Chapitre XIV

Tandis que l’avion survolait la région parisienne dans sa descente vers un aéroport militaire, Butch, le nez collé au hublot, se disait qu’il était plutôt content dans l’ensemble de retrouver la France. Ces fortes têtes de Français ne se seraient sûrement pas améliorées depuis son précédent séjour – les récents attentats suggéraient même que leur attitude à l’égard des troupes US s’était dégradée –, mais, au moins, la nourriture serait bonne et le climat supportable. Butch en avait jusque-là des pays tropicaux ou équatoriaux où la sueur et les parasites vous ravageaient la peau si vous ne changiez pas de chemise deux ou trois fois par jour. Il en avait aussi ras-le-bol des indigènes tour à tour distants, obséquieux et sarcastiques, des sorciers introuvables, du sable et de l’humidité qui s’insinuaient partout, grippant les armes les mieux entretenues.

Et, surtout, il ne supportait plus de mal dormir sous des moustiquaires sales et pleines de trous n’offrant qu’une protection illusoire contre les insectes.

Au début, les autres membres du commando n’avaient guère montré d’enthousiasme à l’idée de devoir voyager en compagnie de la Sorcière ; ils n’avaient pas oublié l’étrange ectoplasme qui s’était manifesté le jour où ils l’avaient capturée, et moins encore la frayeur que cette apparition avait suscitée en eux.

La mémoire de Butch n’était pas plus mauvaise que la leur, mais les souvenirs qu’elle recelait au sujet de cet épisode différaient quelque peu de ceux de ses frères d’armes. Car il n’avait pas fui à toutes jambes, en pleine panique, devant la créature éthérée, lui. Au contraire, il lui avait parlé, luttant contre la peur qui le faisait trembler de tous ses membres. Il avait discuté avec elle, pour essayer de la convaincre, elle qui avait voué son existence au Mal, de la mettre désormais au service du Bien. Et ses arguments avaient dû finir par porter, puisqu’elle se trouvait désormais du bon côté, celui des défenseurs de la pax americana.

« Vous n’allez pas me faire croire que vous préférez ce trou ? avait-il fini par lancer aux quatre G.I.’s qui lui tenaient tête.

— C’est pas ça… avait dit Chuck d’un air gêné. Mais, moi, je veux pas prendre de risques. Mon engagement finit dans moins de trois mois, et j’ai bien l’intention de profiter de ma prime.

— Ouais, ça explose un peu trop en France ces derniers temps, avait renchéri Andy. Leurs putains de terroristes ont encore fait sauter cinq marines ce matin. J’ai pas envie de me retrouver avec une bombe sous le cul.

— Peu de chances que ça nous arrive tant qu’on sera avec elle, avait décrété Butch. Elle est si puissante qu’elle doit sûrement pouvoir flairer les bombes à distance. »

Chuck avait reniflé d’un air agacé.

« Elle sera surtout une cible. Dès que les terroristes apprendront son existence, ils n’auront qu’une idée en tête : la dégommer. Et, là, tu vas pas me dire qu’on sera pas en première ligne ! »

Les trois autres avaient approuvé par des grognements. Puis Stan avait tiré de son sac des boîtes de bière locale, qu’il avait distribuées à ses compagnons.

« C’est surtout que vous avez la trouille, avait riposté Butch en s’emparant de celle qu’il lui tendait. Cette gonzesse vous flanque les chocottes.

— Parce qu’elle ne te les flanque pas, à toi ?

— Ben non, plus maintenant. Vous avez entendu l’Opérateur ? Elle a été retournée. Elle est de notre côté. Avec nous.

— N’empêche que j’ai pas envie de me retrouver avec elle, marmonna Chuck. Peut-être qu’elle m’en veut, va savoir ! C’est moi qui l’ai eue, après tout, et elle m’a rapporté un joli paquet de fric. »

Butch avait alors haussé les épaules.

