Nous lui avons tout expliqué. J’ai trouvé ça plutôt amusant, en fait. Apprendre à maîtriser la technologie est toujours excitant. C’est tellement cool de voir les gens prendre conscience que la technologie qui les entoure peut rendre leur vie meilleure. Ange a été formidable – nous formions une excellente équipe. Chacun complétait les explications de l’autre. Barbara était plutôt compétente dans ce domaine, de toute manière.
J’ai appris qu’elle avait couvert les guerres de la crypto, au début des années quatre-vingt-dix, quand certains groupes de défense des libertés publiques comme l’Electronic Frontier Foundation, ou EFF, s’étaient battus pour le droit des Américains à utiliser une bonne crypto. Mes connaissances sur cette période étaient assez floues, mais Barbara en parlait d’une façon qui me donnait la chair de poule.
Ça paraît incroyable aujourd’hui, mais à une époque le gouvernement avait classé la crypto comme une munition et avait prohibé son usage ou son exportation pour des motifs de sécurité nationale. Vous imaginez ça ? Nous avions eu des maths illégales, dans ce pays.
C’est surtout la National Security Agency qui avait insisté pour obtenir cette interdiction. Elle avait un standard de crypto prétendument assez solide pour les banquiers et leurs clients, mais pas assez pour que la mafia puisse lui dissimuler ses livres de comptes. Ce standard, le DES-56, était réputé quasiment inviolable. Et puis, l’un des cofondateurs multimillionnaires de l’EFF a produit pour deux-cent cinquante mille dollars un casseur de codes capable de déchiffrer le DES-56 en deux heures.
La NSA continuait malgré tout à vouloir empêcher les citoyens américains de lui faire des cachotteries. Et puis, en 1995, l’EFF lui a porté le coup de grâce en défendant un mathématicien de Berkeley appelé Dan Bernstein. Ce dernier avait écrit un tutoriel de crypto contenant un code informatique capable de produire un chiffre plus solide que le DES-56. Un million de fois plus solide. Aux yeux de la NSA, son logiciel constituait une arme et devenait, de ce fait, impubliable.
Il n’est pas forcément évident de faire comprendre à un juge la crypto et ce qu’elle représente, mais, apparemment, les juges de cour d’appel sont assez peu enclins à indiquer aux universitaires quel genre d’articles ils sont autorisés à publier ou non. Les guerres de la crypto se sont soldées par une victoire des gentils quand la cour d’appel des États-Unis pour le neuvième circuit a décrété que le code constituait une forme d’expression protégée par le Premier Amendement – « Le Congrès ne votera aucune loi qui restreigne la liberté d’expression ». Si vous avez déjà fait des achats sur Internet, ou envoyé un message secret, ou consulté votre compte en banque, vous avez fait appel à un code cryptographique rendu légal grâce à l’EFF. Ce qui est une bonne chose : la NSA n’est pas si forte. Si elle arrive à casser un code, vous pouvez être sûr que les terroristes et autres bandits peuvent y arriver aussi.
Barbara faisait partie des journalistes qui avaient bâti leur réputation sur la couverture de ces affaires. Elle s’était fait les dents sur la fin du mouvement pour les droits civiques à San Francisco, et elle voyait des similitudes entre le combat pour la Constitution dans le monde réel et celui qui s’était déroulé dans le cyberespace.
Elle a tout compris. Je ne crois pas que j’aurais su expliquer ça à mes parents, mais pour Barbara ça n’a posé aucun problème. Elle m’a interrogé sur les protocoles cryptographiques et les procédures de sécurité – parfois, je n’ai pas su répondre –, et a relevé plusieurs failles potentielles dans notre procédure.
Nous avons branché la Xbox et nous nous sommes connectés. J’ai trouvé quatre nœuds Wi-Fi ouverts à proximité et j’ai dit à la console de sauter de l’un à l’autre à intervalles aléatoires. Barbara a saisi ça aussi : une fois sur le réseau, Xnet ressemblait en tout point à Internet sauf que certaines tâches s’y accomplissaient un peu plus lentement et que tout était anonyme et impossible à retracer.
— Et maintenant ? ai-je demandé en débranchant la console.
J’avais la bouche sèche à force d’avoir parlé et le café me donnait des brûlures d’estomac. En plus, Ange me serrait la main sous la table d’une façon qui m’incitait à prendre congé pour terminer notre première réconciliation loin des regards.
