19

De sa chambre, la vieille Mme Angellier entendit le garde champêtre crier sur la place de la Mairie :

 

Avis

Ordre de la Kommandantur

 

À chaque fenêtre apparurent des visages inquiets : « Qu'est-ce qu'ils ont encore inventé ? » pensaient les gens avec peur et haine. Leur crainte des Allemands était telle que même lorsque la Kommandantur par la voix du garde champêtre prescrivait la destruction des rats ou la vaccination obligatoire des enfants, même alors ils ne se montraient rassurés que longtemps après le dernier roulement de tambour et lorsqu'ils s'étaient fait répéter par des personnes instruites, comme le pharmacien, le notaire ou le chef des gendarmes, ce qu'on venait de dire. Ils demandaient anxieusement :

– C'est tout ? C'est bien tout ? Ils ne nous prennent plus rien ?

Puis, se calmant par degrés :

– Ah bon ! bon, alors ça va ! Mais je me demande de quoi ils se mêlent...

C'était tout juste s'ils n'ajoutaient pas :

– C'est nos rats et nos gosses à nous. De quel droit est-ce qu'ils veulent détruire les uns et vacciner les autres ? Est-ce que ça les regarde ?

Les Allemands qui se trouvaient sur la place commentaient les ordres.

– Tous en bonne santé maintenant, les Français et les Allemands...

Avec un air de feinte soumission (oh ! ces sourires d'esclaves, pensait la vieille Mme Angellier), les paysans se hâtaient d'acquiescer :

– Pour sûr... C'est très bien... C'est dans l'intérêt de tous... On comprend bien.

Et chacun, rentré chez soi, jetait la mort-aux-rats dans le feu, puis se dépêchait d'aller chez le médecin demander qu'on ne vaccinât pas le gosse « parce qu'il relevait des oreillons, parce qu'il n'était pas bien fort avec c'te mauvaise nourriture ». D'autres, franchement, disaient : « On aimerait encore mieux qu'il y en ait un ou de deux de malades : des fois que ça ferait partir les Fritz ! » Les Allemands restés seuls sur la place regardaient autour d'eux avec bienveillance et songeaient que peu à peu la glace fondait entre les vaincus et eux.

Ce jour-là, cependant, aucun Allemand ne souriait, ne parlait aux indigènes. Ils se tenaient debout, très droits, un peu pâles, le regard dur et fixe. Le garde champêtre, jouissant visiblement de l'importance des paroles qu'il allait prononcer, bel homme d'ailleurs et du Midi, toujours heureux d'occuper l'attention des femmes, venait d'exécuter un dernier roulement de tambour ; il avait glissé sous le bras ses deux baguettes et avec une grâce et une habileté de prestidigitateur, d'une belle voix mâle, grasse, qui résonnait dans le silence, il lut :

 

Un membre de l'armée allemande a été victime d'un attentat : un officier de la Wehrmacht a été lâchement assassiné par le nommé : SABARIE Benoît, domicilié aux..., commune de Bussy.

Le criminel a réussi à prendre la fuite. Toute personne coupable de lui donner abri, aide ou protection ou qui, connaissant sa retraite, aura omis dans un délai de quarante-huit heures de le faire savoir à la Kommandantur, encourra la même peine que l'assassin, à savoir :

 

SERA FUSILLÉ IMMÉDIATEMENT

 