« Si tu veux mon avis, elle s’en fout complètement, de toi et de tes cent mille billets. Elle ne doit même pas se rappeler quelle tête tu as – si elle l’a jamais su… »

Cette conversation s’était poursuivie pendant des heures et des heures dans la chaleur écrasante de l’après-midi, puis dans la touffeur à peine moins éprouvante du soir. Car Butch ne voulait pas lâcher le morceau, et chaque goutte de sueur qu’il essuyait sur son front, chaque gorgée de bière tiédasse qu’il avalait, chaque piqûre d’insecte était pour lui une raison supplémentaire de s’acharner. En dépit de la méfiance que les quatre autres éprouvaient à l’égard de la Sorcière, il était en fin de compte parvenu à les persuader d’adopter son point de vue. Ça lui avait coûté une fortune en bière locale et en whisky de contrebande, mais il avait atteint son but.

Une fois, une seule, au cours de cette interminable discussion, il s’était demandé pourquoi il tenait tant à accepter cette mission. Et la seule réponse qu’il avait trouvée était que son besoin de quitter ce pays de soif et de poussière avait atteint une telle intensité qu’il était prêt à tout pour partir d’ici. Y compris à servir de garde du corps à une créature telle que la Sorcière.

Plus tard, une fois à bord de l’avion, une autre explication possible lui était venue à l’esprit. Mais il l’avait repoussée avec énergie. Non, il n’était pas fasciné par cette femme, et encore moins amoureux d’elle. Elle ne suscitait pas en lui l’ombre de la moindre excitation sur le plan physique, et il aurait combattu ce désir s’il s’était manifesté car un soldat n’est pas censé se laisser séduire par une arme secrète.

***

Dans l’hélicoptère qui les emmenait de l’aéroport à la ville, la Sorcière tenta de les distraire avec quelques tours de passe-passe. Mais les colombes et les lapins qu’elle tirait des amples manches de son chemisier ne déridèrent aucun des membres du commando. Bien que le voyage se fût déroulé sans incident notable, ils continuaient à avoir peur d’elle, devina Butch.

D’elle – ou plutôt de ce qu’elle incarnait à leurs yeux.

La magie noire. La sorcellerie. Les forces des ténèbres.

L’Inconnu majuscule qui, de tout temps, en tout lieu, avait glacé d’effroi les représentants de l’espèce humaine.

Tant de puissance et tant de symboles réunis en une seule personne. Si Dieu l’avait permis, il devait y avoir une raison. Butch n’avait rien d’un croyant fervent, mais l’éducation religieuse qu’il avait reçue était bel et bien implantée en lui, tout au fond de lui. Et, s’il y avait une chose dont il était certain, c’était que Dieu détenait les réponses. Toutes les réponses. Seulement, il les distillait au compte-gouttes.

Oui, il y a une raison, songea-t-il. Nous étions désarmés face au Mal, face à ces maudits sorciers inspirés par Satan. Toute notre puissance économique et militaire ne nous était d’aucune utilité, cette fois. Alors, Dieu nous a donné cette femme. Mais il fallait l’arracher aux Ténèbres pour la guider vers la Lumière. Telle était l’épreuve que nous devions affronter. Et nous en avons triomphé – peut-être.

Nous savons que nous sommes la Lumière, mais qui nous dit qu’elle était dans les Ténèbres lorsque nous l’avons trouvée ?

Cette pensée inattendue le plongea dans une perplexité d’une profondeur abyssale. Où était-il allé pêcher une idée pareille ?

Ils quittèrent l’appareil sur un héliport voisin de la Seine. Deux colonels, un de l’aviation, l’autre de l’armée de terre, les accueillirent avec une froideur toute militaire. Butch éprouva la sensation diffuse qu’ils n’étaient pas très à l’aise, eux non plus. Même une fois passée du bon côté, la Sorcière continuait à susciter l’angoisse chez ceux qui croisaient son chemin, et les hauts gradés ne faisaient pas exception à la règle.

