Malgré l’assurance affichée devant Jackie, Fric ne pouvait s’empêcher d’éprouver de vagues doutes au sujet de la recommandation de Blek le Roc. Celui-ci n’avait jamais trahi sa confiance – il était d’ailleurs connu dans toute la centrale pour sa fiabilité –, mais rien ne prouvait que l’on puisse compter sur son « amie ». Ni qu’elle accorderait sa confiance à un inconnu, même s’il venait de la part d’un de ses amis.
Fric avait donc décidé de débarquer chez elle le plus tard possible, histoire de mettre toutes les chances de son côté. Il serait moins facile à cette femme inconnue de l’envoyer bouler à la tombée de la nuit qu’au beau milieu de l’après-midi. Bien sûr, cette tactique incluait le risque de devoir dormir dehors ; ça ne serait pas la première fois. De toute manière, on était à la fin du printemps et Fric ne doutait pas de pouvoir trouver sans trop de difficulté un endroit assez sûr et confortable.
En attendant, plutôt que de zoner en ville ou dans une banlieue inconnue de lui, il décida d’aller faire un tour dans la cité, pour voir s’il n’y avait pas moyen de récupérer un petit truc à fumer. Un pétard ou deux ne seraient pas de refus après dix-huit mois d’abstinence quasi totale ; on trouvait en taule toute la panoplie des drogues illégales, à condition d’y mettre le prix, mais ses compagnons de cellule ne touchaient pas à ces trucs-là, et Fric lui-même était trop fauché pour se payer une barrette de tcherno à trente euros le gramme.
Il évita d’évoquer ses intentions devant sa sœur. Il n’avait pas envie qu’elle s’inquiète pour lui, et encore moins qu’elle lui fasse la morale. Il était assez grand pour prendre ses responsabilités. Néanmoins, comme il laissait son sac chez elle, il lui fallait fournir une vague explication. Il s’en tira plutôt bien et sans trop mentir car elle verrait bien qu’il avait fumé lorsqu’il repasserait.
Il dévala l’escalier quatre à quatre dans le crissement à peine audible de ses imitations Nike. Il croisa dans l’entrée la dame du troisième, une grande brune qui se maquillait trop mais s’habillait avec goût, à qui il adressa un timide « bonjour ». Elle lui sourit si distraitement qu’il se demanda si elle l’avait reconnu.
Il ralentit le pas hors du bâtiment, soudain hésitant. Dix-huit mois plus tôt, la cité comptait une bonne demi-douzaine de revendeurs, dont la plupart n’étaient que des consommateurs qui dépannaient à répétition leurs copains moins bien branchés. Combien parmi eux avaient-ils réussi à passer entre les mailles du filet ? Fric avait appris par un codétenu que les descentes s’étaient multipliées depuis le Débarquement – sans grand résultat mais on pouvait parier qu’elles avaient incité les heureux possesseurs d’un plan à le conserver pour eux.
C’était vraiment débile de gaspiller tant de moyens pour trois boulettes de shit et quelques têtes de beuh. Pendant que les flics perdaient leur temps avec les fumeurs, les auteurs des attentats couraient toujours.
Fric fut submergé par une brève bouffée d’admiration mêlée d’effroi. L’image du volatile préhistorique arrachant la tour Eiffel de son socle venait encore une fois de lui traverser l’esprit. Des quatre actions terroristes qui avaient plongé la planète dans la psychose, c’était de loin la plus spectaculaire. La tour de Londres s’était contentée de fondre, il fallait aller en Autriche pour goûter la métamorphose subie par le château de Schönbrunn, et les statues berserkers de Pékin n’étaient guère plus impressionnantes que des chars d’assaut tazus – si l’on mettait de côté leur aspect surnaturel, bien entendu.
Mais la tour Eiffel, elle, avait été extirpée du sol parisien, arrachée comme une grosse dent pleine de caries, ne laissant derrière elle que quatre énormes trous et quelques gravats. L’effet de surprise avait été total.
Que pouvaient bien préparer pour la prochaine fois les auteurs machiavéliques de cette mise en scène insensée ? Les spéculations allaient bon train à l’intérieur de la maison d’arrêt. Fric, qui n’avait pas d’opinion sur la question, préférait ne pas y penser. Par contre, il s’interrogeait sur l’endroit où se produirait l’attentat, et ne partageait pas l’opinion commune voulant que ce soit au tour des Étazunis de morfler. Parce que la Chine avait été la quatrième victime. Ce n’était pas logique.