— Maintenant, c’est à moi de jouer. Tu vas rentrer chez toi et je vais faire des recherches sur ce que tu m’as raconté. Je te ferai lire mon article avant de le publier et je te préviendrai de sa date de publication. Je préférerais que tu n’en parles à personne d’ici là, parce que je tiens à l’exclusivité et que je veux m’assurer de clarifier cette histoire avant que les spéculations de mes confrères et la riposte du DHS ne viennent l’embrouiller.
« Il faudra que je contacte le DHS avant la publication pour lui demander ses commentaires, mais je le ferai de manière à te protéger autant que possible. Et je t’avertirai, là aussi.
« Il y a une chose qui doit être bien claire : ce n’est plus ton histoire. C’est la mienne. C’est très généreux de ta part de m’en avoir fait cadeau, et je tâcherai de te renvoyer l’ascenseur, mais ça ne te donne pas le droit d’en retrancher quoi que ce soit, d’essayer de la modifier ou de me dire de tout arrêter. Compris ?
Je n’avais pas réfléchi à ça en ces termes, mais, en entendant Barbara, ça m’a paru évident. J’avais déclenché la mise à feu et je ne pouvais plus rappeler la fusée. Elle retomberait quoi qu’il arrive, et pas forcément à l’endroit prévu, mais il était trop tard pour changer ça. Dans un avenir très proche, j’allais cesser d’être Marcus pour devenir un personnage public. Je serais le gars qui avait sifflé la fin de partie pour le DHS.
Autant dire que je serais pratiquement dans le couloir de la mort.
Je suppose qu’Ange a dû se faire la même réflexion, parce qu’elle est devenue livide.
— Allons quelque part, a-t-elle dit.
La mère et la sœur d’Ange étaient de sortie, ce qui a facilité le choix de l’endroit où nous passerions la soirée. L’heure du dîner était passée depuis longtemps, mais mes parents savaient que j’avais rendez-vous avec Barbara et ne m’en voudraient pas si je rentrais tard.
En arrivant chez Ange, je n’ai pas eu envie de brancher ma Xbox. J’avais largement eu ma dose de Xnet pour la journée. Je ne pensais plus qu’à Ange, Ange, Ange. Ange, dont j’allais devoir apprendre à me passer. Ange, qui était furieuse contre moi. Ange, à qui je ne pourrais plus jamais parler. Ange, que je ne pourrais plus jamais embrasser.
Elle pensait exactement la même chose. Je l’ai vu dans ses yeux quand elle a refermé la porte de sa chambre derrière nous et que nous nous sommes regardés. J’avais faim d’elle, comme on a faim quand on n’a rien mangé depuis des jours ou qu’on a couru derrière un ballon pendant trois heures d’affilée.
Comme rien de tout ça. C’était beaucoup plus fort. C’était une sensation que je n’avais encore jamais éprouvée. J’aurais voulu la manger tout entière, la dévorer.
Jusqu’à présent, c’était elle qui avait été la plus entreprenante de nous deux. Je l’avais laissée faire bien volontiers. Je trouvais incroyablement érotique que ce soit elle qui m’empoigne et qui m’enlève mon T-shirt, qui m’attire vers ses lèvres.
Mais, ce soir-là, je ne pouvais pas me retenir. Je ne voulais pas me retenir.
La porte s’est fermée avec un déclic et j’ai attrapé son T-shirt par le bas et l’ai remonté sèchement, en lui laissant à peine le temps de lever les bras au-dessus de sa tête. J’ai arraché mon propre T-shirt. J’ai entendu le coton se déchirer aux coutures.
Elle avait les yeux brillants, la bouche ouverte, le souffle court et rapide. Je haletais moi aussi ; mon cœur et mon sang battaient à mes oreilles.
J’ai arraché le reste de nos vêtements avec la même frénésie et je les ai jetés sur le linge sale et propre disséminé sur le sol. J’ai écarté d’un revers de bras les livres et les papiers étalés sur le lit. Nous avons atterri sur le couvre-lit une seconde plus tard, dans les bras l’un de l’autre, nous serrant comme si nous voulions rentrer l’un dans l’autre. Elle a gémi dans ma bouche, moi dans la sienne, et j’ai senti sa voix vibrer le long de mes cordes vocales, sensation plus intime que tout ce que j’avais connu jusque-là.
Elle s’est détachée de moi pour tendre le bras vers la table de chevet. Elle a ouvert le tiroir d’un geste brusque. Elle a jeté une trousse à pharmacie blanche devant moi sur le lit. J’ai regardé à l’intérieur. Des préservatifs Trojan. Une douzaine de spermicides. Tous dans leur emballage. Je lui ai souri, elle m’a rendu mon sourire et j’ai ouvert la trousse.