« Quand pourrez-vous vous mettre à l’œuvre ? » demanda le colonel de l’US Air Force à la Sorcière tandis qu’ils s’éloignaient de l’hélicoptère.

Elle lui adressa un sourire las.

« Dès que j’aurais pu me reposer un peu.

— Ce soir ?

— Oui, ce soir. »

Un fourgon blindé d’une marque française, visiblement emprunté à la police locale, les attendait un peu plus loin. Ils y montèrent en silence, et le véhicule s’ébranla. Il roula pendant une dizaine de minutes à travers la ville, ou peut-être sa banlieue, puis, en haut d’une longue côte en lacets, il tourna soudain sous un porche dont le frontispice portait l’inscription HÔPITAL MILITAIRE PERCY. Il n’y avait pas besoin de parler le français pour comprendre le sens des premiers mots.

« Qu’est-ce qu’on va faire dans un hôpital ? interrogea Chuck d’un ton bougon.

— Passer quelques tests, répondit le colonel de l’armée de terre. Nous voulons voir si la présence de la… magicienne vous a affectés de quelque façon que ce soit.

— Ça va prendre longtemps ? s’inquiéta Ted.

— Pas plus d’une heure ou deux », assura l’autre colonel.

Ils furent séparés et soumis à un interrogatoire que Butch trouva plutôt étrange. Il lui semblait qu’une question sur deux n’était là que pour noyer le poisson. Toutefois, il fut incapable de distinguer celles qui étaient utiles de celles qui ne l’étaient pas. De toute manière, il s’en fichait.

L’examen médical, par contre, se révéla parfaitement standard – voire succinct, vu qu’il se limita à une prise de sang, une brève auscultation, et une radio des poumons.

Qu’espèrent-ils donc trouver ? Des séquelles de magie ?

Les cinq G.I.’s furent ensuite regroupés dans une petite salle aux murs vert d’eau. Ils y patientèrent une demi-heure, passablement nerveux. À quoi rimaient donc ces formalités imprévues ? Leur avait-on caché quelque chose au sujet de la Sorcière ? Servaient-ils de cobayes ? Ces questions ne cessaient d’obséder Butch, et il devait en être de même pour ses compagnons, mais aucun d’eux ne les souleva car ils se doutaient bien qu’on devait les épier.

Finalement, une femme entra sans prévenir dans la pièce. Grande, mince, les yeux noirs, le cheveu court et brun, elle arborait quatre étoiles sur le calot planté sur son crâne. Le tissu brun de son uniforme indiquait qu’elle appartenait à l’État-Major interarmées, que l’on surnommait – à voix basse – la Gestapo car ses membres avaient tout pouvoir dans les territoires étrangers contrôlés par les U.S.A., et ne se privaient pas de l’exercer.

« Vous n’avez pas besoin de savoir mon nom, dit-elle d’emblée. Et, moi, je me contrefiche des vôtres. Nous ne sommes, vous et moi, que des pions dans un jeu qui nous dépasse… (Un sourire empreint de cynisme étira ses lèvres.) En choisissant d’accepter cette mission hautement confidentielle, vous avez changé de statut au sein des forces armées, et j’ai le plaisir de vous annoncer que vous êtes tous les cinq élevés au grade de sergent à partir d’aujourd’hui. Une augmentation de votre solde correspond naturellement à cette promotion.

« Mais vous n’avez pas été réunis ici uniquement pour que je vous fasse part de cette bonne nouvelle, poursuivit-elle après les avoir dévisagés l’un après l’autre avec une acuité qui avait de quoi mettre n’importe qui mal à l’aise. J’ai des instructions pour vous. Des instructions précises et impératives, que je vous demanderai de suivre à la lettre quoi qu’il arrive. Comme vous le savez, la situation dans cette partie du continent européen n’est pas aussi bonne que nous le voudrions. En fait, elle s’est dégradée tout récemment. Il semblerait en effet qu’une organisation terroriste internationale ait trouvé le moyen de se constituer dans l’ombre alors que tout avait l’air calme en apparence.

