« Alors, comme ça, c’est toi Vater Traüm ? » lança Mix d’un air de défi nettement moins cool que d’habitude.
Le grand garçon blond acquiesça, mal à l’aise. Puis il passa une main dans ses cheveux en désordre pour les plaquer en arrière sur son crâne. Il portait les mêmes vêtements que la semaine précédente ; ils étaient juste un peu plus sales, et une déchirure d’une dizaine de centimètres s’ouvrait dans son T-shirt taché en travers du visage souriant de Cheb Belkacem.
« T’étais où ? » demanda Fric.
Vater Traüm se rengorgea. Avec son acné, le résultat n’était pas très heureux.
« Chez les résistants, mon pote. Plein la vue, que je leur en ai mis ! Ils sont pas près de m’oublier. Je leur ai montré ce que c’est un mec qui a des couilles ! Boum !
— Les attentats du FLBP… c’est toi ? »
Vater Traüm montra les dents en un genre de rictus niais.
« Ouaip, c’est moi. Deux dans la même journée – pas mal, hein ? »
Fric retint les commentaires désobligeants qui lui montaient aux lèvres. Il était trop heureux de revoir Vater Traüm vivant pour lui prendre la tête d’entrée. Mais ce débile ne perdait rien pour attendre ; Lord et Tête de Maure en avaient autant à son service – et ils n’hésiteraient pas, eux.
« Tu es sûr qu’on ne t’a pas suivi ? demanda Mix.
— Certain, assura Vater Traüm. De toute manière, si les keufs m’avaient repéré, ils ne m’auraient pas laissé arriver jusqu’ici.
— Pas sûr », marmonna Fric.
Mix se dressa sans lui laisser le temps d’ajouter un mot. Il n’était plus du tout calme et détendu. Il étudia un instant Vater Traüm d’un regard mécontent, puis se tourna vers Fric :
« Vous filez chez L’Ombre. Tout de suite. Si les flics débarquent, ils ne vous trouveront pas là-bas. Restez-y planqués jusqu’à ce qu’on aille vous chercher. »
Fric cligna des paupières à son intention pour lui signifier qu’il avait bien reçu le message, et entraîna Vater Traüm hors de la maison. L’allée était le seul point délicat du trajet car une personne plantée à l’endroit où elle débouchait sur la rue pouvait d’un coup d’œil en embrasser toute la longueur. Il n’y avait par bonheur aucun observateur importun ; quelques enjambées rapides leur suffirent à se mettre hors de vue.
« On va où ? demanda Vater Traüm.
— Tu verras bien.
— Hé, mec, tu pourrais au moins être content de me revoir !
— Oh, je suis content, mais t’es vraiment trop con ! »
Ils contournèrent la grande cabane en planches où s’entassait le bric-à-brac mystico-astrologique de Sarabande. Face à eux, une porte grillagée s’ouvrait dans la haie touffue marquant la limite du jardin. Ils la poussèrent et traversèrent un potager bien ordonné jusqu’à une barrière en bois assez basse pour être franchie d’un bond. Vater Traüm imitait sans un mot les gestes de Fric, mais son front plissé révélait l’étendue de sa perplexité.
Dans le jardin suivant, ils croisèrent ‘Tite Miss qui promenait ses chiens. La vieille dame en avait quatre, trois énormes bergers allemands et un terre-neuve obèse âgé d’au moins quinze ou seize ans. Ils étaient pour l’instant fort occupés à gratter le sol de leurs griffes au pied d’un arbre chétif.
« Bonjour, Fric, salua-t-elle. Je n’ai jamais rencontré ton copain, je crois ?
— Excuse-nous, mais on est pressés. Si tu vois Lord ou Tête de Maure, dis-leur de nous retrouver chez L’Ombre – et, surtout, de ne pas mettre les pieds chez Sam et Mix !
— Que se passe-t-il ?