Je rêvais de ce moment depuis des années. Je me l’imaginais cent fois par jour. Certains jours, je ne pensais pratiquement qu’à ça.
Ça ne s’est pas du tout passé comme je m’y attendais. Par certains côtés, c’était mieux. Par d’autres, bien pire. Sur le moment, ça m’a paru durer une éternité. Après coup, j’ai eu l’impression que tout s’était déroulé en un clin d’œil.
Je ne me suis pas senti vraiment différent, après, et pourtant j’avais l’impression d’avoir changé. Quelque chose avait changé entre nous.
C’était bizarre. Nous nous sommes rhabillés timidement, en récupérant nos habits sur la pointe des pieds, en évitant soigneusement de nous regarder. J’ai enveloppé le préservatif dans un Kleenex pris dans la boîte à côté de son lit, je suis passé dans la salle de bains et je l’ai jeté dans la poubelle.
À mon retour, j’ai trouvé Ange assise sur son lit, en train de jouer à sa Xbox. Je me suis assis à côté d’elle et je lui ai pris la main. Elle s’est tournée vers moi avec un sourire. Nous étions tous les deux épuisés, tremblants.
— Merci, ai-je dit.
Elle est restée muette et m’a regardé bien en face. De grosses larmes coulaient sur ses joues.
Je l’ai serrée contre moi et elle m’a agrippé de toutes ses forces.
— Tu es quelqu’un de bien, Marcus Yallow, a-t-elle murmuré. Merci.
Je ne savais pas quoi dire, alors je l’ai serrée fort moi aussi. Finalement, nous nous sommes détachés l’un de l’autre. Elle ne pleurait plus mais elle continuait à sourire.
Elle m’a indiqué ma Xbox par terre à côté de son lit. Je l’ai branchée et je me suis connecté.
C’était toujours la même chose. Une tonne d’e-mails. Les nouveaux posts des blogs que je consultais. Des spams. J’en recevais à la pelle. Ma boîte mail suédoise était régulièrement l’objet d’un « joe job » – c’est-à-dire que mon adresse mail était prise comme fausse adresse d’expéditeur pour des spams adressés à des centaines de millions d’utilisateurs Internet, si bien que je recevais toutes les réponses automatiques et les coups de gueule rageurs. Je ne savais pas qui était derrière ça. Peut-être le DHS essayait-il de saturer ma boîte mail. À moins que ce ne soit juste une mauvaise blague qu’on me faisait. Le Parti pirate avait de bons filtres, cela dit, et il pouvait fournir jusqu’à cinq cents gigas de capacité de stockage à ses abonnés, donc j’avais encore du temps devant moi avant d’être submergé.
J’ai filtré tous les messages, en martelant la touche d’effacement. J’avais ouvert une boîte mail distincte pour les courriers qui m’arrivaient cryptés avec ma clé publique, afin d’isoler tout ce qui pouvait avoir trait à Xnet et les informations sensibles. Mes spammeurs n’avaient pas encore compris qu’utiliser des clés publiques rendrait leurs courriers plus crédibles, et, pour l’instant, ça fonctionnait plutôt bien.
J’avais une douzaine de messages cryptés venant de membres de la toile de confiance. Je les ai parcourus rapidement – des liens vers de nouvelles vidéos et photos d’abus du DHS, des témoignages effrayants de gens passés de justesse entre les mailles du filet, des commentaires délirants à propos de mon blog. Bref, les trucs habituels.
Et puis, je suis tombé sur un message qui n’était crypté qu’avec ma clé publique. Ça voulait dire que personne d’autre ne pouvait le lire, mais je n’avais aucune idée de l’identité de son auteur. Il était signé d’une certaine Masha, ce qui pouvait aussi bien être un pseudo.
> Salut M1k3y
> Tu ne me connais pas, mais moi je te connais.
> Je me suis fait arrêter le jour des attentats. Les flics m’ont interrogée. Ils ont décidé que j’étais innocente. Et ils m’ont proposé une mission : les aider à traquer les terroristes qui avaient assassiné mes voisins.
> Présentée comme ça, l’idée m’a plu. J’étais loin de me douter que l’essentiel de mon travail consisterait à espionner une bande de gamins qui n’appréciaient pas de voir leur ville transformée en État policier.
