Il faisait une chaleur à crever sur le petit aéroport dont l’unique piste crevassée s’étirait aux confins du désert. Une chaleur telle que les conditionneurs d’air rendaient l’âme les uns après les autres en répandant une odeur d’ozone et de composants brûlés. Selon les autochtones, c’était normal en cette saison, mais l’Opérateur avait la conviction que l’intensité de cette canicule devait quelque chose à l’effet de serre.
Il s’épongea le front à l’aide d’un mouchoir en papier, qu’il jeta ensuite, détrempé, dans une corbeille voisine. Et cet avion qui n’arrivait pas ! À l’origine, il était censé atterrir au tout début de la matinée, un moment de la journée où il faisait encore relativement frais, mais un problème technique non précisé l’avait retenu à l’escale précédente. Personne n’ayant songé à prévenir l’Opérateur de ce retard, il n’avait appris qu’à l’aéroport qu’il était bon pour plusieurs heures d’attente.
Il alluma une cigarette, tira deux bouffées âcres dont le seul effet fut de susciter une nausée qui lui rappela qu’il n’avait pas pris le temps d’avaler quoi que ce soit avant de quitter son domicile. Écrasant la Camel à peine entamée, il se leva pour aller prendre quelque chose au distributeur automatique planté à côté de la porte des toilettes.
Il dut retenir un geste d’humeur en découvrant que l’appareil était vide. C’était toujours comme ça dans ces foutus pays du Tiers-Monde : des machines en panne, ou incapables de fonctionner faute de courant, de combustible ou d’autres denrées tout aussi rares dès lors que l’on quittait le monde civilisé. Même lorsque toutes les conditions voulues étaient réunies, il fallait compter avec la fainéantise congénitale des indigènes, avec leur roublardise et leur appât du gain. Les produits destinés au distributeur avaient sans doute été détournés en cours de route par un petit malin qui s’était empressé de les revendre au prix fort sur le marché noir.
Bah, de toute manière, les barres chocolatées auraient fondu depuis belle lurette avec cette chaleur. Mais l’Opérateur aurait apprécié de trouver ne serait-ce qu’un gâteau rassis et une boîte de soda bien fraîche. Il aurait dû au moins emporter une bouteille d’eau : celle qui coulait des robinets dans ce pays de sauvages n’était bien entendu pas potable.
Il s’avança jusqu’à la baie vitrée donnant sur le parking où s’alignaient sept ou huit voitures, dont la sienne. Pas le moindre vendeur ambulant en vue. Cela n’avait rien d’étonnant, vu la faiblesse du trafic civil depuis que l’US Air Force avait décidé d’utiliser cet aéroport, quelques mois plus tôt. Auparavant, les avions militaires se posaient sur une piste aménagée à grands frais une centaine de kilomètres plus au sud, mais elle n’avait pas résisté aux trombes d’eau torrentielles qui s’étaient abattues sur la région lors de la dernière saison des pluies.
Il retournait à pas lents vers son siège, essayant de faire abstraction de la sécheresse de sa bouche et de la nausée diffuse qui subsistait au creux de son estomac, quand un indigène vêtu d’un short et d’une chemisette de couleur claire apparut dans l’embrasure de la porte donnant sur la tour de contrôle. Apercevant l’Opérateur, il se dirigea vers lui, un sourire éclatant sur son visage sombre, et lui annonça que l’avion serait là d’ici à vingt minutes. Puis, sans attendre de réponse, il tourna les talons avec désinvolture et repartit par où il était venu en sifflotant un air guilleret.
L’Opérateur se rassit et déplia le quotidien new-yorkais vieux de trois jours qui constituait la seule lecture disponible. Il l’avait déjà parcouru une demi-douzaine de fois, mais certains articles méritaient d’être relus en détail car c’était entre les lignes que l’on trouvait les véritables informations. Plutôt que de voir leurs articles caviardés par une rédaction sous la double coupe du pouvoir politique et de la régie publicitaire, les journalistes préféraient en effet s’autocensurer – seul moyen de glisser dans leurs papiers des allusions à une vérité qui n’était pas celle de Washington et des annonceurs.
