En automne, Charles Langelet revint chez lui. Les porcelaines n'avaient pas souffert du voyage. Il déballa lui-même les grandes caisses, frémissant de joie lorsqu'il touchait, sous les copeaux et les papiers de soie, la lisse fraîcheur d'une statuette de Sèvres, d'une potiche de la famille rose. Il pouvait à peine croire qu'il était chez lui, qu'il avait retrouvé ses richesses. Il levait la tête parfois et regardait à travers les vitres qui portaient encore leurs zébrures de papier collant la courbe délicieuse de la Seine.
À midi, la concierge monta faire le ménage ; il n'avait pas encore engagé de domestiques. Les événements graves, heureux ou malheureux ne changent pas l'âme d'un homme mais ils la précisent, comme un coup de vent en balayant d'un coup les feuilles mortes révèle la forme d'un arbre ; ils mettent en lumière ce qui était laissé dans l'ombre ; ils inclinent l'esprit dans la direction où il croîtra désormais. Charlie avait toujours été regardant, près de ses sous. À son retour de l'exode il se sentit avare, ce lui fut une réelle jouissance d'épargner lorsque cela était possible, et il se rendit compte de cela car, par-dessus le marché, il était devenu cynique. AVANT, jamais il n'aurait pensé s'installer dans une maison désorganisée, pleine de poussière ; il aurait reculé à l'idée d'aller au restaurant le jour même de son retour. Mais maintenant il avait passé par tant de choses que rien ne lui faisait peur. Quand la concierge lui dit que de toute façon elle ne pourrait pas finir le ménage aujourd'hui, que Monsieur ne se rendait pas compte du travail qu'il faudrait, Charlie répondit d'une voix douce mais inflexible :
– Vous vous arrangerez, madame Logre. Vous travaillerez un peu plus vite, voilà tout.
– Vite et bien ne vont pas toujours ensemble, Monsieur !
– Ils iront ensemble cette fois-ci, les temps de la facilité sont passés, dit Charlie sévèrement. Je rentrerai à six heures. J'espère que tout sera prêt, ajouta-t-il.
Et après un coup d'œil majestueux à la concierge qui se tut, la rage au cœur, et un dernier regard tendre à ses porcelaines, il sortit. En descendant l'escalier, il calcula ce qu'il économisait ; il n'aurait plus à payer le déjeuner de Mme Logre. Pendant quelque temps, elle s'occuperait de lui deux heures par jour ; une fois le plus gros du travail fait, l'appartement n'aurait besoin que d'un peu d'entretien. Il chercherait tranquillement ses domestiques, un ménage sans doute. Jusqu'ici il avait toujours eu un ménage, valet de chambre et cuisinière.
Il alla déjeuner sur les quais, dans un petit restaurant qu'il connaissait. Il ne mangea pas mal compte tenu des circonstances. D'ailleurs il n'était pas un gros mangeur, mais il but du vin excellent. Le patron lui dit à l'oreille qu'il avait encore un peu de vrai café en réserve. Charlie alluma un cigare et trouva la vie bonne. C'est-à-dire, non, elle n'était pas bonne, on ne pouvait pas oublier la défaite de la France et toutes les souffrances, toutes les humiliations qui en découlaient, mais pour lui, Charlie, elle était bonne parce qu'il prenait l'existence comme elle venait, qu'il ne gémissait pas sur le passé et ne redoutait pas l'avenir.
« L'avenir sera ce qu'il sera, pensa-t-il, je m'en soucie comme de ça... » Il secoua la cendre de son cigare. Son argent était en Amérique, et comme il était bloqué, heureusement, cela lui permettait d'obtenir une diminution d'impôts ou même de ne rien payer du tout. Le franc demeurerait longtemps en baisse. Sa fortune, au jour où il pourrait la toucher, en serait automatiquement décuplée. Quant aux dépenses courantes, depuis longtemps il s'était préoccupé d'en avoir en réserve. Il était défendu d'acheter ou de vendre de l'or, et sur le marché noir il atteignait déjà des prix fous. Il pensa avec étonnement à ce vent de panique qui avait soufflé sur lui lorsqu'il avait voulu quitter la France et aller vivre au Portugal ou en Amérique du Sud. Certains de ses amis l'avaient fait, mais il n'était ni juif ni franc-maçon, lui, Dieu merci, songea-t-il avec un sourire méprisant. Il ne s'était jamais occupé de politique et il ne voyait pas pourquoi on ne le laisserait pas tranquille, un pauvre homme bien tranquille, bien inoffensif qui ne faisait de mal à personne et qui n'aimait au monde que ses porcelaines. Il se dit plus sérieusement que c'était cela le secret de son bonheur au milieu de tant de secousses. Il n'aimait rien, rien du moins de vivant que le temps altérait, que la mort emportait ; qu'il avait eu raison de ne pas se marier, de ne pas avoir d'enfants... Mon Dieu, tous les autres étaient dupes. Lui seul était sage.
