Chapitre XV

Ils marchaient depuis un bon quart d’heure dans la forêt obscure lorsqu’ils atteignirent le mur de l’orphelinat désaffecté où les Tazus détenaient Tête de Maure. L’information avait été difficile à obtenir, même avec les moyens sophistiqués dont disposaient les gens de l’Enclave ; trois jours avaient passé depuis l’opération manquée de Fontenay-aux-Roses.

Le sort de L’Ombre, quant à lui, avait été annoncé dans les médias dès le lendemain matin : un terroriste non identifié appartenant à une organisation inconnue avait été abattu par une patrouille US alors qu’il entrait par effraction dans un local dépendant du Commissariat à l’Énergie atomique.

« Bon, on y est, dit Vater Traüm. Va falloir la jouer fine.

— Pas de problème », assura Lord.

Fric se tourna sans un mot vers la créature qui les accompagnait et l’interrogea du regard.

« Je suis avec vous », murmura-t-elle.

Elle avait adopté l’apparence de ce que Mix appelait en ricanant une « bunny ». Les soldats tazus étaient censés en être friands. Chacun ses goûts. Mais, là, ils allaient tomber sur un os. Ou, plutôt, sur rien du tout. La créature n’était pas matérielle : il s’agissait d’un « égrégore ectoplasmique concentré » dont tous les faits et gestes étaient contrôlés par un ordinateur de l’Enclave.

Car c’était à ça que servaient ces tonnes de matériel informatique, et le réseau local bien protégé, et la connexion Internet clandestine.

À manipuler de la magie.


« Ce que nous appelons “magie”, avait dit ‘Tite Miss, est une force transcendantale : elle ne se plie à aucun critère scientifique. Elle est, c’est tout. Elle gisait à l’état brut, inexploitée, et nous avons trouvé le moyen de nous en servir. »


« Tu peux aller voir à quoi ça ressemble de l’autre côté ? » demanda Vater Traüm à la bunny qui n’existait pas.

Elle acquiesça et marcha droit devant elle, traversant le mur comme si c’était lui qui n’existait pas. Le temps de compter jusqu’a dix, et elle était de retour.

« Le coin est désert : un passage entre le mur et l’un des bâtiments, étroit et encombré de saletés. »

Sa voix était douce et apaisante. Elle adressa un sourire trop éclatant aux trois zonards. Elle n’avait paru à aucun moment remarquer la gêne qu’elle suscitait chez eux. Ils savaient qu’elle n’était pas réelle, et qu’elle disparaîtrait dès l’arrêt du programme. Mais elle, le savait-elle ?

Possédait-elle seulement une forme de conscience ?

« D’accord, opina Vater Traüm. Tu peux nous faire profiter de ton petit tour de passe-muraille ? (La créature secoua la tête.) Alors, tu retournes faire le pet de l’autre côté. Ça serait encore mieux si tu t’arrangeais pour être invisible. »

Elle se fondit à nouveau dans le mur. Le pompon blanc de sa queue disparut en dernier, mais c’était un peu plus bas que Fric regardait, rêveur. Elle était parfaite.


« C’est parti d’une déconnade, avait expliqué Mix. Au milieu des années 1980, Sarabande et L’Ombre ont parié avec nous qu’ils réaliseraient un logiciel capable de divination. Ils ont mis en commun leur expérience – Sarabande possède des dons bien réels, et L’Ombre était un programmeur de première – pour arriver à un drôle de résultat : l’Amiga de L’Ombre leur a souri. »


« Vous avez vos flingues ? s’enquit Vater Traüm.

— Tu sais bien qu’on est enfouraillés jusqu’aux yeux », répliqua Lord.

Fric tira l’arme qu’il portait dans un holster sous l’épaule. Un .357 magnum tout ce qu’il y avait de plus classique, récupéré dans le stock constitué par les résistants, dont Vater Traüm connaissait l’emplacement. Il avait aussi un Opinel dans sa chaussette, des grenades lacrymogènes dans les poches de son treillis, et deux bombes bricolées avec une bouteille de gaz au fond de son sac.