« Ce “Front de Libération de la Banlieue parisienne” est subitement passé à l’action voici quelques semaines – et, depuis, les attentats se succèdent, à raison de plusieurs par jour. Même s’ils sont moins meurtriers depuis que nous sommes au courant de cette menace, ils ont fait au total plus de cinquante victimes parmi nos troupes, ainsi qu’une bonne centaine de blessés. Nous pensions pouvoir compter sur la police française pour nous aider à traquer les terroristes du FLBP, mais nos renseignements indiquent qu’on ne peut lui faire confiance. Nous sommes donc obligés de nous débrouiller seuls. (Elle ricana.) Oh, ce ne sont pas les moyens qui manquent ! Nous avons depuis longtemps prouvé que nous avons largement la capacité de démanteler n’importe quelle organisation – et ce, n’importe où sur la planète. Mais les récentes révélations de la magicienne nous ont amenés à penser que la vague d’attentats qui frappe actuellement l’Europe est téléguidée par les fameux sorciers terroristes qui constituent notre cible principale. Craignant sans doute d’être découverts, ils ont choisi cette méthode pour détourner l’attention en mettant l’ouest de ce continent à feu et à sang !

« Dans ce contexte, l’arrivée de la magicienne a toutes les chances de jeter de l’huile sur le feu. Nous tenons en effet pour certain que sa présence ne passera pas inaperçue. Il est même fort probable que l’ennemi soit déjà au courant, et qu’il prépare quelque chose contre elle. Nous avons donc décidé de la mettre à l’abri dans un lieu qui nous paraît présenter toutes les garanties de sécurité nécessaires. Bien sûr, il n’y aura pas grand-chose à faire en cas d’attaque maléfique, mais, au moins, elle sera protégée contre les agressions traditionnelles, sur le plan matériel.

« Naturellement, vous l’accompagnez. »

Elle se tut, le visage fermé.

« C’est tout ? s’étonna Chuck. Vous aviez parlé d’instructions précises.

— Les voici : vous devrez assurer sa protection au péril de votre vie si nécessaire. Au cas où cette protection se révélerait impossible à maintenir, vos ordres sont de l’abattre. »

La gorge de Butch se serra, puis il se sentit envahi par une puissante envie de rire, qu’il eut toutes les peines du monde à réprimer. Cette femme était-elle consciente de l’absurdité de ses consignes ? Assurément non.

« Pourquoi ? s’étonna Stan.

— Il ne faut pas lui laisser la moindre occasion de passer à l’ennemi. Nous devons l’éviter à tout prix. Nous pourrons encore lutter sans elle – mais, contre elle, nous n’aurions plus la moindre chance, surtout si elle venait à s’allier aux sorciers terroristes. (Elle pinça les lèvres en une moue mauvaise ; ses yeux brillaient, durs et implacables.) N’hésitez pas à la tuer. Ce n’est pas parce qu’elle joue désormais dans notre camp qu’elle a pour autant cessé d’être une créature du Mal. (Elle s’interrompit et, les poings sur les hanches, considéra les cinq G.I.’s d’un air sévère.) Si vous avez des questions, c’est le moment. »

Chuck leva timidement la main.

« Il y a une prime pour celui qui la descendra ? »


Il était déjà arrivé à Butch de se demander si ceux qui prenaient les décisions, tout en haut de la chaîne de commandement, avaient une idée, même vague, des réalités du terrain. Mais jamais il ne s’était posé la question avec autant d’insistance que ce jour-là, dans le fourgon blindé qui emmenait la Sorcière et les membres du commando à travers la banlieue parisienne vers une destination inconnue.

