Chapitre XVII

« Hé, c’est qui, cette gonzesse ? » s’écria Vater Traüm.

Sa voix parvenait à Fric à travers un brouillard bourdonnant, comme s’il avait du coton dans les oreilles. Sans doute une séquelle du fracas des explosions dont les échos retentissaient encore à l’intérieur de sa tête après avoir mis ses tympans à rude épreuve.

Les lèvres pulpeuses de la Sorcière s’étirèrent en un sourire qui dévoila des dents un peu jaunes mais alignées avec une parfaite régularité, et suscita de minuscules rides en pattes-d’oie au coin de ses yeux d’un bleu très clair. Fric songea que la pâleur spectrale de son visage aux pommettes délicieusement saillantes se mariait à merveille avec sa crinière aile-de-corbeau. Il avait toujours eu un faible pour les brunes aux yeux clairs. En plus, elle était carrément bien fichue, avec des courbes et des rondeurs juste là où il fallait. Bon, elle devait porter un soutien-gorge pigeonnant, et sa taille était si fine qu’il se demanda si elle n’avait pas aussi un corset sous la robe noire incroyablement ajustée, mais le résultat en valait la peine.

Tout à ses rêveries érotiques, Fric vit trop tard l’arme qui était apparue dans la main de Vater Traüm. Il ouvrit la bouche pour lui crier de ne pas tirer, mais sa réaction manquait de rapidité. Deux détonations crevèrent le brouillard qui stagnait dans ses oreilles.

La Sorcière ne vacilla même pas sous l’impact des balles. Vater Traüm ne l’avait pourtant pas ratée : les deux trous dans sa robe noire à hauteur de sa poitrine étaient là pour en témoigner.

Seulement, il n’y avait pas de sang visible dans les déchirures du vêtement – rien que la peau laiteuse de son sein gauche.

« Merde ! commenta Vater Traüm d’une voix incrédule et dépitée. Elle est en béton, ou quoi ? »

La Sorcière émit un petit rire.

« Je ne suis pas votre ennemie », assura-t-elle.

Sa voix douce, dépourvue de toute trace d’accent, en rappela à Fric une autre qu’il avait entendue tout récemment, dans la bouche immatérielle de la bunny. Cette femme était-elle donc une nouvelle incarnation de la créature surnaturelle programmée pour les aider par les gens de l’Enclave ? Il ne parvenait pas à y croire. Elle paraissait si réelle, si tangible… Alors que l’égrégore, si parfait que puisse être le charme qui le suscitait, avait toujours eu quelque chose de diaphane, d’évanescent qui trahissait sa nature illusoire.

Non, pas illusoire : magique, rectifia Fric.


« Pendant que vous irez chercher votre pote chez les Tazus, avait dit Sam, nous allons essayer de reprendre le contrôle de toute cette magie accumulée sur la toile. ]e dis essayer, mais nous sommes en fait quasiment assurés de réussir. Et nous n’aurons même pas besoin de l’émetteur de L’Ombre. Ce serait plus prudent, certes ; seulement, nous n’avons pas le temps de l’installer. Alors, nous allons recourir aux antennes paraboliques découvertes l’autre soir par Vater. C’est un peu un baroud d’honneur car il ne fait aucun doute que nous serons très vite repérés – mais peu importe ! Quand les flics rappliqueront, il sera trop tard : le véritable sixième attentat aura déjà eu lieu. »


« Qu’est-ce que vous foutez là, alors ? » grogna Vater Traüm.

Il menaçait toujours machinalement la Sorcière du canon de son arme inutile.

« Je suis venue vous aider à fuir, répondit-elle.

— C’est gentil, dit Lord, qui la fixait d’un air ahuri. Et vous sortez d’où ? D’une pochette-surprise ? »

Dans sa bouche, en cet instant précis, cette réplique ne sonnait pas du tout comme une plaisanterie. Elle avait même quelque chose de glaçant qui poussa Fric à se demander si le dandy des banlieues n’était pas tout bonnement en train de perdre la boule.

La Sorcière haussa les épaules.

« Ne perdons pas de temps. J’ai réussi à convaincre mes gardes du corps de rester en arrière, mais je les connais, ils ne vont pas tarder à s’impatienter.

— Vos gardes du corps ? répéta Vater Traüm. Des Tazus ? (Elle acquiesça, fermant à demi ses grands yeux d’un bleu lumineux.) Alors, vous êtes avec eux ?