Il avait surtout une trouille de tous les diables. Le plan était bon, à première vue, mais il reposait sur la bunny immatérielle et son physique de rêve d’adolescent. Or elle représentait un élément d’incertitude : les gens de l’Enclave s’étaient livrés à un tel bricolage pour la susciter qu’ils se refusaient à garantir quoi que ce soit à son sujet. Avec un peu de malchance, elle s’évaporerait au premier bug, avant même d’avoir pu leur être utile.

Vater Traüm fouilla dans son sac pour en tirer un rouleau de corde que terminait un grappin à trois pointes. Deux essais lui suffirent pour arrimer celui-ci solidement au faîte du mur. Il tira dessus de toutes ses forces à plusieurs reprises – puis, satisfait, il entreprit d’escalader la paroi de pierre de taille en s’aidant du filin de nylon.

Fric le suivit, puis Lord. Quand ils furent tous trois assis à califourchon sur le mur, Vater Traüm amena la corde et la roula avec soin avant de la ranger dans son sac. Ils en auraient peut-être besoin pour sortir.

Enfin, si tout se passait bien.

Fric observa à la lueur de la lune le bâtiment dont l’arrière courait parallèlement au mur, à deux mètres de distance tout au plus. Même dans cette quasi-obscurité, il était flagrant que la façade aveugle suintait d’humidité ; les larges taches sombres qui s’y étalaient devaient être des moisissures, ou du salpêtre.

« Où est la bunny ? chuchota Lord.

— On ne la voit pas, étant donné qu’elle est invisible, rappela Vater Traüm d’un air supérieur. Allez, on y va », ajouta-t-il en pivotant pour montrer l’exemple.

Ils se laissèrent tomber dans l’allée et se reçurent sans bruit sur le sol meuble. Prenant soin d’éviter les objets indistincts qui s’entassaient çà et là au pied des murs, ils se dirigèrent vers l’angle du bâtiment.


« Pour la divination, c’était raté. La seule chose que ce fichu logiciel savait faire, avait continué Mix, c’était d’ouvrir une bouche souriante sous l’écran de l’ordinateur. Et L’Ombre a dû finir par admettre qu’il avait bel et bien programmé un charme, un sortilège. »


Arrivés au coin, ils jetèrent un coup d’œil prudent sur l’espace découvert qui s’étendait devant eux : une grande cour rectangulaire bordée de bâtisses de trois étages aux façades lépreuses ; la plupart des fenêtres étaient illuminées, et l’on devinait une activité intensive aux nombreuses ombres qui y passaient. Quelques véhicules militaires étaient garés à l’autre bout, près du porche d’entrée de l’ancien orphelinat. Trois gardes y faisaient les cent pas, le fusil à l’épaule. Un peu plus loin, une douzaine de marines, tête nue et apparemment désarmés, s’agitaient autour d’un camion. Enfin, deux groupes de quatre hommes montaient la garde, l’un devant la porte cochère qui s’ouvrait au milieu du bâtiment en face des trois zonards, l’autre sur le perron d’une construction plus basse voisine de l’entrée.

« Ça fait beaucoup de monde », grogna Lord.

Fric partageait son avis. L’endroit devait abriter des centaines de soldats tazus. Seuls, ils n’avaient pas la moindre chance. Tous leurs espoirs reposaient donc sur la bunny surnaturelle.

Ils patientaient depuis cinq bonnes minutes, passablement nerveux, lorsqu’elle se manifesta, apparaissant si soudainement derrière eux qu’ils tressaillirent tous les trois.

« Votre copain est en face, dans une cave, annonça-t-elle.

— Il va bien ? s’enquit Vater Traüm.

— Il est vivant, mais un peu amoché.

— Amoché ? Il tient debout, au moins ?

— Non. Vous allez devoir le porter.

— Faudrait déjà qu’on arrive jusqu’à lui », fit remarquer Fric.

La bunny n’émit aucun commentaire. Elle ne possédait pas d’esprit d’initiative, ni de capacité de décision. Inutile, donc, de compter sur elle pour leur suggérer un plan d’action.