LA FRANCE VA RÉTABLIR LA PEINE DE MORT
Le Premier ministre français a déclaré que, suite aux récents attentats de la mystérieuse organisation terroriste qui s’intitule elle-même Front de Libération de la Banlieue parisienne, il est devenu « absolument nécessaire de rétablir la peine de mort afin de punir comme ils le méritent les auteurs des crimes odieux commis sous des prétextes fallacieux ». A un journaliste qui lui rappelait que la peine capitale avait été abolie en France au début des années 1980 par le président socialiste François Mitterrand, le Premier ministre a répondu : « Il est grand temps d’en finir avec le marxisme et d’éradiquer à jamais cette peste rouge. Les attentats meurtriers qui ont frappé sur notre territoire nos amis américains sont l’œuvre des socialo-communistes qui ont déjà ruiné la France, et l’auraient livrée pieds et poings liés aux hordes islamistes si nous n’étions intervenus à temps pour les en empêcher. Quant à la destruction de la tour Eiffel, ce symbole du génie français, il est hors de doute qu’il faut en attribuer la responsabilité à une alliance entre marxistes et musulmans. » La Maison-Blanche a salué cette déclaration, non sans émettre des réserves sur la dernière phrase, le gouvernement US estimant en effet que « la probabilité d’une entente entre des sorciers islamiques et des individus nourris au biberon du matérialisme dialectique est extrêmement faible ».
C’était une bonne chose, songea l’Opérateur, que ces enquiquineurs de mangeurs de grenouilles se mettent enfin au diapason. Leur laxisme légendaire était l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement de leur pays s’était retrouvé désavoué après le premier attentat sorcier. Certes, ils avaient fait des progrès depuis le début du siècle en démantelant leur foutu « service public », en renonçant peu à peu à une protection sociale surdimensionnée qui n’était qu’une incitation à la paresse, ou en multipliant par cinq ou six le nombre de détenus. Mais ils avaient encore pas mal de chemin à parcourir s’ils voulaient atteindre le haut niveau de civilisation des U.S.A., où la place de chacun dans la société dépendait de son mérite, et non d’aides coûteuses prélevées sur les impôts. Rétablir le châtiment suprême représentait à cet égard un grand pas en avant : plus question, désormais, d’entretenir pendant des lustres meurtriers et terroristes aux frais des contribuables.
Dans un monde ultralibéral, exécuter les criminels constituait une économie à ne pas négliger. Et, si cela permettait de se débarrasser au passage de quelques marxistes, anarchistes et écologistes, le monde ne s’en porterait que mieux.
Quant aux sorciers terroristes, leurs jours étaient comptés. La Sorcière les traquerait et les détruirait où qu’ils se cachent – jusque dans leurs chiottes s’il le fallait, pour reprendre une expression que l’Opérateur aimait à citer.
ÉMEUTES AU MEXIQUE
APRÈS LA CAPTURE D’UN BRUJO
La province du Chiapas a été pour la troisième journée consécutive le théâtre d’émeutes d’une grande violence à la suite de l’arrestation d’un sorcier indien par des troupes paramilitaires. Les manifestations, pacifiques au départ, n’ont pas tardé à dégénérer face au refus du gouvernement mexicain de remettre en liberté le brujo en question. Pour l’instant détenu dans une prison de Mexico, celui-ci devrait être bientôt livré à L’US Army qui compte l’intégrer à la fameuse Brigade des Maléfices. Le Mexique entend ainsi démontrer qu’il participe activement à la lutte contre le terrorisme surnaturel, mais des rumeurs en provenance de Washington suggéreraient que la véritable motivation des dirigeants du pays serait d’obtenir des concessions sur le plan économique, voire quelques contrats pour des entreprises mexicaines dans les territoires occupés ou sous mandat des États-Unis. En tout état de cause, les affrontements se poursuivent dans les rues de plusieurs villes du Chiapas. Le bilan des émeutes serait pour l’instant d’une centaine de morts et de plusieurs milliers de blessés parmi les manifestants, et de huit morts et cent trente-quatre blessés parmi les paramilitaires et les représentants des forces de l’ordre.