— Les flics. »
‘Tite Miss pâlit et ses traits se creusèrent. Elle n’était pas si âgée, peut-être soixante-cinq ans au maximum, mais elle était si ridée qu’elle semblait nettement plus vieille à première vue.
« Ils sont là ?
— Non, mais ils pourraient bien y venir.
— Alors, filez, les enfants ! »
Ils ne se le firent pas dire deux fois. Vater Traüm paraissait estomaqué qu’on puisse le traiter d’« enfant » ; ça n’avait pas dû lui arriver depuis un bon moment.
Trois jardins plus loin, Fric se baissa et se glissa à quatre pattes sous des troènes alignés. Vater Traüm le suivit en maugréant, mais son humeur s’améliora dès qu’il découvrit le coquet cottage de L’Ombre, avec sa façade de bois peint, ses pignons torses et ses fenêtres à guillotine.
« Hé, sympa, commenta-t-il. C’est là qu’on va se planquer ?
— Ça te plaît ?
— Plutôt, ouais ! Ça fait une semaine que je dors dans une cave, mec !
— Je croyais que t’étais avec les résistants ?
— Ben, tu crois qu’ils se planquent où ? »
Fric toqua deux fois à la porte avant d’en abaisser la poignée. Comme la plupart des habitants de l’Enclave, L’Ombre ne fermait jamais à clef. Ils entrèrent dans un hall sombre, au fond duquel un escalier montait en spirale vers l’étage supérieur. Des posters de groupes de vieux rock oubliés se chevauchaient sur les murs dans le plus grand désordre.
L’Ombre sortit de son atelier, un tournevis à la main. Il était toujours en train de bricoler ou de programmer, celui-là. Enfin, lorsqu’il ne regardait pas une vidéo sur le grand moniteur plat accroché au mur de son atelier. Fric lui exposa en deux mots la situation, présentant Vater Traüm au passage.
« Parfait, conclut L’Ombre.
— Parfait ? répéta Fric. On risque une descente de flics et c’est tout ce que tu trouves à dire ?
— Ça ne serait pas la première fois qu’il y aurait une descente, et les flics ne sont jamais venus jusqu’ici. Ils ne peuvent même pas imaginer que cet endroit existe.
— Et c’est quoi, cet endroit, au fait ? » s’enquit Vater Traüm.
Cette question obsédait Fric et ses copains depuis qu’ils avaient découvert les gens qui vivaient au-delà de la porte, mais aucun d’eux n’avait eu le cran de la poser. Ils craignaient que leurs hôtes n’apprécient pas leur curiosité.
« Un lieu de paix », répondit L’Ombre en les poussant dans l’atelier.
Vater Traüm émit un sifflement à la vue des racks de matériel électroniques dressés contre les murs.
« Joli matos, apprécia-t-il. Tu fais quoi, avec tout ça ?
— Je traite des images.
— C’est ton boulot ?
— Oui. On me paie bien pour le faire. »
Fric n’aurait jamais pensé que L’Ombre puisse avoir un boulot. D’une manière générale, les occupants des parcelles enclavées ne donnaient pas l’impression de travailler. Ils s’occupaient de leur jardin, bricolaient de temps à autre, discutaient le plus souvent – et passaient des heures entières le nez rivé aux écrans de leurs ordinateurs.
« Un boulot légal ? insista Vater Traüm.
— Tout ce qu’il y a de légal.
— Pourtant, tu n’aimes pas les flics. »
L’Ombre haussa les épaules.
« J’aime ma tranquillité. Ici, je suis sûr que personne ne va venir me déranger – à part des crétins mal élevés dans votre genre, évidemment !
— Et la vieille avec les chiens, elle aime aussi sa tranquillité ? insista Vater Traüm.
— ’Tite Miss était ici la première, répondit doucement L’Ombre. Elle est arrivée en 1969. »
Autant dire la préhistoire pour Fric, dont les parents étaient nés au milieu des années 1970. Vater Traüm paraissait lui aussi déconcerté par la distance temporelle ; quand il avait été viré du collège parce qu’il refusait d’en porter l’uniforme, c’était tout juste s’il savait additionner deux et deux.
