9

La nuit du 11 au 12 juin, Gabriel Corte et Florence la passèrent dans leur voiture. Ils étaient arrivés vers six heures du soir et il ne restait plus à l'hôtel que deux petites pièces chaudes sous les toits. Gabriel les traversa toutes deux à grands pas furieux, ouvrit violemment les fenêtres, se pencha un instant sur la barre d'appui éclairée, se redressa et dit d'une voix brève :

– Je ne reste pas ici.

– Nous n'avons rien d'autre, monsieur, je suis désolé. Vous pensez avec cette foule de réfugiés, nous faisons coucher les gens sur les billards, dit le directeur, blême et harassé. C'est bien pour vous être agréable !

– Je ne resterai pas ici, répéta Gabriel, scandant les mots d'une voix métallique, celle qu'il prenait à la fin des discussions avec les éditeurs lorsqu'il jetait sur le seuil de la porte : « Dans ces conditions, il sera impossible de nous entendre, monsieur ! » L'éditeur alors faiblissait et de 80 montait jusqu'à 100 000 francs.

Mais le directeur se contenta de secouer tristement la tête.

– Je n'ai rien d'autre, rien.

– Est-ce que vous savez qui je suis ? demanda Gabriel dangereusement calme soudain. Je suis Gabriel Corte et je vous préviens que je préfère dormir dans ma voiture que dans ce piège à rats.

– Lorsque vous sortirez d'ici, monsieur Corte, répliqua le directeur blessé, vous trouverez dix familles sur le palier, me demandant à genoux de leur louer cette chambre.

Corte éclata d'un grand rire théâtral, glacé et méprisant.

– Je ne la leur disputerai certainement pas. Adieu, monsieur.

À personne, ni même à Florence qui l'attendait dans le hall, il n'avouerait pourquoi il avait refusé cette chambre. En s'approchant de la fenêtre il avait vu tout près de l'hôtel, dans la nuit légère de juin, un réservoir d'essence et un peu plus loin ce qui lui semblait être des tanks et des automitrailleuses garés sur la place.

« Nous serons bombardés ! » songea-t-il et un tremblement le saisit, si brusque et si profond qu'il pensa : « Je suis malade, j'ai la fièvre. » Est-ce la peur ? Gabriel Corte ? Non, il ne pouvait pas avoir peur ! Allons donc ! Il sourit avec dédain et pitié comme s'il répondait à un interlocuteur invisible. Certes il n'avait pas peur mais comme il s'était penché encore une fois, il avait vu ce ciel sombre d'où, à chaque seconde, pouvait tomber sur lui le feu et la mort, et de nouveau cette sensation affreuse l'avait envahi, d'abord ce tremblement dans ses os, et puis cette faiblesse, cette nausée, cette crispation dans les entrailles qui précède l'évanouissement. Peur ou non, qu'importe ! Il fuyait maintenant suivi de Florence et de la femme de chambre.

– Nous coucherons dans l'auto, dit-il, une nuit est vite passée !

Plus tard, il songea qu'ils auraient pu choisir un autre hôtel, mais pendant qu'il hésitait, il était trop tard : sans fin, par la route de Paris coulait un fleuve lent d'autos, de camions, de voitures de charretiers, de bicyclettes auquel se mêlaient les attelages des paysans qui abandonnaient leurs fermes et partaient vers le Sud en traînant derrière eux enfants et troupeaux. À minuit, dans tout Orléans, il n'y avait pas une chambre libre, pas un lit. Des gens couchaient par terre dans les salles des cafés, dans les rues, dans les gares, la tête appuyée sur leurs valises. L'embouteillage était tel qu'il était impossible de sortir de la ville. Certains disaient qu'un barrage avait été établi afin de laisser la route pour la troupe.

Sans bruit, phares éteints, les autos arrivaient les unes derrière les autres, pleines à craquer, surchargées de bagages et de meubles, de voitures d'enfants et de cages à oiseaux, de caisses et de paniers à linge, chacune avec son matelas solidement attaché sur le toit ; elles formaient des échafaudages fragiles et elles paraissaient avancer sans l'aide du moteur, emportées par leur propre poids le long des rues en pente jusqu'à la place. À présent elles fermaient toutes les issues ; elles étaient pressées les unes contre les autres comme des poissons pris dans une nasse, et de même il semblait qu'un coup de filet pût les ramasser ensemble, les rejeter vers un affreux rivage. On n'entendait pas de pleurs, pas de cris, les enfants eux-mêmes se taisaient. Tout était calme. Par moments, un visage se montrait à une vitre baissée et interrogeait longuement le ciel. Une faible et sourde rumeur faite de respirations oppressées, de soupirs, de paroles échangées à mi-voix comme si on eût craint d'être entendu par un ennemi aux aguets, montait de cette multitude. Certains essayaient de dormir, le front heurtant l'angle d'une valise, les jambes douloureuses sur l'étroite banquette ou une joue chaude pressée contre la vitre. Des jeunes gens et des femmes s'interpellaient d'une voiture à une autre, et parfois riaient gaiement ! Mais une tache sombre glissait sur le ciel scintillant d'étoiles, tous devenaient attentifs, les rires cessaient. Ce n'était pas à proprement parler de l'inquiétude mais une étrange tristesse qui n'avait plus rien d'humain car elle ne comportait ni vaillance ni espérance, ainsi les bêtes attendent la mort. Ainsi le poisson pris dans les mailles du filet voit passer et repasser l'ombre du pêcheur.