Oui, mais qui pouvait dire quelle logique insensée suivaient les sorciers terroristes ?
Le Cône n’était pas chez lui, mais l’étiquette de la sonnette portait toujours son nom écrit au feutre vert. Dépité, Fric estima que cela pouvait éventuellement constituer une preuve qu’il payait toujours le loyer de son studio au quatrième étage du bâtiment 7. Par contre, le petit drapeau jamaïcain autocollant avait disparu de la porte. Par prudence ? À ce qui se disait en prison, la suspicion à l’égard des drogues avait atteint un tel paroxysme que le simple fait d’écouter un peu trop de reggae pouvait vous valoir la visite des flics. Ils en profitaient généralement pour saisir les disques incriminés lorsqu’ils n’avaient rien trouvé d’autre, histoire de ne pas s’être déplacés pour des prunes.
Si ça continuait, même les albums les plus courants de Bob Marley allaient finir par devenir des collectors. En attendant, aucune radio n’osait plus passer « I shot the sheriff ».
C’était évidemment encore pire si l’on avait le malheur d’écouter de la techno. Même à bas volume. Les technoïdes étaient des proies trop faciles, en raison de leur instinct grégaire. Ils se ruaient tels des lemmings dans le piège des raves si simples à encercler.
Fric trouva Vater Traüm sur les marches de la bibliothèque, une canette de bière de luxe à la main. Grand, blond, dégingandé, il portait un jean étroit et un T-shirt à l’effigie de Cheb Belkacem, tous deux considérablement délavés, avec une paire de bottines noires sans talon. Des myriades de taches de rousseur s’éparpillaient sur ses joues creuses et ses pommettes saillantes, renforçant l’éclat de ses yeux bleus.
« Salut, dit Fric en posant la main sur son cœur.
— Salut », répondit Vater Traüm en faisant de même.
Puis il rota.
« T’es tout seul ? »
Vater Traüm regarda autour de lui.
« On dirait bien. (Il renifla.) Alors, t’es sorti ?
— On dirait bien.
— Et t’es déjà à zoner dans la cité ?
— Tu vois autre chose à faire ? »
Vater Traüm haussa ses épaules pointues.
« Ben non. J’ai même pas une bière à t’offrir. (Il leva la canette à moitié vide.) T’en veux ?
— Laisse tomber. Je serais plus branché par un bout de teuteu. »
Nouveau haussement d’épaules. Les os paraissaient vouloir percer le T-shirt.
« Pas de teuteu, mon pote. J’ai fini ma dernière boulette il y a trois jours. »
La nouvelle ne surprit pas totalement Fric, mais son sentiment de déception s’accrut. Bah, tant pis, il fêterait sa sortie un autre jour.
Vater Traüm n’était pas du genre bavard. Au début, Fric eut un certain mal à lui faire raconter ce qui s’était passé en son absence. En gros, la vie avait continué sans lui avec son lot d’événements pour la plupart mineurs. Comme il l’avait supposé, les descentes à répétition des flics avaient dégradé l’ambiance ; certains mecs étaient tombés, d’autres avaient mis les voiles.
« L’Horrible est en Belgique, lui apprit Vater Traüm. Là-bas, au moins, les Tazus ne font pas la loi comme ici. Il est pas près de rentrer. P’tit Fred, lui, il a filé à la Réunion. Paraîtrait qu’il se serait engagé dans les F.F.E. »
Fric écarquilla les yeux. Même en prison, tout le monde avait entendu parler des Forces françaises de l’extérieur. Créées en Guyane le lendemain du Débarquement, elles étaient censées partir à la reconquête du territoire métropolitain… un jour. Pour l’instant, ce n’étaient que des milices de dissuasion, prêtes à défendre – en théorie – la France d’Outre-mer si par malheur les Tazus venaient à lorgner les restes morcelés de l’ancien empire colonial.
« P’tit Fred dans l’armée ?
— Les F.F.E., c’est pas l’armée. Pas d’uniforme, juste un flingue et des Pataugas. Et t’es pas obligé d’apprendre à marcher au pas non plus. La dernière fois que P’tit Fred a appelé Luciole, il suivait un stage de guérilla en montagne. Ça avait l’air de l’éclater.
— Et Tas de Graisse ?