Elle descendit de l’avion la tête haute, comme une princesse ou une reine en visite officielle. Cependant, les quatre colosses qui l’encadraient n’étaient pas en uniforme d’apparat mais en tenue de combat, et aucun journaliste ne trépignait en bas des marches en brandissant un micro ou un appareil photo.
S’il n’avait pas fait aussi chaud, l’Opérateur serait allé à sa rencontre, mais il préférait éviter d’affronter la fournaise extérieure tant qu’il n’y était pas obligé. Il resta donc derrière la baie vitrée à observer le groupe qui approchait. Il n’avait pas besoin de déchiffrer l’écusson cousu sur l’épaule de la chemise à manches courtes des G.I.’s pour avoir la certitude qu’ils appartenaient à un corps d’élite ; la seule manière dont ils se déplaçaient, l’arme à la main, en scrutant les alentours, lui suffisait : ces quatre géants au crâne rasé étaient des spécialistes de la protection rapprochée, prêts à donner leur vie si nécessaire.
Quant à la Sorcière, c’était une femme mûre de haute taille aux longs cheveux noirs flottant librement dans son dos. Son teint cuivré suggérait une origine en partie amérindienne, ou peut-être asiatique. Elle portait une robe blanche toute simple qui lui arrivait au-dessus du genou et des sandales de cuir lacées. Les hanches larges, la poitrine généreuse, elle se déplaçait avec des gestes souples et déliés, apparemment indifférente à la présence de ses gardes du corps. La chaleur étouffante ne semblait pas l’incommoder.
Alors, la voilà, notre arme secrète, songea l’Opérateur, dubitatif. Eh bien, il ne reste plus qu’à la mettre à l’épreuve. On verra bien ce que ça donnera.
Le message codé qui l’avait informé de l’arrivée de la Sorcière assurait qu’elle possédait « autant de pouvoir, sinon plus, que la réunion de tous les autres magiciens recrutés pour la lutte antiterroriste ». Une affirmation moins audacieuse qu’elle ne le paraissait au premier abord : il était en effet de notoriété publique parmi les services secrets que la Brigade des Maléfices n’avait réussi à mettre la main que sur des seconds couteaux bien incapables de s’opposer aux mystérieux auteurs des attentats sorciers.
Il se dirigea vers le petit groupe dès que celui-ci eut pénétré dans le hall de l’aéroport, et se présenta en produisant sa carte de la C.I.A.. La Sorcière lui adressa un sourire, tandis que les G.I.’s demeuraient impassibles. Le lieutenant qui commandait le détachement inspecta sous tous les angles le rectangle de plastique muni d’une puce, puis le glissa dans le petit lecteur accroché à sa ceinture. Une diode verte s’alluma, confirmant la validité du document, et les soldats se détendirent ; le moment était venu pour eux de passer le relais. Seul le lieutenant demeurait sur ses gardes.
« Où est l’escorte ? interrogea-t-il.
— Quelle escorte ? répliqua l’Opérateur.
— On nous a spécifié que cette femme doit rester en permanence sous haute protection. »
L’Opérateur s’épongea le front pour la centième fois de la matinée. La sueur lui brûlait les yeux.
« Elle se trouve désormais sous ma protection. Au lieu de vous mêler de mes affaires, vous devriez remonter dans l’avion qui vous ramènera là d’où vous venez… Il y fera sûrement moins chaud qu’ici. »
L’un des G.I.’s émit un discret soupir. La sueur perlait sur son crâne rasé comme sur celui de ses compagnons.
« Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous, rétorqua sèchement le lieutenant.
— Moi non plus, riposta l’Opérateur d’un ton mordant. Votre mission est terminée, c’est tout. (Il tourna ostensiblement le dos au détachement.) Venez, dit-il à la Sorcière. Je vais vous emmener dans un endroit où il y a de l’air climatisé.
— Oh, la température me convient tout à fait. »
Il la dévisagea, et découvrit, non sans surprise, que sa peau mate était parfaitement sèche. Ses pouvoirs lui permettaient-ils de se protéger contre la chaleur ? Ou bien était-elle originaire d’une contrée tout aussi torride que cette terre de damnés ?
Les deux, peut-être…
Le lieutenant voulut remettre ça avec son histoire de haute protection, mais l’Opérateur ne le laissa pas terminer :
« Nous nous trouvons dans un pays où la discrétion est plus importante que la protection, coupa-t-il. D’ailleurs, si cette femme est aussi puissante qu’on le dit, elle n’a aucun besoin d’être protégée… N’est-ce pas ? » ajouta-t-il en se tournant vers la Sorcière.
Elle acquiesça, les yeux mi-clos.
Puis, durant une fraction de seconde, sa silhouette parut vaciller comme si elle n’était qu’une image vidéo de mauvaise qualité. Ses contours devinrent flous, ses traits se brouillèrent, sa chevelure parut s’effacer. L’Opérateur tendit la main vers elle, par réflexe, mais les choses étaient déjà redevenues normales lorsque ses doigts palpèrent la peau douce et satinée de l’épaule dénudée.
« Je les ai protégés durant tout le trajet, dit-elle en désignant ses gardes du corps, mais ils ne le savent pas. J’espère qu’il ne leur arrivera rien sur le chemin du retour. »
Le lieutenant lui lança un regard incrédule.
***
L’Opérateur avait pris la précaution de garer la voiture à l’ombre, toutes fenêtres ouvertes, mais il y faisait encore plus chaud qu’à l’extérieur, si chaud qu’il se mit instantanément à suer à grosses gouttes. Sur le siège voisin, la Sorcière ne paraissait pourtant pas incommodée. Plus surprenant encore, elle ne transpirait toujours pas ; même aux aisselles, sa robe demeurait parfaitement sèche.
Les effets de quelque sort, à n’en pas douter.
L’Opérateur démarra et fit traverser le parking à la voiture jusqu’à l’entrée de la route poussiéreuse menant à la ville. Autrefois goudronnée, elle n’était plus guère qu’une piste défoncée semée de nid-de-poule, dont les rares portions d’asphalte subsistant encore avaient tendance à se ramollir sous le soleil de plomb. Difficile de conduire à plus de soixante miles à l’heure dans de telles conditions.
« Où allons-nous ? s’enquit la Sorcière.
— Chez moi. Vous pourrez y prendre une douche et manger quelque chose si vous le désirez.
— Et ensuite ?
— Nous commencerons à travailler. (Il hésita.) C’est vrai que vous pouvez repérer à distance n’importe quel sorcier ? »
Elle sourit d’un air rêveur.
« N’importe lequel, c’est beaucoup dire, mais je me débrouille pas mal, c’est vrai… (Elle laissa passer une seconde ou d’eux avant d’enchaîner.) Pendant les derniers jours d’entraînement, mon taux de réussite frôlait les quatre-vingt-dix pour cent.
— Félicitations. (Il réfléchit rapidement.) Avez-vous… senti quoi que ce soit depuis votre arrivée ?
— Non, pas pour l’instant. Mais les circonstances ne s’y prêtent pas vraiment. J’ai besoin de pouvoir me concentrer. Je vous en dirai un peu plus lorsque nous serons au calme. »
Il lorgna discrètement sur la cuisse brune de sa passagère. Elle avait dû s’épiler récemment car il ne voyait pas l’ombre de l’amorce d’un poil.
