personne et de la nymphe Aura qui eut de Dionysos deux enfants jumeaux, mais dans sa folie (mania) elle en dévora un. Le deuxième, Iacchos, fut sauvé par une autre nymphe et confié aux Bacchantes d’Eleusis qui l’élevèrent. Aura, prenant conscience de son horrible geste se jeta dans le fleuve Sangarios — celui de Nana et d’Agditis. Ce sont les mystères orphiques qui, notamment, amenèrent toutes ces variations mythiques. Elles sont importantes à nous montrer la kaléidoscopie de ce psychisme naissant, encore très labile, qui se reflète dans la syzygie primitive confusionnelle, contenant à l’état de magma informe les pulsions et les objets partiels (corps et monde morcelés) dans le chaudron des Titans — les six fils, dont Kronos, d’Ouranos-Gaîa. L’on y voit la difficulté à dégager une forme, une personnalité, un nom, une filiation, une succession, un temps linéaire térébrant dans le temps circulaire engloutissant. Ainsi avons-nous plus haut défini la syzygie primitive puis eschatologique, réunion confusionnelle combattante des deux principes mâle-femelle, père-mère, masculin-féminin, Animus-Anima, Khristos-Sophia 622 .
C’est cela même qui se jouait en ces soi-disant « Petits » Mystères, avec la référence constante aux Bacchantes d’Eleusis, c’est-à-dire à l’omophagie et au diasparagmos des possédées de Dionysos. Eschyle, d’ailleurs, nomme Zagreus un « Zeus souterrain » et l’assimile à Hadès, les deux frères dès lors ennemis. Le Iacchos des « Petits » Mystères d’Eleusis est représenté comme un jeune adolescent, portant une torche et guidant en dansant la procession des mystères. Il est en effet le jeune Animus de ces « dames » en lequel — selon l’orphisme d’ailleurs — devront se résoudre les éléments titaniques (« agditiens ») de la syzygie primitive. Il s’agissait en fait d’une bacchanale « contrôlée » et destinée à la catharsis (purification) des pulsions partielles orales et anales — et génitales. Il est là, non plus le dieu extatique, orgiaque, ménadique, corybantique négatif, mais le même dieu, finalement, dans son versant positif d’enfant divin, de Puer Æternus, de Grain renaissant, après les mois de mort et de pourrissement chthoniens. Il est d’ailleurs aussi représenté reposant, enfant, dans un « van pour les grains » (liknon) et on l’appelait alors Liknitès. Il est le dieu re-né de la syzygie primitive sado-masochiste, point de départ d’un nouveau cycle. Il est en somme celui qui deviendra Zagreus (Zeus souterrain, Hadès, l’Animus de Perséphone).
b. Les Grands Mystères se déroulaient aux semailles d’automne pendant le mois de boédromion (octobre). Ils partaient aussi d’Athènes et, en procession, se dirigeaient vers le sanctuaire d’Eleusis.
Les mystes — issus des Petits Mystères du printemps, parfois à plusieurs années d’intervalle — étaient d’abord tenus à un jeûne, une abstinence et probablement une insomnie relative de neuf jours. Les neuf jours de recherche de Koré par sa mère pendant lesquels elle n’absorba ni ambroisie, ni nectar ; ni ne prit bain, ni repos. Cette préparation, commune à tous les mystères, avait pour but de mettre le myste en état crépusculaire oniroïde, et donc réceptif à l’enseignement et aux « visions Ce sont les mystagogues qui les préparaient. Il faut aussi voir en ce rituel cathartique, la purification définitive — après les petits mystères — des pulsions partielles orales, anales, génitales. D’ailleurs, si les péchés étaient particulièrement lourds — donc il y avait confession — les mystes étaient soumis au jugement des épimélètes — et à leur pénitence.
La fête commençait le 13 boédromion. Des hérauts spéciaux, éphèbes, allaient chercher à Eleusis les instruments sacrés du culte qui étaient conduits le lendemain en procession solennelle à l’Eleusinion (temple de Déméter). Le 15, tous les mystes étaient rassemblés sous les colonnades du marché où l’archon-basileus prononçait un sermon, invitant notamment les impurs et les barbares à se tenir à l’écart. Il était suivi par les sermons des hiérophantes et dadouques.