— Ah, lui, il est mort. Tombé du haut d’un pont sur l’autoroute. On dit qu’il a été poussé, mais c’est juste une rumeur. Pas la moindre idée de qui aurait pu faire ça, d’ailleurs. Peut-être qu’on voulait lui piquer son matos et qu’il s’est défendu… (Vater Traüm hésita.) Chouf s’est fait une O.D. avec une poudre trafiquée. C’est à cause de sa mort que Le Cône est tombé. Les keufs ont ratissé la cité parce qu’il leur fallait un dealer. Il avait que de la beuh, mais ils ont trouvé des traces d’héro sur une glace. »
Plus Vater Traüm parlait, et plus la nausée montait dans la gorge de Fric. Décès et arrestations constituaient les seuls événements marquants. Ça en disait long sur l’état de la cité.
Ils discutaient depuis une dizaine de minutes lorsque Tête de Maure et Lord firent leur apparition avec un pack de douze. Tandis que le premier portait un simple jogging gris et une casquette blanche, visière sur la nuque, le second s’était affublé d’une redingote noire XIXe siècle en diable, d’une chemise à jabot et d’un pantalon à pinces, lui aussi de couleur noire. Lord était le dandy de la cité. Il n’avait jamais sacrifié à aucune mode, et se réclamait d’inconnus sans doute célèbres comme Baudelaire, Bela Lugosi ou encore un dénommé Hector.
La conversation continua à rouler sur les mêmes sujets, mais le ton en était désormais plus animé. Tête de Maure paraissait obsédé par la disparition de Tas de Graisse, dont il attribuait la responsabilité aux G.I.’s. Selon lui, le gros type avait eu des embrouilles avec un sergent tazu pour une sombre histoire de poudre, et il ne fallait pas chercher ailleurs la cause de sa mort.
« Les Tazus, c’est des enfoirés, gronda-t-il d’une voix pâteuse qui trahissait un état d’imbibition déjà passablement avancé. Y se croient tout permis, avec le gouvernement qui leur lèche le cul. Putain, on va pas se laisser faire ! »
Et il avait ajouté quelques grossièretés, histoire de marquer le coup.
Lord était quant à lui plus modéré en paroles, mais l’on devinait à son ton et à son attitude tendue la haine qu’il ressentait à l’égard des occupants. La destruction de son haut-de-forme préféré, piétiné par une patrouille de MP’s, y était visiblement pour beaucoup, même s’il avait des motivations plus rationnelles.
« Depuis qu’ils sont là, y a plus de boulot pour nous. Ou alors, que des jobs minables. La dernière fois que je suis allé à l’A.N.P.E., ils ont voulu m’envoyer nettoyer une usine occupée. Je leur ai dit que je ne bossais pas pour l’ennemi. Alors, ils m’ont radié… (Il soupira en hochant sa longue tête chevelue.) Du coup, je suis bon pour me retrouver sur les listes des forçats dès qu’ils auront passé leur saleté de loi. »
À en juger par le rythme auquel il descendait les canettes, la perspective du travail forcé lui cassait le moral plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Tête de Maure picolait sec, lui aussi, de même que Vater Traüm.
Lorsque le pack fut terminé, ils décidèrent d’aller boire un coup au Cheval gagnant. Fric découvrit avec surprise le calicot portant l’inscription US COMME IN qui barrait la vitrine, puis le drapeau étazunien accroché au mur dans la salle, et le panonceau US $$ WELCOMME derrière le comptoir. Le patron leur servit quatre demis sans décoincer un mot.
« C’est un collabo, chuchota Vater Traüm lorsqu’il se fut éloigné.
— J’avais pigé. »
Ils burent plusieurs tournées en bavardant de tout et n’importe quoi. Seul Fric était encore assez sobre pour surveiller ses paroles. Au début. Chaque fois qu’ils passaient commande, le patron tirait un peu plus le masque. Pour se débarrasser d’eux, il leur offrit un demi à chacun d’un ton signifiant que ce serait le dernier.
Leurs verres étaient presque vides lorsque le G.I. entra dans le bar. Sa démarche oscillante et son uniforme débraillé suggéraient que ce n’était pas le premier rade qu’il faisait. Il s’appuya au comptoir, juste à côté de Vater Traüm, et demanda un whisky avec un accent à couper au couteau. Le patron le servit avec un grand sourire à peine hypocrite. Le Tazu but cul sec, s’extasia sur le drapeau US, réclama un autre verre, le liquida dans la foulée, salua le drapeau en claquant des talons, désigna le calicot, rigola bêtement, dit quelque chose dans sa langue, rigola, salua à nouveau le drapeau, puis le patron, puis les autres clients. Un à un.
