J’ai annoncé la conférence de presse sur mon blog avant même d’avoir envoyé les invitations aux journalistes. Je sentais bien qu’ils avaient envie de me présenter comme une espèce de leader, de général ou de chef suprême de la guérilla, et je m’étais dit qu’un moyen de contrer ça serait d’avoir d’autres Xnautes avec moi pour répondre aux questions.
Ensuite, j’ai prévenu la presse. Les réactions ont été diverses, allant de la perplexité à l’enthousiasme – seule la journaliste de la Fox s’est déclarée « indignée » que je veuille la faire participer à un jeu. Les autres ont paru considérer que ça constituerait un excellent sujet, même s’ils étaient nombreux à me bombarder de questions techniques concernant les modalités d’inscription.
J’ai fixé le rendez-vous à 20 heures, après le dîner. Comme maman commençait à s’interroger à propos de toutes ces soirées que je passais dehors, j’ai fini par lui parler d’Ange et elle m’a regardé avec attendrissement, l’air de penser « mon-petit-garçon-grandit ». Elle a insisté pour faire sa connaissance et je me suis servi de ça comme prétexte, en lui promettant de l’inviter le lendemain si je pouvais l’emmener au cinéma ce soir-là.
La mère et la sœur d’Ange étaient encore de sortie – c’étaient tout sauf des casanières. Ange et moi nous sommes une fois encore retrouvés seuls dans sa chambre avec nos Xbox. J’ai branché la mienne sur l’un des écrans installés de chaque côté de son lit pour que nous puissions nous connecter en même temps.
Les deux consoles étaient prêtes, calées sur Clockwork Plunder. Je faisais les cent pas dans la chambre.
— Tout va bien se passer, m’a assuré Ange. (Elle a jeté un coup d’œil sur son écran.) Il y a plus de six cents joueurs dans la boutique de Pete le Borgne !
Nous avions choisi la boutique de Pete le Borgne parce que c’était la plus proche de la place du village où apparaissaient les nouveaux joueurs. Si les journalistes n’étaient pas déjà des joueurs assidus de Clockwork Plunder, c’était là qu’ils débarqueraient. Sur mon blog, j’avais demandé à ceux qui se joindraient à nous de se poster entre la boutique et la place du village pour indiquer le chemin à tous les joueurs susceptibles d’être des journalistes égarés.
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ?
— Contente-toi de répondre aux questions. Et, si une question ne te plaît pas, ignore-la. Quelqu’un d’autre répondra à ta place. Ne t’en fais pas.
— C’est de la folie.
— Mais non, Marcus, au contraire. Si tu veux vraiment nuire au DHS, tu dois le ridiculiser. Tu n’as aucune chance de battre ces types à leur propre jeu. Ta seule arme, c’est ta capacité à les faire passer pour des crétins.
Je me suis écroulé sur son lit et elle a posé ma tête sur ses genoux pour me caresser les cheveux. J’avais hésité entre plusieurs coupes avant les attentats, essayé diverses couleurs, mais après mon arrestation j’avais complètement cessé de m’en occuper. Ils étaient devenus trop longs, hirsutes, ridicules, et j’avais fini par attraper une paire de ciseaux dans la salle de bains et tout couper à un centimètre, ce qui ne nécessitait plus aucun soin et me rendait invisible quand je sortais brouiller et cloner quelques puces.
J’ai fixé ses grands yeux bruns penchés sur moi. Ils étaient ronds, humides et très expressifs. Elle savait les rendre globuleux quand elle voulait me faire rire, ou tendres et tristes, ou encore paresseux et indolents d’une manière qui m’excitait à mort.
C’est de cette manière-là qu’elle me regardait à présent.
Je me suis assis lentement et je l’ai prise dans mes bras. Elle m’a rendu mon étreinte. Nous nous sommes embrassés. Elle embrassait comme personne. Je sais que je l’ai déjà dit, mais ça ne peut pas faire de mal de le répéter. Nous nous embrassions beaucoup, mais, allez savoir pourquoi, nous en restions là.
Cette fois, j’avais envie d’aller plus loin. J’ai trouvé l’ourlet de son T-shirt et je l’ai relevé de quelques centimètres. Elle a levé les bras au-dessus de sa tête. Je savais qu’elle ferait ça. Je le savais depuis la nuit au parc. C’est peut-être pour ça que nous n’avions pas poussé plus loin – parce que j’avais compris qu’il ne faudrait pas compter sur elle pour reculer, ce qui m’effrayait un peu.
Sauf que je n’avais pas peur à ce moment-là. La conférence de presse imminente, les disputes avec mes parents, l’attention internationale, le sentiment qu’un mouvement était en train de rebondir à travers la ville comme une balle de flipper, tout ça me hérissait la peau et me faisait bouillir le sang.
En plus, elle était belle, intelligente, maligne et drôle, et j’étais en train de tomber amoureux.
Elle s’est cambrée pour m’aider à faire passer son T-shirt par-dessus sa tête. Elle a mis une main dans son dos et son soutien-gorge est tombé comme par magie. Je l’ai regardée avec des yeux ronds, immobile, le souffle coupé, après quoi elle a empoigné mon T-shirt et me l’a arraché, avant de m’attirer contre elle et de presser ses seins contre mon torse.
