Ils m’ont emmené dehors et m’ont conduit jusqu’à une voiture banalisée. Je dis « banalisée », mais n’importe qui dans le quartier aurait tout de suite deviné qu’il s’agissait d’une voiture de flics. Il n’y a plus qu’eux pour conduire de grosses Crown Victoria depuis que l’essence coûte sept dollars le gallon. En plus, ils sont les seuls à pouvoir se garer en double file au beau milieu de Van Ness Street sans avoir peur des véhicules de la fourrière qui rôdent toute la journée, prêts à faire appliquer l’incompréhensible réglementation sur le stationnement et à ramasser la prime pour avoir enlevé votre voiture.
Crotte-de-Nez s’est mouché un bon coup. J’étais installé sur la banquette arrière, à côté de lui. Son partenaire s’était assis devant et tapait du doigt sur un vieux portable cabossé qui devait remonter à la préhistoire.
Crotte-de-Nez a vérifié mon identité encore une fois.
— Nous voulons juste vous poser quelques questions de routine.
— Je peux voir vos plaques ? ai-je dit.
Ces gars étaient clairement des flics, alors autant qu’ils sachent que je connaissais mes droits.
Crotte-de-Nez m’a montré son insigne en l’escamotant trop vite pour que je puisse y jeter un coup d’œil, mais Gros-Bouton m’a laissé examiner le sien autant que je le voulais. J’ai mémorisé le numéro de leur brigade et les quatre chiffres du numéro de leur plaque. C’était facile : 1337, c’est aussi la manière dont les hackers écrivent leet – ou « élite ».
Ils étaient très polis, tous les deux, et n’essayaient pas de m’intimider, contrairement aux types du DHS.
— Je suis en état d’arrestation ?
— Vous êtes placé en détention provisoire afin d’assurer votre sécurité et celle du public, m’a répondu Crotte-de-Nez.
Il a donné mon numéro de permis de conduire à Gros-Bouton, qui l’a entré dans son ordinateur. J’ai failli le reprendre en le voyant faire une faute de frappe, mais finalement je me suis dit qu’il valait mieux que je ferme ma gueule.
— Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez nous dire, Marcus ? Ou est-ce qu’on vous appelle Marc ?
— Marcus.
Crotte-de-Nez avait l’air d’un flic plutôt sympa. Sauf qu’il m’avait embarqué dans sa voiture…
— D’accord, Marcus. Voyez-vous quelque chose que vous pourriez me dire ?
— Comme quoi ? Je suis en état d’arrestation, oui ou non ?
— Pas pour l’instant, a répondu Crotte-de-Nez. Vous aimeriez l’être ?
— Non.
— Bien. Nous vous observons depuis que vous êtes sorti du BART. D’après votre carte de transport, vous avez visité toutes sortes d’endroits curieux à des heures plutôt surprenantes.
Là, il m’a soulagé d’un gros poids. Ils n’étaient pas là pour Xnet, en fin de compte. Ils avaient simplement surveillé mes déplacements en transports en commun et voulaient savoir pourquoi je m’étais promené partout ces derniers temps. C’était ridicule.
— Vous prenez en filature tous ceux qui sortent du BART avec un historique de déplacements peu ordinaire ? Vous devez être drôlement occupés.
— Pas tous, Marcus. On nous signale les gens dont le profil de déplacement paraît inhabituel et nous décidons au cas par cas si ça vaut la peine d’enquêter ou non. En ce qui vous concerne, nous avons eu envie de savoir pourquoi un garçon intelligent comme vous avait un profil de déplacement aussi curieux.
Maintenant que j’étais sûr de ne pas aller en prison, ils commençaient à me courir sur le système. Ces gars n’avaient aucun droit de m’espionner – putain, la compagnie BART n’avait aucun droit de les aider à m’espionner. Depuis quand les cartes de transport mouchardaient les usagers qui avaient un « profil de déplacement inhabituel » ?
— J’aimerais bien être mis en état d’arrestation, en fait, ai-je dit.
Crotte-de-Nez s’est adossé à la banquette en me dévisageant avec curiosité.
— Vraiment ? Pour quel motif ?
— Quoi, vous voulez dire qu’utiliser les transports en commun d’une façon inhabituelle ne constitue pas un délit ?
Gros-Bouton a fermé les yeux et les a frottés avec ses pouces.
