Rouquine, maigrichonne, la Sorcière était étendue sur le dos, retenue par des sangles de couleur mauve bouclées serré. Brainwash commença machinalement à compter les éphélides qui constellaient son visage et son nez pointu. Cette fille lui en rappelait une autre, qu’il avait embrassée et tripotée dans un couloir du lycée l’année de l’examen avant qu’un prof qui passait par là ne les expédie tous deux chez le proviseur. On ne plaisantait pas avec la morale et la bienséance dans cet État du sud profond : expulsé définitivement du bahut, il avait été en outre condamné à vingt jours de prison pour attentat à la pudeur. Quant à la fille, ses parents l’avaient mise dans un pensionnat ; il n’avait jamais su ce qu’elle était devenue par la suite.
« Vous êtes certain de pouvoir la contrôler ? demanda-t-il au Docteur.
— Plus ou moins. Je vous garantis qu’elle n’aura pas recours à la sorcellerie, mais il est toujours possible qu’elle tente de s’échapper… Évidemment, elle n’a pas la moindre chance de réussir sans faire usage de ses pouvoirs. »
Brainwash hocha la tête, pensif. Il était de mauvaise humeur ce jour-là, comme pas mal d’Américains qui ne digéraient pas la montée dans le monde entier de la rumeur selon laquelle les attentats avaient été fomentés par leur pays – afin de justifier, entre autres, l’occupation d’une partie de l’Europe et la campagne militaire au Venezuela. Il était grand temps pour les États-Unis d’identifier et de capturer les fumiers qui étaient derrière tout ça – et cette fille osseuse pouvait les y aider. Elle représentait un atout majeur dans la lutte contre ces enfoirés de sorciers.
Enfin, à condition qu’elle se range dans le bon camp.
C’était sacrément réconfortant d’avoir le Mal pour adversaire, songea Brainwash. En tout cas, ça évitait les scrupules, remords et autres problèmes de conscience. Tout devait être fait pour stopper la monstrueuse offensive en cours avant qu’elle n’atteigne son but, quel qu’il soit.
« Alors, nous allons la réveiller, dit-il en dévisageant le Docteur. Vous n’êtes pas obligé d’assister à l’entretien.
— Cela signifie-t-il que je peux vous laisser si j’en ai envie ou que vous préférez ne pas m’avoir dans les pattes ? »
La question surprit Brainwash. Il n’était pas habitué à tant de franchise de la part de ses collaborateurs occasionnels. En temps ordinaire, il les mettait trop mal à l’aise pour qu’ils fassent preuve de sincérité à son égard. Mais ce toubib était à l’évidence un cas particulier.
« Vous pouvez rester si ça vous chante, répondit-il. Je n’ai pas besoin de vous pour l’entretien préliminaire, mais ça ne me gêne pas que vous soyez là.
— Alors, je reste. Je suis très curieux de voir comment vous comptez vous y prendre. (Le Docteur s’épongea le front à l’aide d’un mouchoir en papier.) On m’a parlé de vous, et vos méthodes m’intéressent beaucoup… dans le cadre de mes recherches », crut-il nécessaire d’ajouter.
Brainwash considéra le petit homme en blouse blanche d’un air songeur. Il n’éprouvait guère de sympathie pour les crânes d’œuf qui gaspillaient des millions de dollars dans des expériences inutiles. Il avait eu l’occasion d’en fréquenter un certain nombre, et ne s’était jamais trouvé d’atomes crochus avec l’un d’eux.
Mais le Docteur était différent. Car c’était quasiment au Front, en plein milieu de la jungle vénézuélienne, qu’il avait effectué sa grande découverte, cette fameuse Cosmic Powder prisée des marines, dont le principal alcaloïde avait reçu le code VZ 01. Il devait falloir une sacrée énergie pour passer ses journées à soigner des blessés et ses nuits penché sur des éprouvettes – sans compter le temps nécessaire pour les tests en situation.
Ce type avait du mérite. Et les dents assez longues, également.
« Comme vous voudrez, dit Brainwash. Réveillez-la, je vous prie. »
Le Docteur décrocha la poche de perfusion pour la remplacer par une autre.