Collés l’un à l’autre, nous avons roulé sur le lit en nous caressant et en poussant des gémissements. Elle m’a embrassé sur tout le torse et je lui ai rendu la pareille. Je n’arrivais plus à respirer, ni à penser ; je ne pouvais plus que toucher, embrasser, lécher et caresser.
Nous nous sommes défiés du regard. J’ai fait sauter le bouton de son jean. Elle a fait sauter le mien. J’ai baissé sa fermeture Éclair, elle a baissé la mienne et m’a arraché mon jean. Je lui ai retiré le sien. Une seconde plus tard, nous étions nus tous les deux.
C’est là que mon regard s’est posé sur le radio-réveil, qui était tombé de la table de chevet depuis longtemps et braquait vers moi ses chiffres digitaux lumineux.
— Merde ! me suis-je écrié. Ça commence dans deux minutes !
Je n’arrivais pas à croire que j’allais arrêter ce que j’étais sur le point de commencer. Si vous m’aviez demandé : « Marcus, imaginons que tu sois à deux doigts de t’envoyer en l’air pour la première fois de ta vie et que j’arme cette bombe nucléaire dans la même chambre que toi : est-ce que tu plaques la fille et tu t’en vas ? », ma réponse aurait été un « non ! » ferme et définitif.
Et pourtant nous avons tout arrêté.
Elle m’a pris le visage à deux mains et m’a embrassé si longtemps que j’ai cru que j’allais m’évanouir ; après quoi, nous avons ramassé nos fringues et nous sommes rhabillés en catastrophe, avant d’attraper nos claviers et nos souris et de filer à la boutique de Pete le Borgne.
Il était facile de reconnaître les membres de la presse : c’étaient les noobs dont les personnages titubaient comme des ivrognes, d’avant en arrière, de haut en bas, ou parfois, quand les joueurs se trompaient de touche, offraient une partie ou la totalité de leur inventaire à des inconnus, quand ce n’était pas un câlin ou un coup de pied.
Les Xnautes étaient tout aussi repérables : nous jouions à Clockwork Plunder chaque fois que nous avions un peu de temps devant nous (ou aucune envie de faire nos devoirs) et nos personnages étaient tous bardés d’armes surpuissantes. Par ailleurs, des pièges mortels protégeaient les clés dorsales qu’il fallait tourner régulièrement pour nous animer.
À mon apparition, un message de statut s’est affiché à l’écran :
> m1k3y vient d’entrer chez pete le borgne – bienvenue, frère de la côte, ici on rachète le butin à bon prix.
Tous les joueurs présents à l’écran se sont figés, puis regroupés autour de moi. La fenêtre de discussion instantanée a explosé. J’ai envisagé d’attraper des écouteurs et de passer en mode audio, mais en voyant le nombre de gens qui essayaient de parler en même temps, je me suis dit que ce serait encore pire. Le texte était plus facile à suivre, et puis on ne risquait pas de déformer mes propos (hé, hé).
J’avais reconnu le terrain au préalable avec Ange – j’aimais bien jouer avec elle, parce que nous pouvions nous remonter l’un l’autre en permanence – et repéré un perchoir idéal, au sommet d’un empilement de caisses de viande salée, d’où on me verrait de n’importe quel endroit dans la boutique.
> Bonsoir et merci à tous d’être venus. Je m’appelle M1k3y et je ne suis le leader de personne. Autour de moi se trouvent d’autres Xnautes tout aussi bien placés que moi pour vous expliquer pourquoi nous sommes là. J’utilise Xnet parce que je crois à la liberté et à la Constitution des États-Unis. J’utilise Xnet parce que le DHS a transformé ma ville en État policier où chacun est considéré comme un suspect. J’utilise Xnet parce que je ne crois pas qu’on puisse défendre la liberté en foulant aux pieds nos droits constitutionnels. J’ai appris à connaître la Constitution dans une école californienne et on m’y a enseigné l’amour de mon pays et de sa liberté. Si je devais avoir une philosophie, ce serait celle-ci :
> Tous les hommes sont égaux ; ils sont doués de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur ces principes et en l’organisant selon les formes qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. »
> Ce n’est pas moi qui ai rédigé ça, mais j’y crois. Le DHS ne gouverne pas avec mon consentement.
> Merci.
J’avais préparé ce texte la veille et montré le brouillon à Ange. Je l’ai copié-collé en un clic, mais il a fallu attendre que tout le monde le lise. Beaucoup de Xnautes m’ont acclamé en brandissant leurs sabres d’abordage, pendant que leurs perroquets apprivoisés s’envolaient en piaillant.
Peu à peu, les journalistes ont assimilé l’information. Le texte défilait à toute vitesse dans la fenêtre de discussion. Beaucoup de Xnautes écrivaient « Bien parlé ! », ou « L’Amérique, tu l’aimes ou tu la quittes », « DHS, go home ! » ou encore « Les USA n’ont rien à faire à San Francisco », autant de slogans très en vogue dans la blogosphère Xnet.
