La maison était la plus belle du pays ; elle avait cent ans ; elle était longue, basse, faite d'une pierre poreuse, jaune, qui au soleil prenait une couleur chaude de pain doré ; les fenêtres, du côté de la rue (celles des pièces d'apparat), étaient soigneusement closes, les volets fermés, et défendues par des barres de fer contre les voleurs ; le petit œil-de-bœuf de la resserre (là où on cachait les pots, les jarres, les dames-jeannes qui contenaient toutes les denrées interdites) était bordé d'un grillage épais dont les hautes pointes en forme de lys empalaient les chats errants. La porte, peinte en bleu, avait un verrou de prison et une clef énorme qui grinçait plaintivement dans le silence. L'appartement du bas exhalait une odeur de renfermé, une odeur froide de maison inhabitée, malgré la présence constante des maîtres. Pour ne pas faire pâlir les tentures et afin de préserver les meubles, l'air et la lumière étaient bannis. À travers les carreaux du vestibule, faits de verres de couleur qui ressemblaient à des tessons de bouteilles, filtrait un jour glauque, incertain ; il noyait d'ombre les bahuts, les cornes de cerf pendues aux murs et de vieilles petites gravures décolorées par l'humidité.
Dans la salle à manger (on n'allumait le poêle que là !) et chez Lucile qui se permettait parfois une flambée le soir, on respirait la douce émanation des feux de bois, un parfum de fumée, d'écorce de châtaigne. Devant les portes de la salle s'étendait le jardin. En cette saison il avait le plus triste aspect – les poiriers étendaient leurs bras crucifiés sur des fils de fer, les pommiers taillés en cordon étaient rugueux et tourmentés, hérissés de branches griffues ; de la vigne il ne restait que des sarments nus. Mais encore quelques jours de soleil, et ce ne serait pas seulement le petit pêcher hâtif sur la place de l'église qui se couvrirait de fleurs, mais chaque arbre s'épanouirait. De sa fenêtre, en brossant ses cheveux avant de se mettre au lit, Lucile regardait le jardin au clair de lune. Sur le mur bas, des chats pleuraient. Autour du jardin on découvrait tout le pays, vallons pleins de bois profonds, fertile, secret, d'un gris doux de perle sous la lune.
Dans sa chambre vaste et vide Lucile se sentait mal à l'aise le soir. Autrefois Gaston y couchait ; il se déshabillait, grognait, remuait les meubles : c'était un compagnon, une créature humaine. Depuis un an bientôt, il n'y avait personne. Pas un bruit. Au-dehors, tout dormait. Involontairement elle prêta l'oreille, épiant un signe de vie dans la pièce voisine où dormait l'officier allemand. Mais elle n'entendit rien : peut-être n'était-il pas rentré encore ? ou bien les murs épais étouffaient-ils les sons ? ou peut-être demeurait-il immobile et silencieux comme elle-même ? Au bout de quelques instants elle perçut un frôlement, un soupir, puis un faible sifflotement, et elle pensa qu'il se tenait à la fenêtre et regardait le jardin. À quoi pouvait-il songer ? Elle n'arrivait pas à l'imaginer : malgré elle, elle ne lui prêtait pas les réflexions, les désirs naturels à un être ordinaire. Elle ne parvenait pas à croire qu'il contemplait le jardin en toute innocence, qu'il admirait ce miroitement du vivier où glissaient de muettes formes d'argent : les carpes pour le dîner du lendemain. « Il exulte, se disait-elle. Il se rappelle ses batailles, il revoit les dangers passés. Tout à l'heure il va écrire chez lui, en Allemagne, à sa femme – non ! il ne doit pas être marié, il est trop jeune –, à sa mère, à une fiancée, à une maîtresse ; il écrira : “J'occupe une maison française ; nous n'avons pas souffert pour rien, Amalia (elle doit s'appeler Amalia, ou Cunégonde ou Gertrude, pensa-t-elle, cherchant exprès des noms inharmonieux, grotesques), puisque nous sommes vainqueurs”. »
Elle ne percevait plus rien maintenant ; il ne bougeait pas ; il retenait son souffle. « Tio », fit un crapaud dans l'ombre. C'était comme une exhalaison musicale basse et douce, une note tremblante et pure, une bulle d'eau qui crevait avec un bruit argentin. « Tio, tio... » Lucile ferma à demi les yeux. Quelle paix, triste et profonde... Par moments, quelque chose en elle se réveillait, se révoltait, réclamait du bruit, du mouvement, du monde. De la vie, mon Dieu, de la vie ! Combien de temps durerait cette guerre ? Combien d'années faudrait-il demeurer ainsi, dans cette sombre léthargie, ployé, docile, écrasé comme un bétail sous l'orage ? Elle regrettait le vacarme familier de la radio, mais dès l'arrivée des Allemands l'appareil avait été caché à la cave. On disait qu'ils les prenaient ou les détruisaient. Elle sourit : « Il doit trouver les maisons françaises plutôt démeublées », songea-t-elle en se rappelant tout ce que Mme Angellier avait enfoui dans les armoires et enfermé à clef pour le dérober à l'ennemi.