« C’était une hippie ? demanda-t-il d’un air niais.
— Quelque chose comme ça. Elle était avec un type nommé Charas. Ils ont commencé par squatter un bout de terrain abandonné au milieu du pâté de maisons. Ils vivaient sous un tipi de tôle, avec des chiens et des poules. Le proprio n’était pas très content au début, alors ils lui ont proposé de verser un loyer, histoire d’être tranquilles. Elle peignait des tableaux psychédéliques, que Charas se débrouillait pour vendre sur Paris – assez cher, paraît-il. Plus tard, ‘Tite Miss a racheté la parcelle, ainsi que deux ou trois autres situées plus bas sur le coteau. Comme Charas et elle étaient très accueillants, il y avait toujours du monde chez eux. C’est monté à un moment jusqu’à vingt-cinq ou trente personnes, sous la tente ou dans un tipi – ambiance pipe à eau garantie. Les flics ont fait deux ou trois descentes, en embarquant chaque fois tout le monde, mais le résultat était trop maigre pour que ça devienne chez eux une habitude.
« La plupart des babas ont fini par partir, à part deux ou trois qui avaient trouvé un bout de terrain à louer à l’autre bout du pâté de maisons. Quand Sam et Mix sont arrivés, en 1977, ‘Tite Miss vivait seule : Charas avait suivi une jeunette dans une communauté en Ardèche. Et c’est là que ça a commencé. »
L’Ombre se tut et, tendant la main, il tapota sur un clavier. L’un des écrans devant lui cessa d’afficher des colonnes de chiffres pour montrer une structure en spirale aux vives couleurs.
« Qu’est-ce qui a commencé ? » interrogea Fric, enhardi par l’audace de Vater Traüm.
L’Ombre rétablit d’un clic de souris le défilement de 0 et de 1 avant de lui répondre :
« Le virus sociologique. »
Vater Traüm se gratta l’occiput d’un air peu inspiré. A la différence de Fric, pour qui ils étaient source de rêverie, les mots compliqués le mettaient de mauvaise humeur.
« Et ça fait quoi, ce truc ?
— Ça se répand. Lentement. Ce n’est pas très contagieux… enfin, ça dépend des gens. »
Mais de quoi parle-t-il ?
« Ça ne me dit pas ce que c’est, insista Vater Traüm.
— Un mode d’organisation. Un ensemble de manières de vivre, de voir le monde, d’entretenir des rapports avec les autres. Il est apparu ici quand une ex-hippie a rencontré un couple d’utopistes libertaires. Leurs systèmes de vie ont en quelque sorte convergé, puis fusionné, et ils ont acquis une vision commune – le premier degré d’organisation.
— Jusque-là, ça va, dit lentement Vater Traüm. À part les « topistes libertins », mais ça doit pas être très important, hein ?
— Ça ne l’est pas, confirma L’Ombre en ricanant. Il est toujours comme ça, ton copain ? lança-t-il à Fric.
— Non, pas toujours. Des fois, c’est pire : il a des idées. Le Front de Libération de la Banlieue parisienne, c’est bien de toi, non ? »
Vater Traüm prit un air modeste.
« J’étais inspiré, ça arrive… Sérieux, les mecs, vous avez vu comment ça les a fait grouiller comme des puces ?
— C’est toi qui as posé ces bombes aujourd’hui ? s’écria L’Ombre.
— Un peu, mon neveu », rétorqua Vater Traüm à cet homme assez âgé pour être son oncle.
Il n’avait vraiment aucun respect.
Lord et Tête de Maure rappliquèrent au tout début de la soirée, juste après que le soleil eut disparu en haut du coteau. Ils avaient passé l’après-midi en plein cœur de l’Enclave, chez un type qui disposait apparemment d’un accès permanent à tous les jeux vidéos possibles et imaginables. Du coup, ils étaient tellement abrutis qu’ils ne songèrent même pas à reprocher quoi que ce soit à Vater Traüm.