« Elle va reprendre conscience d’ici à quelques minutes, annonça-t-il. On peut considérer qu’elle sera dans un état à peu près normal : je lui ai administré un simple antagoniste des neuroleptiques employés pour la maintenir sous narcose. Allez-y doucement au début.
— Je sais ce que je fais, répondit Brainwash sur un ton désagréable. Sera-t-elle vulnérable à la suggestion ?
— Peut-être durant les premières secondes de retour à la conscience – un temps trop court pour essayer quoi que ce soit. »
Lorsque la Sorcière ouvrit les yeux, quelques instants plus tard, les deux hommes restèrent à la contempler, immobiles et inexpressifs. Elle tourna la tête vers eux, et lança un bref coup d’œil au médecin avant de s’attarder sur Brainwash. Son visage aux traits tirés exprimait une amabilité tout à fait inattendue, et ses yeux verts pétillaient de vie malgré la brume qui les emplissait encore.
« Tiens, un nouveau, dit-elle d’une voix pâteuse. Vous êtes quoi ? Agent de la C.I.A. ? Réducteur de têtes ? Observateur du gouvernement ? »
Elle avait récupéré ses esprits à une vitesse incroyable. Ou alors, cette énumération n’était là que pour dissimuler sa confusion mentale. Brainwash décida d’en avoir le cœur net :
« De quel côté êtes-vous ? »
Elle hésita une fraction de seconde avant de répondre :
« Mais… sur le dos, n’est-ce pas évident ? »
Nouvelle dérobade. À présent, Brainwash aurait été prêt à parier qu’elle n’avait pas encore tout à fait recouvré ses esprits. Il insista :
« Êtes-vous avec nous ?
— Qui est nous ?
— Nous sommes les peuples libres de cette planète. »
Le Docteur haussa un sourcil. Brainwash sourit intérieurement.
« Pourquoi devrais-je être avec nous ?
— Parce que si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous. »
Cet argument-là était un grand classique, qui avait largement fait ses preuves. Brainwash ne se privait pas de l’employer, ce qui lui procurait chaque fois un plaisir pervers.
« Je préférerais n’avoir rien à faire avec nous.
— Cette option n’est pas disponible. Alors ? Pour ou contre ?
— Allez vous faire foutre.
— Êtes-vous pour ou contre le terrorisme ? » insista Brainwash d’un ton mordant.
Elle réfléchit en se mordillant la lèvre inférieure.
« D’une manière générale, je suis contre toute forme de violence.
— Donc, contre le terrorisme ? »
Nouvelle hésitation – les sourcils froncés, cette fois.
« Oui, bien sûr.
— Alors, vous êtes avec nous, puisque nous luttons contre le terrorisme. Et vous pouvez nous aider. Avec vos pouvoirs. »
Une ombre passa sur le visage de la Sorcière. Brainwash crut deviner qu’elle venait de tenter de lui lancer un sort, et que cela n’avait pas marché. Si le Docteur ne se trompait pas quant à la nature du blocage qu’il avait imposé à cette femme, elle avait eu la volonté de le faire, mais la procédure mentale ne s’était pas exécutée. Une histoire de « substitution provisoire de mèmes ».
« Vous m’en avez privée, souffla-t-elle d’un ton amer.
— Nous pouvons vous en rendre l’usage.
— Si je me range du côté de nous ?
— C’est une condition essentielle, en effet. »
La Sorcière éclata de rire. Ses dents aussi blanches et régulières que celles d’un dentier semblaient déplacées dans sa bouche. Une trop jolie mâchoire pour une fille aussi quelconque.
« Si je suis contre le terrorisme, je suis contre nous, répondit-elle finalement, les yeux brillants. Je m’étonne que vous ne l’ayez pas compris. »
Pas de problème, la partie allait être chaude. Mais Brainwash avait plus d’un tour dans son sac.
Il la briserait. Et il ferait d’elle une fidèle servante des Glorieux États-Unis d’Amérique, il en avait la conviction. Ce n’était qu’une question de temps.
Elle pouvait se vanter d’avoir de la chance. Jadis, dans ce même pays, on l’aurait brûlée vive.