> J’ai infiltré Xnet le jour même de sa création. Je suis dans ta toile de confiance. Si j’avais voulu dévoiler mon identité, j’aurais pu t’envoyer un e-mail depuis une adresse que tu connais. Trois adresses, en fait. Je fais partie de ton réseau comme n’importe quelle autre gamine de dix-sept ans. Certains e-mails que tu as reçus étaient en réalité de fausses informations soigneusement sélectionnées par moi et mes employeurs.
> Ils ne savent pas encore qui tu es, mais l’étau se resserre. Ils continuent à retourner des gens, à les compromettre. Ils attaquent les sites de réseaux sociaux et recourent à la menace pour transformer de pauvres gosses en informateurs. À l’heure actuelle il y a des centaines de personnes qui travaillent pour le DHS sur Xnet. J’ai leurs noms, leurs pseudos et leurs clés – publiques et privées.
> Quelques jours après le lancement de Xnet, ils ont cherché à exploiter les failles de ParanoidLinux. Ils n’ont pas découvert grand-chose pour l’instant, mais ils finiront par y arriver, c’est inévitable. Et, quand ils auront trouvé comment le court-circuiter, tu seras cuit.
> Je crois pouvoir dire que si mes employeurs me voyaient taper ça, ils m’enverraient croupir à « Gitmo-sur-Baie » jusqu’à ce que j’aie des cheveux gris.
> Même s’ils ne réussissent pas à casser ParanoidLinux, ils font circuler de fausses distributions de ParanoidXbox. Les sommes de contrôle ne correspondent pas, mais qui vérifie les sommes de contrôle ? À part toi et moi ? Un tas de Xnautes sont déjà morts, même s’ils ne le savent pas encore.
> Mes employeurs n’attendent plus que le moment idéal pour te coffrer avec un maximum de retombées médiatiques. Ça va arriver plus tôt que tu ne le penses, crois-moi.
> Tu dois te demander pourquoi je t’écris tout ça.
> Je me pose la même question.
> Et ma réponse est la suivante : j’ai accepté de marcher dans leur combine pour combattre des terroristes. Pas pour espionner des Américains dont les idées déplaisent au DHS. Au lieu de traquer des gens qui font sauter des ponts, je me retrouve face à des manifestants. Je ne peux pas continuer comme ça.
> Toi non plus, d’ailleurs, que ça te plaise ou non. Comme je te l’ai dit, tu vas très bientôt te retrouver derrière les barreaux sur Treasure Island. Simple question de temps.
> En ce qui me concerne, je me tire. Je descends à Los Angeles, où des gens ont promis de m’aider à disparaître si j’en avais envie.
> J’ai envie de disparaître.
> Tu peux venir avec moi si tu veux. Il vaut mieux être un combattant qu’un martyr. Si ça t’intéresse, on cherchera ensemble un moyen de remporter la victoire. Je suis aussi maligne que toi, tu peux me croire.
> Qu’est-ce que tu en dis ?
> Voilà ma clé publique.
> Masha
« Dans le doute ou en cas de souci, cours en rond, crie, fais du bruit. »
Vous avez déjà entendu cette maxime ? Le conseil est mauvais, mais au moins il est facile à suivre. J’ai sauté du lit et je me suis mis à faire les cent pas. J’avais le cœur qui cognait dans ma poitrine et le sang qui grondait à mes oreilles, comme quand nous étions arrivés chez Ange. Sauf que cette fois il n’était plus question d’excitation sexuelle, mais de terreur panique.
— Quoi ? s’est inquiétée Ange. Qu’est-ce qu’il y a ?
J’ai indiqué l’écran de mon côté du lit. Elle a roulé sur le ventre, attrapé mon clavier et passé le doigt sur le pavé digital. Elle a lu le message en silence.
J’ai continué à tourner en rond.
— C’est de l’intox, a-t-elle dit. Le DHS est en train de jouer avec toi.
Je l’ai regardée. Elle se mordait la lèvre. Elle n’avait pas l’air tellement convaincue.
— Tu crois ?
— Forcément. Ils ne peuvent rien contre toi, alors ils se servent de Xnet pour t’atteindre.
— Peut-être…
Je me suis rassis sur le lit. Je recommençais à haleter.
— Relax, m’a-t-elle dit. Ils jouent avec toi, c’est tout. Attends.
C’était la première fois qu’elle me prenait mon clavier des mains, mais une intimité nouvelle s’était installée entre nous. Elle a cliqué sur « répondre » et tapé :
Elle écrivait au nom de M1k3y, maintenant. Même la manière dont nous étions ensemble avait changé.