Le 16, retentissait l’appel : « Mystes à la mer ! » C’est là que le porcelet sacrificiel était conduit par chaque myste à la mer afin qu’il y soit purifié.
Suivaient alors des jours de fête à l’Eleusinion. Le 17 était notamment le jour des offrandes de l’archon-basileus, puis des épimélètes, à la déesse. Et la dernière journée à Athènes était consacrée aux divinités épidauriennes, Asclépios et son aréopage. C’est là que les guérisons miraculeuses avaient lieu — comme à Lourdes 623 .
Le 19 boédromion, enfin, avait lieu le départ d’Athènes pour Eleusis, par le Col sacré — et la Voie sacrée, dallée sur 4,7 mètres de large. Une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes y participait, se rassemblant sur l’agora et entonnant un chant en l’honneur de Iacchos. Chaque myste avait la tête couronnée de myrte. Tous les « mystes de Iacchos » devaient aller à pieds. Son image 624 était portée en tête de la procession. Aux côtés du porteur, marchaient deux prêtres symbolisant les gardiens de Iacchos enfant dans la plaine de Nysa, ainsi que la prêtresse sa nourrice (kourotrophos). Ces trois personnages portaient les jouets du dieu : un dé, une toupie et une balle 625 . Venait ensuite le coffret sacré de Déméter porté par le kistophoros. A côté, le porteur du van mystique (liknophoros), berceau de Iacchos, contenant les objets sacrés dont la vue était interdite. A côté encore, le porteur d’une autre corbeille (kalados) contenant les prémisses de la récolte. Venaient ensuite les prêtresses de Déméter-Koré, les hiérophantes, les dadouques et les autres dignitaires du culte. Enfin la foule des mystes et les fidèles. Cette procession mettait la journée entière pour parcourir les vingt kilomètres séparant Athènes d’Eleusis, car les heures étaient scandées par des chants, des hymnes, des prières, des purifications dans les ruisseaux rencontrés. Au « Château de Crocon » (roi de légende, fils de Triptolème), les mystes s’entouraient de bandes de laine écarlate le pied gauche et la main droite — opération de purification. Les vêtements des fidèles étaient ceux de tous les jours ou même des vêtements de deuil plus ou moins déchirés. Le soir, en arrivant au pont qui franchit le Céphyse, on se laissait aller aux « géphyrismes » (géphura, pont), c ’est-à-dire aux plaisanteries et bouffonneries au cours desquelles les notables n’étaient pas épargnés.
La nuit qui suivait était encore consacrée à Iacchos, qui conduisait les danses sacrées durant la majeure partie de la nuit, dans l’enceinte du temple et dans la campagne environnante, torches en main. En somme une bacchanale mystique. « Debout ! Brandissant la torche ardente, Iacchos se montre. C’est l’étoile de lumière qui apporte les clartés du jour en cette nuit sacrée. La prairie devient resplendissante. Le vieillard retrouve sa souplesse ; il rejette ses soucis, et la gêne des années disparaît pour lui dans les transports de la fête sacrée ! Le flambeau en main, conduis, ô Bienheureux ! le cortège de la jeunesse prête pour la danse 626 . »
Et tout à coup, aux éclats de la bacchanale, succède la consternation. Déméter a perdu sa fille et les bacchants — les mystes — errent maintenant en quête de Koré, en criant de douleur.
Mais le héraut apparaît, annonçant que Hélios a révélé à Déméter où se trouve la jeune fille. La gaieté reprend alors avec les chants et les danses.
Le 20 boédromion était une cérémonie solennelle d’offrandes aux deux déesses.
