Dans l’esprit embrumé de Fric jaillit une conviction.
Il ne retournerait pas en prison.
Il sentit qu’on le palpait. Des pattes de flic, brutales et inquisitrices. Il réprima une nouvelle nausée, ce qui eut paradoxalement pour effet de le dégriser. Comme si tout l’alcool de son organisme avait soudain reflué de son cerveau pour envahir ses membres. Il se sentait lourd et engourdi – mais lucide.
Un coup d’œil vers la gauche lui permit d’entrevoir Vater Traüm, les mains appuyées sur le mur antibruit dans une position identique à la sienne. Il avait dû prendre un coup sur la tête car une rigole de sang avait coulé en travers de son front et de sa joue droite.
Une voix de femme qui manquait un peu d’assurance s’éleva derrière Fric :
« Il a l’air dans le coma. »
Le flic s’écarta de Fric.
« Appelle une ambulance, dit-il. Et du renfort. »
La main de Vater Traüm remua légèrement. Il replia trois doigts. Puis, fixant Fric dans les yeux, il articula en silence :
« Deux. »
Il n’avait pas besoin d’ajouter quoi que ce soit. Fric lui adressa un clin d’œil entendu. Vater Traüm tourna alors la tête vers la gauche pour avertir de la même manière Lord et Tête de Maure.
Fric se tint prêt, tous les muscles tendus. Une excitation malsaine montait en lui. Après un G.I., voilà qu’ils allaient se farcir une paire de flics ! Et, cette fois, il n’avait pas d’autre choix que de participer. C’était ça ou la taule.
Vater Traüm s’effondra soudain sur lui-même et se mit à se tordre sur le sol, la colonne vertébrale arquée, tremblant de tous ses membres. Une succession de gémissements rauques et sourds s’échappait de sa bouche crispée en une horrible grimace. Fric esquissa un geste dans sa direction ; le flic lui aboya de ne pas bouger.
« Vous voyez pas qu’il a une crise d’épilepsie ? » intervint Lord.
Vater Traüm se mit à râler, l’écume aux lèvres, agité d’épouvantables soubresauts. Comment parvenait-il à simuler à ce point ?
« Épilepsie ? répéta le flic.
— Ça y ressemble », observa sa collègue d’une voix tendue.
Elle avait l’air assez jeune, et tant son attitude que le ton de sa voix trahissaient son inexpérience.
« Alors, appelle deux ambulances, corrigea le flic en tournant le regard dans sa direction. Et dis-leur… »
Il n’acheva pas sa phrase : la tête de Fric venait de le heurter au niveau du plexus solaire. Il se plia en deux, le souffle coupé. Tête de Maure, qui avait bondi lui aussi avec un temps de retard, abattit alors ses mains réunies sur la nuque rasée. Pas trop fort, juste assez pour le sonner.
Pendant ce temps, Lord s’était chargé de la fliquette embarrassée par son téléphone portable ; il avait réussi, Bob seul savait comment, à lui piquer son flingue dont il se servait à présent pour la tenir en respect.
« On va pas vous faire de mal, déclara Vater Traüm en se relevant. Vous n’êtes pas nos ennemis – pas comme lui. (Il désignait le corps immobile du G.I..) Vous direz aux collabos à qui vous obéissez que le Front de Libération de la Banlieue parisienne revendique cet acte de résistance à l’occupant.
— Quel acte de résistance ? couina la fliquette. Vous l’avez tabassé pour le voler ! »
Elle avait du cran, estima Fric.
Vater Traüm alla se planter devant elle, les poings sur les hanches. Il la dépassait de deux bonnes têtes, mais il était si racho qu’une claque aurait suffi à la jeune femme pour le flanquer par terre.
« Cet acte de résistance est le premier d’une longue série, affirma-t-il avec aplomb avant de lever un poing serré. Tazus go home ! »
Fric trouva qu’il en faisait tout de même un peu trop.
Ils prirent le temps de ligoter les flics avec du fil électrique ramassé au fond du local poubelle où ils avaient décidé de les abandonner. Vater Traüm les bâillonna avec leur ceinture après leur avoir fourré dans la bouche quelques feuilles froissées de leur carnet de contraventions. Il avait l’air de trouver ça très drôle. Quant au Tazu, ils le laissèrent là où il était tombé et s’éloignèrent d’un pas rapide, mais pas trop.
« Bon, qu’est-ce qu’on fait ? » interrogea Lord.