— Vas-y, signe et envoie. On verra bien ce qu’elle te répond.
Je n’étais pas certain que ce soit une bonne idée, mais je n’en avais pas de meilleure. J’ai signé la réponse et je l’ai cryptée avec ma clé privée et la clé publique que Masha m’avait donnée.
La réponse a été immédiate.
> Je me doutais que tu dirais ça.
> Voilà un hack auquel tu n’as pas encore pensé. Je peux t’adresser des vidéos de manière anonyme par un tunnel DNS. Je t’envoie plusieurs liens vers des séquences qui devraient t’intéresser. Jettes-y un coup d’œil avant de te faire une opinion sur moi. Ces gens se filment tous en permanence, pour se prémunir contre les coups fourrés. C’est facile de les espionner, car ils s’espionnent sans cesse les uns les autres.
> Masha
En pièce jointe, il y avait le code source d’un petit programme qui faisait exactement ce que Masha avait dit : passer des vidéos par le DNS.
Permettez-moi d’être un peu technique le temps d’une petite explication. En fin de compte, tout protocole Internet se résume à une séquence de texte envoyée et renvoyée dans un ordre précis. C’est comme si vous preniez un semi-remorque et que vous mettiez une voiture dans la remorque, une moto dans le coffre de la voiture, un vélo sur la selle de la moto et une paire de Rollerblade sur le porte-bagages du vélo. Sauf que dans le cas qui nous intéresse, vous pouvez poser le camion sur les Rollerblade si ça vous chante.
Considérons l’exemple du Simple Mail Transfer Protocol, ou SMTP, qu’on utilise pour l’envoi des e-mails.
Voici un échantillon de conversation entre mon serveur de mail et moi quand je m’envoie un message à moi-même :
> HELO littlebrother.com.se
250 mail.pirateparty.org.se Bonjour mail.pirate party.org.se, enchanté de faire ta connaissance
> MAIL FROM : m1k3y@littlebrother.com.se
250 2.1.0 m1k3y@littlebrother.com.se... Sender ok
> RCPT TO : m1k3y@littlebrother.com.se
250 2.1.5 m1k3y@littlebrother.com.se... Reci–pient ok
> DATA
354 Enter mail, end with « . » on a line by itself
Dans le doute ou en cas de souci, cours en rond, crie, fais du bruit.
> .
250 2.0.0 k5SMW0xQ006174 Message accepted for delivery
QUIT
221 2.0.0 mail.pirateparty.org.se closing connection
Connection closed by foreign host
Ce protocole de discussion a été défini en 1982 par Jon Postel, l’un des pionniers d’Internet, qui dirigeait littéralement sous le manteau l’un des plus gros serveurs du Net à l’University of Southern California, à l’ère paléolithique.
Maintenant, imaginons que vous connectiez un serveur de mail à une séance de tchat. Vous pourriez tout à fait envoyer au serveur un message qui dirait : « HELO littlebrother.com.se », auquel il répondrait : « 250 mail.pirateparty.org.se Bonjour mail.pirateparty.org.se, enchanté de faire ta connaissance. » Autrement dit, vous pourriez avoir exactement la même conversation en messagerie instantanée qu’en SMTP. Au prix de quelques petits ajustements, cet échange avec le serveur pourrait se dérouler entièrement dans le cadre d’un tchat. Ou d’une session Internet. Ou n’importe où ailleurs.
On appelle ça le tunneling. Ça consiste à faire passer le SMTP par un « tunnel » de tchat. Après quoi vous pouvez aussi faire passer le tchat par un tunnel SMTP si vous tenez vraiment à vous compliquer la vie.
En fait, tous les protocoles Internet se prêtent à ce petit jeu. C’est bien pratique, parce que ça veut dire que, si vous êtes sur un réseau qui n’autorise que l’accès simple à la Toile, vous pouvez y créer un tunnel pour votre courrier. Ou votre P2P favori. Ou même Xnet – qui constitue en soi un tunnel pour des dizaines de protocoles.
Le Domain Name System est un vieux protocole Internet très intéressant qui remonte à 1983. C’est la manière dont votre ordinateur convertit un nom informatique – comme « pirateparty.org.se » – en adresse IP dont se servent les ordinateurs pour communiquer entre eux à travers la toile, comme 204.11.50.136. En règle générale, ça fonctionne comme par magie, même s’il y a des millions d’éléments en mouvement – chaque ISP gère un serveur DNS, comme le font la plupart des gouvernements et beaucoup d’opérateurs privés. Ces boîtes DNS n’arrêtent pas de communiquer entre elles et de s’adresser des requêtes, si bien que, quel que soit le nom que vous fournissez à votre ordinateur, il sera toujours en mesure de le convertir en une suite de nombres.
