IV. UNE RÉSILIENCE INTÉRIEURE POUR NE PAS S’EFFONDRER

Notre planète dispose de ressources limitées. Elle n’est pas la seule: notre corps et notre résistance morale aussi. Pour être franc, toutes les mauvaises nouvelles du monde – prises ensemble et bien comprises – sont extrêmement dures à avaler. Face au désastre à venir, ressentir de la peur, de la tristesse ou de la colère est tout à fait fondé. Sachant qu’il y a de fortes chances que se produisent dans un avenir proche des pénuries d’énergie, des catastrophes climatiques et nucléaires, des effondrements de biodiversité et des famines, il est légitime d’arriver à ne plus croire en l’avenir. Cela va même plus loin: les idées d’Anthropocène et d’effondrement peuvent se révéler «toxiques»! À force de les côtoyer trop longtemps, notre santé physique et mentale peut vaciller. Nous en avons, hélas, chacun fait l’expérience…

Plonger dans l’ombre

Le bon sens veut que l’on évite de ressasser ces sombres pensées. C’est d’ailleurs ce que font la plupart des gens. Joanna Macy, écophilosophe spécialiste du bouddhisme et de la théorie des systèmes, dresse une liste des raisons qui nous poussent à refouler cette souffrance65. Tout le monde connaît cela: «Je ne veux pas déprimer mes proches», ou «Je veux juste profiter de la vie et être heureux», ou enfin «Je ne peux pas montrer que je suis fragile», etc.

Nous avons peur de plonger dans ces abysses, et c’est tout à fait normal. Parmi ces peurs, il y a la peur de souffrir (de se laisser emporter par une angoisse qui nous dépasse), la peur de désespérer (que la vie se vide de son sens et que l’on ne trouve plus de raison de vivre), la peur de paraître morbide (il faut se montrer «positif», sinon on croit qu’on va passer pour un «looser»), la peur de paraître ignorant (face à des experts qui nient les catastrophes à l’aide de chiffres savants), la peur de culpabiliser (car on participe tous, d’une manière ou d’une autre, à ce système toxique), la peur de provoquer de la détresse (pour épargner à nos proches un tel fardeau), la peur de paraître faible ou émotif (car, dans notre société, se laisser aller à ses émotions est considéré comme une faiblesse), ou la peur d’être impuissant (le sentiment d’impuissance est très toxique). À ces causes psychologiques s’ajoutent évidemment les campagnes de superficialités distrayantes des médias de masse, l’accélération de nos rythmes de vie, la compétition au travail, ou la dureté des relations sociales qui empêchent de se concentrer sur les grandes et profondes questions de la vie…

Le résultat? Un refoulement de masse dont les symptômes les plus fréquents sont l’incrédulité (les chiffres et les faits sont tellement incroyables!), le déni («Je ne veux pas savoir», «Ils nous trouveront bien quelque chose…») et le clivage (on continue tranquillement notre vie de tous les jours, mais une angoisse existentielle s’installe parce qu’on sait ce qui se passe)66. Le pire est que cela provoque des effets bien plus graves qui, à leur tour, renforcent ce refoulement: isolement, aliénation, dissonance cognitive, activités de compensation (alcool, drogues, sexe, etc.), syndrome du bouc émissaire, passivité politique, burn-out, sentiment d’impuissance, etc. Enfin, en évitant d’aller explorer ces «zones d’ombres», il est impossible d’aller de l’avant, c’est-à-dire imaginer un avenir, rebondir, s’adapter, survivre… et concevoir des mesures politiques qui s’inscrivent dans ce cadre catastrophique.

Certes, le déni est un processus cognitif salutaire qui permet de se protéger naturellement des informations trop anxiogènes, tristes, déprimantes, injustes ou insupportables, lesquelles sont très néfastes pour l’organisme si elles deviennent chroniques. Mais il n’est salutaire qu’à court terme! Car, à plus long terme, il empêche de voir les vrais problèmes et entraîne les individus et la société dans une direction totalement insoutenable. Dans la mesure où nous sous-estimons les effets à long terme des catastrophes, comme le souligne très justement le philosophe Clive Hamilton, «refuser d’accepter que nous allons affronter un avenir très désagréable [peut devenir] une attitude perverse67».