Il fallait être complètement dingue pour croire qu’un simple tir d’arme à feu suffirait à arrêter cette femme aux immenses pouvoirs si elle venait par malheur à se retourner contre les États-Unis d’Amérique. Bien sûr, Chuck avait déjà réussi à la toucher deux fois, quelques semaines auparavant, dans un pays dont ils avaient déjà tous oublié le nom et l’emplacement sur le globe terrestre, mais il était de plus en plus évident aux yeux de Butch qu’il avait bénéficié ce jour-là d’une veine insensée. Il l’avait eue par surprise ; cela ne se reproduirait sans doute plus jamais.

Le fourgon s’immobilisa soudain. Les portes arrière s’ouvrirent sur un groupe d’une douzaine de MP’s armés jusqu’aux dents.

« Descendez ! » aboya l’un d’eux avec un rictus féroce.

Ils se retrouvèrent dans une grande cour pavée entourée de bâtiments anciens qui auraient eu grand besoin d’être rénovés. Quelques véhicules militaires et une grosse voiture allemande de couleur blanche étaient garés çà et là dans le plus grand désordre. Il flottait dans l’air une odeur d’humidité et de moisissure. Outre les MP’s du comité d’accueil, il y avait bien une trentaine de soldats en vue, tous en train de patrouiller ou de monter la garde.

« On est où ? interrogea Stan.

— Centre spécial des forces armées, répondit laconiquement le commandant du détachement de MP’s. »

À cet instant, un hurlement s’éleva – en provenance, semblait-il, d’un soupirail qui s’ouvrait à ras de terre à une vingtaine de mètres de là. Bien qu’étouffé, il exprimait une souffrance indicible qui glaça le sang de Butch.

Centre spécial ? Tu parles ! Centre de torture, oui ! songea-t-il.

Il s’abstint cependant de tout commentaire, de même que les autres membres du commando. C’était un secret de polichinelle que l’armée US pratiquait couramment la question depuis la chute des tours, mais le sujet était bien évidemment tabou, d’autant que la plupart des individus ainsi interrogés ne survivaient pas pour se plaindre.

Le regard de Butch rencontra celui de la Sorcière. Et l’émotion qu’il lut dans ses yeux sombres lui serra le cœur. Il ne s’était jamais demandé jusque-là comment on l’avait convaincue de se ranger du côté des U.S.A., se contentant de supposer vaguement que les services compétents avaient exercé le travail de persuasion nécessaire. À présent, il craignait d’avoir deviné ce que recouvrait le mot persuasion, et cela ne lui plaisait pas du tout.

Pourquoi ne s’est-elle pas rebellée ? Elle a pourtant les moyens de se défendre…

« Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle sans s’adresser à quelqu’un en particulier.

Tant de naïveté suscita quelques ricanements sous cape chez les MP’s. Le gradé, lui, conserva tout son sérieux pour répondre :

« Ce n’est rien. Juste un terroriste que l’on est en train d’interroger. »

La Sorcière hocha la tête, une expression indéfinissable sur le visage. Butch eut la brève impression qu’elle s’apprêtait à dire quelque chose, mais elle demeura muette, le regard perdu dans le vague.

Comme si elle écoutait.


Les MP’s les entraînèrent tous les six dans une vaste salle souterraine aux murs de pierre, éclairée par des néons blafards nichés dans les replis des arcades du plafond voûté. L’endroit, frais et fort humide, puait le champignon à plein nez. De longues caisses vert-de-gris portant un tampon US Army étaient empilées contre un mur à côté de l’entrée ; Butch supposa qu’elles contenaient – ou avaient contenu – des armes. Dans le fond, de part et d’autre d’une petite porte de bois sombre, s’entassaient des pupitres d’écolier déglingués et moisis aux montants rouillés.

« Surveillez-la bien », lança le MP le plus élevé en grade avant de quitter la salle avec son détachement, les laissant seuls en compagnie de la Sorcière.