Mme Angellier avait entrouvert la fenêtre ; lorsque le garde champêtre se fut éloigné, elle se pencha et regarda la place. Les gens murmuraient, frappés de stupeur. Enfin ! la veille on ne s'entretenait que de la réquisition des chevaux, et ce nouveau malheur ajouté à l'ancien éveillait dans ces lents esprits paysans une sorte d'incrédulité : « Le Benoît ! Le Benoît qu'aurait fait ça ? C'est pas possible ! » Le secret avait été bien gardé : les habitants du bourg ignoraient ce qui se passait à la campagne, dans ces grands domaines jalousement gardés. Les Allemands, eux, étaient mieux renseignés. On comprenait maintenant la raison de cette rumeur, de ces coups de sifflet dans la nuit, de la défense qui avait été faite la veille de sortir après huit heures : « Sans doute qu'ils ramenaient le corps, qu'ils voulaient pas qu'on le voie. » Dans les cafés, les Allemands parlaient à voix basse entre eux. Eux aussi, ils éprouvaient une impression d'irréalité et d'horreur. Depuis trois mois, ils vivaient avec ces Français, ils étaient mêlés à eux ; ils ne leur avaient fait aucun mal ; ils avaient réussi enfin à force d'égards, de bons procédés, à établir entre envahisseurs et vaincus des relations humaines ! Voici que le geste d'un fou remettait tout en question. Le crime lui-même ne les affectait pas d'ailleurs autant que cette solidarité, cette complicité qu'ils sentaient autour d'eux (car enfin, pour qu'un homme échappe à un régiment lancé à ses trousses, c'est que le pays tout entier l'aide, l'abrite, lui donne à manger, à moins naturellement qu'il ne fût terré dans les bois – mais on avait passé la nuit à les battre – ou, chose plus vraisemblable encore, qu'il n'eût quitté la région, mais cela, de nouveau, ne pouvait se faire qu'avec l'aide active ou passive des gens). « Alors, moi, pensait chaque soldat, moi que l'on reçoit, moi à qui on sourit, moi à qui on fait une place à table, moi à qui on permet de prendre les enfants sur les genoux, que demain un Français me tue, et il ne se trouvera pas une voix pour me plaindre et tous couvriront de leur mieux l'assassin ! » Ces paysans tranquilles au visage impénétrable, ces femmes qui hier leur souriaient, leur parlaient et qui, aujourd'hui, en passant devant eux, gênées, détournaient le regard, c'était une assemblée d'ennemis ! Ils pouvaient à peine y croire ; de si braves gens pourtant... Lacombe, le sabotier qui avait offert une bouteille de vin blanc à des Allemands la semaine dernière parce que sa fille venait de passer le certificat d'études et qu'il ne savait comment exprimer sa joie ; Georges, le meunier, un combattant de l'autre guerre, qui avait dit : « Vivement la paix et chacun chez soi ! C'est tout ce qu'on veut, nous autres » ; les jeunes filles toujours prêtes à rire, à chanter, à se laisser embrasser en cachette, nous alors et pour toujours ennemis ?

Les Français, cependant, se disaient : « Ce Willy qui a demandé la permission d'embrasser ma gosse, disant qu'il en avait une du même âge en Bavière, ce Fritz qui m'a aidé à soigner mon mari malade, cet Erwald qui trouve la France un si beau pays, et cet autre qui s'est découvert devant le portrait du père tué en 15, alors si demain l'ordre lui est donné, il m'arrêtera, il me tuera de sa main sans remords ?... La guerre... oui, on sait bien ce que c'est. Mais l'occupation en un sens, c'est plus terrible, parce qu'on s'habitue aux gens ; on se dit : “Ils sont comme nous autres après tout”, et pas du tout, ce n'est pas vrai. On est deux espèces différentes, irréconciliables, à jamais ennemis », songeaient les Français.

Mme Angellier les connaissait si bien, ses paysans, qu'elle croyait lire leurs pensées sur leurs visages. Elle ricana. Elle n'avait pas été dupe, elle ! Elle ne s'était pas laissé acheter ! Car tous étaient à vendre, dans le petit bourg de Bussy comme dans le reste de la France. Les Allemands offraient de l'argent aux uns (ces marchands de vin qui faisaient payer cent francs aux membres de la Wehrmacht une bouteille de chablis, ces paysans qui cédaient leurs œufs cinq francs pièce), aux autres, aux jeunes, aux femmes, du plaisir... On ne s'ennuyait plus depuis que les Allemands étaient là. On avait enfin à qui parler. Dieu... sa bru elle-même !... Elle ferma à demi les yeux et étendit devant ses paupières baissées une longue main blanche et transparente, comme si elle se refusait à voir un corps nu. Oui ! Les Allemands croyaient acheter ainsi la tolérance et l'oubli. Ils y parvenaient. Amèrement, Mme Angellier passa en revue tous les notables du bourg, tous avaient fléchi, tous s'étaient laissé séduire : les Montmort... ils recevaient les Allemands ; on racontait que dans le parc du vicomte, sur l'étang, les Allemands organisaient une fête. Mme de Montmort disait à qui voulait l'entendre qu'elle était indignée, qu'elle fermerait ses fenêtres pour ne pas entendre la musique ni voir les feux de Bengale sous les arbres. Mais quand le lieutenant von Falk et Bonnet, l'interprète, étaient allés lui rendre visite pour obtenir d'elle des chaises, des coupes, des nappes, elle les avait gardés près de deux heures. Mme Angellier le savait par la cuisinière qui le savait du régisseur. Ces nobles étaient d'ailleurs à demi étrangers eux-mêmes, en y regardant bien. Est-ce que du sang bavarois, prussien (abomination !) ou rhénan ne coulait pas dans leurs veines ? Les familles nobles s'allient entre elles sans égard aux frontières, mais en y réfléchissant les grands bourgeois ne valaient guère mieux. On chuchotait les noms de ceux qui trafiquaient avec les Allemands (et on criait ces noms tous les soirs à la radio anglaise), les Maltête de Lyon, les Péricand à Paris, la banque Corbin... d'autres encore... Mme Angellier en arrivait à se trouver seule de son espèce, farouche, irréductible comme une forteresse, la seule forteresse qui demeurait debout en France, hélas ! mais que rien ne pourrait abattre ni réduire, car ses bastions n'étaient pas faits de pierres, ni de chair ni de sang d'ailleurs, mais de ce qu'il y avait au monde de plus immatériel et de plus invincible à la fois : l'amour et la haine.