Fric avait déjà réfléchi en détail à la question. Si son corps ressentait toujours les effets de l’alcool, son esprit demeurait clair en dépit du mal de tête qui montait lentement au rythme du sang battant à ses tempes.
« On appelle une ambulance.
— T’as fondu un fusible ? rugit Vater Traüm.
— Le Tazu n’est pas mort. J’ai vérifié. Si on le soigne à temps, il a peut-être une chance de s’en tirer. »
Vater Traüm haussa les épaules et renifla d’un air méprisant.
« Qu’est-ce qu’on en a à foutre d’un salaud de Tazu ?
— C’est toi qui es un salaud, mon pote, si tu le laisses crever comme ça. Vous lui avez collé une raclée et piqué son pognon. Ça suffit peut-être comme ça, non ?
— D’accord avec Fric, intervint Tête de Maure. Ça serait dégueulasse.
— Ça serait un meurtre ! renchérit Lord. Et j’ai pas envie de me retrouver avec ça sur le dos. »
Vater Traüm secoua la tête d’un air désabusé.
« D’accord, d’accord, on va appeler une ambulance… Et pourquoi pas les keufs, pendant que t’y es ? (Nouveau reniflement.) Tout ça ne nous dit pas ce qu’on fait après.
— On se planque, dit Lord.
— Où ? »
Fric laissa passer trois ou quatre secondes de silence, au cas où quelqu’un aurait un plan à proposer, avant de laisser tomber, non sans une pointe de frime :
« J’ai peut-être un endroit. (Trois paires d’yeux rougis soudain braquées sur lui l’incitèrent à continuer.) Une adresse que m’a donnée un type, en taule.
— Une adresse où tu peux débarquer avec trois mecs en cavale ? demanda Vater Traüm avec méfiance.
— Ça, j’en sais foutrement rien. En plus, l’adresse, je l’ai pas. Il faut que je passe un coup de fil à ma sœur. C’est chez elle que j’ai laissé mes affaires. (Il refusa d’un geste le portable, par bonheur éteint, que lui tendait déjà Tête de Maure.) Non, ça serait une connerie de l’allumer. Ça prouverait que t’étais dans le coin. Vaut mieux que j’aille dans une cabine. »
Vater Traüm sourit en montrant les dents.
« Eh bien, t’as intérêt à te magner ! Pendant que tu y seras, t’en profiteras pour appeler l’ambulance. Après tout, c’est ton idée. »
Impassible, Fric lui adressa un clin d’œil glacé.
« On se retrouve où ? demanda-t-il.
— Derrière le gymnase, ça te va ? »
Fric acquiesça et fila vers la cabine téléphonique la plus proche, qui se dressait par bonheur à l’écart de la rue très fréquentée délimitant la cité du côté opposé à l’autoroute. Il ne rencontra pas âme qui vive en chemin. Plutôt bon signe.
Il commença par appeler Jackie.
« Où es-tu ? s’enquit-elle d’une voix où pointait un certain agacement.
— J’ai des problèmes.
— De quel genre ?
— Écoute, j’ai pas le temps. Faut que tu regardes dans mon sac. Il y a une lettre avec une adresse dessus. J’en ai besoin.
— Ta fameuse adresse ?
— Jackie… gémit-il d’un ton implorant.
— Bon, ne quitte pas. »
Elle ne resta pas absente plus d’une dizaine de secondes.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? interrogea-t-elle après lui avoir donné l’adresse.
— Oh, une connerie. Une bagarre avec un Tazu… Et puis les flics sont arrivés. On a pu se tirer, mais ça risque d’être chaud pour nous. Va falloir que tu planques mon sac ailleurs, des fois que tu aies de la visite. Si on te pose des questions, dis que tu m’as vu en début d’après-midi, mais ne parle ni du sac ni de ce coup de fil.
— Tu peux compter sur moi, assura-t-elle d’une voix douce.
— Fais bien attention. Tu risques d’être mise sur écoute. Ce crétin de Vater Traüm a dit aux flics que c’était un attentat anti-tazu. Il voulait sûrement vanner, mais, des fois qu’ils le prennent au sérieux… Bon, bisous. »
Il raccrocha sans attendre sa réponse et appela le SAMU. Il débita à toute allure le vague baratin qu’il avait préparé : il avait découvert un homme inconscient à qui il fallait visiblement des soins urgents. Puis il remit le combiné en place et sortit de la cabine pour prendre le chemin du gymnase.