> M1k3y, ici Priya Rajneesh, de la BBC. Vous dites que vous n’êtes le leader d’aucun mouvement, mais croyez-vous qu’il y ait un mouvement ? Est-ce ça qu’on appelle Xnet ?
Les réponses ont fusé. Certains disaient qu’il n’y avait pas de mouvement, d’autres soutenaient que si, et presque tout le monde avait son idée sur la façon de l’appeler : Xnet, Little Brothers, Little Sisters, ou – ma préférée – Les États-Unis d’Amérique.
Tout ça se présentait plutôt bien. Je les ai laissés continuer un moment, le temps de réfléchir à ce que j’allais dire. Puis j’ai tapé :
> Je crois que ça répond à votre question, non ? Il y a peut-être un ou plusieurs mouvements, qu’on peut éventuellement appeler Xnet. Ou pas.
> M1k3y, je suis Doug Christensen, du Washington Internet Daily. Selon vous, que devrait faire le DHS pour empêcher un nouvel attentat à San Francisco, puisque vous ne croyez pas à ses méthodes ?
Les réponses ont défilé. Beaucoup de gens affirmaient que les terroristes et le gouvernement étaient les mêmes – au sens propre ou dans la mesure où ils étaient aussi nocifs les uns que les autres. Certains prétendaient que le gouvernement aurait très bien pu arrêter les terroristes mais préférait s’en abstenir pour assurer la réélection des « présidents de guerre ».
ai-je fini par taper.
> Franchement, je ne sais pas. Je me pose souvent la question, parce que je n’ai pas envie de mourir dans un attentat, ni de voir ma ville réduite en cendres. Mais il y a une chose que je sais : si le DHS veut assurer notre sécurité, c’est raté. Toutes ces mesures débiles qu’il a instaurées, rien de tout ça n’empêchera qui que ce soit de faire sauter un autre pont. Nous suivre à la trace dans toute la ville ? Nous amener à nous méfier de tout le monde, nous dresser les uns contre les autres ? Accuser les dissidents de trahison ? Le but du terrorisme est de nous terroriser. Moi, c’est le DHS qui me terrorise.
> Concernant les terroristes, je ne peux pas grand-chose, mais, si nous sommes vraiment dans un pays libre, je devrais au moins avoir mon mot à dire sur ce que ma propre police a le droit de me faire. Je devrais être en mesure de l’empêcher de me terroriser.
> Ce n’est pas la réponse que vous attendiez ? Désolé.
> Que voulez-vous dire en affirmant que le DHS ne pourrait pas prévenir un nouvel attentat ? Qu’est-ce que vous en savez ?
> Qui êtes-vous ?
> Je suis envoyé par le Sydney Morning Herald.
> Écoutez, j’ai dix-sept ans, et je ne suis pas du genre premier de la classe. Pourtant, j’ai réussi à créer un réseau alternatif qu’ils ne peuvent pas espionner. J’ai trouvé un moyen de brouiller leur technologie de localisation personnelle. Je peux transformer sous leurs yeux des innocents en suspects et des coupables en innocents. Je pourrais introduire du métal à bord d’un avion ou modifier la liste des personnes interdites de vol dans un aéroport. Et j’ai trouvé tout ça en fouinant un peu sur le Web et en prenant cinq minutes pour y réfléchir. Si j’ai pu le faire, les terroristes le peuvent aussi. Ils disent qu’ils nous ôtent notre liberté au nom de la sécurité. Est-ce que vous vous sentez en sécurité ?
> En Australie ? Bien sûr que oui !
Tous les pirates ont rigolé.
D’autres journalistes ont posé des questions. Certains étaient plutôt sympathiques, d’autres franchement hostiles. Quand je commençais à fatiguer, j’abandonnais le clavier à Ange et je la laissais jouer le rôle de M1k3y un moment. Je n’avais pas l’impression que M1k3y et moi étions la même personne, de toute manière. M1k3y savait s’adresser à des journalistes venus du monde entier et inspirer un mouvement ; Marcus se faisait virer de son lycée, se disputait avec ses parents et se demandait s’il était vraiment à la hauteur de sa phénoménale petite amie.
Vers 23 heures, j’en ai eu ma claque. En plus, mes parents n’allaient pas tarder à s’inquiéter. Je me suis déconnecté du jeu, Ange aussi, et nous sommes restés allongés un moment sur son lit. Je lui ai pris la main et elle m’a serré fort. Je l’ai attirée contre moi.
Elle m’a embrassé dans le cou en murmurant quelque chose.
— Hein ?
— Je t’aime, a-t-elle répété. Quoi, tu veux que je te l’envoie par télégramme ?
— Waouh, ai-je dit.
— C’est si étonnant que ça ?
— Non. Hum. C’est juste que… j’allais te dire la même chose.
— Tu parles !
Elle m’a mordillé le bout du nez.
— C’est juste que je ne l’ai encore jamais dit à personne, me suis-je défendu. Alors, je me préparais.