Elle marchait rapidement et silencieusement dans la pièce. Elle murmurait : « Il ne sert à rien de fermer les yeux. Lucile est prête à tomber dans les bras de cet Allemand. » Et que pouvait-elle faire ? Les hommes ont les armes, savent se battre. Elle ne pouvait qu'épier, que regarder, qu'écouter, que guetter dans le silence de la nuit un bruit de pas, un soupir, pour que ça au moins ne soit ni pardonné ni oublié, pour que Gaston à son retour... Elle tressaillit d'une sauvage allégresse. Dieu ! qu'elle détestait Lucile ! Lorsque tout dormait enfin dans la maison, la vieille femme faisait ce qu'elle appelait sa ronde. Rien alors ne lui échappait. Elle comptait dans les cendriers les bouts de cigarettes qui gardaient des traces de rouge ; elle ramassait silencieusement un mouchoir froissé et parfumé, une fleur jetée, un livre ouvert. Souvent elle entendait les sons du piano ou la voix très basse et très douce de l'Allemand qui fredonnait, indiquait une phrase musicale. Ce piano... Comment peut-on aimer la musique ? Chaque note semblait jouer sur ses nerfs mis à nu et lui arrachait un gémissement. Elle préférait encore leurs longues conversations dont elle percevait un écho affaibli en se penchant à la fenêtre, juste au-dessus de celle du bureau qu'ils laissaient ouverte par ces belles nuits d'été. Elle préférait même les silences qui tombaient entre eux ou le rire de Lucile (rire ! lorsqu'on a un mari prisonnier !... dévergondée, femelle, âme basse !). Tout valait mieux que la musique, car la musique seule abolit entre deux êtres les différences de langage ou de mœurs et touche en eux quelque chose d'indestructible. Quelquefois, Mme Angellier s'était approchée de la chambre de l'Allemand. Elle avait écouté son souffle, sa toux légère de fumeur. Elle avait traversé le vestibule où pendait sous la tête du cerf empaillé la grande cape d'officier et elle avait glissé dans la poche quelques brins de bruyère, cela porte malheur disaient les gens. Elle n'y croyait pas, elle... mais on peut toujours essayer...

Depuis quelques jours, l'avant-veille exactement, l'atmosphère de la maison paraissait plus menaçante encore. Le piano s'était tu. Mme Angellier avait entendu Lucile et la cuisinière parler longtemps ensemble à voix basse. (Celle-là aussi me trahit, sans doute ?) Les cloches commencèrent à sonner. (Ah ! c'est l'enterrement de l'officier tué...) Voici les soldats en armes, voici le cercueil, voici des couronnes de fleurs rouges... L'église avait été réquisitionnée. Les Français n'étaient pas admis à y pénétrer. On entendait un chœur de voix admirables scander un chant religieux ; il venait de la chapelle de la Vierge. Les enfants du catéchisme avaient cassé cet hiver un carreau qui n'avait pas été remplacé. Le chant s'élevait de cette antique petite fenêtre ouverte derrière l'autel de la Vierge et assombrie par le grand tilleul de la place. Comme les oiseaux chantaient gaiement ! Leurs voix aiguës couvraient presque, par instants, l'hymne des Allemands. Mme Angellier ignorait le nom, l'âge du mort. La Kommandantur avait seulement dit : « Un officier de la Wehrmacht. » Cela suffisait. Sans doute il était jeune. Ils étaient tous jeunes. « Eh bien, c'est fini pour toi. Que veux-tu ? C'est la guerre. » Sa mère le comprendra enfin à son tour, murmurait Mme Angellier, jouant nerveusement avec son collier de deuil, le collier de jais et d'ébène qu'elle avait mis à la mort de son mari.