Il passa les deux jours suivants à interroger tous ceux qui avaient eu de près ou de loin affaire à la Sorcière. Ce qui représenta dans l’ensemble une tâche agréable et intéressante. Bon, le Sri faillit lui faire perdre patience, avec son air hautain et ses digressions, et l’entretien avec le colonel se révéla particulièrement éprouvant pour le moral, tant le pauvre type paraissait encore marqué par son épisode hallucinatoire. Mais tous deux détenaient de précieuses informations que Brainwash saurait sans mal mettre à profit.
Alors, comme ça, la rouquine était gentille ?
Eh bien, il ne lui restait plus qu’à lui faire passer le goût de la gentillesse.
Il songea tout d’abord à instiller la haine en elle. Ensuite, il ne serait pas trop difficile d’aiguiller cette haine vers les terroristes. Les vrais. Mais il se heurtait à des problèmes de méthode. Il avait la conviction que le VZ du Docteur constituait la clef du comportement futur de la Sorcière ; seulement, il ne voyait pas à quel moment l’employer.
Ni comment, en y réfléchissant bien.
Pendant ce temps, la rumeur enflait, se propageait parmi les peuples de la planète. Des centaines de millions, des milliards de personnes chuchotaient que les attentats avaient été mis sur pied par les U.S.A., et que l’apparition furieuse de Godzilla constituait un avertissement de leur part au Japon rebelle, prélude à un nouvel Hiroshima.
Si, au début, l’existence de cette rumeur avait agacé Brainwash, elle le rendait à présent fou de rage. Comment pouvait-on être assez idiot pour croire que les États-Unis, s’ils disposaient d’une équipe de sorciers efficace, allaient gaspiller cet atout en de vains attentats que nul n’avait eu le front de revendiquer – à part les habituels allumés et sectes millénaristes de tout ordre, bien entendu ? Il crevait les yeux que ces actes terroristes avaient pour but, en troublant la pax americana, de déstabiliser Washington. Même les vicelards de la C.I.A. n’auraient jamais été fichus de concocter un plan pareil.
De toute manière, le cas échéant, ils auraient été bien en peine de le mettre à exécution car les U.S.A. ne disposaient en tout et pour tout que d’un seul sujet méritant le qualificatif de sorcier ; les « magiciens » de la Brigade des Maléfices n’étaient que des individus doués d’une certaine sensibilité sur le plan surnaturel. Même si certains d’entre eux avaient de vagues pouvoirs ou connaissaient une poignée de charmes, ce n’étaient pas ces incapables qui auraient pu arracher la tour Eiffel de son socle, et encore moins opposer une quelconque résistance aux auteurs de cet effroyable exploit.
Le colonel en charge du projet avait paru accorder une grande importance à la signification des attentats. Il était un tantinet à côté de la plaque – mais, sur ce point précis, il savait de quoi il parlait.
« J’ai eu le temps d’y réfléchir, depuis que c’est arrivé, avait-il marmonné, accomplissant à l’évidence un effort de concentration exceptionnel. Et je n’ai toujours que des hypothèses. (Il avait soupiré.) C’est le brouillard total. Nous ignorons qui a fait ça, nous ignorons pourquoi ils l’ont fait, et nous avons à peine une vague idée de comment ils s’y sont pris. En tout état de cause, le plus urgent me paraît être de découvrir le « pourquoi ». Il nous mènera infailliblement au « qui ». Et, pour ça, vous pourrez vous servir de la Sorcière une fois que vous l’aurez amenée à collaborer. (Il avait froncé les sourcils.) Je désapprouve vos méthodes, sachez-le, mais le Docteur m’a convaincu que nous n’avons pas le choix… Allez-y, métamorphosez-moi cette furie en une collaboratrice fidèle et dévouée à notre pays !
— Telle est bien mon intention », avait répondu Brainwash avec une petite courbette.