— Tu ne me l’as toujours pas dit, tu sais. Ne va pas croire que ça m’a échappé. Nous, les filles, on remarque ce genre de choses.
— Je t’aime, Ange Carvelli, ai-je dit.
— Je t’aime aussi, Marcus Yallow.
Nous nous sommes embrassés et blottis l’un contre l’autre. J’ai commencé à respirer plus fort, elle aussi. Et puis sa mère est venue frapper à la porte.
— Angela ? Je pense qu’il est temps de dire au revoir à ton ami, tu ne crois pas ?
— Oui, maman, a répondu Ange en mimant le geste d’abattre une hache. (J’ai enfilé mes chaussettes et remis mes chaussures.) J’entends d’ici les voisins : « Pauvre Angela, elle avait l’air tellement gentille, qui aurait cru que pendant tout ce temps où elle aidait soi-disant sa mère dans le jardin, en fait elle aiguisait cette hache ? »
J’ai ri.
— Tu ne connais pas ta chance. Mes parents à moi ne nous laisseraient jamais tout seuls dans ma chambre jusqu’à 11 heures du soir.
— Onze heures quarante-cinq, a-t-elle rectifié avec un coup d’œil à son réveil.
— Merde !
Je me suis dépêché de nouer mes lacets.
— File ! a-t-elle dit. Pars et sois libre ! Regarde bien des deux côtés de la route avant de traverser ! N’oublie pas d’écrire si tu trouves du travail ! Ne t’arrête pas, même pas pour un câlin ! Si tu n’es pas sorti avant que j’aie compté jusqu’à dix, tu vas avoir de sérieux ennuis, mon petit bonhomme. Un. Deux. Trois…
Pour la faire taire, j’ai bondi sur le lit et je l’ai embrassée jusqu’à ce qu’elle arrête de compter. Après quoi, satisfait de ma victoire, j’ai dévalé les marches avec ma Xbox sous le bras.
Sa mère m’attendait au bas de l’escalier. Nous nous étions croisés plusieurs fois. Elle ressemblait à une Ange plus âgée, plus grande – d’après Ange, c’est son père qui était petit –, avec des lentilles de contact à la place des lunettes. Elle semblait m’avoir classé dans la catégorie des gentils garçons, ce que j’appréciais plutôt.
— Bonsoir, madame Carvelli, lui ai-je dit.
— Bonsoir, monsieur Yallow.
C’était l’un de nos petits rituels depuis que je l’avais appelée Mme Carvelli à notre première rencontre.
Au moment de quitter la maison, j’ai hésité.
— Oui ? m’a-t-elle demandé.
— Heu… Merci pour votre accueil.
— Tu es toujours le bienvenu dans cette maison, jeune homme.
— Et merci pour Ange, ai-je dit maladroitement.
Elle m’a fait un grand sourire et m’a serré brièvement dans ses bras.
— Il n’y a pas de quoi, m’a-t-elle assuré.
Pendant tout le trajet en bus jusque chez moi, j’ai repensé à la conférence de presse, à Ange complètement nue qui roulait avec moi sur son lit, au sourire de sa mère quand elle m’avait montré la porte.
Maman m’attendait dans le salon. Elle m’a interrogé à propos du film et je lui ai donné la réponse que j’avais préparée à l’avance, d’après la critique que j’avais lue dans le Bay Guardian.
Au moment de me coucher, la conférence de presse m’est revenue en bloc. J’étais très fier de moi. Ç’avait été super de voir tous ces journalistes connus débarquer dans le jeu et nous écouter, moi et tous ceux qui croyaient aux mêmes choses que moi. Je me suis endormi le sourire aux lèvres.
J’aurais dû me méfier.
LE LEADER DE XNET : « JE POURRAIS INTRODUIRE DU MÉTAL À BORD D’UN AVION »… « LE DHS N’A PAS MON CONSENTEMENT POUR GOUVERNER ».
LES GAMINS DE XNET : « LES ÉTATS-UNIS N’ONT RIEN À FAIRE À SAN FRANCISCO ».
Pour ne mentionner que les titres qui nous étaient le plus favorables… On m’a envoyé une foule d’articles à copier sur mon blog, mais c’était bien la dernière chose dont j’avais envie.
J’avais foiré mon coup quelque part. Les journalistes avaient retenu de ma conférence de presse que nous étions des terroristes ou des pions du terrorisme. Le pire, c’était la journaliste de Fox News, qui était venue quand même, apparemment, et nous a consacré un commentaire de dix minutes en se répandant sur notre « trahison criminelle ». Sa conclusion assassine, répétée dans tous les extraits que j’ai pu voir, était :
« Ils disent qu’ils n’ont pas de nom. Je leur en ai trouvé un. Pour moi, ces sales gosses devraient s’appeler Cal-Qaida. Ils mâchent le travail aux terroristes. Au prochain attentat contre la Californie – parce qu’il y en aura d’autres, c’est une certitude –, ils seront aussi coupables que la Maison des Saoud. »
Les leaders du mouvement anti-guerre ont tenu à se distancier de nous. L’un d’eux est passé à la télé pour raconter que, selon lui, le DHS nous avait fabriqués de toutes pièces afin de les discréditer.