Jusqu'au soir elle demeura immobile, comme rivée à sa place, suivant des yeux tous ceux qui traversaient la rue. Le soir... pas un bruit. « On n'entend pas le petit craquement sur la troisième marche de l'escalier, celui qui révèle que Lucile est sortie de sa chambre et descend au jardin, car les portes complices ne grincent pas, mais cette vieille marche fidèle m'avertit, songe Mme Angellier. Non, on n'entend rien. Se sont-ils rejoints, déjà ? Est-ce pour plus tard ? »

La nuit s'écoula. Une curiosité brûlante s'empare de Mme Angellier. Elle se glisse hors de chez elle. Elle va coller son oreille contre la porte de la salle. Rien. Pas un bruit ne sort de la chambre de l'Allemand. Elle pourrait penser qu'il n'est pas rentré encore si elle n'avait entendu plus tôt dans la soirée un pas d'homme dans la maison. On ne la trompe pas. Une présence masculine qui n'est pas celle de son fils l'offense ; elle respire l'odeur du tabac étranger en pâlissant, portant ses mains à son front, comme une femme qui va se trouver mal. Où est-il cet Allemand ? Plus proche d'elle qu'à l'ordinaire puisque la fumée pénètre par la croisée ouverte. Est-ce qu'il visite la maison ? Elle imagine qu'il partira bientôt, qu'il le sait, qu'il fait son choix parmi les meubles : sa part de butin. Est-ce que les Prussiens en 70 ne volaient pas les pendules ? Ceux d'aujourd'hui ne doivent pas avoir tellement changé ! Elle pense à des mains sacrilèges fouillant le grenier, la resserre à provisions, et la cave ! à y bien réfléchir, c'est pour la cave que Mme Angellier tremble surtout. Elle ne boit jamais de vin ; elle se souvient d'avoir pris une gorgée de champagne pour la première communion de Gaston et pour ses noces. Mais le vin fait en quelque sorte partie de l'héritage et, à ce titre, est sacré, comme tout ce qui est destiné à durer après notre mort. Ce Château-d'Yquem, ce... elle les a reçus de son mari pour les transmettre à son fils. On a enterré les meilleures bouteilles dans le sable, mais cet Allemand... qui sait ?... guidé peut-être par Lucile ?... Allons voir... Voici la cave, sa porte bardée de fer comme celle d'une forteresse. Voici la cachette qu'elle seule reconnaît à une marque sur le mur en forme de croix. Non, ici également tout paraît intact. Et cependant le cœur de Mme Angellier bat avec violence. Lucile est descendue à la cave il y a quelques instants sans doute car son parfum flotte encore dans l'air. Suivant ce parfum à la piste, Mme Angellier remonte, traverse la cuisine, la salle, et dans l'escalier croise enfin Lucile qui descend avec une assiette, un verre et une bouteille vide à la main, qui ont contenu des aliments et du vin. Voilà pourquoi elle se rendait à la cave et à la resserre aux provisions, où Mme Angellier a cru entendre un pas.

– Un petit souper d'amoureux ? dit Mme Angellier d'une voix basse et cinglante comme la lanière d'un fouet.

– Je vous en supplie, taisez-vous ! Si vous saviez...

– Avec un Allemand ! sous mon toit ! dans la maison de votre mari, malheureuse...

– Mais taisez-vous donc ! L'Allemand n'est pas rentré, n'est-ce pas ? Il sera là d'une minute à l'autre. Laissez-moi passer et remettre ceci en place. Et vous, en attendant, montez, ouvrez la porte de l'ancienne chambre à jouets et regardez qui est là... Puis, quand vous aurez vu, venez me rejoindre dans la salle. Vous direz ce que vous voulez faire. J'ai eu tort, grand tort d'agir à votre insu, car je n'avais pas le droit de risquer votre vie...

– Vous avez caché chez moi ce paysan... accusé d'un crime ?

À cet instant, on entendit le bruit du régiment qui passait, les rauques voix allemandes qui criaient des ordres et presque aussitôt le pas de l'Allemand sur les marches du perron, impossible à confondre avec un pas français à cause du martèlement des bottes, du son de l'éperon, et surtout parce que cette démarche ne pouvait être que celle d'un vainqueur, fier de lui-même, foulant le pavé ennemi, piétinant avec joie la terre conquise.

