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Charles Langelet, à genoux sur le parquet dans son salon dénudé, emballait lui-même ses porcelaines. Il était gras et il avait une maladie de cœur ; le soupir qui sortait de sa poitrine oppressée ressemblait à un râle. Il était seul dans l'appartement désert. Le ménage à son service depuis sept ans avait été pris de panique le matin même quand les Parisiens s'étaient réveillés sous un brouillard artificiel qui tombait sur eux comme une pluie de cendres. Partis de bonne heure aux provisions, ils n'étaient pas rentrés. M. Langelet songeait avec amertume aux gages et aux étrennes généreuses qu'il leur avait donnés depuis qu'ils se trouvaient chez lui et qui leur avaient permis de s'acheter, sans aucun doute, quelque maison tranquille, quelque petite ferme retirée dans leur pays natal.

Depuis longtemps M. Langelet aurait dû partir. Il se l'avouait maintenant, mais il était attaché comme un chef à ses vieilles habitudes. Frileux, dédaigneux, il n'aimait au monde que son appartement et les objets éparpillés à ses pieds, sur le plancher : les tapis étaient roulés dans la naphtaline et cachés dans la cave. Toutes les fenêtres étaient garnies de longues bandes de papier collant rose et bleu tendre. M. Langelet lui-même de ses mains grasses et pâles les avait disposées en forme d'étoiles, de navires, de licornes ! Elles faisaient l'admiration de ses amis, mais il ne pouvait vivre dans un décor terne ou vulgaire. Autour de lui, dans sa maison, tout ce qui composait son mode d'existence était fait de parcelles de beauté parfois humbles, parfois précieuses qui finissaient par créer un climat particulier, doux, lumineux, le seul enfin qui fût digne d'un homme civilisé songeait-il. À vingt ans il avait porté une bague où était gravé à l'intérieur : This thing of Beauty is a guilt for ever. C'était un enfantillage et il s'était défait de ce bijou (M. Langelet parlait volontiers anglais à lui-même : cette langue, par sa poésie, par sa force, convenait à certains de ses états d'âme), mais la devise demeurait en lui et il lui était resté fidèle.

Il se souleva sur un genou et jeta autour de lui un regard profond et désolé qui embrassait toutes choses : la Seine sous ses fenêtres, l'axe gracieux qui séparait les deux salons, la cheminée avec ses chenets anciens et les hauts plafonds où flottait une lumière limpide qui avait la couleur verte et la transparence de l'eau parce qu'ils étaient tamisés sur le balcon par des stores de toile amande.

Par instants le téléphone sonnait. Il y avait encore à Paris des indécis, des fous qui redoutaient le départ, espéraient on ne sait quel miracle. Avec lenteur, en soupirant, M. Langelet portait à son oreille le récepteur. Il parlait d'une voix nasillarde et tranquille, avec ce détachement, cette ironie que ses amis – une petite coterie très fermée, très parisienne – appelaient « un ton inimitable ». Oui, il s'était décidé à partir. Non, il ne craignait rien. On ne défendrait pas Paris. Ailleurs les choses ne seraient guère différentes. Le danger était partout mais ce n'était pas le danger qu'il fuyait. « J'ai vu deux guerres », disait-il. Il avait vécu en effet celle de 14 dans sa propriété de Normandie car il était cardiaque et dégagé de toute obligation militaire.

– Chère amie, j'ai soixante ans, ce n'est pas la mort que je crains !

– Pourquoi partez-vous, alors ?

– Je ne peux pas supporter ce désordre, ces éclats de haine, le spectacle repoussant de la guerre. J'irai dans un coin tranquille, à la campagne. Je vivrai avec les quelques sous qui me restent jusqu'à ce que les hommes redeviennent sages.

Un léger ricanement lui répondit : il avait la réputation d'être avare et prudent. On disait de lui : « Charlie ? il coud des pièces d'or dans tous ses vieux vêtements. » Il eut un sourire aigre et glacé. Il savait bien qu'on enviait sa vie comblée, trop aisée. Son amie s'écriait :

– Oh ! vous ne serez pas malheureux. Mais tout le monde n'a pas votre fortune, hélas !

Charlie fronça les sourcils : il trouva qu'elle manquait de tact.

– Où irez-vous ? reprit la voix.

– Dans une bicoque que je possède à Ciboure.

– Près de la frontière ? dit l'amie qui décidément perdait toute mesure.

Ils se séparèrent froidement. Charlie s'agenouilla de nouveau auprès de la caisse à demi pleine, caressant à travers la paille et les papiers de soie ses porcelaines, ses tasses de Nankin, son surtout de table de Wedgwood, ses vases de Sèvres. Ceux-là, il ne s'en séparerait qu'avec sa vie. Mais son cœur saignait ; il ne pourrait emporter une table de toilette, un saxe, une pièce de musée, avec son trumeau orné de roses qui se trouvait dans sa chambre. Cela, c'était jeté aux chiens perdus ! Il demeura un instant immobile, accroupi sur le plancher, son monocle pendant au bout du cordon noir jusqu'à terre. Il était grand et fort ; sur la peau délicate de son crâne, des cheveux légers étaient disposés avec un soin infini. Son visage avait ordinairement une expression doucereuse et méfiante comme celle d'un vieux chat qui ronronne au coin du fourneau. La fatigue du dernier jour l'avait rudement marqué et sa mâchoire détendue pendait tout à coup comme celle d'un mort. Qu'avait-elle dit, cette pimbêche au téléphone ? Elle avait insinué qu'il désirait fuir hors de France ! Pauvre imbécile ! Elle s'imaginait le vexer, lui faire honte ! Mais certainement il partirait. Qu'il parvienne seulement jusqu'à Hendaye, il s'arrangerait pour passer la frontière. Il ferait un bref séjour à Lisbonne et puis il quitterait l'Europe hideuse, dégouttante de sang. Il l'imagina en esprit, cadavre à demi décomposé, percé de mille blessures. Il frémit. Il n'était pas fait pour elle. Il n'était pas fait pour ce monde qui, de cette charogne, naîtrait comme un ver sort d'une tombe. Monde brutal, féroce où il faudrait se défendre contre les coups de dents. Il regarda ses belles mains qui n'avaient jamais travaillé mais caressé seulement des statues, des pièces d'orfèvrerie ancienne, des reliures ou parfois quelque meuble élisabéthain. Lui, Charles Langelet, avec ses raffinements, ses scrupules, jusqu'à cette hauteur qu'il reconnaissait, qui faisait le fond de son caractère, que ferait-il au milieu de cette foule démente ? Il serait volé, dépouillé, assassiné comme un pauvre chien abandonné aux loups. Il sourit faiblement et amèrement, se représentant sous les traits d'un pékinois aux poils d'or perdu dans une jungle. Il n'était pas semblable au commun des hommes. Leurs ambitions, leurs peurs, leurs lâchetés et leurs criailleries lui étaient étrangères. Il vivait dans un univers de paix et de lumière. Il était destiné à être haï et trompé par tous. Ici il se souvint de ses domestiques et ricana. C'était l'aurore des temps nouveaux, un avertissement et un présage ! Avec peine, car les articulations de ses genoux étaient douloureuses, il se redressa, passa les mains sur le creux de ses reins et s'en alla chercher à l'office le marteau et les clous pour clouer sa caisse. Il la descendit ensuite lui-même dans l'auto : les concierges n'avaient pas besoin de savoir ce qu'il emportait.