Avant l’apparition du DNS, tout reposait sur le « fichier hosts ». Croyez-le ou non, il s’agissait d’un document unique qui regroupait le nom et l’adresse de tous les ordinateurs connectés à Internet. Chaque ordinateur en avait une copie. Devenu trop gros, le fichier a cédé la place au DNS, basé sur un serveur qui tournait à l’origine sous le bureau de Jon Postel. Si la femme de ménage avait débranché la prise par mégarde, tout Internet se serait retrouvé dans le brouillard. Sérieusement.
L’avantage du DNS d’aujourd’hui, c’est qu’il est partout. Chaque réseau a son propre serveur DNS, et tous ces serveurs sont configurés de manière à communiquer entre eux ainsi qu’avec d’autres utilisateurs choisis au hasard sur Internet.
Masha avait réussi à trouver un moyen d’envoyer une vidéo par un tunnel DNS. Elle décomposait sa séquence en plusieurs milliards de fragments qu’elle dissimulait dans les messages adressés aux serveurs. Grâce à son programme, je pouvais ensuite récupérer ces éléments disséminés à travers Internet sur différents serveurs. Ça devait paraître curieux sur les histogrammes du réseau, comme si je consultais l’adresse des ordinateurs du monde entier.
Mais cela comportait deux avantages que j’ai pu apprécier tout de suite : la vidéo arrivait à une vitesse stupéfiante – à peine avais-je cliqué sur le lien qu’elle s’affichait chez moi en mode plein écran, sans le moindre à-coup – et je n’avais aucun moyen de savoir où elle était hébergée. L’envoi était totalement anonyme.
Au début, je n’ai même pas fait attention au contenu de la vidéo. J’étais complètement estomaqué par l’audace de ce hack. Diffuser une vidéo en streaming par le DNS ? C’était tellement malin, tellement bizarre que c’en était presque pervers.
Peu à peu, j’ai commencé à m’intéresser à ce que je voyais.
C’était une petite salle de réunion avec un grand miroir sur le mur du fond. J’ai reconnu la pièce. C’est là que Coupe-en-Brosse m’avait obligé à cracher mon mot de passe. Il y avait cinq fauteuils confortables autour de la table, tous occupés par des individus en uniforme du DHS. J’ai reconnu le major général Graeme Sutherland, le commandant du DHS dans la région de la baie, ainsi que Coupe-en-Brosse. Les autres ne me disaient rien. Tout ce petit monde était tourné vers un écran vidéo en bout de table, dans lequel s’encadrait un visage infiniment plus familier.
Kurt Rooney était de notoriété publique le principal stratège du président, la tête pensante du parti depuis trois élections, et encore vraisemblablement pour une quatrième. On le surnommait l’Impitoyable et j’avais vu un reportage sur lui aux infos, qui montrait à quel point il menait ses subordonnés d’une main de fer, les harcelant au téléphone ou par messagerie instantanée, surveillant chacun de leurs déplacements, contrôlant leurs moindres faits et gestes. C’était un vieil homme au visage fripé, aux yeux gris acier, avec un nez aplati, des narines larges et des lèvres minces qui donnaient constamment l’impression qu’il reniflait une odeur désagréable.
C’était lui qu’on voyait sur l’écran. Il parlait, et les autres l’écoutaient avec attention en prenant des notes.
— … disent qu’ils sont fâchés contre les autorités, mais il faut montrer au pays que ce sont les terroristes qu’ils devraient blâmer, au lieu du gouvernement. Vous comprenez ? Le pays n’aime pas cette ville. La plupart des gens la considèrent comme Sodome et Gomorrhe réunis, un repaire de pédales et d’athéistes qui méritent de brûler en enfer. La seule raison qui les pousse à s’intéresser à San Francisco en ce moment, c’est que la ville a eu la chance d’être prise pour cible par des terroristes islamistes.
« Ces gamins avec leur Xnet en arrivent à un stade où ils vont commencer à nous être utiles. Plus ils se radicalisent, plus le reste du pays sera disposé à reconnaître que la menace est partout.
L’assistance a cessé de prendre des notes.