Mme Angellier ouvrit la porte de sa propre chambre, y fit entrer Lucile, la suivit et poussa le verrou. Elle prit l'assiette et le verre des mains de Lucile, les lava dans le cabinet de toilette, les essuya avec soin, rangea la bouteille après avoir regardé l'étiquette. Du vin ordinaire ? Oui, à la bonne heure ! « Elle veut bien être fusillée, pensa Lucile, pour avoir caché chez elle l'homme qui a tué un Allemand, mais elle ne lui sacrifierait pas une bouteille de vieux bourgogne. Heureusement qu'il faisait nuit dans la cave et que le hasard m'a fait prendre un litre de rouge à trois francs. » Elle se taisait, attendant avec une profonde curiosité les premières paroles de Mme Angellier. Elle n'aurait pas pu lui cacher plus longtemps une présence étrangère : cette vieille femme semblait, du regard, sonder les murailles.

– Avez-vous cru que j'irais vendre cet homme à la Kommandantur ? demanda enfin Mme Angellier. Ses narines pincées frémissaient, ses yeux brillaient. Elle semblait heureuse, exaltée, un peu folle, comme une vieille actrice qui a retrouvé le rôle où elle a brillé jadis et dont les intonations, les gestes lui sont devenus familiers, une seconde nature.

– Il y a longtemps qu'il est ici ?

– Trois jours.

– Pourquoi ne m'avez-vous rien dit ?

Lucile ne répondit pas.

– Vous êtes folle de l'avoir caché dans la chambre bleue. C'est ici qu'il doit rester. Comme on me porte mes repas en haut, vous ne risquerez plus d'être surprise : l'excuse est toute trouvée. Il dormira sur le sofa, dans le cabinet de toilette.

– Ma mère, réfléchissez ! Si on le découvre dans votre maison, le risque est terrible. Mais je peux prendre la chose sur moi, dire que j'ai agi à votre insu, ce qui est en somme la vérité, tandis que dans votre chambre...

Mme Angellier haussa les épaules.

– Racontez-moi, dit-elle avec une vivacité que depuis longtemps Lucile ne lui connaissait plus. Racontez-moi exactement comment la chose s'est passée ? Je ne sais rien de plus que l'annonce du garde. Qui a-t-il tué ? Un seul Allemand ? Il n'en a pas blessé d'autres ? C'était un gradé... un officier supérieur au moins ?

« Comme elle est à son aise, pensait Lucile, comme elle “répond” immédiatement à tous ces appels au meurtre, au sang... Les mères et les amoureuses, féroces femelles. Moi qui ne suis ni mère ni amoureuse (Bruno ? non... il ne faut pas songer à Bruno en ce moment, il ne faut pas...), je ne peux pas prendre cette histoire de la même façon. Je suis plus détachée, plus froide, plus calme, plus civilisée, je persiste à le croire. Et puis... je ne peux pas imaginer que tous les trois, nous jouions vraiment nos têtes... Cela paraît excessif, mélodramatique, et pourtant Bonnet est mort... tué par ce paysan que les uns traiteront de criminel et les autres de héros... Et moi ? Je dois prendre parti. J'ai déjà pris parti, déjà... malgré moi. Et je me croyais libre... »

– Vous interrogerez Sabarie vous-même, ma mère, dit-elle. Je vais le chercher et le conduire près de vous. Vous l'empêcherez de fumer ; le lieutenant pourrait sentir dans la maison l'odeur d'un tabac qui n'est pas le sien. C'est le seul danger, je pense ; ils ne fouilleront pas la maison ; ils ne croient plus guère qu'on ait osé cacher l'homme dans le bourg même. Ils feront des descentes dans les fermes. Mais nous pouvons être dénoncés.

– Les Français ne se vendent pas les uns les autres, dit fièrement la vieille femme. Vous l'avez oublié, ma petite, depuis que vous connaissez les Allemands.

Lucile se rappela une confidence du lieutenant von Falk : « À la Kommandantur, avait-il dit, le jour même de notre arrivée, nous attendait un paquet de lettres anonymes. Les gens s'accusaient mutuellement de propagande anglaise et gaulliste, d'accaparement des denrées, d'espionnage. S'il avait fallu en tenir compte, tout le pays serait en prison ! J'ai fait jeter le lot entier au feu. Les hommes ne valent pas cher, et la défaite éveille ce qu'il y a de plus mauvais en eux. Chez nous, c'était la même chose. » Mais Lucile se tut et laissa sa belle-mère, ardente, allègre, rajeunie de vingt ans, arranger en lit le sofa du cabinet de toilette. Avec son propre matelas, son oreiller, les draps les plus fins, elle préparait avec amour la couche de Benoît Sabarie.