Chapitre II

Ils capturèrent la Sorcière à l’aube, après une traque continue de presque trente-six heures. Ce fut ce veinard de Chuck qui la logea le premier ; il lui décocha sans hésiter une fléchette dosée à cent milligrammes de kétamine, mais elle continua à courir et il dut lui en expédier une deuxième avant de la voir s’effondrer, privée de tout contrôle sur ses membres.

Butch aurait bien aimé être à sa place – et, surtout, palper la prime. Dix mille dollars, ça en faisait une somme ! Dix mille dollars qui pouvaient devenir cent mille si les pouvoirs de la Sorcière étaient estimés « exceptionnels » par la Commission. Dans un cas comme dans l’autre, Chuck avait intérêt à payer le champagne à toute la compagnie – du bon champagne de Californie, pas cette pisse d’âne française qui vous flanquait mal à la tête.

Ils attachèrent la Sorcière sur un brancard après avoir vérifié qu’elle était bien dans les vapes. Aucun d’eux ne souhaitait prendre le risque de se récolter un foutu sort. Les fléchettes garantissaient en général entre trois quarts d’heure et une heure d’incapacité totale ; ils avaient tout juste le temps de regagner le camp de base, pour remettre leur prise entre les mains de personnes nettement plus compétentes qu’eux-mêmes en matière de sorcellerie.

Officiellement, on parlait de magie, mais tous ceux qui y avaient été confrontés employaient le mot sorcellerie. Car c’en était.

Butch ne se souvenait que trop bien de cette nuit en Amérique centrale où le commando de cinq hommes dont il faisait partie avait logé un brujo signalé par un paysan terrifié. Pour ses compagnons et lui, ce n’était qu’un jeu. Un jeu à la clef duquel il y avait dix mille dollars.

En l’occurrence, il aurait pu leur en rapporter cent mille. Ou la mort.

Le sorcier en question possédait vraiment des pouvoirs. Et il n’avait pas hésité à s’en servir pour tenter d’échapper au commando. Le type qui marchait en tête avait été tué par un éclair bleu, genre arc électrique. Le suivant, c’était un jaguar fluorescent surgi de nulle part qui l’avait égorgé d’un coup de griffe. Butch, qui venait en troisième, avait plongé sur le côté en vidant par réflexe son arme à l’aveuglette devant lui. La boule de feu qui lui était destinée s’en était allée griller le quatrième homme de la file. Puis le sorcier, frappé de plein fouet par une demi-douzaine de fléchettes, avait un instant vacillé avant de s’effondrer, désormais dépourvu de toute valeur marchande. Nul ne pouvait survivre à une telle dose de kétamine.

« Putain, avait lâché l’autre survivant.

— Je te le fais pas dire.

— On l’a bien eu », avait ajouté l’autre en baissant son fusil.

Ils avaient tiré tous les deux en même temps.

Malheureusement, il n’y avait pas de prime à partager. On ne vous donnait rien pour un sorcier mort. Pas même une engueulade, vous étiez déjà bien assez puni comme ça.

Après l’Amérique centrale, où les plaisirs étaient rares, Butch avait oublié sa malchance en France, où les occasions de faire la fête ne manquaient pas. Bon, l’attitude de la population allait de l’hostilité à l’indifférence, mais c’était plutôt une bonne planque. Par contre, il n’avait pas réalisé une seule capture en six mois ; les sorciers étaient rares dans les pays développés, il fallait les traquer dans les trous les plus perdus de la planète – sous les Tropiques, ou dans le Grand Nord sibérien.

Ils étaient parvenus à mi-chemin du camp de base lorsque la Sorcière remua suffisamment pour faire osciller la civière.

« Elle devrait pas bouger, fit remarquer Ted d’une voix inquiète. Pas avec une double dose de kéta dans le corps.

— Qu’est-ce qu’on connaît du métabolisme de ces foutues sorcières ? grogna Chuck. Celle-là, on l’a vue voler – vous vous rappelez ?

— C’était peut-être juste une illusion, dit Stan.

— Ben, une illusion comme celle-là, ça dénote pas qu’elle a des pouvoirs ? » riposta Chuck.

La Sorcière remua à nouveau.

« Faut qu’on se dépêche, insista Ted.

— Ou alors, on lui envoie une dose de plus histoire de la sonner pour le compte, suggéra Andy.

— Pas question, aboya Chuck. Faudrait pas me la tuer, tout de même !

— On peut pas la laisser revenir à elle, fit Ted. C’est trop dangereux. »

La nervosité monta soudain d’un cran dans le silence retrouvé. Butch, qui ouvrait la marche, comprit que la Sorcière venait de bouger une troisième fois.

« Personne ne touche à cette gonzesse, finit par dire Chuck sur un ton menaçant. Elle vaut cent mille dollars et je suis prêt à la ramener à la base sur mon dos si vous vous dégonflez.

