La première chose dont la Sorcière prit conscience fut qu’elle reposait à demi assise dans un lit étroit, le dos et la nuque calés par un gros oreiller. Elle aurait pu s’en passer car elle était ainsi faite qu’elle se sentait à l’aise partout, dans n’importe quelle position, mais elle fut reconnaissante à celui ou ceux qui avaient pris soin de son confort. Cela partait d’une bonne intention, et elle avait appris à apprécier les gestes de ce genre.
Elle n’avait pas besoin d’ouvrir les yeux pour percevoir la présence de plusieurs personnes dans la pièce. Trois, pour être précis. Le gros homme rougeaud aux yeux brillants qui aboyait des ordres, le grand type tout noir répondant au nom de Butch, et le rouquin hargneux appelé Chuck. Elle demeura un moment à les écouter, feignant de continuer à dormir. Le colonel ventripotent essayait de se débarrasser des deux G.I.’s, mais ceux-ci n’avaient visiblement pas l’intention de se laisser faire.
« Je vous rappelle qu’elle est sous notre protection, disait Butch.
— On la lâchera pas d’une semelle », renchérit Chuck.
Le gros homme souffla par les narines d’un air excédé.
« Elle ne risque rien tant qu’elle restera ici, rétorqua-t-il d’un ton rogue. La base est parfaitement sécurisée.
— On a des consignes, insista Chuck d’un air buté. Et on les tient d’un général quatre-étoiles.
— Vous n’avez pas l’autorité nécessaire pour annuler ses ordres », rappela Butch.
Un soldat entra dans la pièce sur ces entrefaites. La Sorcière devina malgré ses paupières toujours closes qu’il avait un œil poché et que sa veste était tout de travers comme si l’on avait tiré sur l’un des pans. Cela ne l’empêcha pas de se mettre au garde-à-vous avec un sérieux parfait.
« Nous avons maîtrisé les trois G.I.’s, mon colonel. Désirez-vous que je m’occupe de ces deux-là ? »
Le gros homme lança un regard agacé à Butch, puis à Chuck.
« Non, inutile, répondit-il. Vous pouvez aussi libérer les trois autres et me les envoyer.
— Mais, mon colonel…
— Ces cinq hommes sont chargés de la protection rapprochée de la Sorcière, lieutenant ! Je vous donne l’ordre de leur apporter toute l’aide dont ils auront besoin. Rompez ! »
Le sourire de Butch s’était élargi, et ses prunelles brunes brillaient désormais d’une joie enfantine.
La Sorcière estima que le moment était bien choisi pour ouvrir les yeux. La situation n’était pas encore assez claire, et elle ne se sentait pas non plus prête à affronter son destin, mais cela n’aurait servi à rien de simuler plus longtemps l’inconscience.
« Pourquoi avez-vous fait ça ? » rugit aussitôt le colonel ventripotent.
Elle posa sur lui un regard brumeux.
« Fait quoi ? »
Le gros homme s’étrangla et devint plus rouge encore.
« Saboté les fusils-m.
— Ne sont-ils pas plus jolis ainsi ?
— Jolis ? s’étrangla son interlocuteur. Ce sont des armes ! Elles ne sont pas conçues pour être jolies ! »
Butch ne put dissimuler tout à fait son envie de rire. C’était bien le seul qui n’avait pas – trop – peur d’elle. Les autres se mettaient presque à trembler en la voyant.
« Ces armes risquaient de rompre l’harmonie », dit-elle simplement.
Elle avait senti la menace représentée par ces étranges fusils dès qu’elle était entrée dans la cave. C’était pour cette raison qu’elle s’était mise à parsemer de fleurs cet endroit lugubre – pour se préparer à la difficile métamorphose qui rendait le gros homme si furieux.
Celui-ci lui mit sous le nez un canon terminé par une fleur de métal.
« Elles sont fichues… se lamenta-t-il. Et nous n’avons pas le temps d’en obtenir d’autres avant de donner l’assaut !
— Mais qu’est-ce que c’est que ces trucs ? s’enquit Chuck.