Avec le déni, non seulement nous repoussons le problème, mais – et c’est là le point important – nous empêchons le processus de résilience de se déployer. En effet, la résilience psychologique est une question d’expérience vécue, elle ne peut se développer qu’après avoir traversé des expériences traumatisantes. Si l’on ne fait pas d’expérience désagréable, il est impossible de connaître sa capacité de résilience. En fait, comme l’explique le philosophe et ancien trader Nassim Nicholas Taleb, si l’on vit confortablement sans jamais recevoir de chocs, on devient fragile et donc vulnérable. Si, au contraire, notre corps et notre esprit encaissent des coups, non seulement ils gagnent en résilience (ils apprennent à s’en remettre), mais ils se renforcent. C’est cette caractéristique, que possèdent les systèmes vivants, que Taleb nomme l’antifragilité68.

L’enjeu psychologique de la transition est donc, en plus de se préparer politiquement et socialement, de cultiver notre résilience intérieure, notre antifragilité, en anticipant les catastrophes, en acceptant leur inéluctabilité, et surtout en plongeant dans ces émotions «négatives» que nous cherchons à éviter. Il faudra passer par là pour aller de l’avant.

Comment vivre avec l’horizon d’un effondrement?

Les chemins à prendre seront nouveaux pour la plupart d’entre nous, et c’est ce qui explique que cette section soit si originale et si peu coutumière des écologistes, des activistes ou plus généralement des personnes qui agissent pour un changement social. Aujourd’hui, beaucoup d’écologistes ne veulent plus entendre de mauvaises nouvelles et ne se concentrent que sur les discours «positifs», arguant que les émotions «négatives» comme la peur ou la tristesse sont démobilisatrices. Nous pensons au contraire qu’il s’agit là d’une grave erreur stratégique, car «il est une vérité que beaucoup ne comprennent jamais avant qu’il ne soit trop tard: plus vous essayez d’éviter de souffrir, plus vous souffrez» (Thomas Merton)69.

En tout premier lieu, ce qui est fondamental, nous dit Joanna Macy, c’est «l’acte de courage et d’amour que nous posons quand nous osons regarder notre monde tel qu’il est70». Voilà une proposition à l’eau de rose que certains trouveront naïve. Pourtant, c’est bien du courage qu’il faut pour oser regarder les mauvaises nouvelles en face, avec les yeux grands ouverts, afin de se préparer à la certitude de catastrophes et, paradoxalement, à l’incertitude de ce que nous allons subir.

Ensuite, comme le propose le philosophe Jean-Pierre Dupuy, il faut se préparer à la certitude d’un effondrement pour pouvoir avoir une chance de l’éviter71 (ou au moins d’en atténuer les effets). Ce que nous suggérons donc pour stimuler la résilience intérieure, ce n’est ni plus ni moins que d’aller côtoyer le pire de manière préventive afin de stimuler nos capacités d’antifragilité.

Depuis plus de trente ans, Joanna Macy conçoit et anime des ateliers destinés aux activistes écologistes à la limite du burn-out, celles et ceux qui côtoient le désespoir car ils sont en contact avec les pires mauvaises nouvelles du monde: accidents nucléaires, déforestations, pollutions, catastrophes climatiques, etc. Cette pratique (ces ateliers), qui autrefois s’appelait le «travail sur le désespoir» et s’intitule aujourd’hui le «Travail qui relie72», est une manière bien cadrée (et rodée) d’accueillir les émotions, de faire un travail de deuil, et plus généralement de recréer du lien, afin de pouvoir «aller de l’avant» et d’entamer le «grand tournant» qui attend notre génération. Ces quelques points ne résument pas du tout l’immense richesse des ateliers de Travail qui relie, mais ils nous paraissent essentiels pour aborder de façon succincte la question de la transition.

