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Un mois plus tard, par un après-midi de pluie comme celui que l'Allemand et Lucile avaient passé ensemble, Marthe annonça une visite pour les dames Angellier. On fit entrer au salon trois personnes voilées, vêtues de longs manteaux noirs et coiffées de chapeaux de deuil. Leurs crêpes qui tombaient du sommet du crâne presque jusqu'à terre les isolaient dans une sorte de cage funèbre et impénétrable. Les Angellier ne recevaient pas souvent ; la cuisinière, dans son émoi, avait oublié de retirer leurs parapluies aux visiteuses ; chacune d'elles gardait le sien à la main et épanchait sur lui, entrouvert et évasé comme un calice, les dernières gouttes de pluie qui coulaient de leurs voiles, comme les pleureuses versent leurs larmes dans des urnes de pierre sur les tombes des héros. Mme Angellier eut quelque peine à reconnaître les trois formes noires. Puis elle dit avec surprise :

– Mais ce sont ces dames Perrin !

La famille Perrin (les propriétaires du beau domaine saccagé par les Allemands) était « ce qu'il y avait de mieux dans le pays ». Mme Angellier éprouvait vis-à-vis des porteurs de ce nom un sentiment semblable à celui que les personnes royales ont les unes pour les autres : la calme certitude qu'on est entre gens du même sang avec les mêmes vues sur toutes choses, que des divergences passagères peuvent séparer certes, mais qui demeurent unis malgré les guerres ou les incartades des ministres par un lien indissoluble, si bien qu'un trône ne peut s'écrouler en Espagne sans que celui de Suède ne tremble du même coup. Lorsque, un notaire de Moulins ayant levé le pied, les Perrin avaient perdu neuf cent mille francs, les Angellier avaient frémi. Lorsque Mme Angellier avait acquis pour un morceau de pain une terre qui « de tout temps » avait appartenu aux Montmort, les Perrin s'étaient réjouis. On ne pouvait comparer à cet attachement de classe l'aigre respect que les Montmort inspiraient aux bourgeois.

Avec un affectueux respect, Mme Angellier fit rasseoir Mme Perrin qui s'était légèrement soulevée sur son siège en la voyant venir. Elle n'éprouvait pas ce frisson désagréable qui la secouait quand Mme de Montmort entrait dans la maison. Elle savait qu'aux yeux de Mme Perrin, tout ceci était bien : la fausse cheminée, l'odeur de cave, les persiennes à demi closes, les housses sur les meubles, la tapisserie olive à palmes d'argent. Tout était convenable ; elle offrirait tout à l'heure à ses visiteuses une carafe d'orangeade et des petits-beurre poussiéreux. Mme Perrin ne serait pas choquée par la mesquinerie de cette collation ; elle y verrait une preuve nouvelle de la richesse des Angellier car plus on est riche, plus on est avare ; elle y reconnaîtrait son propre souci de l'épargne et ce goût d'ascétisme qui est au fond de la bourgeoisie française et relève ses plaisirs secrets et honteux d'une amertume tonique.

Mme Perrin raconta la mort héroïque de son fils tué en Normandie lors de l'avance allemande ; elle avait obtenu la permission d'aller sur sa tombe. Elle se plaignit longuement du prix de ce voyage et Mme Angellier l'approuva. L'amour maternel et l'argent étaient deux choses différentes. Les Perrin habitaient Lyon.

– En ville la misère est grande. J'ai vu vendre des corbeaux jusqu'à quinze francs pièce. Des mères ont donné des bouillons de corneille à leurs enfants. Ne croyez pas que je vous parle des ouvriers ! Non, madame ! Il s'agit de gens comme vous et moi !

Mme Angellier soupira douloureusement ; elle imagina des personnes de ses relations, sa famille, en train de partager un corbeau pour leur souper. L'idée avait quelque chose de grotesque, d'infamant (tandis que s'il s'était agi d'ouvriers, il n'y aurait eu en somme qu'à dire « Pauvres malheureux » et passer outre).

– Mais du moins vous êtes libres ! Vous n'avez pas d'Allemands chez vous et nous en logeons un. Un officier ! Oui, madame, dans cette maison, derrière ce mur, dit-elle en montrant le papier olive à palmes d'argent.

– Nous le savons, dit Mme Perrin avec un peu d'embarras. Nous l'avons appris par la dame du notaire, qui, dernièrement, a passé la ligne. C'est même à ce sujet que nous venions vous trouver.

Tous les regards, involontairement, se tournèrent vers Lucile.

– Expliquez-vous, mesdames, dit froidement la vieille Mme Angellier.

– Cet officier, m'a-t-on dit, se montre parfaitement correct ?

– C'est exact.

– Et on l'a même vu à plusieurs reprises vous parler avec beaucoup de politesse ?

– Il ne m'adresse pas la parole, dit Mme Angellier avec hauteur. Je ne le souffrirais pas. J'admets que ce ne soit pas une attitude bien raisonnable (elle appuya sur ce mot) comme on me l'a fait remarquer, mais je suis mère de prisonnier et, à ce titre, on ne me ferait pas, pour tout l'or du monde, considérer un de ces messieurs autrement que comme un ennemi mortel. Mais certaines personnes sont plus... comment dirais-je ?... plus souples, plus réalistes, peut-être... et ma belle-fille en particulier...