L’ironie qui perçait dans sa voix laissa Butch décontenancé. Décidément, il y avait quelque chose qui n’allait pas. Lorsque l’Opérateur leur avait proposé de servir d’escorte à l’« arme secrète », il n’avait jamais été question de devoir la surveiller ou, pire encore, la tuer. Ils devaient l’accompagner pour la protéger, point à la ligne. Et l’une des raisons qui avaient incité Butch à convaincre les autres d’accepter cette mission était que la Sorcière n’avait à l’évidence aucun besoin de protection.

Sauf contre les sorciers terroristes, peut-être. Mais, si elle n’était pas capable de les contrer, qui le serait ?

« Tu peux m’expliquer ce qu’on fout là ? » lui demanda Chuck à voix basse en montrant les dents d’un air agressif.

Butch eut un geste évasif.

« On attend.

— On attend quoi ? insista Andy.

— Le bon vouloir de nos supérieurs, apparemment.

— C’est louche », marmonna Chuck.

Butch lança un rapide coup d’œil à la Sorcière qui s’était éloignée pour aller inspecter l’entassement de pupitres hors d’usage.

« Je crois qu’on ne lui fait pas confiance en haut lieu, souffla-t-il. C’est pour ça qu’on est là. Au cas où il lui viendrait à l’idée de trahir.

— Je croyais qu’elle était de notre côté ? s’étonna Stan.

— Jusqu’à preuve du contraire, elle l’est », répondit Butch avec un manque flagrant d’assurance.

La Sorcière leva la main droite pour toucher l’un des pupitres. Une étincelle violette jaillit, suscitant un petit nuage de fumée. Quand celui-ci se dissipa, quelques secondes plus tard, Butch laissa échapper un gémissement de surprise à la vue des fleurs multicolores qui couvraient désormais le pupitre concerné.

« Hé, pourquoi tu as fait ça ? demanda-t-il.

— Parce que c’est plus gai, expliqua-t-elle sans se retourner. Cet endroit est sinistre, vous ne trouvez pas ? »

Chuck se tapota discrètement la tempe à l’aide de son index. Stan et Andy acquiescèrent en silence d’un air inquiet, tandis que Ted se contentait d’une moue d’incompréhension.

La Sorcière effectua une autre passe magique, et des myriades de lumières colorées se mirent à danser en tous sens dans la salle. Partout où elles touchaient un mur ou un objet naissait un bouquet de fleurs épanouies.

Elle est en train de fleurir sa tombe, pensa Butch, lugubre. Et peut-être la nôtre par la même occasion…

Mais qu’est-ce que je raconte, moi ?

Il se sentait subitement dépassé par la situation. À quoi pouvait bien rimer cette subite pyrotechnie ? La Sorcière essayait-elle de tromper son angoisse ? Ou bien était-ce leur angoisse qu’elle tentait de dissiper ? Dans ce dernier cas, elle s’y prenait avec maladresse car la danse des étincelles et la profusion de fleurs paraissaient plutôt mettre mal à l’aise les membres du commando. Chuck, notamment, était livide, et pas seulement à cause de la lumière des néons.


Deux heures avaient passé lorsque la porte de la cave s’ouvrit pour livrer passage à quatre gradés accompagnés d’une douzaine de G.I.’s. Butch ne put s’empêcher d’éprouver un certain plaisir à la vue de leur expression en découvrant que la salle ressemblait désormais à la boutique d’un fleuriste.

« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? rugit un colonel rougeaud à la bedaine proéminente.

— Il fallait bien que je m’occupe en vous attendant, répondit la Sorcière avec désinvolture. Je sens la magie qui pousse. Si je ne m’en sers pas…

— Vous feriez mieux de l’utiliser pour repérer les terroristes ! » riposta le colonel.

Elle posa sur lui un regard condescendant.

« Oh, mais il y a un moment que je sais précisément où se trouve leur repaire. »

Les gradés la dévisagèrent d’un air ahuri.

« Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? interrogea un lieutenant au crâne rasé.

— Parce que personne ne me l’a demandé. »

Le colonel émit un grognement.