« On a vu Sam en venant, dit d’emblée Lord. Les flics sont passés, ils ont juste jeté un coup d’œil dans les deux maisons de l’entrée. Paraît qu’ils ont fait une drôle de tête en voyant la quantité d’ordis, surtout chez Court-Circuit. Ils ont sûrement trouvé ça suspect. Ils ne devraient pas revenir tout de suite, mais ils connaissent l’endroit, maintenant.
— Tu vois ce que t’as fait ? lança mollement Tête de Maure à Vater Traüm.
— Laisse, intervint L’Ombre. Ce n’est pas de sa faute. Ils auraient fini par venir tôt ou tard. Et nous n’aurions pas dû entreposer autant de matériel dans des lieux facilement accessibles… Tu sais s’ils ont remarqué le câblage ? »
Lord secoua la tête.
« Aucune idée. Toutes vos bécanes sont branchées ensemble, c’est ça ? »
L’Ombre acquiesça, un œil sur les colonnes de chiffres.
« Nous avons un réseau privé, expliqua-t-il. C’est plus pratique.
— Plus pratique pour quoi faire ? » interrogea Vater Traüm, décidément en mal d’indiscrétion.
Un moniteur situé dans un angle de la pièce se mit à afficher des figures géométriques compliquées, genre signes cabalistiques. L’Ombre éluda la question d’un geste et se mit à nouveau à pianoter sur le clavier. Des fenêtres bleu pâle pleines de texte incompréhensible – une langue étrangère ? – apparaissaient et disparaissaient sur l’écran. Soudain, celui-ci devint blanc, puis vira à nouveau au noir, avec une bande de chiffres vert fluo qui défilait sur le côté droit.
« Ce n’est pas tout à fait au point, expliqua L’Ombre en s’écartant du clavier. Comme nous n’utilisons pas de programmes du commerce, il a fallu faire pas mal de développements nous-mêmes, et certains logiciels n’ont pas été testés avec tout le sérieux nécessaire.
— Ça ne serait pas plus simple d’acheter les programmes dont vous avez besoin ? s’enquit Lord.
— On n’achète pas un programme, répondit L’Ombre, mais uniquement le droit de l’utiliser. Il demeure en permanence la propriété de la compagnie qui le commercialise, et il est interdit d’y apporter la moindre modification ; d’ailleurs, le code source est le plus souvent tenu secret. Toute tentative de changer quoi que ce soit dans un logiciel constitue un motif d’annulation de la licence d’exploitation. Ce n’était pas très gênant à l’époque où un ordinateur constituait une unité de travail autonome car il était difficile aux éditeurs de programmes d’aller inspecter toutes les machines existantes. Mais les choses ont évolué avec Internet. Désormais, les logiciels installés sur les bécanes reliées au réseau sont mis à jour à distance. Automatiquement. Si une licence n’est pas valable, le programme en question est tout simplement bloqué jusqu’à ce que la situation soit régularisée. Impossible de s’en servir, ni d’accéder aux documents qu’il a contribué à créer.
— Ça paraît un bon moyen de coincer les pirates, observa Tête de Maure.
— Et de s’assurer des utilisateurs captifs. Une fois que tu as commencé à te servir d’un système d’exploitation du commerce, tu es lié par un contrat. Or l’éditeur ne se gêne pas pour en modifier les termes quand ça l’arrange. Par exemple lors de la mise sur le marché d’une version améliorée. Si tu veux pouvoir corriger les bugs de ta version, tu dois accepter les termes du nouveau contrat. Et pareil pour les logiciels.
— C’est quoi, la différence entre un système d’exploitation et un programme ? » demanda Fric.
L’Ombre émit un soupir désespéré.
« Tu n’as jamais utilisé un ordinateur ?
— Ben non.
— Et vous autres ? »
Triple signe de dénégation.
« Surfer sur Internet, c’est pas pour nous, grogna Vater Traüm.