Fric, qui ne buvait jamais d’alcool en temps normal, était assez ivre pour que la scène lui parvînt à travers un brouillard engourdissant son esprit. Il avait l’impression de fonctionner au ralenti, comme dans un rêve nauséeux. Ce n’était ni agréable ni désagréable, juste un peu déconcertant.
Le G.I. en était à son quatrième ou cinquième whisky lorsqu’il se tourna vers eux et les apostropha d’un air hilare. Vater Traüm, qui baragouinait un peu d’anglais, lui répondit en butant quasiment sur chaque mot. Cela ne fit qu’accroître la bonne humeur du Tazu, qui se mit à rigoler en lui tapant sur l’épaule.
« Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Tête de Maure.
— Il dit qu’il nous paie à boire, répondit Vater Traüm. Enfin, je crois… (Il échangea quelques phrases avec le G.I..) Ouais, c’est ça. Il vient de débarquer de son putain de pays et il veut faire la fête. »
Le visage du patron du bar s’allongea quand il découvrit que les quatre zonards étaient les invités du soldat US. Il ne s’attendait visiblement pas à cette union contre nature. Il servit néanmoins cinq whiskies sans sourciller, et rafla un peu trop vite le billet de cinquante dollars posé sur le comptoir, comme s’il craignait que Fric ou l’un de ses copains ne s’en empare avant lui.
Il y eut d’autres tournées, au point que le sol finit par se mettre à tanguer sous les pieds de Fric. C’était la première fois de sa vie qu’il buvait quelque chose d’aussi fort, et cela lui procurait une excitation inédite, bien éloignée de la douce euphorie suscitée par quelques bières.
Soudain, ils furent sur le trottoir devant le Cheval gagnant – tous les cinq, y compris le G.I. qui ne cessait de parler avec de grands gestes. Vater Traüm lui-même paraissait incapable de suivre ce qu’il racontait ; il se contentait de hocher la tête et de lâcher de temps à autre un « Yeah ! » aviné.
Ils traversèrent la rue et pénétrèrent dans la cité. Fric se demanda ce que le Tazu fichait avec eux. Il remarqua alors les regards furtifs qu’échangeaient Tête de Maure et Lord. Il y avait donc de la dépouille dans l’air.
Pourquoi pas, après tout ? C’était de bonne guerre. Un acte de résistance, pour ainsi dire. Et puis, ce G.I. avait l’air plein aux as. Autant prendre des risques pour quelque chose.
Ils longeaient le mur antibruit incliné surplombant la tranchée de l’autoroute lorsque Vater Traüm passa à l’attaque. Plongeant sur le Tazu, il le coinça contre la paroi rugueuse, une main serrant sa gorge et le genou levé, prêt à frapper l’entrejambe. La bonne humeur du type s’évanouit. Roulant de gros yeux pleins d’incompréhension, il chercha à se débattre. Mais il était trop soûl. Vater Traüm lui décocha une paire de claques et aboya quelque chose qui devait être en anglais. Semblant recouvrer ses esprits, le G.I. plongea la main dans une poche…
Il a un flingue !
Ce geste déclencha la curée. Lord et Tête de Maure se joignirent à Vater Traüm pour tabasser le Tazu à coups de pied et de poing. Au début, le pauvre type essaya mollement de parer les coups, mais il ne tarda pas à cesser toute résistance, et finit par s’effondrer. Le voir hors de combat n’apaisa nullement ses agresseurs, qui continuèrent à s’acharner sur lui jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une masse inerte.
« Putain, les mecs, vous l’avez tué », souffla Fric, livide.
Vater Traüm s’agenouilla et entreprit de vider les poches du G.I. sans prendre la peine de vérifier s’il était toujours en vie. Il empocha quelques centaines de dollars et un petit tube gris, mais laissa le portefeuille et le téléphone portable.
« On se casse », décréta-t-il en se redressant.
Fric était incapable de détacher son regard du visage tuméfié du Tazu et des deux filets de sang qui coulaient de son nez brisé.
Il n’avait pas de flingue.
« Il est mort… merde… »
Il se détourna pour vomir. Il était accroupi, secoué par les spasmes atroces de son estomac, sourd et aveugle au monde qui l’entourait, lorsqu’une main se referma brutalement sur sa nuque et le força à se redresser. Il réussit de justesse à éructer une nouvelle gorgée chargée de bile sans s’en mettre partout.
« C’est toi qui es dans la merde, dit une voix grave et glaciale. Allez, face au mur, comme les autres ! »