— Nous devons pouvoir contrôler ça, je pense, est intervenue Coupe-en-Brosse. Nos agents sur Xnet ont de plus en plus d’influence. Les blogueurs mandchouriens tiennent jusqu’à cinquante blogs ; ils inondent les canaux de tchat et multiplient les liens entre eux. D’une manière générale, ils se contentent de suivre la ligne officielle instaurée par ce M1k3y, mais ils ont déjà montré qu’ils pouvaient inspirer des actions radicales, même quand M1k3y freine des quatre fers.
Le major général Sutherland a approuvé.
— Nous avions envisagé de les laisser dormir jusqu’à un mois avant les élections de mi-mandat. C’était le plan d’origine. Mais j’ai l’impression que…
— Nous avons un autre plan pour les élections de mi-mandat, l’a coupé Rooney. Vous en serez informés le moment venu, bien sûr, mais disons juste que ce n’est pas la peine de prévoir des vacances à cette période. Dites à vos gars d’enflammer Xnet maintenant, sans attendre. S’ils se modèrent, ces gosses ne nous servent à rien. Radicalisez-moi tout ça !
La vidéo s’arrêtait là-dessus.
Ange et moi nous sommes assis au bord du lit, l’œil rivé à l’écran. Ange a tendu la main pour relancer la vidéo. Nous l’avons regardée une deuxième fois. C’était encore pire.
J’ai repoussé le clavier sur le côté et je me suis levé.
— J’en ai marre d’avoir peur ! me suis-je exclamé. Allons montrer ça à Barbara. Qu’elle publie tout. Qu’elle mette tout sur le Net. Qu’ils viennent me chercher. Au moins, je saurais ce qui va se passer. J’aurais un peu de certitudes dans ma vie !
Ange m’a attiré contre elle et m’a serré fort, en me murmurant tout bas :
— Je sais, bébé, je sais. C’est terrible. Mais tu ne vois que le mauvais côté, en oubliant tout le reste. Tu as créé un mouvement. Tu as été plus malin que ces crétins à la Maison-Blanche et ces tarés en uniforme du DHS. Tu t’es mis en position de faire sauter le couvercle de toute cette pourriture.
« Bien sûr qu’ils cherchent à t’avoir. C’est évident. Tu en doutais ? Je l’ai toujours su. Mais, Marcus, ils ne savent pas qui tu es. Réfléchis un peu à ça. Tous ces adultes avec leur argent, leurs flingues, leurs informateurs, et toi, un lycéen de dix-sept ans – tu continues à les rouler dans la farine ! Ils ne sont pas au courant pour Barbara. Ils ne sont pas au courant pour Zeb. Tu les as embrouillés dans les rues de San Francisco et tu les as humiliés aux yeux du monde entier. Alors arrête de broyer du noir, d’accord ? Tu es en train de gagner.
— Ils vont quand même me tomber dessus tôt ou tard. Tu le sais. Ils vont m’envoyer en prison pour toujours. Ou me faire disparaître, comme Darryl. Ou, pire, m’envoyer en Syrie. Pourquoi me garder à San Francisco ? Ils n’ont aucun intérêt à ce que je reste aux États-Unis.
Elle s’est assise sur le lit à côté de moi.
— Oui, a-t-elle reconnu, c’est vrai.
— Eh oui.
— Eh bien, tu sais quoi faire, non ?
— Quoi donc ? (Elle a regardé mon clavier avec insistance. J’ai vu des larmes couler sur ses joues.) Non ! Tu es folle ? Je ne vais pas m’enfuir avec une cinglée qui m’a écrit sur Internet. Une espionne, en plus.
— Tu as une meilleure idée ?
J’ai donné un coup de pied dans le linge qui traînait.
— D’accord. Très bien. Je vais lui parler.
— C’est ça, a approuvé Ange. Parle-lui, et dis-lui que ta petite amie vient avec vous.
— Quoi ?
— Oh, ça va, tête de nœud. Tu crois que tu es le seul à être en danger ? Je cours exactement les mêmes risques que toi, Marcus. Ça s’appelle la complicité. Ils m’enverront au même endroit que toi. (Elle a avancé le menton avec un air mutin.) Toi et moi, on est liés, maintenant. Il faut que tu le comprennes.
Nous nous sommes regardés longuement.
— Sauf si tu ne veux pas de moi, a-t-elle fini par ajouter d’une toute petite voix.
— Tu rigoles, là ?
— J’ai l’air de rigoler ?
— Je ne peux pas envisager de partir sans toi, Ange. Je ne t’aurais jamais demandé de m’accompagner, mais je suis super content que tu me l’aies proposé.