— Je croyais que tous les collèges étaient équipés.
— Dans le nôtre, dit Lord, y en avait trois. Deux toujours en panne et un réservé aux bonnes classes. Paraît qu’ils en ont racheté un depuis qu’on a été… qu’on en est partis. »
L’Ombre hocha la tête, songeur.
« Bon, alors, en route pour le cours d’informatique ! Le système d’exploitation fait tourner la machine et procure un certain nombre de fonctionnalités de base. Plus des trois quarts des ordinateurs personnels de la planète utilisent l’une des déclinaisons de Windows, qui repose lui-même sur une architecture archaïque nommée le DOS… Non, laissez tomber, ça serait trop compliqué à expliquer. (L’Ombre passa une main sur son front luisant de sueur ; plus il parlait, plus le sujet semblait le passionner.) Les programmes, eux, ont besoin du système d’exploitation. Il est la base indispensable qui leur permet de fonctionner. Il leur fournit des ressources, des enchaînements d’opérations tout prêts, un environnement plus ou moins ergonomique… S’il refuse de démarrer parce que tu n’en as pas payé la location, tu es marron ! Mais ici, ça ne risque pas d’arriver : nous n’utilisons que des logiciels libres, et tu auras beau fouiller, tu ne trouveras pas une seule puce Fritz dans toute l’Enclave !
— Une puce… quoi ? fit Vater Traüm.
— Fritz. C’était le prénom du sénateur tazu qui a fait adopter la loi rendant obligatoires cette puce et les protocoles de vérification qui lui sont associés. L’objectif avoué était la protection du copyright, par exemple en matière de musique. Mais les véritables raisons… »
L’Ombre s’interrompit et considéra l’un après l’autre les quatre zonards.
« Les véritables raisons ? insista Lord.
— Le contrôle. Le pouvoir. La domination. La capacité de vérifier à tout moment le contenu de n’importe quel disque dur. Sous prétexte de protéger des intérêts économiques, et aussi de se prémunir contre le terrorisme, c’est avec la liberté d’opinion que Fritz et ses petits copains se sont torchés ! Aujourd’hui, n’importe quel ordinateur personnel qui se connecte au réseau est inspecté périodiquement, son contenu passé en revue. Et tous les ordinateurs dotés d’un système d’exploitation et de logiciels du commerce ont besoin d’accéder à Internet de temps à autre car le moindre pilote d’imprimante contrôle qu’il est bien autorisé à fonctionner avant de se mettre en route.
— Pourtant, vos bécanes marchent, fit remarquer Vater Traüm.
— Parce qu’elles sont entièrement équipées de logiciels du domaine public tournant sur des systèmes d’exploitation libres, dont le code source est disponible pour qui voudrait tenter de l’améliorer. C’est ça que l’armée française aurait dû faire, au lieu d’acheter des kits plombés à un trust tazu. »
Fric ricana intérieurement. En taule, l’histoire avait fait marrer tout le monde pendant trois jours. Lorsque les premiers avions US avaient commencé à survoler la France, presque tout le matériel informatique militaire était tombé en panne, rendant toute riposte impossible et précipitant la chute du gouvernement déjà méchamment déstabilisé par le rapt insensé de la tour Eiffel.
« Tu veux dire que les bécanes de l’armée ont été mises en panne à distance ? » interrogea-t-il, gagné par une subite fébrilité.
L’Ombre acquiesça d’un air grave et pénétré.
« Ouaip – le tout sur ordre de Washington, et avec un joli paquet de contrats à la clef pour le trust impliqué.
— Attends, là, je rêve, intervint Tête de Maure. T’es pas en train de nous dire qu’on a laissé mettre des puces Fritz sur des ordis militaires ?