« Comment accède-t-on à cette cave ? » demanda Vater Traüm.

La bunny le lui expliqua. Ce n’était pas très compliqué. La porte de la cave elle-même ne constituerait pas un obstacle car elle était fermée par un simple verrou pouvant s’ouvrir sans clef depuis l’extérieur. Porter le malingre Tête de Maure ne représenterait pas non plus de difficulté pour Fric, qui était le plus musclé des trois. Le tout ne leur aurait pas pris plus d’une minute ou deux s’il n’y avait eu les Tazus.

« Il faut créer une diversion, dit Lord.

— On s’en doutait pas, ricana Vater Traüm sur un ton qui trahissait sa tension intérieure. À toi de jouer, ma mignonne, poursuivit-il à l’intention de l’égrégore. Va promener ton joli petit cul sous le nez de ces affreux. Arrange-toi pour les entraîner le plus loin possible. Je veux les voir baver pendant qu’ils te courront après. »

La bunny acquiesça, radieuse. Elle était a priori incapable d’éprouver des sentiments, mais les émotions qu’elle exprimait sonnaient juste. La perspective d’allumer tous ces gros bœufs d’Étazuniens semblait réellement la réjouir. Parce qu’elle avait été créée dans ce but ?

Elle adressa un petit signe d’adieu aux trois zonards avant de traverser le mur pour pénétrer dans le bâtiment. Fric éprouva un pincement au cœur. Elle avait l’air si humaine…

Pourvu qu’elle ne tombe pas en panne, songea-t-il.


« L’Ombre s’est alors efforcé de programmer d’autres sortilèges, avait poursuivi Mix. Au début, ça n’a pas très bien marché – et, même lorsque ça marchait, les effets demeuraient limités, circonscrits à un faible périmètre autour de l’ordinateur. Alors, il a laissé tomber l’Amiga et, avec l’aide d’autres habitants de l’Enclave, il a monté un réseau de plusieurs PC. Après pas mal de tâtonnements, la puissance des sorts est montée en flèche. Il a réussi des transmutations, suscité des créatures chimériques, influencé des individus à distance… Et, surtout, il a créé le charme qui protège l’Enclave des indiscrétions. Pourquoi croyez-vous que les flics n’ont pas insisté, l’autre jour ? »


Une minute avait passé lorsque des éclats de voix s’élevèrent dans la cour. Tapis dans l’ombre, Fric, Lord et Vater Traüm observèrent la bunny qui descendait le perron en tortillant des hanches sous les regards incrédules des Tazus.

L’un des G.I.’s voulut lui barrer la route ; elle l’évita sans peine et partit en courant vers le groupe de marines réuni autour du camion. Après un instant d’hésitation, les deux groupes de gardes se lancèrent à sa poursuite, tandis que les trois hommes patrouillant à l’entrée se précipitaient à sa rencontre.

« On traverse », décida Vater Traüm.

Ils coururent droit devant eux le long du mur d’enceinte, protégés par la pénombre qui régnait dans cette partie de la cour située à l’écart des fenêtres illuminées. Nul ne remarqua leur présence : tous les Tazus en vue étaient bien trop occupés à galoper après la bunny.

Il leur restait une trentaine de mètres à parcourir jusqu’à la porte cochère. À l’issue d’un bref conciliabule à l’abri d’une rangée de containers de déchets, ils décidèrent que Lord jouerait les éclaireurs, et que les deux autres le rejoindraient quand il se serait assuré que la voie vers l’intérieur du bâtiment était libre.

Il dégaina son revolver avant de s’élancer, souple et silencieux. Il dut se baisser à deux reprises pour passer devant une fenêtre du rez-de-chaussée qui était allumée, mais cela ne le ralentit guère, et il ne tarda pas à atteindre son but. Là, il se colla contre le panneau de bois et jeta un discret coup d’œil à l’intérieur. Puis il se tourna vers ses compagnons et leur fit signe de rappliquer.

« Il y a un garde dedans, dit-il quand ils l’eurent rejoint, mais j’ai bien l’impression qu’il dort à moitié.