Au moment du dîner, l'ordonnance de l'officier était entré dans la salle à manger portant une petite lettre :
Le lieutenant Bruno von Falk présente ses compliments à Mesdames Angellier et les prie de bien vouloir remettre au soldat porteur de ce mot la clef du piano et celle de la bibliothèque. Le lieutenant s'engage sur l'honneur à ne pas emporter l'instrument avec lui et à ne pas déchirer les livres.
Mais Mme Angellier ne s'était pas montrée sensible à cette plaisanterie. Elle avait levé les yeux au ciel, remué les lèvres comme si elle prononçait une courte prière et s'en remettait à la volonté divine : « La force prime le droit, n'est-ce pas ? » avait-elle demandé au soldat qui, ne comprenant pas le français, s'était contenté de faire « Ja wohl », avec un large sourire, en hochant la tête plusieurs fois de haut en bas.
– Dites au lieutenant von... von... (elle bredouilla avec mépris) qu'il est le maître.
Elle détacha du trousseau les deux clefs demandées et les jeta sur la table. Puis, dans un chuchotement tragique à sa belle-fille :
– Il va jouer la Wacht am Rhein...
– Je crois qu'ils ont un autre hymne national à présent, ma mère.
Mais le lieutenant n'avait rien joué du tout. Le plus profond silence n'avait cessé de régner, puis le bruit de la porte cochère qui résonnait comme un gong dans la paix du soir apprit à ces dames que l'officier sortait ; elles avaient poussé un soupir de soulagement. Maintenant, pensa Lucile, il a quitté la fenêtre. Il marche de long en large. Les bottes... Ce bruit de bottes... Cela passera. L'occupation finira. Ce sera la paix, la paix bénie. La guerre et le désastre de 1940 ne seront plus qu'un souvenir, une page d'histoire, des noms de batailles et de traités que les écoliers ânonneront dans les lycées, mais moi, aussi longtemps que je vivrai, je me rappellerai ce bruit sourd et régulier des bottes martelant le plancher. Et pourquoi ne se couche-t-il pas ? Pourquoi ne met-il pas de pantoufles chez lui, le soir, comme un civil, comme un Français ? Il boit. (Elle entendit le jaillissement du siphon d'eau de Seltz et le faible son « jzz, jzz » d'un citron pressé. Sa belle-mère aurait dit : « Et voilà pourquoi nous manquons de citrons. Ils nous prennent tout ! ») Maintenant, il tourne les pages d'un livre. Oh, c'est odieux, cette pensée... Elle tressaillit. Il avait ouvert le piano ; elle reconnaissait le choc du couvercle rejeté en arrière et le grincement du tabouret qui pivotait. Non ! tout de même, il ne va pas se mettre à jouer au milieu de la nuit ! Il est vrai qu'il était neuf heures. Peut-être dans le reste de l'univers les gens ne se couchaient pas si tôt ?... Oui, il jouait. Elle écouta, baissant le front, mordant nerveusement ses lèvres. Ce fut moins un arpège qu'une sorte de soupir qui montait du clavier, une palpitation de notes ; il les effleurait, les caressait, et cela finit par un trille léger et rapide comme un chant d'oiseau. Tout se tut.
Lucile resta longtemps immobile, son peigne à la main, ses cheveux dénoués sur ses épaules. Puis elle soupira, pensa vaguement : « C'est dommage ! » (Dommage que le silence fût si profond ? Dommage que ce garçon s'arrêtât de jouer ? Dommage qu'il fût là, lui, l'envahisseur, l'ennemi, lui, et non un autre ?) Elle eut un petit mouvement irrité de la main, comme si elle repoussait des nappes d'air trop lourd, irrespirable. Dommage... Elle se coucha dans le grand lit vide.