Le 21 était le jour de l’initiation au premier degré des grands mystères. Elle commençait par une importante scène de purification dans le bassin du vestibule du temple — un baptême. Le myste, le corps penché en avant, est aspergé par un prêtre ou une prêtresse. Sa tête est ensuite recouverte d’une étoffe et il est conduit dans le sanctuaire où on l’assoit sur une peau d’animal. Une prêtresse élève le van mystique au-dessus de sa tête. Clément d’Alexandrie — toujours lui —, probablement ancien initié, nous livre — malgré le secret — un formule sacrée des mystères : « J’ai jeûné, j’ai bu du breuvage mélangé [kykéon ], j’ai pris dans le coffret, je l’ai manié, puis je l’ai placé dans la corbeille et de la corbeille dans le coffret. » Le jeûne de neuf jours, nous le connaissons, le kykéon aussi, qui devait comporter du pavot, c’est-à-dire de l’opium, pour aider les visions. Il était un repas sacramentel qui permettait d’entrer en contact avec le corps de la divinité, une eucharistie. Après quoi, le myste pouvait voir le contenu secret du coffret de la déesse, le prendre, le placer dans la corbeille et de là le remettre dans le coffret. Ce coffret était le cœur même des Mystères. Le plus ancien que nous connaissions est en bois, le kibotos. Il était le tabernacle des mystères, le lieu où les déesses de la vie avaient leur habitat, dans le monde « inférieur. ». A lui seul il était une vulve, le giron de la Grande-Déesse. Ce qui le prouve, c’est qu’à l’intérieur de ce coffre, l’on a retrouvé des représentations vulvaires — comme dans les mystères cabires, l’on y trouvait un phallus dont le contact permettait aux mystes d’entrer en contact direct avec le dieu chthonien. De même, dans les mystères de Dionysos où un phallus se dresse sur une corbeille de fruits. Pour le myste préparé, la vue puis le contact, puis le passage au « panier » et du panier à nouveau dans le coffre, constituaient la découverte et la communion avec l’arcane du monde souterrain de la vie et de la mort. Certains auteurs pensent qu’un hieros-gamos se pratiquait là, en introduisant le pénis du myste dans la vulve de Déméter. C’est possible, comme il est possible que les mystes féminins fussent pénétrées par le phallus d’Hadès (Iacchos, Zagreus, Dionysos...). Qu’il y ait eu ou non passage à l’acte symbolique, selon les époques, ou les lieux — Déméter avait de nombreux autres temples —, peu nous importe. A l’arrière-plan, nous savons bien que ce passage à l’acte était là, transgression sacrificielle de l’inceste par la Loi, dans la Loi, pour qu’advienne parthénogénétiquement la renaissance. Alors seulement le myste participait de l’existence divine de Déméter. Par Origène — ou Hippolyte — nous savons que le hiérophante s’écriait alors : « La Magnifique a donné le jour à un enfant sacré ; Brimo (a engendré) Brimos. » Quelles étaient ces divinités, « la Redoutable » et « le Redoutable » ? Probablement Déméter elle-même dans sa forme archaïque dévorante et Hadès (Iacchos, Dionysos) dans sa même forme également archaïque. Ces vieilles dénominations liturgiques ont été conservées dans la liturgie plus récente, bien qu’ayant perdu de leur virulence primitive. Néanmoins, il est probable que le contact direct avec le sacré féminin profond (mysterium tremendum de R. Otto 627 ) devait provoquer chez le myste préparé toutes les vieilles épiphanies (apparitions) de ce sacré terrifiant ; c’est-à-dire une descente aux enfers de damnation (Duat égyptienne ou Tartare ici). Avant de pouvoir atteindre les enfers de résurrection de Perséphone-Hadès, les champs Elysées, il fallait qu’il se réconcilie avec ses plus archaïques structures infernales de destruction.
Enfin, le hiérophante saisit deux vases et arrose le sol une fois vers l’Occident, une fois vers l’Orient, en prononçant des paroles liturgiques et finit en aspergeant le myste.