Le DHS a organisé sa propre conférence de presse pour annoncer le doublement des mesures de sécurité à San Francisco. Leur porte-parole a produit un cloneur de puces qu’ils avaient trouvé sur quelqu’un. Il a fait une démonstration en simulant un vol de voiture. Il a prévenu tout le monde de se méfier des jeunes gens au comportement suspect, en particulier ceux qui cachaient leurs mains dans leurs poches.
Ils ne rigolaient pas. J’ai terminé mon devoir sur Kerouac et j’en ai commencé un autre sur le Summer of Love, l’été 1967, où les pacifistes et les hippies ont convergé à San Francisco. Les créateurs de Ben & Jerrys, d’anciens hippies, avaient fondé un musée hippie dans Haight-Ashbury, et il y avait d’autres archives et d’autres expositions à voir en ville.
Mais ça devenait de plus en plus pénible de se déplacer. À la fin de la semaine, je me faisais contrôler en moyenne quatre fois par jour. Les flics me réclamaient mes papiers et me demandaient ce que je faisais dans la rue au lieu d’être au lycée. Ils épluchaient attentivement ma lettre de renvoi de Cesar Chavez.
Heureusement, je ne me suis pas fait arrêter. Mais tous les Xnautes n’ont pas eu autant de chance. Le DHS annonçait tous les soirs de nouvelles arrestations de prétendus « leaders » et autres « agents » de Xnet que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam, qu’il jetait en pâture aux médias avec les renifleurs de puces et autres gadgets trouvés sur eux. Il prétendait que ces gens leur « donnaient des noms », que le réseau Xnet serait bientôt démantelé et qu’il fallait s’attendre à d’autres arrestations imminentes. Le nom de « M1k3y » revenait très souvent.
Mon père buvait du petit-lait. Lui et moi regardions les infos ensemble, lui en jubilant, moi en me tassant discrètement dans le canapé.
— Tu devrais voir les moyens qu’ils déploient contre ces gamins, m’a dit mon père. Je les ai vus faire. Ils en attrapent deux ou trois et ils vérifient la liste complète de leurs amis sur messagerie instantanée ou sauvegardée sur leur téléphone. Ils regardent les noms qui reviennent le plus fréquemment, ils trouvent des schémas, et ils remontent tranquillement jusqu’à d’autres gosses. Ils vont te détricoter tout ça comme un vieux chandail, tu vas voir !
J’ai annulé la visite d’Ange à la maison et commencé à passer de plus en plus de temps chez elle. Sa petite sœur, Tina, m’appelait « l’invité ». « Est-ce que l’invité mange avec nous, ce soir ? » J’aimais bien Tina. Elle ne pensait qu’à s’amuser et à sortir avec des garçons, mais elle était drôle et défendait sa sœur bec et ongles. Un soir, en essuyant la vaisselle, elle m’a dit sur le ton de la conversation :
— Tu sais, Marcus, tu es plutôt sympa. Ma sœur est dingue de toi et je t’aime bien, moi aussi. Mais il faut que je dise un truc : si tu lui brises le cœur, je te retrouverai et je te remonterai le scrotum jusqu’aux oreilles. Ça ne sera pas joli à voir.
Je lui ai assuré que je préférerais encore m’infliger ce traitement moi-même plutôt que de briser le cœur d’Ange. Elle a hoché la tête.
— Contente de voir qu’on se comprend.
— Ta sœur est cinglée, ai-je confié à Ange un peu plus tard, alors que nous étions allongés sur son lit et consultions des blogs sur Xnet.
C’était à peu près tout ce que nous faisions : nous peloter et surfer sur Xnet.
— Elle t’a fait son numéro du scrotum ? Je déteste quand elle fait ça. Elle adore ce mot, « scrotum ». Ne fais pas attention à elle.
Je l’ai embrassée. Nous avons repris notre lecture.
— Écoute ça, m’a-t-elle dit. « La police prévoit entre quatre cents et six cents arrestations ce week-end, dans ce qui devrait constituer son plus gros coup de filet à ce jour parmi les dissidents de Xnet. »
J’ai été pris de nausée.
— Il faut qu’on en finisse avec tout ça, ai-je dit. Tu sais qu’il y en a qui brouillent deux fois plus qu’avant, rien que pour montrer qu’ils n’ont pas peur ? Tu ne trouves pas ça dément ?
— Non, je trouve ça courageux. On ne va pas se laisser intimider.
— Hein ? Enfin, Ange, calme-toi ! On ne va pas non plus laisser des centaines de gens aller en prison. Tu ne sais pas comment c’est. Moi, si. Tu n’imagines même pas. C’est pire que tout ce que tu peux imaginer.
— J’ai une imagination plutôt fertile, a-t-elle répliqué.
— Arrête un peu, tu veux bien ? Sois sérieuse une minute. Je ne peux pas faire ça. Je refuse d’envoyer qui que ce soit en prison. Si je faisais ça, je serais exactement comme le prétend Van.