Pour commencer, il essaya le bon vieux LSD, si pratique pour déprogrammer un individu. Une seule séance, avec une dose de trois mille microgrammes – douze fois la quantité moyenne recommandée. C’étaient ainsi que procédaient les Psychedelic Rangers, un groupe radical de la fin des années soixante, lorsqu’ils initiaient un novice. Pendant que les pupilles énormes de la Sorcière toujours ligotée sur son lit fixaient le vide d’un air absent, il lui projeta des images de la grandeur des U.S.A., du mont Rushmore au Golden Gâte, sur fond de Yankee Doodle et autres chants patriotiques. Puis, une fois passé le pic synesthésique, il lui diffusa un programme de country & western agrémenté de vidéos tournées dans des décors naturels touristiques, tels que le Grand Canyon ou le parc de Yellowstone. Enfin, quand elle entama la phase de redescente, il lança un apaisant CD de Vangelis avant d’aller la rejoindre.
« Intéressante expérience, n’est-ce pas ? »
Elle lui adressa un regard égaré. Il n’y avait pas encore tout à fait quelqu’un derrière ces yeux verts incapables de demeurer en place.
« Vous avez de la chance… que je ne puisse vous lancer un sort, haleta-t-elle.
— Vous avez passé le test. C’est bien.
— Le… test ?
— Bien sûr. Toute personne engagée dans l’armée des États-Unis doit subir une série de tests, qui varient selon le sujet et le rôle qu’il est appelé à jouer. Dans votre cas, le LSD paraissait tout à fait indiqué pour commencer. »
Elle battit des paupières d’un air exténué et un peu absent.
« Combien… combien m’en avez-vous donné ? (Il le lui dit, et elle ouvrit de grands yeux.) Tant que ça ?
— C’est la dose idéale pour une première expérience », mentit Brainwash.
Elle fit lentement non de la tête.
« Ce n’était pas… ma première expérience. Vous avez eu la main lourde. »
Il n’était pas question de se laisser entraîner sur ce terrain pour le moins glissant. Il interrogea, très vite :
« De quel côté êtes-vous ?
— Pas du vôtre, en tout cas.
— Nous avons besoin de vous pour lutter contre les terroristes.
— Vous vous répétez », observa-t-elle d’une voix absente.
Elle était en train de repartir, emportée par la dernière vague d’hallucinations de son trip carabiné. Il semblait clair qu’elle n’était pas près d’oublier cette expérience.
Brainwash quitta la chambre et remplaça Vangelis par une bande qu’il avait mitonnée avec soin dans son home studio : sur fond de sitar, tablas et autres instruments indiens, une voix tout juste audible répétait sur divers tons un certain nombre de phrases telles que : « Les U.S.A. ont apporté la paix au monde », « Partout où ils iront, nous traquerons les terroristes » et autres « L’US Army est la garante de notre liberté ».
Brainwash n’avait inventé aucun de ces slogans, il s’était contenté de reproduire la propagande gouvernementale. Et, le pire, c’était sans doute que ça marchait à merveille.
Enfin, à la longue.
Les jours suivants, il eut plusieurs entretiens avec la Sorcière, tous à peu près sur le même modèle. Faute d’un partenaire fiable, il était obligé de jouer à lui seul les rôles des deux flics de l’histoire, soufflant alternativement le chaud et le froid, et elle lui tenait tête sans pour autant le défier ouvertement. Elle n’avait pas dévié d’un pouce de son attitude initiale, ne cessant de réclamer sa libération avec une obstination tout aussi admirable que désespérée. Mais, loin de supplier, de menacer ou, même, d’en appeler à sa raison, elle se contentait de lui rappeler que son enlèvement était une atteinte aux droits de l’homme et à bon nombre de conventions internationales, dont certaines avaient même été signées par les U.S.A..
Et elle s’exprimait avec un calme que Brainwash ne pouvait s’empêcher de trouver inquiétant.
Elle était gentille, d’accord. Un véritable agneau capable de changer d’un simple geste un type en cochon ou de faire pleuvoir des chauves-souris écarlates. Sans le tabou sur la sorcellerie imposé par le Docteur, nul doute qu’elle aurait déjà trouvé moyen de s’enfuir, plantant là le programme magique des États-Unis qui avait pourtant si grand besoin d’elle.