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Quant au deuxième degré des Grands Mystères, il fallait encore un an de préparation au myste admis au premier degré. Mais il suivait, pour les mystes préparés, les cérémonies du premier degré, c’est-à-dire les nuits — toujours la nuit — après le 21 boédromion. Des mots de passe transmis lors des deux premiers degrés permettaient aux futurs époptes (voyants) de se faire reconnaître. Aristophane nous a conservé l’une — trop courte — des prières qui y étaient récitées : « O Déméter, toi qui as éduqué mon esprit, fais que je puisse devenir digne de tes mystères. » Le kykéon était absorbé à nouveau 628 et le mimodrame mystique commençait, suivant les thèmes des Hymnes de Déméter, accompagné de chants, d’hymnes, de prières, de danses et d’épreuves visionnaires plus ou moins hallucinantes. Comme la Nuit mystique de Jean de la Croix, chaque partie de la nuit devait avoir ses caractéristiques : — la montée de la Ténèbre, c’est-à-dire la Kathodos, la descente aux enfers, avec Koré ; — la Ténèbre de minuit, c’est-à-dire le séjour de Koré auprès de Hadès ; — la Ténèbre de l’aube, c’est-à-dire la remontée des enfers (Anodos).
A ce moment, l’on éteignait les torches. Le Télestère était plongé dans la Ténèbre blafarde de l’aube naissante, encore lunaire, bientôt solaire. C’est à ce moment précis qu’avait lieu le hieros-gamos du hiérophante et de la prêtresse logée au temple — probablement hiérodule — Ce hieros-gamos était-il aussi pratiqué par les époptes ? Symboliquement en tout cas, oui.
Quand la lumière solaire déferlait sur les époptes, le hiérophante se saisissait du coffret-tabernacle et en découvrait le contenu aux époptes. Ce n’était plus une vulve — ou un phallus — mais un puissant épi de blé mûr, fruit de la Terre-Mère et de son Phallus fécondant, symbole du fruit épanoui : végétal, animal, humain — et spirituel. N’oublions pas que les richesses de Pluton-Hadès, l’étalon-or, c’était alors le grain ; l’or des alchimistes de l’époque. Déjà, en Egypte, les épis sortant du corps reconstitué d’Osiris symbolisaient cette métamorphose ; mais ici, à Eleusis, les arcanes de cette transformation prenaient leur pleine et totale valeur. L’épi de blé était le Iacchos (Puer) mûri. Il était la Koré renaissant en Perséphone et régénérant sa « vieille » mère vêtue de noir, Déméter. Le fruit même du hieros-gamos qui venait d’avoir lieu, symbolisé dans les Hymnes par l’absorption par Koré du « pépin » de grenade d’Hadès, tel était cet épi... Le signe même de la résurrection de l’épopte, l’Hermaphrodite rené. « Heureux, nous dit Pindare (Ve siècle), celui qui a vu ces choses avant de descendre aux régions inférieures : il connaît la fin de la vie, et il connaît aussi le commencement de cette vie qui est le don de Zeus. »
On ne peut mieux exprimer que « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » ; ce qui est au commencement comme ce qui est à la fin. Seule notre « vision » (époptie) en a changé. Mais la syzygie — la conjonction — est la même.