— Personne ne se dégonfle, répliqua sèchement Ted.

— Qu’est-ce qu’on risque à lui faire une petite piquouze ? insista Andy.

— On risque de la voir claquer, voilà ! rugit Chuck.

— Monsieur craint pour sa prime, ricana Stan. Moi, je dis qu’il n’y a pas de quoi se faire du mouron. Vous avez déjà vu quelqu’un sortir d’un trip à la kétamine ? Moi, oui. Ça prend un certain temps. On sera au camp avant qu’elle ne revienne à elle.

— T’en es sûr ? demanda Ted.

— Certain, affirma Stan d’un air supérieur. Faut que je vous rappelle ce qu’on nous a dit à l’entraînement ? La kéta, c’est un anesthésique dissociatif : elle sépare le corps et l’esprit. Tu crois que tout se remet en place en cinq minutes ? »

La conversation continua sur ce ton pendant un moment, mais Butch avait cessé d’écouter. Sans avis sur la question, il ne pensait pas que ses compagnons en savaient beaucoup plus que lui – même Stan, malgré son attitude supérieure. L’effet de cette drogue sur les êtres humains normaux était sans doute parfaitement prévisible ; cela ne signifiait pas que ce fût le cas avec les sorciers. Puisque Chuck refusait avec obstination d’augmenter la dose, mieux valait presser le pas afin de rejoindre le camp au plus tôt.

Il faisait jour, à présent ; un soleil orangé se levait derrière les cimes enneigées de lointaines montagnes. Un vent léger agitait les branches des arbres et les hautes herbes couvrant la plaine. Mais rien de tout cela ne parvenait à faire oublier à Butch la fatigue qui pulsait dans ses muscles. Il n’éprouvait plus qu’une envie : s’étendre quelque part et dormir quinze heures d’affilée.


Le commando était à moins d’un quart d’heure de marche du camp de base lorsque la Sorcière émit un petit bruit aigu qui ressemblait à l’ultime couinement d’une souris prise au piège.

« Elle se réveille, dit Ted.

— Mais non ! tenta de le rassurer Stan. C’est juste un… »

Sa voix mourut en un glapissement étranglé.

Quelque chose qui brillait faiblement venait d’apparaître au-dessus du corps inerte de la Sorcière. Cela ressemblait à un nuage translucide aux contours flous où l’on distinguait des zones plus opaques dont la luminosité s’accroissait d’une seconde à l’autre.

« Hé, les mecs, fit Ted, ça ne serait pas un ectoplasme ?

— Arrête tes conneries ! répliqua Chuck d’une voix qui ne parut pas très assurée à Butch. Les ectoplasmes ont une forme humaine, c’est bien connu !

— T’as vu ça où ? lança Andy. Dans Ghostbusters 4 ? »

Il n’aurait pas dû plaisanter, songea Butch, aux yeux de qui il ne faisait aucun doute que Ted avait vu juste. Le nuage qui s’enflait à présent, étrangement similaire à un groupe en expansion rapide de bulles de savon agglutinées, ne pouvait être que la manifestation des pouvoirs de la Sorcière…

Un ectoplasme. Oui.

« Faut lui envoyer une autre dose ! » s’écria-t-il.

Chuck lui lança un regard mauvais.

« C’est maintenant que tu te réveilles ? Je l’ai dit, pas question de prendre le risque de gâcher la marchandise ! (Il désigna le mirador central du camp, qui se dressait devant eux, de l’autre côté d’une étroite rivière.) Ceux qui ont la trouille n’ont qu’à courir jusqu’à la base.

— Je n’ai pas la trouille, objecta Butch. Et, même si c’était le cas, je ne te laisserais pas seul avec… ça ! »

Le nuage, où dansaient à présent quelques étincelles fugitives, se détacha soudain de la Sorcière anesthésiée pour se mettre à flotter à hauteur de regard. Aboyant un juron incompréhensible, Ted lâcha par réflexe une rafale d’Uzi. Les balles traversèrent l’ectoplasme comme s’il n’était pas là, sans y laisser la moindre trace.

En deux pas, Chuck fut sur Ted et lui arracha son arme.

« T’es dingue ? T’aurais pu la toucher ! (Ted essaya de le frapper, mais Chuck, nettement plus costaud que lui, n’eut aucun mal à parer le coup.) Calme-toi, mon pote. Sinon, je vais t’en coller une dont tu te souviendras toute ta vie ! »

Ted se le tint pour dit. Il semblait avoir abdiqué toute volonté.