— Marcus, je suis très sérieuse. Tu penses que tous ces gens ignorent à quoi ils s’exposent ? Ils croient à la cause, comme toi. Fais-leur confiance, ils savent parfaitement ce qu’ils font. Ce n’est pas à toi de décider quels risques ils peuvent prendre ou non.
— Si, c’est ma responsabilité, parce que si je leur dis d’arrêter ils m’écouteront.
— Je croyais que tu n’étais pas le chef ?
— Bien sûr que non, je ne le suis pas. Mais je n’y peux rien s’ils se tournent vers moi pour avoir mon avis. Et, tant que c’est comme ça, je suis responsable de ce qui peut leur arriver. Tu comprends ?
— Je comprends surtout que tu es prêt à tout stopper au premier signe de danger. Je crois que tu as peur que la police finisse par remonter jusqu’à toi. Je crois que tu as peur pour toi.
— Tu es injuste, ai-je dit en m’écartant d’elle.
— Ah oui ? Qui est le gars qui a failli s’offrir une crise cardiaque quand il a cru que son identité secrète était percée à jour ?
— Ça n’a rien à voir, ai-je protesté. Ce n’est pas de moi qu’on parle, là. Tu le sais parfaitement. Pourquoi es-tu comme ça ?
— Pourquoi es-tu comme ça, toi ? a-t-elle rétorqué. Pourquoi ne veux-tu pas être le garçon qui a eu le courage de déclencher tout ça ?
— Ce n’est plus du courage, c’est du suicide.
— Oh, épargne-moi le mélodrame, M1k3y.
— Ne m’appelle pas comme ça !
— Quoi, M1k3y ? Et pourquoi pas, M1k3y ?
J’ai remis mes chaussures. J’ai ramassé mon sac. Je suis rentré chez moi.
> Pourquoi j’arrête le brouillage
> Je n’ai pas à vous dire ce que vous devez faire, parce que je ne suis pas un leader, contrairement à ce que Fox News raconte.
> Mais je veux vous dire ce que _moi_ j’ai l’intention de faire. Et, si vous trouvez que c’est une bonne idée, peut-être que vous ferez la même chose.
> Je vais arrêter le brouillage. Au moins pendant une semaine. Peut-être deux. Non pas parce que j’ai peur, mais parce que je suis suffisamment intelligent pour savoir qu’on est mieux en liberté qu’en prison. Ils ont trouvé le moyen de contrer notre technique. Il va donc falloir en élaborer une nouvelle. Je ne sais pas encore laquelle, mais j’en veux une qui marche. Se faire pincer ne sert à rien. Le brouillage n’est utile que si on passe entre les mailles du filet.
> Il y a encore une autre raison. Si vous vous faites pincer, ils se serviront de vous pour remonter jusqu’à vos amis, à leurs amis et aux amis de leurs amis. Tous ces gens risquent de gros ennuis, même s’ils ne vont pas sur Xnet, parce que le DHS est comme un taureau enragé et se fiche pas mal de savoir si les personnes qu’il embarque sont les bonnes ou les mauvaises.
> Je ne suis pas en train de vous dire ce que vous devez faire.
> Mais le DHS a déjà démontré son incompétence. Le brouillage prouve qu’il est incapable de lutter efficacement contre le terrorisme, puisqu’il n’est même pas fichu de s’opposer à une bande de gamins. Seulement, si vous vous faites pincer, on va croire qu’ils sont plus malins que nous.
> ILS NE SONT PAS PLUS MALINS QUE NOUS. C’est nous les plus malins. Alors, soyons malins. Trouvons un moyen de continuer à brouiller leur jeu, quel que soit le nombre de flics qu’ils mettent dans les rues.
> M1k3y
J’ai publié ça. Je suis allé me coucher.
Ange me manquait.
Ange et moi ne nous sommes plus parlé pendant quatre jours, week-end inclus, après quoi il a bien fallu retourner au lycée. Un million de fois, j’avais failli l’appeler, ou lui envoyer un e-mail, ou la contacter sur messagerie instantanée.
À mon arrivée en cours de sciences humaines, Mme Andersen m’a accueilli avec une courtoisie goguenarde, en me demandant aimablement comment s’étaient passées mes « vacances ». Je me suis assis à ma place en grommelant. Charles ricanait dans mon dos.
Elle nous a fait un cours sur la « destinée manifeste », l’idée selon laquelle les Américains étaient appelés à régenter un jour la planète entière (du moins est-ce comme ça qu’elle présentait les choses). J’ai eu l’impression qu’elle me provoquait pour que je lui donne un nouveau prétexte de me renvoyer.
Je sentais les regards de toute la classe sur moi, et ça me faisait penser à M1k3y et à la pression qui pesait sur lui. Je ne supportais plus cette pression. Ange me manquait.
Le reste de la journée, je n’ai fait attention à rien. Je n’ai pas dû prononcer plus de huit mots en tout.
La cloche a fini par sonner et je me suis dirigé vers la sortie, pour regagner ce stupide quartier de la Mission et ma stupide maison où rien ni personne ne m’attendait.