Mais pour en revenir à ce projet insensé de s'expatrier, il lui avait été inspiré par cette pensée singulière et presque folle que le monde en l'espace de quelques jours allait être changé, allait devenir un enfer, un lieu d'horreurs. Et voilà... Tout demeurait pareil ! Il se rappela l'Histoire sainte et la description de la terre avant le Déluge : comment était-ce déjà ? Ah oui : les hommes bâtissaient, se mariaient, mangeaient et buvaient... Eh bien ! le Livre sacré était incomplet. Il aurait dû dire : « Les eaux du Déluge se retirèrent et les hommes recommencèrent à bâtir, à se marier, à manger et à boire... » D'ailleurs les hommes n'avaient pas beaucoup d'importance. Il fallait préserver les œuvres d'art, les musées, les collections. Ce qui était terrible dans la guerre d'Espagne, c'est qu'on avait laissé périr les chefs-d'œuvre ; mais ici l'essentiel avait été sauvé sauf certains châteaux pourtant, sur la Loire. Cela, c'était impardonnable, mais le vin qu'il avait bu était si bon qu'il se sentait enclin à l'optimisme. Après tout il y avait des ruines, de très belles ruines. À Chinon, par exemple, quoi de plus admirable que cette salle sans plafond et ces murs qui avaient vu Jeanne d'Arc où nichaient des oiseaux, où poussait dans un angle un cerisier sauvage.
Le déjeuner fini, il voulut flâner un peu dans les rues, mais il les trouva tristes. Il n'y avait presque pas d'autos, un extraordinaire silence, de grands étendards rouges à croix gammée flottaient partout. Devant la porte d'une crémerie, des femmes attendaient leur tour. C'était la première guerre qu'il voyait. La foule était morne. Charlie se hâta de prendre le métro, seul moyen de locomotion possible, et d'aller dans un bar qu'il fréquentait très régulièrement à une heure ou à sept heures. C'étaient des havres de grâce, ces bars ! Ils étaient très chers et la clientèle était composée d'hommes riches, plus que mûrs, que ni la mobilisation ni la guerre n'avaient touchés. Pendant quelque temps, Charlie resta seul, mais vers six heures et demie tous arrivèrent, tous les anciens habitués, tous bien-portants, sains et saufs, la mine fleurie, accompagnant des femmes charmantes, bien peintes, bien arrangées, aux adorables petits chapeaux, et on s'exclama :
– Mais c'est lui, mais c'est Charlie ?... Alors, pas trop fatigué ? Revenu à Paris ?
– Paris est affreux, n'est-ce pas ?
Et presque aussitôt, comme si on s'était retrouvé après le plus paisible, le plus ordinaire des étés, commença ce genre de conversation vive et légère qui effleurait toutes choses et ne s'appesantissait sur aucune, que Charlie appelait « les glissez, mortels – n'appuyez pas ». Entre autres, il apprit la mort ou la captivité de quelques jeunes gens, et il dit :
– Oh ! pas possible ! tiens ! Je n'en avais pas la moindre idée, c'est terrible ! Pauvres petits !
Le mari d'une de ces dames était prisonnier en Allemagne.
– Je reçois assez régulièrement de ses nouvelles, il n'est pas malheureux, mais l'ennui, vous comprenez ?... J'espère pouvoir le faire libérer prochainement.