— Où est-il ? demanda Vater Traüm.

— Devant une porte, dix pas sur la gauche.

— Je m’en occupe. »

Vater Traüm fouilla dans ses poches pour en tirer un lance-pierres bricolé avec un morceau de chambre à air et un galet arrondi de la taille d’un abricot. Fric retint de justesse une exclamation admirative. Visiblement impressionné lui aussi, Lord s’écarta pour laisser passer le grand garçon blond dont l’acné était à présent guéri. Vater Traüm prépara son arme avec des gestes précis – puis, soudain, il bondit dans l’embrasure de la porte. Il y eut un chuintement suivi d’un petit cri de douleur et du choc sourd d’un corps tombant sur un sol dur.

« Venez, vite ! » chuchota Vater Traüm.

Quand il entra dans le hall, la première chose que vit Fric fut un soldat tazu inerte allongé sur le dos, une énorme meurtrissure en travers du front. Il était prêt à abattre dix G.I.’s si nécessaire pour libérer Tête de Maure, mais cela ne l’empêcha pas de se demander instinctivement si l’homme était mort, ou seulement évanoui.

Une porte s’ouvrait sous le grand escalier qui occupait le fond du hall. Elle donnait sur une étroite volée de marches en spirale descendant vers le sous-sol. Vater Traüm et Fric la dévalèrent, tandis que Lord se postait en haut pour faire le guet, serrant son revolver à en faire pâlir les jointures de ses doigts.

Selon la bunny, Tête de Maure était enfermé dans la troisième cave sur la droite. Vater Traüm tira le verrou, et ouvrit la porte. Le juron qui jaillit alors de ses lèvres fit tressaillir Fric.


« C’est avec l’Internet que les choses sont devenues sérieuses, avait repris ‘Tite Miss. En l’absence de connexion au réseau mondial, les charmes programmés n’agissent que dans une zone plus ou moins réduite autour des machines où tournaient les logiciels nécessaires. Avec un branchement, la toile sert d’amplificateur. Et, comme elle couvre la planète, le champ d’action des sortilèges s’étend dès lors à toute la Terre. Les sortilèges eux-mêmes gagnent en force et en efficacité. Ajoutez à ça l’augmentation de la puissance de calcul par l’adjonction à notre réseau de nouvelles machines plus performantes – et vous commencerez à avoir une idée de la manière dont nous nous y sommes pris pour kidnapper la tour Eiffel. »


Fric ne devait jamais oublier la vision qui s’offrit à lui quand il pénétra dans la cave à la suite de Vater Traüm. Tête de Maure gisait, brisé, sur un bat-flanc de bois, sans oreiller ni couverture. Ses vêtements étaient couverts de sang, et son avant-bras gauche faisait un angle bizarre avec son bras. Dans son visage couvert d’hématomes, ses yeux pochés n’étaient plus qu’une mince fente brillante. Il était conscient, mais paraissait incapable de parler.

« Putain, qu’est-ce qu’ils t’ont mis ! » grogna Vater Traüm.

Tête de Maure esquissa une horrible grimace qui dévoila sa dentition ravagée. Il lui manquait la moitié des incisives, nota Fric, qui essayait désespérément de ne pas imaginer comment il les avait perdues.

« … hons…, mâchonna-t-il, h’ont hris hour un ahabe !

— Tu ne leur as pas dit que t’étais juif ? » s’étonna Vater Traüm.

Montrant toujours ses mâchoires édentées, Tête de Maure secoua la tête d’un air qui pouvait passer pour satisfait en dépit de l’état de son visage. Comme son surnom pouvait le laisser deviner; ce n’était pas la première fois qu’il était victime d’une telle méprise. Mais jamais elle ne lui avait coûté aussi cher.

Sans perdre de temps, Fric le chargea sur ses épaules, essayant de faire la sourde oreille à ses gémissements de souffrance. Il ne lui parut pas peser grand-chose.

Vater Traüm alla se plaquer contre la porte cochère, côté intérieur, et regarda vivement à l’extérieur.