— C’est ce qu’ils croient, en tout cas, répondit-elle. Allez, dépêchez-vous, si vous voulez vivre ! »

Les trois zonards échangèrent une série de regards qui exprimaient toute une palette d’émotions allant de la méfiance à l’inquiétude en passant par l’espoir et le soulagement. Puis, sans attendre l’avis des deux autres, Fric se dirigea vers Tête de Maure et le chargea d’un coup de reins sur ses épaules avec un ahanement.

Vater Traüm hocha la tête d’un air pensif. Après avoir adressé un bref signe de tête à ses compagnons, il sortit de la pièce. La Sorcière s’effaça pour le laisser passer, en un mouvement qui parut à Fric d’une élégance infinie. Songeant qu’elle était tout aussi gracieuse que canon, il franchit à son tour le seuil, aussitôt suivi de Lord.

Le couloir offrait un spectacle de dévastation. La deuxième bombe avait soufflé plusieurs murs, éventré le plancher et, conformément aux prévisions de Vater Traüm, ouvert dans le plafond une brèche assez large pour leur permettre de monter sur le toit. Un casque bosselé frappé des lettres MP pendait par la mentonnière à l’extrémité brisée d’une poutre ; il n’y avait toutefois aucune trace de son propriétaire.

Vater Traüm était déjà en train d’escalader un tas de gravats sous le regard attentif de la Sorcière. Il adressa un clin d’œil malicieux à Fric avant de se hisser sur le toit à la force des poignets. Il n’avait pas disparu depuis une seconde dans l’ouverture béante lorsque sa main en jaillit.

« Envoyez-moi le colis ! »

Fric tenta de soulever Tête de Maure à bout de bras, mais il n’avait pas assez de force, et Lord dut lui venir en aide. Par contre, Vater Traüm n’eut aucune peine à tirer à lui le zonard inconscient ; ce crétin possédait décidément des réserves d’énergie insoupçonnées.

Fric fit ensuite la courte échelle à Lord. Il s’apprêtait à bondir pour saisir à son tour la main que lui tendait Vater Traüm, lorsqu’une interjection incompréhensible s’éleva non loin de lui. Tournant le regard dans la direction d’où elle provenait, il découvrit deux G.I.’s, un grand Black et un rouquin presque aussi balaise, qui venaient de déboucher sur le palier à quelques mètres de lui. Comment étaient-ils parvenus à monter jusque-là en l’absence d’escalier ? Possédaient-ils eux aussi des pouvoirs magiques ?


« Sauf qu’il ne s’agira pas à proprement parler d’un attentat, avait poursuivi Sam. Pas question de détruire, défaire disparaître ou de transmuter quoi que ce soit, cette fois. L’action que nous projetons est nettement plus… eh bien, subtile paraît un qualificatif approprié. »


La Sorcière s’adressa aux Tazus en anglais, mais le rouquin lui coupa la parole avec une hargne évidente, le canon de son arme braqué sur elle. Son collègue, qui se tenait un pas en arrière, paraissait nettement moins agressif.

Ni l’un ni l’autre ne prêtaient pour l’instant la moindre attention à Fric. Il aurait pu en profiter pour filer, mais il avait envie de voir ce qui allait se passer. Il devinait que la scène à laquelle il assistait était le prolongement, voire la conclusion de quelque chose qui avait commencé très loin de l’orphelinat désaffecté, bien avant cette nuit de violence libérée.

Le grand Black se mit à parler à son tour, aussitôt interrompu par la voix haineuse de son compagnon. La Sorcière frémit et leva la main, vraisemblablement dans l’intention de lancer quelque sortilège…

L’arme du G.I. rouquin cracha une brève rafale, mais les projectiles ne causèrent pas plus de mal à la Sorcière que ceux du revolver de Vater Traüm quelques instants plus tôt. Par contre, l’un d’eux toucha Fric à la cuisse gauche. Il ressentit une douleur fulgurante qui lui fit monter les larmes aux yeux, et sa jambe se déroba sous lui.

« Foutez le camp ! » lança-t-il aux deux autres.

Il heurta le sol avec brutalité, et le bourdonnement s’intensifia subitement dans ses oreilles, l’empêchant de comprendre la réponse de Vater Traüm. Il eut cependant l’impression d’entendre des pas sur le toit, ce qui lui laissa supposer que les deux zonards lui avaient obéi.