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Pour illustrer ce phénomène majeur, c’est à une fiction issue de la physique relativiste que je vais demander, sinon une explication, en tout cas l’exemple d’un phénomène avoisinant 629 . Supposons des cosmonautes capables d’accélérer en permanence à l’accélération g qui règne sur la terre (9,808 m/ss au niveau de la mer à la latitude de Paris). Ils ont un vaisseau spatial adapté à cela et ils décident de se rendre ainsi sur une planète de la galaxie Andromède par exemple, située à peu près à deux millions d’années-lumière de notre Terre (soit dix-mille milliards de kilomètres). Cinq minutes après le départ, ils auront atteint la vitesse de 10 000 km/h et seront à 1 350 km de la Terre. En une heure, ils atteignent 130 000 km/h et sont à près de 100 000 km de leurs compatriotes. Quelques minutes plus tard, ils franchissent l’orbite lunaire, à 380 000 km de la Terre. A la fin de la première journée ils volent à plus de trois millions de km/h. Ils approchent de Mars. En une semaine ils ont franchi l’orbite de Pluton et quitté notre système solaire, à plus de cinq milliards de km de leur planète de départ, à la vitesse de 20 millions de km/h. En huit mois ils atteignent 650 millions de km/h. Ils ne sont pourtant encore qu’aux deux-tiers de la vitesse de la lumière, pourtant, ils vont constater déjà des phénomènes étranges. Par exemple, ils constatent qu’ils ont apparemment franchi, contre toute attente, le quart du parcours Terre-Andromède. La galaxie visée n’est plus qu’à 1,5 millions d’années-lumière. Ils ont franchi en huit mois cinq cent milles années-lumière alors que, même s’ils avaient volé en permanence à la vitesse de la lumière (300 000 km/seconde), ce qui est loin d’être le cas, ils n’auraient dû parcourir que huit mois-lumière... Surpris, nos cosmonautes tournent leurs calculs vers la Terre pour voir à quelle distance celle-ci se trouve d’eux. Stupéfaits, ils constatent que leur planète-mère est toute proche, bien plus proche qu’elle ne devait l’être en huit mois de navigation dans les conditions que nous venons de définir : elle n’est même pas à huit mois-lumière mais à une distance un quart plus courte justement.
Une conclusion, et une seule, s’impose, la distance Terre-Andromède s’est raccourcie : voler à deux-tiers de la vitesse de la lumière raccourcit les distances d’un quart. En effet, en relativité ni le temps, ni l’espace ne sont absolus. Plus la vitesse augmente et plus l’espace se raccourcit. Poursuivons le voyage. Au bout d’une année, nos cosmonautes atteignent presque cette vitesse indépassable de la lumière. Là les distances s’abolissent purement et simplement. Arrivés quasi instantanément à mi-distance Terre-Andromède, ils vont maintenant devoir opérer la manœuvre inverse, décélérer à l’ « accélération » g afin de parvenir à vitesse zéro sur la planète d’Andromède de leur choix ; et cela va demander encore un an. Conçus ainsi, tous les voyages interplanétaires — et intergalactiques — ne dureraient guère plus de quatre ans pour les confins du Cosmos 630 . Et il ne faudrait pas croire, comme on le raconte trop souvent après le fameux exemple du « voyageur de Langevin », que pendant ces deux ans la Terre aura vieillie de quatre millions d’années. Affirmer une telle chose, c’est, dans un raisonnement relativiste — que l’on vient de tenir — continuer à croire à l’espace absolu. Ni la Terre, ni les cosmonautes n’auront vieilli de plus de deux ans, seuls l’espace et le temps auront varié en fonction de la vitesse.
Ainsi en est-il de la « vision » de notre syzygie pré-cosmo-anthropogonique, cosmo-anthropogonique à ses différents niveaux, eschatologique enfin. Elle est toujours la même, comme notre vieille Terre, comme la galaxie Andromède, pour nos cosmonautes. Ce qui a changé c’est la fibre même, le tissu qui relie ces deux éléments intergalactiques, l’espace-temps. Ce qui a changé, c’est notre relation à la syzygie. Comme les cosmonautes, il nous a fallu décoller de la Terre-Mère, nous arracher à son attraction universelle, prendre l’accélération compensant exactement cette force d’engluement. Emerger du champ gravitationnel terrestre, dépasser l’orbite lunaire, atteindre respectivement celles de Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune et Pluton — vous voyez que nous ne quittons pas la mythologie ! Nous voici hors de notre système solaire, à plus de cinq milliards de kilomètres de notre Terre-Mère. Nous y avons mis une semaine. Nous avons, environ, un an et demi d’âge à ce moment-là. En huit mois, nous atteignons les deux-tiers de la vitesse de la lumière et les distances se raccourcissent d’un quart. Nous avons quarante-huit ans déjà. C’est l’âge où, normalement, nous devrions avoir amarré les « imaginaux » P’2-P2. Il ne nous reste plus que quatre mois, c’est-à-dire vingt-quatre ans, pour atteindre la vitesse de la lumière, le point où l’espace et le temps s’anéantissent... dans la Lumière — ou dans l’Ombre ; à nous de choisir !