— C’étaient des carabines à répétition tirant des projectiles à très haute vélocité, expliqua le colonel.
— Et vous n’en avez pas d’autres en réserve ? s’étonna Butch.
— Ces carabines ont été spécialement préparées pour la lutte contre les sorciers. Elles sont gorgées de magie. Il a fallu que des centaines de magiciens unissent leurs pouvoirs pendant des jours entiers pour les charger, et pour en charger les cartouches. (Le gros homme soupira.) Nous n’avons pas le choix : nous allons devoir donner l’assaut avec des armes classiques. (Il se tourna à nouveau vers la Sorcière.) Je devrais vous faire fusiller sur-le-champ, mais il paraît que vous êtes trop précieuse pour ça. Alors, prouvez-le ! Aidez-nous à retrouver les terroristes, et à liquider ces ignobles assassins ! »
La force sans nom qui était en elle se mit a frétiller – oui, c’était bien le terme approprié. Et la Sorcière avait l’impression que ce frétillement était le signe que la force en question désapprouvait l’usage qu’on lui demandait d’en faire. Ce n’était pas la première fois qu’elle sentait se rebeller la source de toute magie, où elle puisait pour accomplir ses tours et jeter ses sorts, mais jamais cette perception n’avait été si précise, ni si intense.
Il était rare que la Sorcière se pose des questions. Jusque-là, elle avait surtout agi, soit par instinct, soit en fonction des directives qui lui avaient été fournies. Mais, en cet instant précis, elle se demandait s’il était bon de fournir au gros homme le renseignement qu’il désirait. Et le simple fait de s’interroger à ce sujet suscitait chez elle une subite réticence.
Ce n’était pas normal. Les sorciers terroristes incarnaient le Mal ; elle aurait dû éprouver de la joie – ou, du moins, une certaine satisfaction – à l’idée que la planète serait bientôt débarrassée de la menace qu’ils représentaient.
Or elle ne ressentait rien. Ni joie, ni inquiétude, ni angoisse, ni colère. Elle était aussi vide d’émotions qu’une poupée de chiffons. Et il en avait toujours été ainsi, aussi loin que remontaient ses souvenirs. Seulement, elle n’avait pas eu conscience de ce vide, de ce manque avant son éveil dans ce lit, quelques minutes plus tôt.
Elle n’avait eu conscience de rien, en fait. Elle avait vécu comme un automate, suivant des lignes de conduite qui lui étaient imposées de l’extérieur. Et cela lui avait paru naturel. Parce qu’elle ignorait qu’il pouvait en aller autrement.
On l’avait manipulée. Mais qui étaient les manipulateurs ? Les sorciers terroristes qui s’étaient appropriés la source de toute magie ? Ou alors les maîtres des U.S.A. qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme, étaient en train de faire main basse sur la planète ?
En tout état de cause, trancher ce dilemme ne lui dirait pas de quel côté elle devait se ranger, ni même si elle devait se ranger d’un côté ou de l’autre. Et cela n’apporterait pas non plus de réponse à ce qui était subitement devenu pour elle la question primordiale :
Qui suis-je ?
***
« Allez me chercher une carte du coin », demanda-t-elle.
Une grimace satisfaite apparut sur les lèvres épaisses du colonel ventripotent, et ses petits yeux gris se mirent à briller. Tendant la main, il s’empara d’une fine liasse de papier posée sur la table de nuit et la déplia avec des gestes fébriles.
« Nous sommes ici, annonça-t-il en désignant un point situé au sud-ouest de la ville qui occupait le centre de la feuille. Où sont les terroristes ? »
La Sorcière étudia le plan, les sourcils froncés. Quelque chose en elle lui suggérait qu’elle devait donner une impression d’intense concentration. Localiser le repaire des auteurs des attentats n’avait pourtant rien de difficile ; il y avait longtemps qu’elle savait où ils se cachaient, elle l’avait même su avant l’atterrissage, alors que l’avion survolait la métropole dans sa descente vers l’aéroport militaire.
