Prologue

Paris, 5:00 du matin.

La routine, encore la routine.

Toujours les mêmes gestes, renouvelés à l’infini de matin en matin. Tendre la main vers le radio réveil pour couper le sifflet à un prétendu journaliste débitant comme chaque jour un bulletin de désinformation visé par quelque comité de censure. Tâtonner dans le noir à la recherche de l’interrupteur. Serrer les paupières pour lutter contre la morsure cuisante de la lumière trop vive. S’asseoir au bord du lit. Regarder la chambre sans la voir avec des yeux mi-clos, mi-éblouis.

Trois quarts d’heure pour se préparer avant de partir au travail. Pour se laver, se raser, se coiffer, s’habiller et avaler n’importe quoi avec le café, juste histoire de ne pas sortir le ventre vide.

Mais avant, ouvrir les volets. Laisser entrer la lumière de l’aube afin de chasser, peut-être, la vague nausée persistant au creux de l’estomac – conséquence d’un verre ou d’un cachet de trop la veille au soir, ou peut-être d’un cauchemar par bonheur déjà oublié.

Rester un instant accoudé à la balustrade, à essayer de savourer le spectacle paisible de la ville commençant à s’éveiller, presque comme dans cette vieille chanson…

Flap, flap, flap…

Tourner le regard en tous sens à la recherche de ce bruit naissant, étranger à la routine quotidienne. Ce bruit sans cesse plus proche.


Flap, flap, flap…

Le bruit emplit le ciel, mais il n’y a toujours rien en vue. S’agit-il d’un de ces nouveaux appareils étazuniens que l’on prétend invisibles aux yeux comme aux radars ? Mais ne sont-ils pas censés être également silencieux ?

Cependant, de quoi pourrait-il s’agir d’autre ? Les U$A ne clament-ils pas à qui veut bien les entendre qu’ils sont les maîtres du ciel ?

L’appareil apparaît au-dessus des toits.

Flap, flap, flap…

Seulement, ce n’est pas un « appareil » : aucun engin, aucun avion, aucun aéronef connu ne bat des ailes pour se propulser.

Un oiseau, alors ?

Non : plutôt un ancêtre des oiseaux, ptérodactyle ou ptéranodon aux vastes ailes nervurées.

Une créature disparue depuis des dizaines de millions d’années. Volant au-dessus de Paris dans le petit matin diaphane, dans cette aube d’un bleu presque transparent.

Flap, flap, flap…

Il est difficile d’estimer la taille de cet animal préhistorique, mais il paraît immense. Peut-être vingt ou trente mètres d’envergure. Peut-être – sûrement – plus encore.

Flap, flap, fl…

Interrompant les lents battements de ses ailes, la créature impossible les replie le long du corps pour plonger soudain en un piqué vertigineux avec un cri strident évoquant le crissement d’un bâton de craie grand comme un homme sur un tableau noir à la même échelle.

À mesure qu’elle se rapproche du sol, il devient clair qu’elle volait bien plus haut qu’elle n’en donnait l’impression à première vue.

Cette chose sans nom n’est pas immense, elle est titanesque. La preuve ultime en est apportée lorsque, freinant sa chute de ses ailes à nouveau déployées, elle s’immobilise un bref instant au-dessus de la tour Eiffel. Dans la lumière rasante du soleil levant, l’ombre de la bête s’étend jusqu’aux coteaux de Saint-Cloud.

Les témoins de la scène ont tout juste le temps d’être saisis d’horreur avant que les serres de la créature ne se referment sur le col de la tour, entre le deuxième et le troisième étage.

Un effort, un mouvement de balancier, quelques craquements de fin du monde suivis d’une pluie de gravats qui soulève un nuage de poussière…

Flap, flap, flap…

Le gigantesque animal s’éloigne déjà, emportant avec lui ces quelques milliers de tonnes de dentelle métallique qui faisaient naguère l’orgueil de la Ville Lumière.

La routine est brisée.

Plus rien ne sera jamais comme avant.