Brainwash n’avait pas droit à l’erreur, et il le savait. On le lui avait bien dit, c’était sans doute le sort du monde libre qui se jouait en ce moment dans les sous-sols d’une base secrète de Floride. On le lui avait même tant répété que cette idée avait fini par lui donner la nausée.
Il passa à une série de séances employant le VZ. Dès que la Sorcière fut sous son contrôle, il lui ordonna de ne pas uriner tant qu’il ne l’y aurait pas autorisée. Il restait simplement à attendre que les toxines commencent à s’accumuler dans le sang de la rouquine, affaiblissant peu à peu sa volonté. C’était là encore une technique largement éprouvée, qui avait fait – et faisait toujours – les belles heures de nombreuses sectes aux tendances coercitives, mais le VZ lui donnait une dimension nouvelle. Parce qu’elle ne pourrait pas se soulager tant qu’il ne lui en aurait pas donné l’injonction.
Ce n’était pas vraiment de la torture, mais elle allait déguster, à coup sûr. Et finir par perdre la tête, bien entendu.
« De quel côté êtes-vous ? interrogea-t-il à brûle-pourpoint.
— Allez donc vous faire foutre, répondit-elle d’une voix tendue.
— Dites-le aux terroristes. Tout ce qui vous arrive en ce moment est de leur faute. »
Elle posa sur lui un regard las.
« Jusqu’à preuve du contraire, c’est vous qui… »
Elle s’interrompit pour émettre un gémissement.
« Ces attentats menacent toute l’humanité, reprit Brainwash. Vous et moi y compris. Croyez-vous que ces sorciers verront d’un bon œil votre existence ? Vous représentez un danger pour eux. Si vous n’êtes pas avec eux, vous êtes forcément contre eux.
— J’ai déjà entendu ça.
— Ils vous détruiront.
— C’est vous qui le dites. Jusqu’à preuve… (elle grimaça)… du contraire, ils n’ont volontairement tué personne.
— Non, mais leur action est en train de faire des petits. Les actes terroristes se multiplient un peu partout dans le monde, et ils visent nos intérêts !
— Ceux des “Glorieux États-Unis d’Amérique” ? railla-t-elle.
— Ceux de l’humanité tout entière. »
Et, sans ajouter un mot, il lui diffusa la sélection de sujets d’information qu’il avait préparée à cet effet. Depuis sa capture, dix jours plus tôt, la Sorcière n’avait su de l’actualité que ce qu’on avait bien voulu lui laisser connaître. Or si elle était au courant de la cinquième action des sorciers, elle ignorait tout des autres attentats – ceux qui avaient fait des victimes.
Des bombes le plus souvent artisanales avaient explosé dans tout le Moyen-Orient sous mandat US, en Turquie, en Belgique, au Luxembourg et en France – où une organisation au nom grotesque en était à son seizième attentat en moins d’une semaine. Au Venezuela, la guérilla avait lancé une contre-offensive avec l’aide des quelques hommes-médecine locaux qui avaient échappé à la Brigade des Maléfices ; les troupes marxistes progressaient rapidement, précédées d’une horde de jaguars assoiffés de sang humain. Deux voitures piégées avaient explosé aux Philippines. Un poste militaire avait été mitraillé dans la banlieue de Kaboul. Chaque fois, seuls les U.S.A. étaient directement visés, mais leurs ressortissants n’étaient pas les uniques victimes. Le van bourré d’explosifs de Manille avait tué près de trois cents personnes, et blessé pas loin d’un millier d’autres.
« La voilà, la signification des attentats sorciers, expliqua Brainwash une fois la vidéo terminée. Ils jouent un rôle de signal. Ils disent à tous les salauds avides de violence : « Allez-y ! Faites péter vos bombes, c’est le moment ! » Ils rassemblent tous ceux qui sont contre… nous et ils leur montrent la marche à suivre. Ce n’est plus à un réseau terroriste que nous avons affaire, pas même à une « nébuleuse », comme c’était le cas avec les islamistes. Ici, nous sommes en face d’une organisation maléfique sans doute de petite taille qui emploie la sorcellerie pour manipuler des groupes de militants isolés sans qu’il y ait jamais le moindre contact entre eux ! “Terroristes de tous les pays, unissez-vous contre la démocratie !” » conclut-il, singeant un leader politique du Tiers-Monde.