— Quand même pas. Mais le système, lui, était piégé. À la merci d’un tout bête refus d’autorisation. Que son éditeur s’est empressé d’émettre. (L’Ombre soupira.) Ça paraissait plus simple et ça coûtait moins cher que de payer des développeurs. Et puis, les fonctions de contrôle leur plaisaient sans doute. Ils ne se sont pas douté un seul instant que tout ça pouvait servir à les contrôler, eux. Quand ils ont débarqué, les Tazus savaient qu’ils ne rencontreraient pas de vraie résistance. Ils jouaient sur du velours. Le gouvernement a remis sa démission, le Président a nommé un Premier ministre américanolâtre – et nous voilà pays occupé, puis protectorat des U$A. Vous pigez maintenant pourquoi on n’en veut pas de ces saloperies de puces et de protocoles ? »
Par prudence, L’Ombre leur conseilla de ne pas retourner pour l’instant chez Sam et Mix. Il pouvait les héberger au premier, dans une grande pièce mansardée – enfin, si ça ne les gênait pas de dormir sur des nattes.
Ça ne les gênait pas.
« Sacré bizness, chuchota Vater Traüm tandis qu’ils attendaient le sommeil, étendus dans le noir.
— Tu parles de quoi ? demanda Fric.
— Du bizness de L’Ombre et de ses potes. Il « traite des images » ? Tu parles !
— Ouais, ça m’a l’air d’être un foutu putain de hacker, marmonna Tête de Maure.
— Hacker ? fit Vater Traüm. Qui te parle de hacker ?
— Ben… toi, intervint Lord.
— Ah, j’ai jamais dit ça, se défendit Vater Traüm. Alors, comme ça, vous croyez que c’est des pirates cyberpunks ?
— Qu’est-ce que tu veux que ça soit d’autre ? s’étonna Fric. T’as vu le matos ? T’as entendu ce que L’Ombre nous a raconté ce soir ?
— Justement, mec. J’ai vu et j’ai entendu. J’ai vu un type qui ne tient pas du tout à ce qu’on vienne mater ce qu’il a dans sa bécane. Ça veut pas dire qu’il fasse du cyberpiratage. J’ai bien écouté ce qu’il a dit. Je trouve pas ça normal que la boîte qui t’a vendu des putains de programmes puisse fourrer son nez dans tes affaires personnelles. Ça vous plairait, à vous, que le mec qui a cousu votre portefeuille sache en permanence combien de thunes et de barrettes vous avez dedans ? Là, c’est pareil.
— Ils font peut-être dans le cul, suggéra Lord. On est loin d’avoir tout visité. Et je suis sûr qu’il y a des endroits dont ils nous cachent l’existence. Si ça se trouve, il y a un studio bien planqué où ils filment des trucs pornos bien dégueulasses. »
L’avalanche de grossièretés que déclencha cette idée mit un certain temps avant de se tarir.
« Et si c’était des terroristes ? émit Fric. Ou des résistants ? »
Il avait du mal à faire la différence. Dans les deux cas, ça revenait à tuer des gens. Pas coule du tout.
« N’importe quoi, commenta Vater Traüm. J’en ai vu, moi, des résistants. Alors, je sais de quoi je parle. Le type qui m’a passé les bombes, je te dis pas comment il suait ! Les autres aussi étaient sacrement nerveux. Tandis que les gens, ici, ils sont coules… peut-être un peu trop. »
Il s’interrompit et prit un air mystérieux. Il aimait bien se faire prier.
« Allez, vas-y, dis-nous ton idée, fit Lord. On sait que t’en as une et que ça te démange de frimer avec. »
Vater Traüm émit un gloussement ironique.
« Merde, les mecs, vous avez vu les signes sur l’écran, non ? Ça vous rappelle rien ?
— Necromant 7, chuchota aussitôt Tête de Maure. La scène où le zombie claque la gueule au type à tronche de bouc. Il y avait les mêmes trucs gravés sur les murs.
— Tu veux dire… ? » commença Fric.
Mais sa gorge soudain serrée l’empêcha d’achever.
« Ouaip, compléta Vater Traüm, on est tombés dans un foutu putain de nid de sorciers. »