– Et que pensent les Français, monsieur, de l'issue de la guerre ? demanda Bonnet.
Les femmes se regardèrent avec une expression scandalisée. Ça ne se faisait pas. On ne parlait pas avec un Allemand de la guerre, ni de celle-ci ni de l'autre, ni du Maréchal Pétain, ni de Mers-el-Kébir, ni de la coupure de la France en deux tronçons, ni des troupes occupantes, ni de rien qui comptât. Il n'y avait qu'une attitude possible : une affectation de froide indifférence, le ton par lequel Benoît répondit en levant son verre plein à ras bord de vin rouge :
– Ils s'en foutent, monsieur.
C'était le soir. Le couchant, pur et glacial, présageait le gel pour la nuit, mais le lendemain il ferait sans doute un temps splendide. Bonnet avait passé toute la journée au bourg. Il rentrait se coucher et, avant de monter chez lui, par condescendance, bonté naturelle, souci de se faire bien voir ou désir de se chauffer un instant au coin du feu, il s'était attardé dans la salle. Le dîner finissait ; Benoît seul était à table ; les femmes, déjà debout, rangeaient la pièce, lavaient la vaisselle. L'Allemand examina curieusement le grand lit inutile.
– Personne ne couche ici, n'est-ce pas ? Ça ne sert à rien ? Que c'est drôle.
– Ça sert des fois, dit Madeleine qui pensait à Jean-Marie.
Elle croyait que personne ne la devinerait, mais Benoît fronça les sourcils : chaque allusion à l'aventure de l'été écoulé lui perçait le cœur avec la rapidité et la sûreté d'une flèche, mais c'était son affaire... à lui seul. Il réprima d'un regard le petit ricanement de Cécile et répondit à l'Allemand avec une grande politesse :
– Des fois, ça pourrait vous servir, on ne sait jamais, s'il vous arrivait malheur, par exemple (non que je le souhaite...). On couche les morts, chez nous, sur ces lits-là.
Bonnet le regarda, amusé, avec un peu de cette pitié méprisante qu'on ressent en voyant un fauve grincer des dents derrière les barreaux d'une cage. « Heureusement, songea-t-il, que l'homme, pris par son travail, ne sera pas souvent là... et les femmes sont plus accessibles. » Il sourit :
– En temps de guerre, aucun de nous n'espère mourir dans un lit.
Madeleine, cependant, venait de sortir dans le jardin ; elle revint avec des fleurs pour orner la cheminée. C'étaient les premiers lilas, d'un blanc de neige, les pointes verdissantes, formées de petits boutons serrés et clos encore, plus bas, épanouies en grappes parfumées. Bonnet plongea sa figure pâle dans le bouquet.
– C'est divin... et comme vous savez bien arranger les fleurs...
Une seconde, ils demeurèrent debout, côte à côte et sans parler. Benoît songeait qu'elle (sa femme, sa Madeleine) semblait toujours à son aise lorsqu'il s'agissait de quelque besogne de dame – lorsqu'elle choisissait des fleurs, se polissait les ongles, se coiffait d'une manière qui n'était pas celle des femmes du pays, lorsqu'elle parlait à un étranger, lorsqu'elle tenait un livre... « On ne devrait pas prendre une fille de l'Assistance, on ne sait pas d'où ça vient », se dit-il une fois de plus douloureusement, et quand il pensait « on ne sait pas d'où ça vient », ce qu'il imaginait, ce qu'il redoutait ce n'était pas quelque ascendance d'alcoolique ou de voleuse, mais cela, ce sang de bourgeois qui la faisait soupirer : « Ah, qu'on s'ennuie à la campagne... » ou « Je voudrais, moi, de jolies choses... », et qui la liait, pensait-il, d'une obscure complicité à un inconnu, à un ennemi, pourvu qu'il fût un Monsieur, qu'il eût du linge fin et les mains propres.