Pendant ce temps, le nuage était demeuré immobile, en apparence tout aussi insensible au vent matinal qu’aux balles tirées par l’Uzi. Normal, puisqu’il n’était pas constitué de matière, songea Butch. Comme tout ce qui relevait du domaine de la sorcellerie, les ectoplasmes échappaient aux observations scientifiques, aux analyses les plus fines. Ce nuage n’aurait fait réagir aucun détecteur, il n’était même pas certain qu’une caméra ou un appareil photo aurait pu en saisir l’image ni sur une pellicule, ni sous forme d’une succession de bits.

D’un point de vue objectif, il n’avait aucune existence.

Il n’en allait pas de même sur un plan subjectif.

L’ectoplasme se mit soudain à tourbillonner sur lui-même, entraînant des étincelles de plus en plus nombreuses dans son mouvement giratoire.

Très joli. Et très effrayant.

« On file ! » décréta Andy.

Ils repartirent au pas de course, emportant la Sorcière toujours inanimée sur le brancard. Butch, qui fermait la marche, fut le seul à voir le vortex luminescent accélérer sa rotation avant de se précipiter sur leurs traces.

En chemin, l’ectoplasme prit la forme d’une jeune femme gracile aux longs cheveux pâles. Elle ne ressemblait pas du tout à la Sorcière. Les étincelles, bien plus nombreuses à présent, s’étaient regroupées à l’emplacement des yeux, tandis qu’une mince ligne de feu écarlate signalait désormais la bouche de l’apparition.

Ted arriva le premier au bord de la petite rivière, où il s’arrêta pour attendre ses compagnons. On voyait bien à son attitude qu’il aurait bien aimé traverser tout de suite, mais il n’était pas du genre à laisser tomber ses frères d’armes – rien d’étonnant de la part d’un vétéran qui avait connu le baptême du feu en Syrie.

Andy le rejoignit, puis Chuck et Stan portant la civière. Butch, quelques mètres en arrière, se retourna pour vérifier si l’ectoplasme était toujours sur leurs traces. Constatant que la silhouette éthérée aux yeux étincelants l’avait presque rejoint, il cria au reste du commando, sans cesser de courir :

« Foutez le camp, bordel ! »

Le cours d’eau, large d’une dizaine de pas, n’avait pas plus d’un mètre de profondeur mais le courant était rapide et traître en raison des tourbillons qui se formaient çà et là sans prévenir. Des variations inopinées de niveau étaient également à craindre. Chuck et Stan s’y engagèrent avec prudence, tandis que Ted et Andy demeuraient sur la rive, leurs armes levées, ne quittant pas du regard l’ectoplasme qui flottait à présent au-dessus de Butch.

« Pourquoi ? » chuchota une voix féminine d’outre-tombe dans l’oreille de celui-ci.

Bon sang ! Voilà que la chose se mettait à parler maintenant ! Butch dut accomplir un effort de volonté considérable pour ne pas tirer son revolver d’ordonnance et en vider le chargeur sur l’ectoplasme.

Andy et Ted devaient avoir entendu la voix, eux aussi, car ils tournèrent soudain les talons pour se mettre à patauger dans le gué.

« Pourquoi ? répéta la silhouette vaporeuse.

— Parce que… nous avons besoin… de ta magie… pour combattre le Mal, haleta Butch avant d’accélérer le pas.

— Le Mal ? » s’étonna l’ectoplasme.

Ses yeux brillaient comme deux soleils en miniature, mais ils n’émettaient aucune chaleur. Rien que cette luminosité insoutenable.

Ted et Andy, parvenus sur la rive d’en face, détalaient comme des lapins sur les talons des porteurs de la civière. Aucun des quatre G.I.’s n’avait regardé derrière lui depuis que l’ectoplasme s’était mis à parler.

Butch se demanda soudain à quoi cela rimait de courir comme un dératé. Cette créature, esprit de la Sorcière ou quelque chose d’approchant, était selon toute évidence bien plus rapide que n’importe quel être humain. Dépourvue de substance, elle n’était pas freinée par l’action de la gravité, ni par la friction de l’air, et elle aurait sans doute pu rejoindre instantanément le corps inerte qu’emportaient Chuck et Stan. N’était-elle donc restée en arrière que pour discuter avec Butch ?

Afin d’en avoir le cœur net, ce dernier fit une pause, hors d’haleine, lorsqu’il eut atteint à son tour la berge de la rivière. L’ectoplasme de la Sorcière le dépassa avant de s’immobiliser au-dessus de l’eau ; celle-ci était si claire que l’on distinguait nettement le fond encombré d’algues et de galets. Puis l’apparition tourna l’ovale imparfait qui lui tenait lieu de visage vers le G.I., comme dans l’attente d’une réponse.

« Comment appelles-tu des gens qui détruisent les symboles ? » finit par interroger Butch, avec assez d’énergie pour masquer qu’il n’en menait pas large.

Les yeux de lumière virèrent au bleu intense.

« Des iconoclastes », répondit l’ectoplasme.