Accueillir les émotions

La première étape du Travail qui relie est d’arriver à ressentir de la gratitude. Car celle-ci s’apparente à un mélange de merveilleux, de remerciement et d’appréciation de la vie (selon le psychologue Robert Emmons). Ressentir de la gratitude est l’un des meilleurs moyens (et des plus faciles) de se sentir mieux immédiatement, comme nous le montrent toutes les grandes pratiques méditatives. C’est comme se mettre une bouée psychologique qui constituerait une «alternative rafraîchissante à la culpabilité ou à la peur comme source de motivation73», sans compter que «cela renforce notre résilience, et nous rend plus forts face à des informations perturbantes74». S’ancrer de prime abord dans la gratitude permet de mieux gérer la deuxième étape, c’est-à-dire l’accueil des émotions négatives…

Lorsque la planète, les êtres vivants ou d’autres humains subissent des assauts, nous «souffrons avec» eux. C’est la signification profonde de la compassion (souffrir avec), seuls les psychopathes y échappent. «Cette douleur est le prix de la conscience dans un monde menacé et souffrant.» Mais, ajoute Joanna Macy, «dans tous les organismes, la souffrance a une finalité: celle d’un signal d’alarme. Non seulement elle est naturelle, mais c’est une composante indispensable de notre guérison collective75». La clé n’est donc pas de refouler cette souffrance, mais de l’exprimer et de l’accueillir, pour aller de l’avant. Elle n’est pas le signe d’un dysfonctionnement, elle est au contraire la marque d’un organisme sain!

La douleur et la souffrance peuvent prendre différentes formes. «Les sentiments qui nous animent: peur à la perspective des souffrances qui attendent nos êtres chers, colère et rage face à l’absurde, culpabilité due à notre implication et à notre devoir de tenir notre rôle, et enfin le chagrin, la douleur par-dessus tout de devoir contempler une telle perte76…» Le Travail qui relie offre un cadre sécurisant pour faire sortir toutes ces émotions «négatives». C’est une manière de montrer au monde (et à soi) que nous prenons acte de ce qui se passe (des catastrophes), que nous y prêtons attention et que cela nous touche.

Partager cela avec d’autres personnes, en petits cercles de confiance, est une extraordinaire expérience. Tout à coup, on se sent beaucoup moins seul! Faire sortir toute cette rage et tout ce désespoir peut être libérateur, comme en témoigne le philosophe Clive Hamilton: «Pour une part, je me suis senti soulagé: soulagé d’admettre enfin ce que mon esprit rationnel n’avait cessé de me dire; soulagé de ne plus avoir à gaspiller mon énergie en faux espoirs; et soulagé de pouvoir exprimer un peu de ma colère à l’égard des hommes politiques, des dirigeants d’entreprise et des climato-sceptiques qui sont largement responsables du retard, impossible à rattraper, dans les actions contre le réchauffement climatique77.» Et Joanna Macy d’expliquer: «Notre douleur pour le monde provient de notre interdépendance avec le monde vivant. Lorsque nous entendons la Terre pleurer avec nous, nous libérons […] des canaux qui nous maintiennent connectés au monde qui nous entoure. Ces canaux fonctionnent comme un système racinaire, en nous donnant accès à une source de force et de résilience aussi âgée et durable que la vie elle-même78

Entamer un processus de deuil

L’accueil des émotions négatives peut être vu dans un cadre théorique plus large: celui d’un processus de deuil. En constatant et en acceptant l’effondrement prochain de notre civilisation, nous nous sentons obligés de faire le deuil de l’avenir que nous nous étions imaginé. C’est précisément cet avenir qui est mort et dont il faut commencer à accepter la perte. En effet, les catastrophes climatiques ou «la possibilité que le monde tel que nous le connaissons aille droit vers une fin horrible79» sont des choses très difficiles à accepter pour l’esprit humain. «Il en est de même de notre propre mort; nous “savons” tous qu’elle va survenir, mais ce n’est que lorsqu’elle est imminente que nous nous confrontons au sens véritable de notre condition de mortel80.» Cela prend du temps, plusieurs mois, plusieurs années… le temps d’une «transition intérieure».