Il repoussa violemment sa chaise et sortit. C'était l'heure d'enfermer les bêtes. Il demeura un long moment dans l'ombre et la tiédeur de l'étable. Une vache avait mis bas la veille. Elle léchait tendrement le petit veau à grosse tête, aux minces pattes tremblantes. Une autre soufflait doucement dans son coin. Il écouta ces respirations profondes et calmes. De sa place il voyait la porte ouverte de la maison ; une ombre parut sur le seuil. Quelqu'un s'inquiétait de son absence, le cherchait. Sa mère ou Madeleine ? Sa mère, sans doute... Hélas, rien que sa mère... Il ne bougerait pas d'ici avant que l'Allemand fût rentré chez lui. Il le verrait allumer sa lampe. Bien sûr, l'électricité ne lui coûtait rien à lui. En effet, au bout de quelques instants, une lumière brilla au bord de la fenêtre. Au même moment, l'ombre qui guettait se détacha du seuil et courut jusqu'à lui, légère. Il se sentit le cœur dilaté, comme si une invisible main ôtait tout à coup de sa poitrine un poids qui depuis longtemps l'écrasait.
– T'es là, Benoît ?
– Qu'est-ce que tu fais ? J'avais peur.
– Peur ? De quoi ? T'es folle.
– Je ne sais pas. Viens.
– Attends. Attends un peu.
Il l'attira contre lui. Elle se débattait et faisait semblant de rire, mais il sentait, il ne savait à quel raidissement de tout le corps, qu'elle n'avait pas envie de rire, qu'elle ne le trouvait pas drôle, qu'elle n'aimait pas à être bousculée dans le foin et sur la paille fraîche, qu'elle ne l'aimait pas... Non ! Elle ne l'aimait pas... elle n'avait pas de plaisir avec lui. Il lui dit tout bas, d'une voix sourde :
– Tu n'aimes donc rien ?
– Si, j'aime bien... Mais pas ici, pas comme ça, Benoît. J'ai honte.
– De qui ? Des vaches qui te regardent ? dit-il d'un ton dur. Tiens, va-t'en !
Elle poussa cette plainte désolée qui lui donnait envie à la fois de pleurer et de la tuer.
– Comme tu me parles ! Des fois, on dirait que tu m'en veux. De quoi ? C'est Cécile qui...
Il lui mit la main sur la bouche ; elle l'écarta brusquement et acheva :
– C'est elle qui te monte la tête.
– Personne ne me monte la tête. Je ne vois pas par les yeux des autres, moi. Je sais seulement que quand je m'approche de toi, c'est toujours : « Attends. Une autre fois. Pas cette nuit, le gosse m'a fatiguée. » Qui t'attends ? gronda-t-il tout à coup. Pour qui tu te gardes ? Hein ? Hein ?
– Lâche-moi ! cria-t-elle comme il lui pétrissait les bras et les hanches. Lâche-moi ! Tu me fais mal.
Il la repoussa de nouveau avec tant de force qu'elle heurta du front le portail bas. Ils se regardèrent un instant, sans rien dire. Il avait pris un râteau et remuait furieusement la paille.
– T'as tort, dit enfin Madeleine, et d'une voix tendre elle murmura : Benoît... Pauvre petit Benoît... T'as tort de te faire des idées... Va, je suis ta femme à toi ; si je te parais froide, des fois, c'est que l'enfant m'a fatiguée. C'est tout.
– Sortons de là, dit-il brusquement. Montons nous coucher.
Ils traversèrent la salle déjà vide et sombre. Il faisait jour encore, mais au ciel seulement et sur les cimes des arbres. Le reste, la terre, la maison, les prés, tout était plongé dans une obscurité fraîche. Ils se déshabillèrent et se mirent au lit. Cette nuit, il n'essaya pas de la prendre. Ils demeurèrent étendus, immobiles, sans dormir, écoutant au-dessus de leurs têtes le souffle de l'Allemand, les craquements du lit où il couchait. Madeleine, dans les ténèbres, chercha la main de son mari et la serra avec force.
– Benoît !
– Eh bien ?
– Benoît, j'y pense tout à coup... Faut cacher ton fusil. Tu as lu les affiches au bourg ?
– Oui, dit-il d'un ton moqueur. Verboten. Verboten. La mort. N'ont que ces mots-là à la bouche, les bougres.
– Où on va le cacher ?
– Laisse-le. Il est bien où il est.
– Benoît, ne t'obstine pas ! C'est grave. Tu sais combien il y a eu de fusillés pour n'avoir pas remis les armes à la Kommandantur.