***
Lord savait ce qu’il faisait en choisissant le point de rendez-vous. Situé tout au bout d’un terrain de sport adjacent à un collège et une école primaire, le gymnase se dressait loin de toute rue, à plus de trois cents mètres de la maison du gardien des lieux. Il suffisait de sauter une grille au bout d’une allée en cul-de-sac, et l’on se retrouvait derrière le bâtiment, dans un parc en miniature mal entretenu, seul vestige de la forêt qui couvrait autrefois le coteau. Difficile de faire plus discret : personne ne pouvait vous voir, et la première habitation se trouvait hors de portée de voix.
C’était Tas de Graisse qui avait trouvé le plan, en troisième. Il avait découvert la grille au bout de l’impasse en écartant les buissons derrière le gymnase pour pisser pendant un cours d’éducation physique. Très vite, l’endroit était devenu leur décor favori pour zoner. La nuit, on n’y voyait jamais personne, et surtout pas de flics. Même complètement fracassés, ils prenaient bien soin de ramasser les mégots et les bouteilles vides avant de partir. Pour que nul ne se doute qu’ils venaient là.
Un soir où il avait trop fumé, Chouf avait déclaré, dans un grand élan de loquacité cannabique : « C’est parce qu’on le respecte que cet endroit nous protège. Et il nous protégera tant qu’on le respectera. » Les autres s’étaient fichus de lui, mais Fric se souvenait que les rires et les plaisanteries sonnaient un peu faux.
Ce n’était tout de même pas normal que personne ne vienne jamais là. Y compris pendant la journée. Un jardinier municipal devait bien passer de temps en temps pour tailler les buissons et s’occuper des maigres massifs de fleurs, mais aucun des membres de la bande n’avait réussi à le prendre sur le fait. Et, pourtant, Chouf avait essayé.
« Alors, t’as fait ta bonne action ? lança Vater Traüm.
— Rigole, mec, j’ai l’adresse.
— C’est où ? » interrogea Tête de Maure.
Fric le leur dit, et ils firent la grimace.
« On n’arrivera jamais là-bas, affirma Lord. C’est trop loin. Et pas question de prendre les transports.
— À pied, on risque encore plus de se faire serrer, observa Tête de Maure.
— Pas sûr, intervint Vater Traüm. Mais va falloir qu’on se sépare. À quatre on est trop repérables. À deux, c’est plus facile de dire qu’on se connaît pas.
— Pas con, admit Tête de Maure. Par où on va passer ? »
Il était évident qu’il avait décidé de coller à Vater Traüm. Fric et Lord se regardèrent, puis hochèrent la tête avec un parfait ensemble. La composition des équipes leur convenait.
Ils définirent rapidement deux itinéraires théoriques. Il y avait entre cinq et sept kilomètres à parcourir, pour l’essentiel dans des zones pavillonnaires, avec deux obstacles majeurs : la A6 et la N7. La nationale ne poserait sans doute aucun problème, mais le choix était assez limité pour franchir l’autoroute : l’une des routes passant par Arcueil longeait la cité, tandis que l’autre la traversait carrément ; elles devaient donc déjà grouiller de flics. Comme ils ne tenaient pas à courir jusqu’à Gentilly ou L’Haÿ-les-Roses, il ne leur restait qu’à emprunter le tunnel de service qui s’ouvrait un peu plus au sud, à la limite de Cachan.
« Ouais, on a nos chances », conclut Tête de Maure.
Vater Traüm et lui avaient décidé de prendre le chemin le plus au nord, qui traversait Villejuif à hauteur du stade des Esselières, tandis que Lord et Fric obliqueraient au sud-est une fois l’autoroute franchie. Ce qui laissait à chaque groupe plusieurs options pour traverser la N7. Ensuite, ils n’auraient plus qu’à essayer de ne pas s’égarer dans la mer de maisons individuelles qui les séparait encore de leur destination.
« N’empêche, on se serait moins fait chier si vous n’aviez pas voulu appeler une ambulance, grommela Vater Traüm en se levant pour partir.
— Une vie, c’est une vie, mec », rétorqua Lord.
Ils se mirent en route sur cette réplique, quittant à regret ce jardin secret où ils avaient tué tant de temps et d’ennui.
Le trajet ne constitua qu’une formalité pour Lord et Fric. Leurs précautions et leurs angoisses se révélèrent au final parfaitement inutiles. Il n’y avait personne en vue lorsqu’ils franchirent les grilles fermant aux deux extrémités le passage sous l’autoroute, et la N7 était déserte quand ils l’atteignirent, après avoir perdu une bonne demi-heure dans un quartier de pavillons et de petits immeubles où toutes les rues se ressemblaient. De l’autre côté s’étendait un lacis de ruelles parfois dépourvues de trottoir, certaines trop étroites pour livrer passage à une voiture. Ils y croisèrent trois ou quatre personnes ; aucune d’elles ne leur prêta particulièrement attention.