« Et ensuite ? interrogea-t-il. On m’a dit que vous étiez également capable de procéder à la neutralisation des sorciers que vous identifierez.
— Tout dépend de ce que vous entendez par « neutralisation ». Je peux rendre leurs charmes inopérants pendant un certain temps. Seulement, ne comptez pas sur moi pour me charger de leur arrestation. C’est trop… physique, conclut-elle dans un souffle. »
Ils roulèrent un moment sans dire un mot, subissant stoïquement les secousses et les cahots. Il aurait fallu remplacer les amortisseurs depuis plusieurs milliers de miles, mais les crédits manquaient : la guerre contre le terrorisme coûtait très cher. Bien sûr, Washington mettait ses alliés à contribution, mais l’apport financier de ces nations secondaires ne représentait qu’une goutte d’eau en face de l’océan de dépenses incompressibles auquel il fallait faire face. Quant à la quantité d’argent ponctionnée d’autorité dans les protectorats, quoique plus importante, elle demeurait négligeable en regard du coût global de la lutte en cours, lequel reposait avant tout sur les épaules des U.S.A..
« Plusieurs commandos de marines se tiennent d’ores et déjà prêts à intervenir, dit l’Opérateur alors que les premières cahutes en tôle ondulée des faubourgs apparaissaient çà et là de part et d’autre de la route. Tous des spécialistes rattachés à la Brigade des Maléfices.
— C’est très bien. »
Elle avait prononcé ces mots avec une indifférence totale. Comme si elle se contrefichait de ce qui se produirait une fois sa tâche accomplie.
Ou alors, il s’agissait de fatalisme, songea l’Opérateur. De résignation.
Il donna un coup de volant pour éviter une chèvre occupée à mastiquer un chardon qui avait poussé dans une crevasse du bitume au beau milieu de la route.
Mais pourquoi serait-elle résignée ? Ne devrait-elle pas au contraire éprouver de l’enthousiasme à l’idée de nous aider à éradiquer le terrorisme ?
L’après-midi finissait lorsque l’Opérateur passa aux choses sérieuses. Prenant un plan de la ville dans un tiroir, il le déroula sur la table et posa un livre à chaque extrémité pour le maintenir à plat.
La capitale, à cheval sur un fleuve quasiment à sec en cette saison, dessinait une grossière étoile à sept branches. Sur la rive nord se dressaient les quartiers aisés, répartis en arc de cercle autour du palais présidentiel et de ses dépendances ; le potentat qui s’était maintenu au pouvoir pendant plusieurs décennies après l’indépendance n’était rien moins que mégalomane, les cent hectares du complexe administratif à l’architecture mussolinienne en témoignaient. Les trois avenues bitumées qui rayonnaient de la vaste place devant le palais de justice se réduisaient au bout de trois ou quatre miles à des pistes cabossées bordées de logements qui devenaient de plus en plus modestes à mesure qu’on s’éloignait du centre ville ; les derniers, au bord du désert, n’étaient guère que des taudis.
Un petit quartier d’affaires entouré de zones industrielles entrelardées de pâtés de masures branlantes s’étendait sur la rive sud. Les quatre routes principales y partaient de la place de la Bourse, et les bidonvilles qu’elles traversaient étaient plus misérables encore que ceux de la rive nord. Quatre ponts enjambaient le fleuve, sans compter l’arche rouillée supportant la voie de chemin de fer désaffectée.
« Nous sommes ici, dit l’Opérateur en désignant un croisement à deux rues du complexe administratif. Si mes renseignements sont exacts, il y aurait un ou plusieurs sorciers là », ajouta-t-il en posant la main à plat sur les quartiers sud.
La Sorcière secoua la tête, une moue sur les lèvres.
« Vos renseignements sont faux.