L'avion avait surgi tout à coup au-dessus de leurs têtes, on entendait son bruit fin et strident qui tantôt s'éloignait, se perdait, puis dominait de nouveau les mille sons de la ville, suspendait tous les souffles haletants. Le fleuve, le pont métallique, les rails du chemin de fer, la gare, les cheminées de l'usine brillaient doucement, autant de « points stratégiques », autant de buts à atteindre pour l'ennemi. Pour cette foule silencieuse, autant de périls ! Les optimistes disaient : « Je crois que c'est un Français ! » Français, ennemi, nul ne le savait. Mais il disparaissait maintenant. Parfois une explosion lointaine retentissait : « Ce n'est pas pour nous », songeaient les gens avec un soupir de bonheur : « Ce n'est pas pour nous, c'est pour les autres. Nous avons de la chance ! »

– Quelle nuit ! quelle nuit ! gémissait Florence.

D'une voix à peine perceptible qui s'échappait avec une sorte de sifflement de ses lèvres serrées, Gabriel lui jetait comme des os à un chien :

– Je ne dors pas MOI, n'est-ce pas ? Fais comme moi.

– Mais enfin, puisque nous avions une chambre ! Puisque nous avions la chance inouïe d'avoir une chambre !

– Tu appelles ça une chance inouïe ? Cette infâme mansarde qui sentait la punaise et l'évier. Tu n'as pas remarqué qu'elle était placée au-dessus des cuisines ? Moi, là-dedans ? Tu me vois là-dedans ?

– Mais enfin, Gabriel, tu en fais une question d'amour-propre.

– Ah ! laisse-moi tranquille, n'est-ce pas ? Je l'ai toujours pensé, il y a des nuances, des... il chercha ses mots... des pudeurs que tu ne sens pas.

– Je sens que j'ai mal aux fesses, cria Florence, oubliant brusquement les cinq dernières années de sa vie, et sa main couverte de bagues claqua sur sa cuisse avec une vigueur populacière. Oh ! la la ! j'en ai assez à la fin !

Gabriel tourna vers elle son visage blanc de fureur aux narines palpitantes.

– Fous le camp ! allons, fous le camp ! Je te jette dehors !

À cet instant précis, une lumière brusque et vive éclaira la place. C'était une fusée jaillie d'un avion. Les paroles s'arrêtèrent sur les lèvres de Gabriel. La fusée s'éteignit mais le ciel parut s'emplir d'avions. Ils passaient et repassaient au-dessus de la place, sans hâte, aurait-on dit. Les gens grondaient :

– Et les nôtres, où sont-ils ?

À gauche de Corte se trouvait une malheureuse petite voiture qui portait sur son toit, outre le matelas, un guéridon de salon, rond, aux lourds et vulgaires ornements de bronze. À l'intérieur était assis un homme en casquette et deux femmes, l'une tenant un enfant sur ses genoux et l'autre une cage d'oiseaux. Ils avaient eu un accident sur la route sans doute. La carrosserie était éraflée, le pare-chocs défoncé et la grosse femme qui serrait sur son cœur la cage d'oiseaux avait la tête enveloppée de linges. À sa droite, Gabriel vit une camionnette chargée de cageots dans lesquels les villageois transportent des volailles les jours de foire et qui maintenant étaient remplis de hardes, et à la portière toute proche de la sienne Gabriel aperçut la figure d'une vieille prostituée aux cheveux orange défaits, au front bas et dur, aux yeux peints. Elle le regardait avec insistance en mâchonnant un croûton de pain. Il frissonna.

– Quelle laideur, murmura-t-il, quels hideux visages !

Accablé, il se tourna vers l'angle de l'auto et ferma les paupières.

– J'ai faim, dit Florence, et toi ?

Il fit signe que non.

Elle ouvrit la mallette et en sortit quelques sandwiches.

– Tu n'as pas dîné ce soir. Écoute. Sois raisonnable.

– Je ne peux pas manger, fit-il. Je crois que je ne pourrai plus avaler une bouchée. As-tu vu cette vieille et affreuse femme de l'autre côté avec sa cage d'oiseaux et ses linges trempés de sang ?

Florence prit un sandwich et partagea les autres entre la femme de chambre et le chauffeur. Gabriel mit ses deux longues mains sur ses oreilles pour ne pas entendre le bruit du pain qui craquait entre les dents des domestiques.