Quant à lui, il était foutu, songea-t-il avec résignation en voyant que le G.I. rouquin le menaçait à présent de son arme. Faute d’avoir réussi à abattre la Sorcière, cet enfoiré de Tazu allait liquider le « terroriste ». Il devait penser que ça lui vaudrait peut-être une médaille, ou quelques dollars de plus sur sa solde.

La douleur submergea soudain Fric. Ce fut à travers un voile rouge qu’il vit le Black lever son revolver pour en abattre la crosse sur le crâne du rouquin. Celui-ci vacilla avant de basculer sur le côté, une expression de surprise sur le visage.

La Sorcière et le Tazu échangèrent quelques répliques toujours aussi incompréhensibles, puis ce dernier recula de quelques pas pour prendre son élan et franchir d’un bond impressionnant le trou dans le plancher. Il atterrit tout au bord, et serait sans doute tombé dans l’ouverture si la Sorcière ne lui avait saisi le poignet, lui permettant de rétablir son équilibre. Il la remercia d’un sobre signe de tête, avant de se hisser sur le toit. Comme il paraissait peu probable qu’il veuille se lancer à la poursuite des zonards fugitifs, Fric supposa qu’il était tout simplement en train de déserter.

Pourquoi pas, après tout ? Tous les Tazus ne pouvaient pas être des crétins persuadés que Dieu leur avait donné pour mission de faire régner l’ordre sur la planète, ni tous les soldats US des tueurs lobotomisés de prétendus terroristes. En prime, ce type était noir – et Fric avait entendu raconter en prison que, aux Étazunis, les Blacks étaient plus ou moins l’équivalent des Arabes en France : on les haïssait parce qu’on avait honte de ce qu’on leur avait fait autrefois.

« Viens, dit la Sorcière. D’autres vont arriver, et je ne suis pas sûre de pouvoir te protéger. »

Elle l’aida à se relever. Une fois debout sur une seule jambe, essayant de faire la sourde oreille aux élancements douloureux qui lui tiraillaient l’autre, il découvrit qu’elle tenait à la main un de ces anciens balais composés d’un manche noueux et de fagots liés par une corde de chanvre.

Un authentique balai de sorcière.

Elle l’enfourcha, et lui fit signe de monter derrière elle. Malgré la souffrance qui battait dans sa cuisse, il eut l’impression que tout se passait comme dans un rêve. Il enjamba le manche à grand-peine, obligé de s’aider de ses mains pour parvenir à lever assez haut sa jambe blessée, puis il entoura de ses bras la taille de la Sorcière – ce qui lui permit de constater qu’elle ne portait pas de corset –, et le balai les emporta vers le ciel à travers la brèche ouverte par la deuxième bombe.


« Cette fois, nous allons frapper les Étazunis, avait conclu Mix. Il fallait bien en arriver là tôt ou tard. Et nous n’aurons pas besoin de toucher à leur territoire pour les frapper en plein cœur. »


Fric et la Sorcière survolèrent un moment Paris et ses faubourgs dans les hululements hystériques des sirènes d’alerte qui montaient à présent de la ville illuminée. Il s’accrochait à elle de toutes ses forces, la tête inclinée sur le côté pour éviter les longs cheveux noirs flottant au vent qui avaient tendance à lui balayer les yeux et le visage.

Un chasseur US les prit en chasse au-dessus de la banlieue nord. Son pilote eut le temps de lâcher quelques rafales qui se perdirent dans la nuit avant que le balai volant ne le distance en une formidable accélération.

C’était vraiment pratique, la magie, songea Fric, grisé par la vitesse. Enfin, à condition de savoir la maîtriser, ce qui n’était pas donné à tout le monde. En fait, s’il avait bien compris les explications des gens de l’Enclave, cela n’aurait dû être donné à personne. Pour reprendre l’expression employée par sa sœur, les magiciens recrutés de force par les Tazus n’étaient que des bouffons.

À l’exception, bien sûr, de la Sorcière. Seulement, Fric doutait de plus en plus qu’elle fût humaine. Comme Mix l’avait dit et répété, nul n’aurait pu manipuler une telle puissance sans être littéralement grillé de l’intérieur par les forces ainsi déchaînées.

Dès lors, il ne subsistait qu’une explication possible : ainsi que Fric en avait eu l’intuition en entendant pour la première fois sa voix, la Sorcière était bel et bien un égrégore analogue à la bunny, un automate magique créé par les programmeurs de l’Enclave en vue de commettre le sixième attentat.

Mais, dans ce cas, pourquoi avait-elle échoué chez les Tazus ?