— Ne me dites pas que vous avez déjà…
— … sondé les environs ? Bien sûr que si. Je n’ai fait que ça depuis que j’ai atterri. C’est pour ça que je suis ici, non ? »
Elle lui avait donc menti dans la voiture, en prétextant qu’elle avait besoin de calme pour se concentrer. À ce moment-là, elle était déjà « au travail », tous ses sens surnaturels en alerte.
« Vous avez sondé les environs… et c’est tout ? Pas de passes magiques ? Pas d’incantations en un langage maudit et oublié depuis des siècles ? Pas de testicules de chauves-souris ni de corde de pendu ? »
Elle haussa les épaules, et sa chevelure aile-de-corbeau ondula.
« Il n’y a pas l’ombre d’un sorcier dans cette ville, affirma-t-elle. Pas même un guérisseur digne de ce nom.
— Vous en êtes sûre ?
— Certaine.
— Alors, il va falloir que nous allions faire un tour dans le reste du pays… »
Elle lui adressa un charmant sourire.
« Inutile.
— Ah. Vous avez aussi…
— Je ne vous ai pas précisé la taille des « environs ». (Elle battit des cils, séductrice.) Vous pouvez envoyer vos commandos chasser ailleurs : vous ne trouverez pas un seul sorcier dans un rayon de cinq cents miles. »
Il ressentit un soudain découragement. C’était sur la foi de ses tuyaux que la Brigade des Maléfices avait décidé de lui envoyer la Sorcière pour sa première opération sur le terrain. L’absence totale de sorcellerie qu’elle venait de constater risquait d’avoir des conséquences néfastes sur son avancement au sein de la C.I.A..
Et si elle mentait ?
Non, pas cette fois : elle n’aurait pas réussi à mener en bateau les spécialistes qui se sont chargés de sa formation. Elle est de notre côté. Donc, elle n’a aucune raison de mentir.
En tout état de cause, la nouvelle n’était pas si mauvaise. Rayer ce pays de la liste des États susceptibles d’abriter les sorciers terroristes permettrait de réaliser des économies substantielles ; nul doute que la présence des U.S.A. allait se faire nettement plus discrète dans la région. Commandos, agents secrets et administratifs seraient expédiés un peu partout sur la planète, en des lieux où ils seraient peut-être plus utiles.
« Et au-delà ? s’enquit-il.
— Aucune idée. Mes pouvoirs sont limités, vous savez ? »
L’Opérateur roula la carte et la rangea dans le tiroir.
« C’est tout pour aujourd’hui, annonça-t-il. Demain, vous rédigerez votre rapport et je le transmettrai à qui de droit. Je suppose qu’on va vous affecter ailleurs, peut-être à l’autre bout du monde. (Il hésita.) Si j’ai bien compris, vous êtes la seule personne à pouvoir repérer les terroristes.
— Vous avez bien compris. D’ailleurs, c’est fait. »
La mâchoire de l’Opérateur se décrocha.
« Hein ?
— Je sais où ils se cachent.
— Je croyais que vos pouvoirs étaient limités ? »
Elle posa sur lui un regard plein de condescendance.
« Vous oubliez que j’ai dû voyager des U.S.A. jusqu’ici. L’avion a survolé l’océan, mais aussi des terres émergées.
— Où ? Où sont-ils ? »
Il rouvrit le tiroir et y prit cette fois un planisphère, qu’il étalai sur la table, appuyant ses mains à chaque bout pour le maintenir déplié.
La Sorcière se pencha pour inspecter la carte. Elle ne transpirait toujours pas, et n’émettait aucune odeur. Un instant, il perçut ce qu’elle était une créature surnaturelle, que ses pouvoirs magiques mettaient à l’abri des petits désagréments comme des dangers mortels.
« Ils sont là », dit-elle soudain en posant le doigt sur le planisphère.
L’Opérateur laissa échapper un juron. C’était la France qu’elle venait de désigner.