Il lui bourra le crâne avec cette propagande – à laquelle il croyait lui-même en grande partie – pendant plus d’une heure. Puis il fut tenté de lui faire subir quelque outrage sexuel, mais n’en trouva aucun correspondant à ce qu’il essayait de faire. D’ailleurs, il ne pensait pas qu’elle fût très réceptive aux sévices situés sur ce plan. Il renonça donc à la violenter – sans regret : elle était décidément trop rousse et trop maigre –, et fit passer la consigne par le lieutenant dirigeant la base que tout individu qui serait pris à abuser de la Sorcière irait tout droit sur le front vénézuélien, dans un secteur où les pertes avoisinaient les cent pour cent.
L’alliance de la rétention urinaire, du VZ, de tout un éventail d’autres drogues, d’une surabondance d’images et d’une savante répétition des mêmes motifs commença à donner des résultats au bout de quatre ou cinq jours. Quels qu’aient pu être les mèmes antérieurs de la Sorcière, ils étaient progressivement supplantés par ceux dont Brainwash martelait son esprit affaibli.
Néanmoins, le processus aurait sans doute été plus long sans le sixième attentat.
Brainwash se trouvait en compagnie de la Sorcière, en pleine séance sous VZ, quand la nouvelle leur fut apportée par le Sri en personne, venu voir « comment se portait la patiente ». Il arborait un penjabi écarlate, un turban jaune citron orné d’une grosse pierre sombre et des babouches bleu pétrole.
Pauvre clown, songea Brainwash. Pitoyable bouffon.
« Une soucoupe volante a enlevé vingt personnes dans l’Arkansas, annonça-t-il sans laisser à Brainwash le temps d’exprimer son mécontentement de le voir. On a retrouvé leurs corps deux heures plus tard dans l’Oregon. Salement mutilés. Où allons-nous si les extraterrestres se mêlent de la partie ? »
Brainwash se demanda s’il essayait de faire de l’humour. En tout cas, ce n’était pas drôle. Les sorciers venaient de frapper à nouveau – et, cette fois, il y avait des victimes.
Les salauds.
Il se tourna vers la Sorcière et découvrit qu’elle regardait le Sri avec de grands yeux brillants, une expression effrayée sur le visage.
« Alors, vous avez compris, maintenant ? » lui lança-t-il d’une voix dure.
Elle acquiesça, les mâchoires serrées. Ses éphélides ressortaient vivement sur sa peau de rouquine plus pâle encore qu’à l’accoutumée. Elle ne ressemblait plus du tout à la gamine qui avait valu tant de misères à Brainwash.
« Je suis contre ceux qui ont fait ça, dit-elle d’une voix sans timbre.
— Donc, vous êtes avec nous. »
Elle hésita. La frayeur avait quitté ses traits, à présent, remplacée par une grimace de résignation.
« Donc, je suis avec nous.
— Bienvenue au club, souhaita le Sri en rajustant son turban, un pli amer sur les lèvres.
— Toutes mes félicitations, renchérit Brainwash avec la chaleur dont il était capable. Je savais que vous finiriez par admettre la responsabilité qui vous incombe, comme une grande fille que vous êtes. Nul n’échappe à ses devoirs, et le vôtre consiste désormais à lutter contre ces criminels. »
Elle acquiesça à nouveau, rivant son regard vert à celui du laveur de cerveaux. Il y lut une innocence limpide qui lui glaça le sang, au lieu de le réjouir. Il avait réussi. Il avait retourné la Sorcière en leur faveur, comme on le lui avait ordonné. Bien sûr, il allait falloir tester la fidélité de leur nouvelle alliée aux idées de démocratie, de libéralisme économique et de pax americana, mais Brainwash aurait juré que tout se passerait sans problème.
Car il l’avait eue.
La Sorcière esquissa un sourire gêné, puis murmura :
« Maintenant, si ça ne vous gêne pas, ce serait gentil de me suggérer d’aller faire un tour aux toilettes, parce que j’ai une sacrée envie de faire pipi ! »