– Je lui réponds quand il me parle, en effet, dit Lucile.

– Mais vous avez tout à fait raison, vous avez mille fois raison ! s'écria Mme Perrin. Ma chère petite, c'est en vous que je mets tous mes espoirs. Il s'agit de notre pauvre maison ! Elle est bien abîmée, n'est-ce pas ?

– Je n'ai vu que le jardin... à travers la grille...

– Ma chère enfant, ne pouvez-vous pas nous faire rendre certains objets qui s'y trouvent et auxquels nous tenons particulièrement ?

– Moi, madame, mais...

– Ne refusez pas ! Il s'agirait d'aller trouver ces messieurs et d'intercéder en notre faveur. Naturellement, tout est peut-être brisé, brûlé, mais je ne puis croire que le vandalisme ait été poussé jusqu'à ce point et qu'il soit impossible de retrouver des portraits, des lettres de famille ou des meubles n'ayant qu'une valeur de souvenir...

– Madame, adressez-vous vous-même aux Allemands qui occupent la maison et...

– Jamais, dit Mme Perrin en se redressant de toute sa taille. Jamais je ne franchirai le seuil de ma demeure tant que l'ennemi s'y trouvera. C'est une question de dignité et aussi de sentiment... Ils ont tué mon fils, un fils qui venait d'être reçu à Polytechnique dans les six premiers... J'occuperai une chambre jusqu'à demain avec mes filles à l'Hôtel des Voyageurs. Si vous pouviez vous arranger pour faire sortir certains objets dont je vous donnerai la liste, je vous serais éternellement reconnaissante. Si je me trouvais face à face avec un Allemand (je me connais !), je serais capable de me mettre à chanter La Marseillaise, dit Mme Perrin d'une voix vibrante, et de me faire déporter en Prusse. Cela ne serait pas un déshonneur, loin de là, mais j'ai des filles ! Je dois me conserver pour ma famille. Aussi, je vous supplie instamment, ma chère Lucile, de faire pour moi ce que vous pouvez.

– Voici la liste, dit la seconde fille de Mme Perrin.

Elle la déplia et lut : « Une cuvette et un pot à eau de porcelaine, avec notre chiffre et un motif de papillons, un panier à salade, le service à thé blanc et or (28 pièces, le sucrier n'avait plus de couvercle), deux portraits de grand-papa :

1) sur les genoux de sa nourrice,

2) sur son lit de mort.

« Les cornes de cerf qui sont dans l'antichambre, souvenir de mon oncle Adolphe, l'assiette à bouillie de bonne-maman (porcelaine et vermeil), le râtelier de rechange de papa qu'il avait oublié dans le cabinet de toilette, le canapé du salon, noir et rose. Enfin, dans le tiroir de gauche du bureau dont voici la clef :

« La première page d'écriture de mon frère, les lettres de papa à maman pendant la cure que papa faisait à Vittel en 1924 (ces lettres sont nouées d'une faveur rose), tous nos portraits. »

Elle lisait dans un silence funèbre. Mme Perrin, sous son voile, pleurait doucement.

– C'est dur, c'est dur de voir arrachées ces choses auxquelles on tenait tant... Je vous en prie, ma petite Lucile, n'épargnez aucun effort. Soyez éloquente, habile...

Lucile regarda sa belle-mère.

– Ce... ce militaire, dit Mme Angellier en desserrant les lèvres avec peine, n'est pas rentré encore. Vous ne le verrez pas ce soir, Lucile, il est trop tard, mais vous pourrez, dès demain matin, vous adresser à lui et solliciter son appui.

– C'est entendu. Je le ferai.

Mme Perrin, de ses mains gantées de noir, attira Lucile contre elle.

– Merci, merci ! chère enfant... Et maintenant nous allons nous retirer.

– Pas avant d'avoir pris un rafraîchissement, dit Mme Angellier.

– Oh ! mesdames, nous allons vous déranger...

– Vous plaisantez...

Il y eut un murmure doux et courtois autour de la carafe d'orangeade et des petits-beurre que Marthe venait d'apporter. Un peu rassérénées, ces dames parlèrent de la guerre. Elles redoutaient la victoire allemande, elles ne désiraient pas non plus la victoire anglaise. En somme, elles souhaitaient que tout le monde fût vaincu. Elles accusaient de tous leurs maux l'esprit de jouissance qui s'était emparé du peuple. Puis la conversation redevint personnelle. Mme Perrin et Mme Angellier parlèrent de leurs maladies. Mme Perrin s'étendit longuement sur sa dernière crise de rhumatisme, Mme Angellier l'écoutait avec impatience et, dès que Mme Perrin s'arrêtait pour reprendre haleine, elle disait : « C'est comme moi... » et parlait de sa crise de rhumatisme à elle.

Les filles de Mme Perrin mangeaient discrètement leurs petits-beurre. Au-dehors, la pluie tombait.