Elle m’a souri et m’a lancé mon clavier.
— Écris à cette Masha. Voyons ce qu’elle peut faire pour nous.
Je lui ai envoyé un e-mail, crypté, et nous avons attendu la réponse. Ange a promené son nez sur mon cou ; je l’ai embrassée ; nous nous sommes collés l’un à l’autre. Je ne sais pas si c’était le danger de la situation ou cette idée de nous enfuir ensemble, mais ça m’a fait oublier toutes mes appréhensions à propos du sexe. En fait, ça m’a plutôt donné une furieuse envie de recommencer.
Nous étions de nouveau à moitié nus quand la réponse de Masha est arrivée.
> À deux ? Putain, comme si ce n’était pas assez compliqué comme ça !
> Je n’ai pas le droit de sortir à moins que ce soit pour enquêter sur un gros coup en relation avec Xnet. Tu comprends ? Mes employeurs me surveillent de près. Les seules fois où ils me lâchent un peu la bride, c’est quand il faut se mêler aux Xnautes. Dans ces moments-là, ils m’envoient sur le terrain.
> Organise un gros truc. On m’enverra enquêter. Et je nous ferai disparaître tous les deux. Tous les trois, si tu y tiens absolument.
> Seulement, on a intérêt à faire vite. Je ne peux pas t’envoyer trop d’e-mails, tu comprends ? Ils me surveillent. Et ils sont sur ta piste. Tu n’as plus beaucoup de temps. Quelques semaines, peut-être quelques jours.
> J’ai besoin de toi pour me faire sortir. C’est pour ça que je m’adresse à toi, au cas où tu te poserais la question. Je ne peux pas m’échapper toute seule. Il me faut une grosse diversion sur Xnet. Et, là, c’est ton rayon. Ne me fais pas faux bond, M1k3y, sinon on est fichus tous les deux. Et ta copine aussi.
> Masha
Mon téléphone s’est mis à sonner. Nous avons sursauté tous les deux. C’était ma mère, qui voulait savoir à quelle heure je comptais rentrer. Je lui ai répondu que j’étais en route. Je n’ai pas mentionné Barbara. Nous étions convenus de ne pas prononcer son nom au téléphone. C’est mon père qui l’avait suggéré. Il pouvait se montrer aussi paranoïaque que moi.
— Il faut que je file, ai-je dit à Ange.
— Nos parents vont être…
— Je sais. J’ai vu comment les miens ont réagi quand ils m’ont cru mort. Ma fuite ne sera pas beaucoup plus facile à vivre, pour eux. Mais j’imagine qu’ils préféreront me savoir dans la peau d’un fugitif que dans celle d’un prisonnier. C’est ce que je crois, en tout cas. Et puis, une fois qu’on aura disparu, Barbara pourra tout publier sans se préoccuper de nous attirer des ennuis.
Nous nous sommes embrassés sur le seuil de sa chambre. Ça n’a pas été un de ces baisers torrides et passionnés sur lesquels nous avions l’habitude de nous séparer. Non, plutôt un baiser tendre. Un baiser lent. Comme un baiser d’adieu.
Les trajets en BART sont propices à l’introspection. Il y a le balancement du train, le fait d’éviter de croiser le regard des autres usagers, les publicités qu’on ne veut pas voir pour la chirurgie esthétique, les prêteurs de cautions ou les tests pour le sida, et aussi les graffitis et les sièges éventrés qu’on s’efforce de ne pas examiner de trop près. Dans ces moments-là, votre esprit a tendance à tourner en boucle.
Vous vous balancez sur votre siège et vous passez en revue toutes ces choses que vous avez ratées, tous ces moments de l’existence où vous n’avez pas su être un héros, où vous vous êtes comporté comme un crétin ou un minable.
Et vous élaborez des théories comme celle-là :
« Si le DHS voulait mettre la main sur M1k3y, quelle meilleure façon de s’y prendre que de l’amener à se dévoiler à l’occasion d’une manifestation Xnet en public ? Est-ce que ça ne vaudrait pas le coup de balancer une vidéo compromettante ? »
Votre cerveau tourne et retourne ces idées dans tous les sens, même si le trajet ne couvre pas plus de deux ou trois stations. Et, quand vous descendez et que vous commencez à marcher, le sang se remet à circuler plus vite et parfois votre cerveau vous donne un petit coup de pouce.
Parfois, en plus de vous rappeler vos problèmes, votre cerveau vous souffle des solutions.