J’avais à peine franchi le portail que je me suis cogné dans quelqu’un – un jeune sans-abri, de mon âge environ, peut-être un peu plus vieux. Il portait un imperméable crasseux, un jean taille basse et des tennis tellement pourries qu’elles donnaient l’impression de sortir d’un broyeur de végétaux. Ses cheveux longs lui tombaient sur la figure et il portait une barbe clairsemée qui s’enfonçait dans le col de son sweat-shirt incolore.
J’ai saisi tout ça en un coup d’œil alors que nous étions allongés l’un sur l’autre au milieu du trottoir, pendant que les passants nous contournaient en nous regardant d’un drôle d’air. Apparemment, il m’était rentré dedans alors qu’il descendait Valencia, courbé sous le poids d’un sac à dos couvert de motifs géométriques.
Il s’est relevé sur les genoux et s’est balancé d’avant en arrière, comme s’il était saoul ou avait pris un coup sur la tête.
— Désolé, mec, m’a-t-il dit. Je ne t’avais pas vu. Tu n’as rien ?
Je me suis assis. Je n’avais mal nulle part.
— Hum. Non, ça va.
Il s’est levé et m’a souri. Il avait des dents très blanches, parfaites, une vraie publicité pour une clinique d’orthodontie. Il m’a aidé à me relever d’une main ferme et vigoureuse.
— Vraiment désolé.
Sa voix était claire. Je me serais attendu à ce qu’il s’exprime comme ces clochards qui grommellent dans les rues de la Mission, la nuit, mais il parlait plutôt comme un libraire poli et cultivé.
— Pas de problème, lui ai-je assuré.
Il m’a tendu la main.
— Zeb, a-t-il dit.
— Marcus.
— Au plaisir, Marcus. Je te promets de faire plus attention la prochaine fois que je tomberai sur toi !
Il a ri, puis il a ramassé son sac à dos et il est parti.
Je suis rentré chez moi au radar. J’ai trouvé maman assise dans la cuisine et nous avons parlé de tout et de rien, comme nous en avions l’habitude avant que tout ne change.
Je suis monté dans ma chambre et me suis laissé tomber dans mon fauteuil. Pour une fois, je n’avais aucune envie de me connecter sur Xnet. En consultant mon blog ce matin-là, j’avais découvert que mon dernier message avait donné lieu à une controverse féroce entre ceux qui étaient d’accord avec moi et ceux qui s’indignaient à juste titre que je leur dise de renoncer à leur sport favori.
J’avais des millions de projets en cours au moment où tout s’était déclenché. Un mini-appareil photo en Lego, par exemple ; ou un cerf-volant destiné à faire des photos aériennes grâce à un vieil appareil digital dont j’avais trafiqué le bouton de déclenchement avec un bloc de Silly Putty : j’étirais la pâte au lancement et elle reprenait lentement sa forme initiale, en actionnant le système à intervalles réguliers. Je fabriquais aussi un amplificateur à tube à partir d’une vieille boîte de conserve rouillée qui ressemblait à une trouvaille archéologique – quand je l’aurais terminé, j’envisageais de le relier à mon téléphone et à des haut-parleurs 5.1 à effet surround réalisés avec des boîtes de thon.
Je me suis penché sur mon établi et finalement j’ai choisi de reprendre le mini-appareil photo. Empiler méthodiquement des Lego les uns sur les autres, voilà qui devrait correspondre à ma vitesse.
J’ai retiré ma montre et ma double bague en argent ornée d’un singe et d’un ninja en position de combat, et je les ai jetés dans le carton avec tout l’attirail que je mettais dans mes poches et autour de mon cou quand je sortais : mon téléphone, mon portefeuille, mes clés, mon wifinder, un peu de monnaie, quelques piles, des câbles de connexion… Je me suis délesté de tout ça, jusqu’à ce que je trouve dans ma poche quelque chose que je ne me souvenais pas y avoir mis.
C’était un bout de papier, gris et doux comme de la flanelle, légèrement duveteux sur les bords, là où on l’avait arraché. Il était couvert de l’écriture la plus fine, la plus délicate que j’avais jamais vue. Je l’ai déroulé et élevé à la lumière. Le texte s’étalait des deux côtés et se terminait par une signature ramassée dans le coin inférieur droit : Zeb.
J’ai lu le texte.
Cher Marcus,
Tu ne me connais pas mais moi je te connais. Pendant trois mois – depuis l’explosion du Bay Bridge, en fait –, on m’a incarcéré sur Treasure Island. J’étais dans la cour le jour où tu as parlé à cette Asiatique et où les gardiens t’ont plaqué au sol. Je t’ai trouvé courageux. J’ai apprécié.
J’ai eu l’appendicite le lendemain et j’ai abouti à l’infirmerie. Mon voisin de chambre s’appelait Darryl. On a mis longtemps à se rétablir, tous les deux, nos gardiens ne pouvaient plus nous relâcher sans se désavouer.