L’adresse donnée par Blek se situait au-delà de ce labyrinthe riche en ruelles, en impasses et en escaliers : une allée privée au sol gravillonné qui s’enfonçait tout droit entre deux pavillons de meulière, à mi-hauteur d’une rue en pente raide.
« T’es sûr que c’est là ? demanda Lord. En tout cas, ça a l’air peinard », ajouta-t-il d’un air approbateur sans attendre la réponse.
Fric hocha la tête. L’instant de vérité était venu, et son cœur choisissait ce moment pour se mettre à battre à tout rompre dans sa poitrine. Par bonheur, l’air frais aidant, sa migraine s’était apaisée pendant la dernière partie du trajet ; il ne ressentait plus qu’une sourde douleur aux tempes. Et aussi quelques aigreurs d’estomac.
« On y va ? » suggéra-t-il.
Une maison à flanc de coteau précédée d’une petite terrasse se dressait sur la gauche de l’allée, une vingtaine de mètres plus loin. Il y avait de la lumière dans la pièce du devant, et les échos d’une musique indistincte s’échappaient par la fenêtre entrouverte. Fric distingua une silhouette féminine aux longs cheveux penchée sur un évier.
En raison de la présence, quelques mètres plus loin, d’une deuxième maison apparemment bâtie sur le même modèle, Fric vérifia le nom marqué sur la boîte aux lettres avant de faire sonner la petite cloche accrochée à la grille de la cour. Un seul coup, bref mais un peu trop sonore à son goût. La femme se figea, puis s’écarta de l’évier pour venir s’encadrer dans la fenêtre. Son visage, à contre-jour, demeurait indistinct.
« Bonjour, madame, dit Fric. C’est Blek le Roc qui m’envoie. »
Il crut deviner qu’elle fronçait les sourcils.
« Il ne t’a pas donné quelque chose pour moi ?
— Si, une lettre. Mais je ne l’ai pas. »
Il lui sembla que le froncement de sourcils s’accentuait.
« Bon, entre avec ton copain. On va voir ça. »
Lord laissa échapper un si profond soupir que Fric se demanda s’il n’avait pas retenu sa respiration pendant toute la brève conversation. Le dandy des banlieues était donc plus émotif qu’il ne voulait le laisser paraître.
Fric poussa la grille qui s’ouvrit avec un grincement. Suivi de Lord, il se dirigea vers la minuscule véranda qui tenait lieu d’entrée. La porte s’ouvrit lorsqu’ils y arrivèrent. Le visage de la femme resta dans l’ombre tandis qu’elle s’effaçait pour les laisser passer.
Ça devenait agaçant.
Ils pénétrèrent dans une vaste cuisine peinte en jaune et bleu, largement ouverte sur un petit salon d’apparence confortable. Un homme portant un T-shirt noir arborant en lettres grises les mots BLUES EXPLOSION était assis à une table dans la première pièce, un magazine posé devant lui. Fric lui donna la cinquantaine, peut-être un peu plus.
« Salut les gars, dit-il en se levant avec un demi-sourire. Moi, c’est Mix. »
Fric se présenta en serrant la main qu’il lui tendait.
« Et lui, c’est Lord », ajouta-t-il en se tournant vers son acolyte.
Puis son regard rencontra pour la première fois celui de la femme adossée au mur derrière le dandy des banlieues, et il sentit quelque chose se glacer à l’intérieur de sa nuque. À cause de la manière dont elle l’observait.
Une manière qu’il était incapable de définir. Il ne savait même pas si elle le mettait mal à l’aise ou non.
« Sam, dit-elle simplement sans le quitter de ses yeux noirs et brillants.
— Je… je suis désolé pour la lettre. Elle est restée chez ma sœur. »
Elle esquissa un sourire. De fines rides apparurent au coin de ses paupières, accentuant son air rieur.
« Ça n’a pas d’importance. Je devine très bien ce que Blek peut m’y raconter. Cet idiot a toujours eu un faible pour les chiens perdus. »
Fric se demanda s’il devait se vexer.
« Vous étiez tous les deux… avec lui ? s’enquit Mix.
— Non, juste lui », répondit Lord en désignant Fric de la tête.