Le processus de deuil traverse différentes étapes, selon le modèle bien connu établi par la psychologue étasunienne Elisabeth Kübler-Ross: le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. Ce sont justement ces émotions qui ressortent le plus fréquemment dans les ateliers du Travail qui relie, ou même aux conférences/débats sur l’effondrement. Les moments de témoignage et donc de partage d’émotions sont essentiels pour permettre aux personnes présentes de se rendre compte qu’elles ne sont pas seules à ressentir ces émotions et à affronter ce genre d’avenir. C’est une étape essentielle du deuil: se sentir soutenu, se sentir moins seul. «Quand la mémoire ne sert qu’à retenir la blessure, elle empêche la résilience, nous dit Martine Lani-Bayle mais, quand notre entourage nous propose un lieu de parole, nous pouvons partager notre émotion douloureuse. Non seulement nous ne sommes plus seuls au monde, mais, pour communiquer, nous devons choisir les mots, les images et les gestes qui nous permettront d’exister dans l’âme de l’autre81.» Le chemin de la résilience intérieure passe par le partage des émotions.

Mais ne nous trompons pas, le «travail» de deuil – et donc la résilience – n’est pas que personnel, il est aussi collectif, car il doit souvent passer par le «rétablissement d’un sentiment de justice et d’un ordre social82». Les personnes qui souffrent d’une perte qu’elles estiment injuste ne peuvent pas aller au bout de leur deuil si elles n’ont pas la possibilité de punir (ou voir punir) d’éventuels responsables de cette perte83. Autant le sentiment de justice est réparateur, autant le sentiment d’injustice est toxique pour les individus et pour la société. En effet, des colères populaires peuvent aisément s’exprimer sous forme de violences sociales ou d’insurrections. Un peuple qui se sent humilié extériorise facilement sa colère par une violence extrême dirigée – à tort – contre des boucs émissaires ou – à raison – contre les responsables de l’injustice. D’où l’importance de cet aspect politique de la transition, qui influence grandement la résilience intérieure des personnes concernées. C’est là que résilience intérieure et résilience globale se rejoignent.

Tous ces processus nous rapprochent de la dernière étape du deuil, l’acceptation, indispensable pour aller de l’avant et, dans le cas qui nous importe, pour retrouver un sentiment de joie et d’espoir malgré un horizon d’effondrement.

Cultiver un for intérieur et retrouver le sens du sacré

Comment faire pour renforcer notre capacité à endurer les chocs et à s’en remettre? Voici quelques propositions de la psychologue Carolyn Baker qui anime depuis quelques années, dans sa ville de Boulder (Colorado, États Unis), des ateliers de transition en vue de l’effondrement qui s’annonce: tenir un journal intime pour cultiver un dialogue avec son être intérieur; lire, écrire et apprendre de la poésie pour stimuler le cerveau droit (c’est un langage réparateur pour embrasser des émotions perturbantes après des chocs violents); pratiquer la méditation pour créer des liens conscients avec son être intérieur; créer de la beauté, antidote au manque de sens et à la noirceur d’une époque ou d’une société; retrouver le sens du sacré car il tient un rôle fondamental et vital dans la capacité de se retrouver après une épreuve radicale; se reconnecter aux autres et à la nature.

Gérer ses émotions n’est pas suffisant, car seuls, nous ne sommes pas grand-chose. La solitude et l’absence de soutien affectif empêchent toute résilience. «On ne pourra pas naviguer dans le chaos qui arrive sans avoir tissé des relations fortes avec d’autres personnes et avec le Soi sacré84.» Il faut tout simplement veiller à recréer des relations saines et puissantes avec ses semblables. Sur ce terrain, il y a «deux clés de la résilience: le soutien affectif et le sens donné par les récits. Dans les familles chaotiques où l’attachement est désorganisé, aucune base de sécurité ne peut fonctionner, aucun récit ne peut être partagé85». Trouver un soutien affectif et émotionnel dans son plus proche environnement est vital lorsque l’environnement s’effondre.