De plus en plus, en bavardant, en écoutant, Charlie retrouvait ses esprits, sa bonne humeur un instant assombrie par le spectacle de la rue parisienne, mais ce qui acheva de le remettre tout à fait, ce fut le chapeau d'une femme qui venait d'entrer ; toutes étaient bien habillées mais avec une certaine affectation de simplicité, disant : « On ne s'habille pas, vous pensez ! d'abord on n'a pas d'argent et puis ce n'est pas le moment, je finis mes vieilles robes... », mais celle-ci arborait avec crânerie, avec courage, avec un insolent bonheur, un délicieux petit chapeau neuf, à peine plus grand qu'un rond de serviette, fait de deux peaux de zibeline, avec une voilette rousse sur ses cheveux d'or. Quand il eut vu ce chapeau, Charlie fut tout à fait rasséréné. Il était tard ; il voulait encore passer chez lui avant le dîner ; il était temps de partir mais il ne pouvait se décider à quitter ses amis. Quelqu'un proposa :
– Si nous dînions ensemble ?
– C'est une excellente idée, dit chaleureusement Charlie.
Et il proposa le petit restaurant où il avait si bien déjeuné, car sa nature était celle des chats qui s'attachent vite aux endroits où ils ont été bien traités.
– Il faut reprendre le métro ! Quelle plaie ce métro, il empoisonne la vie, dit-il.
– Moi, j'ai pu avoir de l'essence, un permis. Je ne vous offre pas de vous reconduire parce que j'ai promis d'attendre Nadine, dit la femme au chapeau neuf.
– Mais comment faites-vous ? C'est extraordinaire de se débrouiller comme ça !
– Ah ! voilà ! dit-elle en souriant.
– Alors, écoutez, rendez-vous dans une heure, une heure un quart.
– Voulez-vous que je passe vous prendre ?
– Non merci, vous êtes gentille, c'est à deux pas de chez moi.
– Méfiez-vous, vous savez, il fait nuit noire. Ils sont très stricts là-dessus.
« En effet, quelles ténèbres ! » pensa Charlie lorsqu'il émergea de cette cave tiède et pleine de lumières dans la rue noire. Il pleuvait, c'était un soir d'automne comme ceux qu'il aimait tant autrefois à Paris, mais l'horizon gardait alors un reflet de flammes. À présent tout était obscur et sinistre comme l'intérieur d'un puits.
Heureusement la bouche du métro était proche. Chez lui, Charlie vit Mme Logre qui n'avait pas encore achevé le ménage et balayait d'un air concentré et sombre. Mais le salon était fait. Sur la table Chippendale à la surface brillante, Charlie voulut placer une statuette de Sèvres qu'il aimait entre toutes et qui représentait Vénus au miroir. Il la sortit de la caisse, défit le papier de soie qui l'emmaillotait, la contempla amoureusement, et il la portait vers la table lorsque quelqu'un sonna.
– Allez voir ce que c'est, madame Logre.
Mme Logre sortit et revint en disant :
– Monsieur, j'avais dit que Monsieur cherchait quelqu'un et la concierge du 6 m'envoie cette personne qui veut se placer.
Comme Charlie hésitait, elle ajouta :
– C'est une personne très bien qui a été femme de chambre chez Mme la Comtesse Barral du Jeu. Elle s'était mariée et elle ne voulait plus se placer, mais son mari est prisonnier et elle a besoin de gagner sa vie. Monsieur peut toujours voir !
– Eh bien ! faites-la entrer, dit Langelet en plaçant la statuette sur un guéridon.
La femme se présenta très bien, d'un air modeste et tranquille, visiblement désireuse de plaire mais sans servilité. On voyait tout de suite qu'elle était stylée et qu'elle avait servi dans de bonnes maisons. Elle était forte. Charlie mentalement le lui reprocha ; il aimait les femmes de chambre minces et un peu sèches, mais elle paraissait trente-cinq à quarante ans, ce qui était un âge parfait pour une domestique, âge où on a cessé de courir et où on a en même temps assez de santé et de force pour fournir un bon travail. Elle avait une figure large, de vastes épaules, et elle était simplement mise mais convenablement vêtue ; certainement sa robe, son manteau et son chapeau étaient la mise bas d'une ancienne patronne.
– Comment vous appelez-vous ? demanda Charlie favorablement impressionné.
– Hortense Gaillard, Monsieur.
– Très bien. Vous cherchez une place ?
– C'est-à-dire, Monsieur, que j'ai quitté Mme la Comtesse Barral du Jeu il y a deux ans pour me marier. Je ne pensais plus reprendre du service, mais mon mari qui était mobilisé a été fait prisonnier et Monsieur comprend qu'il faut que je gagne ma vie. Mon frère est chômeur et il est à ma charge, avec une femme malade et un petit enfant.
– Je comprends. Je pensais prendre un ménage...