Butch n’avait jamais entendu ce terme. Sans doute de l’argot de nécromancien. Il prit soudain conscience à quel point la Sorcière pouvait être différente de lui. Les paysans qui l’avaient dénoncée n’avaient guère fourni de renseignements à son sujet. Ils s’étaient contentés de signaler en tremblant qu’une « mauvaise magicienne » vivait seule dans une maison perdue au fond des bois, et ils en avaient indiqué le chemin aux G.I.’s. Mais eux-mêmes ne l’avaient pas rencontrée plus de deux ou trois fois, et, de leur propre aveu, ils ne l’avaient jamais vue à l’œuvre ; ils ne faisaient que répéter ce qu’ils avaient entendu raconter.

« Moi, j’appelle ça des terroristes, dit Butch au bout de quelques secondes. Ces enfoirés sèment la terreur avec leurs conneries ! Plus personne n’ose visiter un monument de peur d’être pris au piège si ces fumiers s’y attaquent ! »

Il s’interrompit, lui-même surpris du ton haineux qu’il avait employé. La vision de deux tours en train de flamber remonta du fond de sa mémoire. Il n’était qu’un gamin, à l’époque, mais cela ne l’avait pas empêché de revoir dix fois, cent fois les terribles images qui avaient traumatisé le monde entier.

C’était ainsi que cela avait commencé. Par l’effondrement des tours jumelles de New York. Certes, ces terroristes avaient employé des moyens bien matériels – et même primitifs – en comparaison des méthodes auxquelles les sorciers avaient eu recours, mais la démarche était la même : frapper l’Occident démocratique dans ce qu’il avait de plus symbolique en vue de semer la terreur. Et, malgré les réserves que Butch éprouvait à l’égard de la France et des empêcheurs de danser en rond qui la peuplaient, il devait bien reconnaître que, d’un point de vue purement spectaculaire, la disparition de leur maudit monument aux allures d’antenne géante de la RKO valait bien la chute des tours.

Sur le plan humain, néanmoins, les dégâts étaient nettement moins importants, puisque les récents attentats n’avaient paradoxalement causé qu’une seule victime : un Chinois piétiné sur une place de Pékin par un Mao Zedong métallique de douze mètres de haut. Et rien ne permettait d’affirmer qu’il avait été tué délibérément. À la différence des fanatiques armés de cutters qui avaient jadis creusé une plaie béante parmi les gratte-ciel à la pointe de Manhattan, les sorciers s’en étaient pris à des bâtiments déserts.

C’était bizarre, tout de même… Butch avait beau se creuser la cervelle, il ne comprenait décidément pas pourquoi les mystérieux thaumaturges semblaient prendre soin d’épargner la vie humaine. Ce n’étaient pas ainsi que des terroristes étaient censés se comporter. Espéraient-ils que cette générosité atypique leur attirerait les bonnes grâces d’une opinion publique sidérée et indécise ?

Ils avaient troublé la pax americana. Pour cette seule raison, ils devaient être traqués et mis hors d’état de nuire.

L’ectoplasme fluctua, comme un rideau translucide agité par une légère brise. Ses yeux avaient également perdu de leur éclat, et Butch eut l’impression qu’ils irradiaient désormais une grande douceur.

« Combattre le Mal… chuchota l’apparition. Mais le Mal est partout, pas uniquement chez ces… terroristes…

— N’empêche que ce sont eux qui l’incarnent en ce moment, répliqua Butch d’un air buté. Allez, viens, enchaîna-t-il avec autant d’enthousiasme qu’il le pouvait. Tu n’en as pas assez d’être hors de ton corps ? »

Les bras vaporeux effectuèrent un geste complexe qui était peut-être une passe magique. Puis l’ectoplasme s’effaça d’un coup, comme une image sur un moniteur vidéo que l’on éteint.

L’esprit à peu près aussi vide que pouvait l’être son estomac, Butch resta un instant à contempler l’endroit où la créature avait flotté. La peur un temps oubliée revint à la charge, et il se mit à trembler de tous ses membres dans son uniforme maculé de boue.

Il avait eu de la chance. Une sacrée putain de chance. Il n’aurait su dire s’il était parvenu à convaincre la Sorcière d’abandonner toute résistance, ou si l’ectoplasme avait été victime d’un phénomène naturel, en quelque sorte rappelé par son corps, mais ce qui comptait, c’était de s’en être tiré sans casse. La Sorcière possédait à l’évidence de grands pouvoirs ; nul doute qu’elle aurait pu lui faire passer un mauvais quart d’heure s’il avait commis l’erreur de la fâcher.

C’était déjà bien assez que Chuck lui eût expédié deux fléchettes de kétamine.

Ce veinard avait vraiment intérêt à lui payer à boire, et même un peu plus que ça, songea-t-il avant de s’engager sur le gué qui permettait de traverser la petite rivière.