Néanmoins, il fallait qu’elle ait l’air d’éprouver des difficultés.
Pourquoi ?
Elle n’en avait aucune idée. C’était ainsi, voilà tout. Un renseignement aussi précieux ne pouvait être obtenu avec autant d’aisance.
« Peut-être par là… » murmura-t-elle en dessinant un cercle avec le doigt à l’est de la capitale.
Le gros homme étouffa un hoquet d’incrédulité.
« Chez Disney ? s’écria-t-il, s’étranglant presque.
— Disney ? répéta la Sorcière. Qui est Disney ? »
Déconcerté, le colonel ouvrit de grands yeux, avant de tourner son visage rouge brique vers les deux G.I.’s qui ricanaient sous cape en se poussant du coude :
« Mais dans quel foutu pays de sauvages l’avez-vous donc ramassée ? »
Il y eut un instant de silence gêné, puis Butch répondit :
« Je ne m’en souviens plus. Et toi, Chuck ?
— Moi non plus », fit celui-ci.
La Sorcière avait elle aussi oublié d’où elle venait, mais elle s’abstint de le signaler. Inutile d’en rajouter ; la situation était déjà bien assez bizarre comme ça. Après avoir fait mine d’hésiter, elle posa le doigt sur une tache verte située au nord-ouest de la ville :
« À moins qu’ils ne soient ici…
— Dans une forêt ? s’étonna le colonel. Vous en êtes bien sûre ? »
Elle eut un geste évasif.
« À vrai dire, pas tellement… (Elle soupira.) Tout à l’heure, mes perceptions étaient claires. Mais, à présent, tout est brouillé. Ils peuvent très bien être ici, ou là, ou là, ou encore là… (Son index désigna successivement une zone industrielle de la banlieue nord, un secteur urbanisé situé plein ouest, un bois formant une extension au sud-est de la capitale et une ville assez importante à la limite sud de la carte.) Ça change en permanence. »
Le gros homme la considéra avec suspicion. Il se demandait visiblement si elle n’était pas en train de le mener en bateau, mais ne devait trouver aucune raison valable à une telle attitude de sa part.
« Ne me dites pas que vous êtes incapable de repérer ces maudits sorciers ! » aboya-t-il.
Elle s’apprêtait à temporiser en répondant qu’elle éprouvait juste quelques difficultés passagères, lorsqu’on toqua à la porte. Le colonel cria d’entrer d’une voix impatiente ; les trois autres membres du commando pénétrèrent dans la pièce. Il y eut un moment de confusion, durant lequel tout le monde se mit à parler en même temps. Poussée par une mystérieuse voix intérieure, la Sorcière en profita pour sonder les environs immédiats. Elle compta une soixantaine de soldats US et quinze civils dans un rayon de quelques dizaines de mètres. En étendant le champ de ses perceptions à toute la base, elle dénombra un peu plus de trois cents militaires supplémentaires, ainsi qu’un unique civil – un prisonnier dont l’esprit n’était plus qu’une plaie ouverte à la douleur.
Mais ce qui retint avant tout son attention fut la créature d’essence magique qui se déplaçait dans la cour intérieure. Elle était en train de l’étudier avec les yeux de son esprit lorsque le gros homme insista :
« Alors, ces sorciers ? »
Elle secoua la tête. Bientôt, très bientôt, elle n’aurait plus besoin de gagner du temps. Bientôt, très bientôt, elle accomplirait ce que sa voix intérieure lui soufflait de faire.
« Je ne sais pas… ou, plutôt, je ne sais plus. Je l’ai su, mais ça s’est envolé…
— Vous vous foutez de moi ? rugit le colonel. Comment une information aussi précieuse aurait-elle pu s’envoler ? »
Elle ne répondit pas tout de suite, submergée qu’elle était par la formidable pulsion sexuelle qui s’était emparée des soldats US à la vue de la créature magique.