– Je sais, Monsieur, mais peut-être pourrai-je faire l'affaire ? J'ai été première femme de chambre chez Mme la Comtesse, mais auparavant j'avais servi chez la mère de Mme la Comtesse où j'étais cuisinière. Je pourrais m'occuper de la cuisine et du ménage.
– Oui, c'est intéressant, murmura Charlie en pensant que cette combinaison était très avantageuse.
Naturellement il y avait la question du service à table. Il venait du monde mais il ne comptait pas beaucoup recevoir cet hiver.
– Vous savez bien repasser le linge d'homme ? Je suis exigeant sur ce chapitre, je vous préviens.
– C'était moi qui repassais les chemises de M. le Comte.
– Et pour la cuisine ? Je dîne souvent au restaurant. Il me faut une cuisine simple mais soignée.
– Si Monsieur veut voir mes certificats ?
Elle les sortit d'un sac en imitation de peau de porc et les lui tendit. Il lut l'un puis l'autre ; ils étaient rédigés dans les termes les plus chaleureux – travailleuse, parfaitement stylée, d'une honnêteté scrupuleuse, sachant très bien faire la cuisine et même la pâtisserie.
– Même la pâtisserie ? C'est très bien. Je crois, Hortense, que nous pourrons nous entendre. Vous êtes restée longtemps chez Mme la Comtesse Barral du Jeu ?
– Cinq ans, Monsieur.
– Et cette dame est à Paris ? Je préfère, vous comprenez, les renseignements personnels.
– Je comprends tout à fait Monsieur. Mme la Comtesse est à Paris. Si Monsieur veut son numéro de téléphone ? Auteuil 38.14.
– Merci. Inscrivez, voulez-vous, madame Logre ? Et pour les gages ? Combien voulez-vous gagner ?
Hortense demanda six cents francs. Il offrit quatre cent cinquante. Hortense réfléchit. Son petit œil noir, vif et pénétrant avait percé jusqu'à l'âme ce monsieur insolent et bien nourri. « Rat, tatillon, songeait-elle, mais je m'en tirerai. » Et le travail était rare. Elle dit avec décision :
– Je ne peux pas à moins de cinq cent cinquante. Monsieur comprendra. J'avais quelques économies, je les ai toutes mangées pendant cet affreux voyage.
– Vous aviez quitté Paris ?
– Pendant l'exode, oui, Monsieur. Bombardés et tout, sans compter qu'on a failli mourir de faim en route. Monsieur ne sait pas comme c'était dur.
– Mais je sais, je sais, dit Charlie en soupirant. J'ai fait le même chemin. Ah ! ce sont de tristes événements. Nous disons donc cinq cent cinquante. Écoutez, je veux bien parce que je crois que vous les valez. Je tiens à une parfaite honnêteté.
– Oh ! Monsieur, dit Hortense d'un ton discrètement scandalisé comme si une pareille réflexion eût été en elle-même injurieuse, et Charlie se hâta de lui faire comprendre par un sourire rassurant qu'il ne disait cela que pour la forme, qu'il ne mettait pas en doute un instant sa stricte probité et que d'ailleurs l'idée même d'une indélicatesse était si insupportable à son esprit qu'il ne pouvait y arrêter sa pensée.
– J'espère que vous êtes adroite et soigneuse. J'ai une collection à laquelle je tiens. Je ne laisse à personne le soin d'épousseter les pièces les plus rares, mais cette vitrine-ci par exemple, je vous la confierai.
Hortense, comme il semblait l'y inviter, jeta un regard sur les caisses à demi déballées :
– Monsieur a de belles choses. Avant d'entrer au service de la mère de la Comtesse, j'étais placée chez un Américain, M. Mortimer Shaw. Lui, c'étaient les ivoires.
– Mortimer Shaw ? Comment donc ! Je le connais bien, c'est un grand antiquaire.
– Il s'était retiré des affaires, Monsieur.
– Et vous êtes restée longtemps chez lui ?
– Quatre ans. Ce sont les seules places que j'ai faites.
Charlie se leva et dit d'un ton encourageant en accompagnant Hortense jusqu'à la porte :
– Revenez demain chercher une réponse définitive, voulez-vous ? Si les renseignements oraux sont aussi bons que les certificats, ce dont je ne doute pas un instant, je vous engage. Vous pourrez commencer bientôt ?
– Dès lundi, si Monsieur veut.