« Personne en vue, annonça-t-il. Ils doivent toujours être après la…

— Hands up ! »

Fric en était encore à s’interroger sur la signification de cette interjection, lorsque Vater Traüm fit feu à deux reprises au-dessus de sa tête. Un cri s’éleva, suivi du bruit d’un corps roulant dans des escaliers.

« Là, faut se casser vite fait ! » commenta Vater Traüm.

Il s’élança vers la porte, mais des jurons s’élevèrent à l’extérieur quand il s’encadra dans l’embrasure. Il se rejeta en arrière d’un bond.

« Les Tazus ? fit Lord.

— Ouais. (Vater Traüm remplaça les deux cartouches qu’il avait tirées.) On va essayer de se tirer par le haut. Par la cour, c’est pas la peine. »

Fric perçut un mouvement à la limite de son champ de vision. Tournant la tête, il découvrit deux MP’s qui venaient de surgir d’un couloir situé sur la droite. Puis un revolver tonna à trois reprises, et les soldats s’effondrèrent avant d’avoir pu faire usage de leurs armes.

« Vers le haut ! » rugit Vater Traüm.

Fric commença à escalader les marches de pierre. Tête de Maure, qui avait perdu connaissance, lui paraissait plus lourd à présent que le danger s’était matérialisé. Il se trouvait à mi-chemin du premier étage lorsqu’un chuintement s’éleva derrière lui. Le nuage blanc-bleu qui grossissait dans le hall l’incita à accélérer le pas.

Lord le dépassa au pas de course. Arrivé sur le palier du premier, il inspecta les deux couloirs qui y débouchaient. Une porte s’ouvrit un peu plus loin au moment où Fric le rejoignit. Lord dégoupilla une lacrymo et la balança sur le Tazu ahuri qui venait d’apparaître. Une toux rauque s’éleva dans la fumée irritante.

Ils entamèrent l’ascension de la deuxième volée de marches sans attendre Vater Traüm, qui couvrait leur retraite en échangeant des coups de feu avec les Tazus du rez-de-chaussée.


« Nous puisons librement dans cette réserve de magie, était intervenue Sarabande. Ou, plutôt, nos ordinateurs le font pour nous. Leurs programmes extraient et concentrent la magie comme aucun être humain ne saura jamais le faire. Et Internet leur sert d’accumulateur. La magie est stockée sur le réseau jusqu’à son utilisation. »


Lord se heurta à un groupe de Tazus sur le palier du deuxième étage. Par chance, ils n’étaient pas armés. Il les fit reculer en les menaçant de son flingue et les boucla dans une pièce. Il venait d’en jeter la clef dans la cage d’escalier pleine d’un nuage opaque d’où montaient des quintes de toux, lorsque Vater Traüm les rejoignit, les yeux rouges, une lacrymo dans une main et un revolver dans l’autre.

« On va passer par le toit et descendre sur le mur, dit-il. C’est la seule solution. »

Fric acquiesça. Il avait lui aussi réfléchi à la question, et il en était arrivé à une conclusion identique. Mais il craignait que leurs chances de réussir ne soient très faibles.

Combien pouvait-il y avoir de soldats tazus autour d’eux ? Au moins une centaine, peut-être beaucoup plus. Bien assez pour cerner le bâtiment, en tout cas.

Un couloir bas de plafond courait d’un bout à l’autre du troisième étage. Quand Fric, portant toujours Tête de Maure, posa le pied sur le palier, Lord était déjà à l’une des extrémités, en train d’essayer d’ouvrir une porte. Le panneau céda soudain sous le choc de son épaule, et il disparut dans l’embrasure.

Vater Traüm continuait à lancer des lacrymos dans la cage d’escalier. Le gaz montait par bouffées jusqu’à eux, à présent, et Fric commençait à avoir les larmes aux yeux.

Lord reparut, l’air dépité.

« Pas de lucarne. Et impossible d’accéder au toit en passant par la fenêtre. Je regarde en face. »

Vater Traüm fouilla dans le sac que Fric portait en bandoulière pour en tirer les deux dernières grenades. Il les expédia l’une après l’autre dans le hall avec une grimace sardonique.