Alors, ils ont décidé qu’on devait être coupables de quelque chose. Ils nous ont questionnés tous les jours. Je sais que tu as subi leurs interrogatoires. Imagine ce que ç’a été d’endurer ça pendant des mois. Darryl et moi, on partageait la même cellule. Il y avait des micros partout, bien sûr, alors on faisait attention à ce qu’on disait, mais, le soir, on communiquait en tapotant des messages en morse sur les montants de nos lits (je savais bien que mes connaissances en radio amateur me seraient utiles un jour).
Au début, ils nous posaient toujours les mêmes questions : qui avait commis les attentats, comment ils s’y étaient pris, tout ça. Mais, au bout d’un moment, ils se sont mis à nous interroger sur Xnet. Bien entendu, on n’en avait jamais entendu parler. Mais ça ne les a pas dissuadés.
Darryl m’a raconté qu’ils lui avaient montré des cloneurs de puces, des Xbox, toutes sortes de gadgets et lui avaient demandé comment on s’en servait et comment on les fabriquait. Darryl m’a parlé de vos jeux et des choses que vous aviez apprises.
Surtout, le DHS nous posait énormément de questions sur nos fréquentations : qui étaient nos amis, quel genre de personnes c’étaient, avaient-ils des opinions politiques, avaient-ils déjà eu des ennuis au lycée, ou avec la justice ?
On a surnommé cette prison « Gitmo-sur-Baie ». J’en suis sorti il y a une semaine, et je ne crois pas que les gens soient au courant que leurs fils et leurs filles sont incarcérés au beau milieu de la baie. Le soir, on pouvait les entendre rire et faire la fête sur le continent.
Je me suis échappé. Je ne te dirai pas comment, au cas où ce papier tomberait entre de mauvaises mains. Peut-être que d’autres pourront suivre le même chemin que moi.
Darryl m’a expliqué comment te retrouver et m’a fait promettre de te prévenir si je réussissais à me sauver. Maintenant que c’est fait, je me tire. Ce pays n’est pas près de me revoir. Que l’Amérique aille se faire foutre !
Reste fort. Ils ont peur de vous. Flanque-leur un bon coup de pied au cul de ma part. Et, surtout, évite de te faire prendre.
Zeb
J’avais les larmes aux yeux en achevant ma lecture. Un briquet jetable traînait quelque part sur mon bureau, dont je me servais parfois pour faire fondre l’enveloppe isolante des fils électriques. Je l’ai retrouvé et je l’ai allumé. Je savais que Zeb aurait voulu que je brûle son petit mot pour être sûr que personne ne pourrait remonter jusqu’à lui, où qu’il ait l’intention d’aller.
J’ai approché le bout de papier de la flamme, mais, au dernier moment, j’ai hésité.
Darryl.
Entre mes soucis avec Xnet, Ange et le DHS, j’avais presque oublié son existence. Il était devenu une sorte de fantôme, comme un vieil ami qui a déménagé ou qui est parti à l’étranger dans le cadre d’un programme d’échange scolaire. Et, pendant tout ce temps, on n’avait pas cessé de l’interroger pour lui faire cracher tout ce qu’il savait sur moi, sur Xnet, sur les brouilleurs. Il était sur Treasure Island, cette base militaire abandonnée le long des ruines de Bay Bridge. Si proche que j’aurais presque pu le rejoindre à la nage.
J’ai reposé mon briquet et relu le message. Le temps d’arriver au bout, je pleurais à chaudes larmes. Tout m’était revenu en bloc : la femme à la coupe en brosse, les questions qu’elle m’avait posées, la puanteur de mon pantalon trempé de pisse et la raideur qu’il avait prise en séchant.
— Marcus ?
La porte de ma chambre était entrouverte et ma mère se tenait sur le seuil, avec une expression inquiète. Depuis combien de temps était-elle là ?
J’ai essuyé mes larmes d’un revers de bras et j’ai reniflé un bon coup.
— Ah, maman. Je ne t’avais pas entendue monter.
Elle est entrée dans ma chambre et m’a pris dans ses bras.
— Qu’y a-t-il ? Tu ne veux pas m’en parler ?
Le message trônait sur mon bureau.
— Ça vient de ta petite amie ? Est-ce que tout va bien ?
Elle m’offrait une porte de sortie. Je pouvais lui raconter qu’Ange et moi nous étions disputés, et elle sortirait de ma chambre et me laisserait tranquille. J’ai ouvert la bouche pour lui répondre ça, mais en fin de compte je lui ai balancé :
— J’étais en prison. Après l’explosion du pont. Je suis resté en prison pendant tout ce temps.
Je n’ai pas reconnu ma voix dans les sanglots qui ont suivi. On aurait dit le braiment d’un âne ou le feulement d’un grand félin. Je pleurais si fort que la gorge me brûlait, que j’en avais la poitrine douloureuse.
Maman m’a pris dans ses bras comme quand j’étais un petit garçon, elle m’a caressé les cheveux, m’a parlé doucement à l’oreille, m’a bercé, et, peu à peu, mes sanglots se sont calmés.
J’ai respiré un grand coup et maman est allée me chercher un verre d’eau. Je me suis assis au bord de mon lit, elle s’est installée dans mon fauteuil de bureau, et je lui ai tout raconté.
Tout.
Enfin, l’essentiel.