Hortense partie, Charlie se hâta de changer de col, de manchettes, de se laver les mains. Au bar, il avait bu beaucoup d'alcool. Il se sentait extraordinairement léger et satisfait de lui-même. Il n'attendit pas l'ascenseur, qui était une lente et antique machine, mais descendit l'escalier avec le pas vif d'un jeune homme. Il allait retrouver des amis agréables, une femme charmante. Il se réjouissait de leur faire connaître ce petit restaurant qu'il avait découvert.
« Je me demande s'il leur reste encore de ce corton », pensa-t-il. La grande porte cochère aux panneaux de bois sculpté de sirènes et de tritons (une merveille, une pièce d'art classée par la commission des Monuments historiques de Paris) s'ouvrit et se referma derrière lui avec un bruit sourd et gémissant. Une fois le seuil franchi, Charlie pénétra d'emblée dans d'opaques ténèbres, mais, gai et insouciant ce soir comme à vingt ans, il n'y prit pas garde et traversa la rue dans la direction des quais ; il avait oublié sa lampe de poche, « mais je connais chaque pierre de mon quartier, se dit-il. Il n'y a qu'à suivre la Seine et à traverser le Pont-Marie. Il ne doit pas y avoir beaucoup d'autos », pensa-t-il. Et au moment même où il prononçait mentalement ces paroles, il vit surgir à deux pas de lui une voiture qui allait extrêmement vite, les phares peints en bleu selon les règlements répandant une douteuse et lugubre lumière. Surpris, il fit un bond en arrière, glissa, sentit qu'il perdait l'équilibre, battit l'air des deux mains et, ne trouvant que l'espace où se raccrocher, tomba. L'auto fit une embardée, une voix de femme cria avec angoisse : « Attention ! » Il était trop tard.
« Mais je suis perdu. Je vais être écrasé ! Avoir passé par tant de dangers pour finir comme ça, c'est trop... c'est trop bête... On s'est moqué de moi... Quelqu'un, quelque part me joue cette farce grossière et affreuse... » Comme un oiseau affolé par un coup de feu s'envole hors de son nid et disparaît, ainsi cette dernière pensée consciente traversa l'esprit de Charlie et l'abandonna en même temps que la vie. Il reçut un coup terrible sur la tête. L'aile de la voiture avait fait voler en éclats sa boîte crânienne. Du sang et de la cervelle jaillirent avec tant de force que quelques gouttes tombèrent sur la femme qui conduisait – une jolie femme, coiffée d'un chapeau pas plus grand qu'un rond de serviette fait de deux peaux de zibeline cousues ensemble et d'une voilette rousse flottant sur des cheveux d'or. Arlette Corail, qui était rentrée de Bordeaux la semaine dernière et qui regardait maintenant, atterrée, le cadavre en murmurant :
– Quelle poisse, non mais quelle poisse !
Elle était une femme de précaution ; elle avait sa lampe électrique sur elle. Elle examina le visage ou du moins ce qui en restait, reconnut Charlie Langelet : « Ah ! le pauvre type !... J'allais vite, c'est certain, mais il ne pouvait pas faire attention, ce vieil imbécile. Que faire maintenant ? »
Pourtant, elle se rappela que l'assurance, le permis, tout était en ordre, et elle connaissait quelqu'un d'influent qui arrangerait tout pour elle. Rassérénée mais le cœur battant encore, elle s'assit sur le marchepied de l'auto, se reposa une seconde, alluma une cigarette, se repoudra de ses mains tremblantes et alla chercher du secours.
Mme Logre avait enfin terminé le ménage du bureau et de la bibliothèque. Elle revint décrocher l'aspirateur qui était branché sur la prise du salon. Dans le mouvement qu'elle fit, le manche de l'aspirateur heurta la table où se trouvait la Vénus au miroir. Mme Logre poussa un cri : la statuette avait roulé sur le parquet. La tête de la Vénus était en miettes.
Mme Logre s'essuya le front de son tablier, hésita un instant, puis laissant la statuette où elle était, d'un pas léger et silencieux, inattendu d'une aussi forte personne, après avoir remis l'aspirateur en place, elle s'élança hors de l'appartement.
– Ma foi, je dirai que la porte en s'ouvrant a fait courant d'air et que la statue est tombée. C'est sa faute aussi, pourquoi l'a-t-il laissée au bord de la table ? Et puis qu'il dise ce qu'il voudra, qu'il crève ! dit-elle avec colère.