Mais on ne peut se contenter des liens avec la famille proche. L’environnement social sécurisant peut (et doit) être étendu à un cercle plus large. C’est ce que proposent (entre autres!) les initiatives de transition qui s’emploient à retisser des liens entre les habitants d’une rue, d’un quartier ou d’une petite bourgade afin de créer de la résilience territoriale, mais aussi de refonder un «sens de la communauté» (community building).

On peut aller bien plus loin. Tout autour du globe, des personnes se préparent au monde d’après. Des centaines, des milliers d’activistes écologistes partagent déjà leurs peurs, leurs désirs et leurs espoirs, et sont passés à l’action. Se connecter à eux, entre nous, construire des réseaux d’entraide (rough weather networks)86, voilà une manière de retrouver de la confiance, de la puissance et de l’enthousiasme.

Développer sa résilience par anticipation est une opportunité que nous avons aujourd’hui dans les pays qui ne souffrent pas encore de grandes catastrophes. Mais il ne faut pas oublier que ces réseaux d’entraide et cette interconnexion si vitale ont déjà été expérimentés par des populations traumatisées par des conflits armés, comme le montrent les travaux de psychologues. «Les travaux menés par l’équipe de Pedersen87 dans la région d’Ayacucho après [la] guerre civile montrent que la mise en commun de la souffrance de chacun permet de se distancier de sa propre détresse et de la situer dans un contexte sociopolitique qui atténue sa propre responsabilité. Les conclusions de cette étude font part également du fait que la restitution du tissu social et, avec lui, des supports symboliques de la culture, comme les réseaux d’échanges de biens et les fêtes collectives, contribue au processus de guérison après un conflit de cette envergure88

Le lien d’accord, mais le liant, c’est mieux. Les récits sont autant d’histoires, de rêves communs et de mythes que partage une société. C’est la culture, au sens large du terme. «Le processus de résilience passe autant par une guérison personnelle qui permet de transcender les traumas paralysants et leurs séquelles, comme l’alcoolisme et la violence familiale, que par une renaissance culturelle qui insuffle un sentiment d’appartenance et de lutte collective. C’est pourquoi la défense de la langue, l’adaptation du système de justice aux problèmes locaux, la prise en main et l’adaptation culturelle des services de santé et des services sociaux forment la clé de la résilience collective89.» Autrement dit, ce qui guérit et permet de rebondir, c’est «le sens que les récits donnent à la blessure90». On saisit mieux le rôle fondamental qu’auront les artistes pendant cette transition…

Le dernier pas vers l’interconnexion, et non des moindres, touche au temps long (les ancêtres et les descendants), mais aussi plus généralement au fil de la vie (la connexion à tous nos ancêtres) ainsi qu’aux êtres vivants actuellement en vie sur cette planète. Reconnaître, accepter, cultiver et honorer ces liens qui nous unissent à un Grand Tout par des liens sacrés, c’est reconnaître l’interdépendance de chacun. Sans nos ancêtres et les êtres vivants de la planète, nous ne serions pas là et nous n’avons aucune chance de survie sur cette planète…

Plus prosaïquement, certains chercheurs montrent que le manque de contact avec la nature provoque des désordres psychologiques tels que la dépression ou le manque d’attention91. Cela a même des répercussions sur les résultats scolaires des enfants, la myopie, l’obésité, le stress, etc. C’est ce que le journaliste Richard Louv appelle les «désordres de déficit de nature» (nature-deficit disorder)92. Notre civilisation, en se coupant des liens qui nous unissent avec le reste du monde (humain ou non-humains), a fait de nous des êtres vulnérables. De ce fait, elle l’est devenue tout autant.