« File ! » intima-t-il à Fric.

Puis, tirant de son propre sac une bombe bricolée à partir d’une bonbonne de gaz, il entreprit de l’activer.

« Qu’est-ce que tu fous ?

— Casse-toi, je te dis ! Je vais les retarder. »

Fric ne se le fit pas dire deux fois. Il rejoignit en titubant Lord qui ressortait bredouille de la seconde pièce.

« Si tout l’étage est comme ça, on est cuits.

— Il doit bien y avoir une trappe quelque part. »

Lord acquiesça d’un air peu convaincu et se mit à défoncer une troisième porte à coups de pied. Mais la mansarde où elle donnait était identique aux deux précédentes, avec sa fenêtre alignée sur la façade.

« Alors ? s’enquit Vater Traüm en les rejoignant.

— Pas d’issue pour l’instant », répondit Lord.

Et il s’attaqua à la porte située en face de celle qu’il venait de démolir.

« Laisse tomber, dit Vater Traüm après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre. Je vais arranger ça. »

Il s’accroupit au milieu du couloir et tira de son sac une autre bonbonne de gaz trafiquée. Se souvenant soudain de la présence de la première bombe en haut des escaliers, Fric lui jeta un regard inquiet.

« Ton truc, là-bas, il doit péter dans combien de temps ?

— Quinze secondes, répondit Vater Traüm sans lever les yeux du détonateur qu’il était en train de régler. Mettez-vous à l’abri. »

Fric eut le temps d’étendre Tête de Maure sur un matelas poussiéreux dans la première pièce, et celui de s’allonger lui aussi, la tête dans les mains, avant que la bombe n’explose. Il y eut un grand bruit, accompagné des relents d’un souffle chaud, puis l’on n’entendit plus que les impacts des décombres qui retombaient.

« Deuxième pétard dans dix secondes », avertit Vater Traüm de l’angle de la pièce où il s’était précipité juste avant la déflagration.

Fric compta en silence, tous les muscles tendus. Ce n’était pas la peine d’essayer de penser au milieu d’un tel chaos. Une seule idée était claire dans son esprit : ils seraient de sacrés petits veinards s’ils s’en tiraient. Vraiment.


« Quand notre connexion pirate a été découverte et coupée, avait dit Mix, la quantité de magie accumulée en prévision de notre sixième opération était déjà considérable. Comme la capacité de stockage du réseau est malgré tout limitée, il a commencé à y avoir des fuites… Les sorciers vénézuéliens profitent d’une d’entre elles, et j’ai bien l’impression qu’il y en a une autre au Tibet, à cause de cette histoire de moines volants ! Mais ces fuites ne peuvent suffire à évacuer le trop-plein. Si nous n’en reprenons pas le contrôle, cette magie risque de se libérer d’un seul coup, d’une manière totalement aléatoire. Et ça pourrait très bien se produire ce soir. »


Cette fois, il eut l’impression que l’immeuble entier allait s’écrouler autour de lui. Les vitres de la pièce se brisèrent, des morceaux de plâtre leur dégringolèrent dessus des murs et du plafond mansardé.

Vater Traüm fut le premier sur pied. Il alla se planter dans l’encadrement de la porte, les poings sur les hanches, et inspecta le couloir d’un œil critique.

« Tout baigne, annonça-t-il d’un air satisfait en revenant vers ses compagnons. L’escalier s’est effondré, et la deuxième bombe a ouvert un gros trou dans le plafond. On devrait pouvoir se hisser sur le toit sans trop de mal. »

Il y eut un mouvement derrière lui et… quelqu’un s’encadra dans l’embrasure. Une silhouette indécise, que Vater Traüm cachait en grande partie. Mais Fric sentait que c’était celle d’une femme.

Lord, qui avait un meilleur angle de vue, devint subitement livide et dit d’une voix blanche :

« À condition qu’elle nous laisse passer…

— Elle ? » répéta Vater Traüm.

Il se retourna vivement en faisant un pas de côté.

Et Fric la vit.

La Sorcière.