« Je crois que… les terroristes se défendent, balbutia-t-elle. Peut-être parce qu’ils sont au courant de ma présence. »
Elle avait de plus en plus de mal à réfléchir, mais cela n’avait plus guère d’importance car elle savait à présent de quelle manière elle devait agir. Sa conduite était toute tracée, elle l’avait été depuis le début, depuis sa naissance dans un pays sans nom, il n’y avait pas si longtemps… L’autonomie dont elle avait joui ces derniers jours n’était qu’un leurre ; elle n’avait jamais eu la moindre chance d’échapper à ce destin, qu’elle acceptait d’ailleurs sans la moindre réticence.
Certes, ce n’était pas tout à fait ainsi que les événements étaient censés se dérouler, mais quelle importance, au fond, du moment que le résultat final restait le même ?
« Vous ne vous souvenez vraiment pas ? insista le colonel d’une voix adoucie.
— Vraiment pas », souffla-t-elle.
Et c’était la vérité.
« Mon colonel, intervint Butch, on dirait que ça s’agite dehors… »
Une rumeur s’enflait en effet à l’extérieur, évoquant le murmure collectif d’une foule surexcitée. Andy alla jeter un coup d’œil par la fenêtre, et ce qu’il vit lui fit hausser ses sourcils d’un blond presque blanc.
« Hé, vous ne nous aviez pas dit qu’il y avait des bunnies dans le centre ! » s’exclama-t-il.
Le gros homme le regarda d’un air ahuri.
« Des bunnies ? » répéta-t-il en écarquillant les yeux.
Il se précipitait vers la fenêtre lorsque deux coups de feu étouffés retentirent dans la nuit. Le colonel se figea, le visage rose pâle – ce qui était sans doute sa manière à lui de blêmir.
« Ça ne vient pas de dehors, dit Andy, le front toujours collé au carreau. Vos gars n’ont rien entendu : ils continuent à courser la bunny… »
Trois nouvelles détonations saluèrent cette déclaration. Retrouvant soudain l’usage de ses membres et de la parole, le gros homme, toujours aussi rose, pivota sur un talon et se dirigea vers la porte.
« On dirait que nous sommes attaqués, grogna-t-il à l’intention du commando d’une voix qui manquait d’assurance. Restez ici et surveillez-la bien. »
À peine le panneau s’était-il refermé derrière lui que la Sorcière se redressa et sauta sur ses pieds. Elle chercha ses chaussures du regard. Ne les voyant pas, elle demanda aux G.I.’s où elles se trouvaient, mais ils n’en avaient aucune idée.
Tant pis, elle irait pieds nus. Ça ne ferait aucune différence en fin de compte.
« Vous n’allez pas sortir ! s’écria Chuck. Vous avez entendu le colonel…
— C’est là-bas qu’on a besoin de moi », répondit-elle paisiblement, sans bien savoir elle-même ce que dissimulait ce « on ».
Elle chercha en esprit la créature magique dont elle avait senti la présence un peu plus tôt, mais la bunny semblait avoir disparu. Peut-être le charme qui l’avait suscitée avait-il été rompu par la seconde série de coups de feu.
Par contre, elle percevait nettement les émotions des trois garçons qui s’étaient introduits dans la base, prenant des risques insensés pour en sauver un quatrième – le prisonnier dont la souffrance s’était imposée à elle lorsqu’elle avait sondé les alentours.
« Là-bas ? fit Ted.
— À l’endroit où l’on se bat. Sans moi… »
Elle n’acheva pas sa phrase, essentiellement parce que la fin leur aurait déplu.
Ils se consultèrent du regard, embarrassés, la main sur la crosse de leur arme.
« D’accord, décida Butch. Mais on y va avec toi. Pas question de te lâcher d’une semelle : on a des ordres. »
Jugeant inutile de leur révéler qu’elle était parfaitement au courant des ordres en question, elle se contenta d’acquiescer avant de se ruer hors de la pièce, ses gardes du corps sur les talons.
Elle ignorait toujours qui elle était, mais elle savait désormais avec précision ce qu’elle allait faire.
Cela non plus, les cinq G.I.’s ne l’auraient pas apprécié.