Aller de l’avant, rebondir

Aussi bizarre et déplacé que cela puisse paraître, ce dernier visage de la résilience nous semble essentiel. Les activistes politiques ont jusqu’à maintenant fait fausse route. «On ne se libère pas du déni et du refoulement en serrant les dents ou en tentant de se comporter en citoyens plus courageux. On ne recouvre pas sa passion pour la vie, sa créativité innée et sauvage, en s’autoflagellant ou en s’endurcissant. Ce modèle de comportement héroïque appartient à la vision du monde qui a abouti à la société de croissance exponentielle93

Aller de l’avant, retrouver un avenir désirable et voir dans l’effondrement une opportunité pour la société passe nécessairement par des phases désagréables de désespoir, de peur et de colère. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut voir le monde avec de nouveaux yeux. Cela passe aussi par une prise de recul et une prise de conscience que l’on fait partie d’un tout, d’un réseau interconnecté et interdépendant d’êtres vivants. Il faut arriver à voir le monde à travers le temps long, c’est-à-dire à travers le temps géologique, le temps des générations passées et des générations futures.

Pour aller de l’avant, chacun de nous doit vivre une convergence de trois mouvements: ressentir de l’anxiété pour notre planète, prendre conscience de l’état du monde par les découvertes scientifiques et, surtout, retrouver les enseignements ancestraux (sens du sacré et spiritualité). Sans l’un des ingrédients, il sera difficile d’envisager un avenir et de pratiquer ce que Joanna Macy appelle l’espoir actif (active hope)94, autrement dit la posture d’espoir présent même si l’on n’est pas sûr de l’issue… En effet, il y a deux manières de concevoir l’espoir. Il peut être synonyme de «chances d’y arriver»: «il y a peu d’espoir qu’on y arrive» signifie que les probabilités d’y arriver sont faibles. Mais il peut aussi bien signifier le désir que l’on y arrive, même si la situation semble désespérée. Dans un cas, et c’est l’écueil de beaucoup de personnes, l’espoir n’est permis que lorsqu’on est certain d’avoir des chances de «réussir». Au contraire, l’espoir actif ne dépend pas de cette certitude, il se pratique au quotidien dans toutes les conditions. Il se décline en trois étapes: être lucide sur la situation; identifier la direction vers laquelle on veut aller et dans laquelle on place son espoir; avancer pas à pas dans cette direction. Telle est la posture qui permet de naviguer en temps d’incertitude et en temps de crise.

L’étape suivante est le rêve. S’imaginer un avenir désirable, celui que l’on souhaite pour nous, pour la planète, pour nos proches, pour les autres. Il faut arriver à se raconter une belle histoire, et à la rendre vivante. Après l’indispensable étape de la vision (et donc du récit fondateur), il faut apprendre à y croire. Il faut oser y croire, par exemple en voyant que certains ont pu le faire dans d’autres pays, ou en comprenant que l’histoire avance toujours par soubresauts en réponse à des événements imprévus et imprévisibles.

Enfin, pour aller de l’avant, il faut aussi se constituer un réseau d’entraide solide et puissant. Cela commence par mettre le plus de cohérence possible entre ses actes et ses rêves, et, comme nous l’avons vu, par prendre soin des relations et des interactions avec les autres, en cultivant des liens intenses et fréquents avec le reste du monde vivant.

Peu à peu, l’enthousiasme prendra racine à partir de chaque action qui aura nourri nos rêves, notre récit et notre réseau. Les chemins que nous emprunterons croiseront d’autres initiatives, d’autres parcours et d’autres récits qui, tels des réseaux de rhizomes, peuvent changer le monde radicalement.

Sachez que les initiatives qui agissent dans le sens d’un avenir plus soutenable et pour plus de justice sociale sont extrêmement nombreuses. Il en existe des millions aujourd’hui sur la Terre. Comme l’aime à le rappeler Paul Hawken, ces initiatives, «prises ensemble, constituent le plus grand mouvement sur Terre, un mouvement qui n’a pas de nom, de chef, ni de lieu, et qui a été très largement ignoré par les politiciens et par les médias95».