– Tu voudrais que j'aille leur remettre mon fusil ? Mais y a que les trembleurs qui font ça ! J'ai pas peur d'eux. Tu ne sais pas comment je me suis échappé, l'autre été, non ? J'en ai tué deux. Ils ont pas fait ouf ! J'en descendrai bien encore, fit-il avec rage, et il montra le poing dans la nuit à l'Allemand invisible.
– Je te dis pas de le rendre, mais de le cacher, de l'enterrer... Les cachettes ne manquent pas.
– Ça ne se peut pas.
– Mais pourquoi ?
– Faut que je l'aie sous la main. Crois-tu que je vais laisser les renards et les autres bêtes puantes approcher de nous ? Le parc du château, là-haut, ça en fourmille. Le vicomte, il a bien trop peur. Il fait dans ses chausses. Il abattrait rien. En voilà un qui a remis son fusil à la Kommandantur, et avec de beaux saluts encore... « Je vous en prie, messieurs, vous me faites bien de l'honneur... » Heureusement que moi et des copains on visite son parc à la nuit. Sans quoi le pays serait ruiné.
– Ils n'entendent pas les coups de feu ?
– Penses-tu ! C'est vaste, autant dire une forêt.
– Tu y vas souvent ? dit Madeleine, curieuse. Je ne savais pas.
– Y a des choses que tu ne sais pas, ma fille... On va y chercher ses plants de tomates et de betteraves, ses fruits, tout ce qu'il veut pas vendre. Le vicomte...
Il se tut, rêva un instant et ajouta :
– Le vicomte, c'est un des pires...
De père en fils, les Labarie étaient métayers sur les terres des Montmort. De père en fils, on se haïssait. Les Labarie disaient que les Montmort étaient durs aux pauvres, fiers, pas francs, et les Montmort accusaient leurs métayers d'avoir le « mauvais esprit ». C'était prononcé à voix basse, en haussant les épaules et en levant les yeux au ciel, une formule qui signifiait plus de choses encore que ne le croyaient les Montmort eux-mêmes. C'était une manière de concevoir la pauvreté, la richesse, la paix, la guerre, la liberté, la propriété qui n'était pas en elle-même moins raisonnable que celle des Montmort, mais opposée à la leur comme le feu l'est à l'eau. Maintenant, il s'y ajoutait encore d'autres griefs. Aux yeux du vicomte, Benoît était un soldat de 40, et c'était l'indiscipline des soldats, leur manque de patriotisme, leur « mauvais esprit » enfin qui avaient causé la défaite, songeait-il, tandis que Benoît voyait en Montmort un de ces beaux officiers aux guêtres jaunes qui filaient vers la frontière espagnole, bien à l'aise dans leurs voitures, avec leurs femmes et leurs valises, pendant les journées de juin. Puis il y avait la « collaboration »...
– Il lèche les bottes aux Allemands, fit sombrement Benoît.
– Prends garde, dit Madeleine. Tu dis trop ce que tu penses. Et ne sois pas malhonnête avec l'Allemand là-haut...
– S'il vient rôder autour de toi, je...
– Mais tu es fou !
– J'ai des yeux.
– Tu vas être jaloux de celui-là aussi, à présent ! s'écria Madeleine.
Dès que les mots furent hors de sa bouche, elle les regretta : il ne fallait pas donner un corps, un nom aux rêveries du jaloux. Mais, après tout, à quoi bon taire ce que tous deux savaient. Benoît fit cette réponse :
– Pour moi, les deux, c'est la même chose.
Cette race d'hommes bien rasés, bien lavés, à la parole prompte et légère, et que les filles regardent... malgré elles... parce qu'elles sont flattées d'être choisies, recherchées par des Messieurs... voilà ce qu'il voulait dire, pensa Madeleine. S'il savait ! S'il se doutait qu'elle avait aimé Jean-Marie dès le premier instant, dès qu'elle l'avait aperçu, las, boueux, dans son uniforme en sang, couché sur une civière ! Aimé. Oui. À elle-même, dans les ténèbres, dans le secret de son propre cœur, mille et mille fois elle répéta : « Je l'ai aimé. Voilà. Je l'aime encore. Il n'y a rien à faire. »
Au premier chant du coq enroué qui perçait l'aube, tous deux, sans avoir dormi, se levèrent. Elle s'en fut chauffer le café, et lui, panser les bêtes.