C’était une façon comme une autre de se débarrasser de la corvée consistant à expliquer leur situation. Fric ne lui en voulut pas car il aurait fait la même chose à sa place. Il résuma donc en quelques phrases les longs mois qu’il avait passés dans la même cellule que Blek. Un exercice moins difficile qu’il ne l’aurait pensé.
« Alors, je suis venu, conclut-il.
— Avec un copain, remarqua Mix.
— On a des ennuis. »
Voilà. C’était dit. Impossible de revenir en arrière. Ça passait ou ça cassait.
« Des ennuis ? » répéta Sam.
— On a… euh… tabassé un soldat tazu. »
Leurs hôtes échangèrent un rapide regard.
« C’est tout ? s’étonna Mix.
— Eh bien… pas tout à fait… On a aussi laissé deux flics ligotés dans un local poubelle. »
Au grand soulagement de Fric, Sam éclata de rire.
Il était un peu moins de trois heures du matin lorsque l’on gratta à la porte de la véranda. Mix, qui somnolait penché sur son magazine, se leva pour aller ouvrir. Sur le seuil se tenait Tête de Maure. Seul.
« J’ai pas sonné à la grille pour éviter d’ameuter tout le quartier », expliqua-t-il.
Mix lui fit signe d’entrer et referma la porte vitrée derrière lui.
« Le quartier est tranquille, mais tu as bien fait.
— Et Vater Traüm ? » s’enquit Lord.
Tête de Maure fit la grimace.
« Aucune idée. On a eu des problèmes.
— Du genre ? »
Tête de Maure se laissa tomber d’un air accablé sur la chaise que Sam venait de déplier pour lui. Il ôta sa casquette, s’en servit pour éponger la sueur sur son front, puis se gratta la tête avant de la remettre, la visière sur l’oreille gauche.
« Du genre la totale. Ça a commencé dans Villejuif, vers les Esselières. On a repéré un car de flics qui venait vers nous. Heureusement, eux, ils nous avaient pas vus. On a voulu se planquer dans une petite impasse, mais un type nous a entendus et il s’est mis à gueuler. Du coup, les keufs se sont arrêtés pour voir ce qui se passait. Alors, on a filé par les jardins. Le problème, c’est qu’on a eu du mal à en sortir : il y avait des MPs dans la première rue qu’on a trouvée. On a dû les contourner en faisant gaffe de ne pas tomber une deuxième fois sur les flics. Et puis, sur la N7, ça s’est franchement gâté. On s’est fait mitrailler par des Tazus.
C’est là qu’on a été obligés de filer chacun de son côté. Moi, je suis passé par le cimetière. Je vous raconte pas la frousse ! Aucune idée de ce qu’a bien pu faire Vater… (Il hésita.) Je sais pas comment dire ça mais… il était un peu bizarre, sur la fin. Ça a commencé un peu après l’autoroute. Il n’arrêtait pas de dire que son idée de Front de Libération de mes couilles était géniale, et qu’elle allait faire des petits. Et puis, il s’est lancé dans un putain de délire sur la manière de renvoyer les Tazus chez eux… (Nouvelle hésitation.) Il se prend pour un résistant, maintenant !
— Ça lui passera quand il aura dessoûlé, commenta Lord d’un ton rogue.
— Je vais l’attendre, annonça Mix. Vous autres, vous feriez mieux d’aller au lit. »
Pour accéder à l’étage inférieur, il fallait sortir de la cour et descendre l’escalier séparant les deux maisons appuyées au coteau. L’appartement, qui comptait deux grandes pièces et une cuisine aussi vaste, était équipé de deux lits et d’un divan. Il n’y avait pas de téléviseur, juste un vieil ordinateur trônant dans un coin.
Sam leur montra où se trouvaient draps, couettes et couvertures, puis elle s’éclipsa en leur souhaitant bonne nuit.
« T’es sûr qu’ils vont pas nous balancer ? interrogea Tête de Maure dès qu’elle fut partie.
— Tu trouves qu’ils ont des têtes de balances ? répliqua Fric.
— À mon avis, intervint Lord, ils n’aiment pas plus les flics que nous.
— Tu crois qu’ils ont un bizness ? demanda Fric.
— Faut voir. C’est des vieux. Ils étaient peut-être sur les barricades en mai 68…
— Oh non, ils sont pas assez vieux pour ça ! s’écria Tête de Maure.
— Alors, ils ont un bizness », décida Lord.
Et la conversation s’arrêta là car ils tombaient tous les trois de sommeil.