Et si ça faisait partie du plan ?

Le balai plongea soudain vers le sol en un piqué vertigineux. Tous les muscles de Fric se tendirent. Ils n’allaient jamais pouvoir redresser à temps, et encore moins s’arrêter. La Sorcière s’était-elle détraquée ? Les ordinateurs de l’Enclave en avaient-ils à nouveau perdu le contrôle ?

« Qu’est-ce que tu fous ? » hurla-t-il, submergé par une vague de terreur.

Mais elle ne répondit pas. Elle n’avait pas dû l’entendre, avec le vent de la vitesse qui leur grondait aux oreilles comme un ouragan ensorcelé. Criant cette fois à pleins poumons, il répéta sa question sans plus de résultat.

Le temps parut se ralentir infiniment. Tétanisé par la terreur, Fric se vit mort. Cent fois. Mille fois. Il en était à ce point convaincu qu’il faillit tout lâcher, sauter en marche de ce balai maudit qui fonçait comme un missile vers le sol obscur… Son instinct de survie fut le plus fort. Tant qu’il se cramponnait à la Sorcière, il lui restait une chance. Infime, certes, mais une chance tout de même.

Le balai s’immobilisa au-dessus de la cour de l’orphelinat. Tout à la fois éberlué et soulagé, Fric ne réalisa pas tout de suite qu’il n’avait ressenti aucune décélération. La Sorcière et son véhicule magique se jouaient des lois physiques comme des contraintes matérielles. Il s’en voulut alors d’avoir pu croire qu’il allait mourir. C’était stupide, bien entendu.

Les soldats tazus réunis dans la cour avaient levé les yeux vers eux, mais leurs armes demeuraient baissées. Un gros type jaillit d’un bâtiment et se mit à hurler des ordres sur un ton furieux en gesticulant comme un hystérique.

La Sorcière le fit taire d’un accord de la guitare qu’elle tenait désormais – une guitare électrique rouge toute déglinguée, couverte d’éraflures et d’autocollants. Comment pouvait-elle piloter le balai et jouer d’un instrument ? se demanda Fric, avant de juger cette question stupide.

D’ailleurs, elle ne jouait pas vraiment : elle se contentait de brandir la vieille guitare, et la musique naissait d’elle-même.

Par magie.

Évidemment.


« Leurs détracteurs prétendent souvent que les Tazus n’ont pas de véritable culture, avait dit Sam alors que les trois zonards étaient sur le départ. C’est faux, bien sûr. Ils en ont une, et le meilleur moyen de les vaincre consiste à la retourner contre eux. Les fanatiques responsables de la chute des tours l’avaient compris avant nous. Contrairement à eux, nous n’allons rien détruire, ni tuer qui que ce soit, mais ça n’enlèvera rien à la portée symbolique de notre acte. »


À la guitare s’étaient jointes une basse et une batterie, soutenant une voix grave chantant en anglais. La musique était désormais partout ; elle emplissait l’air nocturne de son rythme endiablé et de ses notes stridentes. Fric la trouvait plutôt désagréable, sans doute parce qu’il s’agissait d’un morceau de vieux rock et qu’il n’aimait que le reggae. Mais il devait reconnaître qu’elle exerçait un effet incontestable sur les Tazus : au lieu de brandir leurs armes et de se mettre à tirer, ils se contentaient de rester là, les bras ballants, la tête levée vers le balai et ses deux passagers.

La mer de visages hébétés se mit à onduler. Une vague lente la parcourut, aussitôt suivie d’une deuxième, d’une troisième, puis d’autres encore… Et, soudain, laissant tomber leur armement, les soldats US commencèrent à danser en tapant dans leurs mains. Ils paraissaient adorer cette chanson. Fric aurait donné cher pour en comprendre les paroles, qui n’étaient pour lui qu’une suite de borborygmes indistincts de mâcheur de chewing-gum.

« Qu’est-ce que tu fais ? » demanda-t-il.

Cette fois, la Sorcière l’entendit. Sans lâcher la guitare, elle se tourna vers lui et lui adressa un clin d’œil.

« Sais-tu ce qu’est le mal du pays ? »

Fric demeura tout d’abord interloqué. Oui, il savait ce que c’était, pour l’avoir ressenti quasiment chaque jour entre les murs de la maison d’arrêt. Même si elle ne se trouvait qu’à quelques dizaines de kilomètres de la cité d’Arcueil près de laquelle il était né et où il avait passé la totalité de sa courte existence, la prison en était sur certains plans aussi éloignée que les contrées les plus distantes.