« Très bien. Où se cachent-ils ? »

Les yeux de la Sorcière émirent un bref flamboiement bleu électrique qui fit reculer d’un pas le groupe de militaires. Seul le lieutenant n’avait pas bougé.

« Apportez-moi une carte de la région, et je vous le montrerai. »

Le lieutenant claqua des doigts à l’intention d’un des G.I.’s, qui quitta la salle au pas de course, son fusil d’assaut serré sur sa poitrine.

« Félicitations, dit le colonel. Nous allons enfin pouvoir mettre un terme à cette malheureuse affaire. (Il laissa un instant son regard errer parmi les fleurs dont les corolles colorées couvraient les murs.) Naturellement, nous pouvons compter sur votre aide lors de l’assaut ? »

La Sorcière secoua la tête, les lèvres pincées.

« Non. J’en suis incapable.

— Incapable ? répéta le colonel, incrédule. On nous a pourtant garanti…

— Ce sont eux qui contrôlent la source de toute magie, coupa la Sorcière. Vous pensez bien qu’ils ne me laisseront jamais y puiser pour les combattre ! (Ses yeux flamboyèrent à nouveau – d’un éclat vert, cette fois.) La magie afflue. Elle a été trop longtemps contenue. Il faut qu’elle se déverse, à présent. Et c’est à travers moi qu’elle doit passer. »

Elle leva la main ; un faisceau d’étincelles dorées déferla à travers la cave pour aller auréoler les caisses empilées contre l’un des murs. D’autres faisceaux jaillirent de ses yeux, de ses narines, de ses oreilles, et se mirent à se tordre, dessinant d’hallucinants entrelacs mobiles aux vives couleurs. De toutes les personnes présentes, Butch fut apparemment le seul à garder son calme. Elle était incapable de faire du mal à qui que ce soit, et c’était sûrement pour cette raison qu’elle ne pouvait participer à l’assaut contre les terroristes surnaturels.

Les yeux de la Sorcière se révulsèrent soudain, elle émit un petit couinement de souris prise au piège, et s’effondra en pivotant sur elle-même, au milieu d’une pluie de lumières bariolées.

À cet instant, toutes les fleurs tournèrent leurs corolles dans sa direction avec un ensemble parfait.

En un bond, Butch fut près d’elle. Il s’agenouilla à ses côtés et lui prit le poignet. Le pouls, irrégulier, battait la chamade. Elle paraissait également éprouver des difficultés à respirer.

« Il faut l’emmener à l’infirmerie », dit-il.

Sans attendre de réponse, il chargea la femme inconsciente sur ses épaules – elle lui parut incroyablement légère – et se dirigea vers la porte.

« Je vais vous montrer le chemin, annonça le colonel. Je vous demanderai juste de m’attendre un instant. (Il se tourna vers le lieutenant.) Ouvrez les caisses et distribuez les fusils-m à vos hommes. Je sens que nous allons en avoir besoin. »

Le lieutenant acquiesça et, aidé d’un G.I., entreprit aussitôt de déclouer le couvercle de la première caisse. Le colonel les observa quelques secondes d’un air pensif, avant de rejoindre Butch.

« Allons-y. »

Butch lui emboîta le pas, et les soldats s’écartèrent pour les laisser passer. Ils étaient sur le point de franchir la porte, quand la voix du lieutenant s’éleva, stridente :

« Mon colonel ! Mon colonel ! Regardez ! »

Butch se retourna lui aussi pour voir ce qui pouvait bien susciter cette subite hystérie. Le lieutenant brandissait un fusil à répétition courtaud, à la crosse de polymère noir, qui semblait ne rien avoir d’exceptionnel.

Puis Butch vit ce qui terminait le canon, et une émotion faite d’effroi et de jubilation mêlés s’empara de lui, si violente qu’il faillit lâcher la Sorcière.

À l’emplacement de la gueule de l’arme s’épanouissait une magnifique fleur de métal.