« Et… alors ? » articula-t-il avec peine.

Pour toute réponse, le balai se remit à glisser lentement dans les airs, suspendu à une douzaine de mètres à peine au-dessus du sol. Quelques dizaines de soldats entreprirent de le suivre à pied sans cesser de se trémousser, tandis que les autres montaient dans les véhicules disponibles qui s’ébranlèrent un à un pour emprunter le même chemin ; les Tazus entassés à leur bord marquaient eux aussi la mesure, qui avec la main, qui avec le pied, qui avec la tête ; il y en avait même qui dansaient, debout sur les toits et les capots.

L’étrange cortège fut rejoint quelques centaines de mètres plus loin par un groupe de marines en uniforme de combat ; eux aussi s’agitaient en rythme, mais avec moins d’aisance, handicapés qu’ils étaient par leur lourd paquetage. Puis ce furent deux chars d’assaut qui apparurent, en bas de la côte menant vers le plateau à travers le bois. L’un d’eux tira un coup de canon qui coucha un bouquet d’arbres dans un jaillissement de flammes et de shrapnels ; toutefois, les danseurs fascinés ne parurent même pas entendre le vacarme de l’explosion.

Les Tazus étaient en pleine déroute, songea Fric. Une déroute qui avait les couleurs d’une fête.

Le cortège qui s’étirait derrière le balai comptait plusieurs dizaines de véhicules et plus d’un millier de soldats lorsqu’il atteignit le rond-point du Petit-Clamart. La Sorcière fit alors une halte et se mit à décrire des cercles au-dessus de l’échangeur. Fric lui demanda ce qu’elle attendait, mais elle ne lui répondit pas. Elle était vraiment déconcertante, et il ne parvenait pas à déterminer si c’était à cause de sa programmation, ou bien parce qu’elle avait, d’une manière ou d’une autre, acquis un genre de forme de conscience.

Une longue file de camions militaires apparut au bout d’un moment sur la voie rapide montant du pont de Sèvres. Il devait s’agir de la garnison du mont Valérien, que les Tazus avaient choisi comme quartier général juste après le Débarquement.

Elle est en train de les attirer tous, songea Fric. Mais pourquoi ici ?

À cet instant, interrompant sans prévenir sa ronde au-dessus des bretelles enchevêtrées, le balai redescendit à une vingtaine de mètres d’altitude et se dirigea vers l’ouest, droit sur la tour de contrôle de l’aéroport de Villacoublay.

Alors, seulement, Fric comprit où la Sorcière voulait en venir. En voyant les avions de transport étazuniens stationnés sur le tarmac.

Le cortège, à présent fort de plusieurs milliers d’hommes en état de transe, franchit la grille d’entrée qu’avaient obligeamment ouverte des gardes tout aussi subjugués par la musique qui n’avait pas cessé un instant. Arrivé à proximité des avions, il se scinda en autant de groupes qu’il y avait d’appareils, et G.I.’s, marines et autres MP’s cessèrent soudain de danser pour monter à bord dans un ordre parfait, comme s’il s’agissait d’une parade – ou, plutôt, d’un exercice d’évacuation.

Mais ce n’était pas un exercice. C’était la réalité. Une réalité tout à fait insensée.

Un premier avion s’engagea sur la piste, prit de la vitesse et décolla dans un grondement de réacteurs. Un autre l’imita, à quelques dizaines de secondes d’intervalle, puis un autre, puis encore un autre…

Le dernier appareil venait de quitter le sol lorsque le balai cessa de tourner au-dessus de l’aéroport désert pour aller se placer en tête de l’escadrille. Fric était si abasourdi par le spectacle auquel il venait d’assister qu’il en demeurait sans voix. Il avait même du mal à penser.

Ainsi, c’était ça que les gens de l’Enclave avaient concocté dans leur repaire banlieusard ?

D’autres groupes d’avions rejoignirent en chemin celui parti de Villacoublay. Pas de doute, c’étaient tous les militaires tazus présents sur le territoire français qui mettaient les voiles, du simple deuxième classe au général cinq-étoiles. La musique de la Sorcière agissait à distance, instillant le mal du pays chez ces soldats si loin de chez eux, rendant ce sentiment si fort qu’il avait submergé tout le reste.

Les Tazus rentraient à la maison. Et quelque chose disait à Fric qu’ils y resteraient désormais.