Crotte-de-Nez a poussé un soupir.
— Écoutez, Marcus, nous sommes tous dans le même camp, ici. Ce système nous aide à attraper les méchants. Les terroristes, les dealers. Vous êtes peut-être un dealer, qui sait ? Une carte de transport, c’est très pratique pour se déplacer en tout anonymat.
— Qu’y a-t-il de mal à aimer l’anonymat ? Thomas Jefferson était pour. Au fait, vous m’arrêtez ou pas ?
— Ramenons-le chez lui, a suggéré Gros-Bouton. Nous parlerons à ses parents.
— C’est une idée épatante, ai-je approuvé. Je suis sûr qu’ils seront ravis d’apprendre comment on dépense l’argent de leurs impôts…
J’avais poussé le bouchon trop loin. Crotte-de-Nez tendait déjà la main vers la poignée de la portière, mais là il s’est tourné vers moi, furax, les veines saillantes.
— Et si vous la fermiez un peu, pendant que vous avez encore le choix ? Après ce qui s’est passé ces deux dernières semaines, ça ne vous tuerait pas de coopérer avec nous. Peut-être bien qu’on devrait vous arrêter, en fin de compte. Vous garder à l’ombre un jour ou deux, pendant que votre avocat vous cherche partout. Il peut arriver des tas de choses dans ces moments-là. Des tas de choses. Ça vous dit ?
J’ai fermé mon clapet. Un instant plus tôt, j’avais la tête qui tournait et j’étais en colère, mais, là, il m’avait flanqué une trouille de tous les diables.
— Je suis désolé, ai-je bredouillé.
Je me serais fichu des claques.
Crotte-de-Nez est passé sur le siège avant. Gros-Bouton a démarré la voiture et nous avons remonté la 24e Rue en direction de Potrero Hill. Ils avaient trouvé mon adresse dans mon fichier d’identité.
Maman a ouvert la porte, sans retirer la chaîne. Elle a jeté un coup d’œil par l’entrebâillement, m’a vu et m’a demandé :
— Marcus ? Qui sont ces messieurs ?
— Police, a répondu Crotte-de-Nez. (Il lui a montré son insigne, en lui laissant tout le temps de l’examiner – pas comme à moi.) Pouvons-nous entrer ?
Maman a refermé la porte et ôté la chaîne pour les faire entrer. Ils m’ont poussé devant eux et ma mère nous a dévisagés tous les trois d’un air sévère.
— De quoi s’agit-il ?
Crotte-de-Nez m’a pointé du doigt.
— Nous avons voulu poser quelques questions de routine à votre fils à propos de ses déplacements, mais il a refusé de nous répondre. Nous avons jugé préférable de le raccompagner ici.
— Est-il en état d’arrestation ? a demandé maman en retrouvant son accent britannique.
Sacrée maman !
— Êtes-vous une citoyenne américaine, madame ? a demandé Gros-Bouton.
Elle lui a lancé un regard à faire cailler le lait.
— Oh que ouais ! a-t-elle dit avec un accent du Sud à couper au couteau. Auriez-vous l’intention de m’arrêter, moi aussi ?
Les deux flics ont échangé un regard.
Gros-Bouton s’est avancé.
— J’ai l’impression que nous avons pris un mauvais départ. Nous avons identifié chez votre fils un schéma d’utilisation des transports en commun qui sort de l’ordinaire. Ça fait partie d’un nouveau programme de surveillance proactive. Quand nous repérons des gens dont les trajets nous paraissent inhabituels, ou susceptibles de correspondre à un profil délictueux, nous menons une enquête.
— Attendez, a dit ma mère. Comment savez-vous de quelle manière mon fils utilise les transports en commun ?
— Grâce à sa carte de transport. Elle enregistre tous ses déplacements.
— Je vois.
Maman a croisé les bras, ce qui est toujours mauvais signe. Déjà, elle ne leur avait pas proposé une tasse de thé – pour elle, ça revenait pratiquement à mener la conversation à travers la fente de la boîte aux lettres. On pouvait être sûr que ça allait mal se terminer pour eux. À ce moment-là, j’ai eu envie de courir lui acheter un gros bouquet de fleurs.
— Marcus a refusé de nous donner des explications.
— Seriez-vous en train d’accuser mon fils d’être un terroriste à cause de sa façon d’utiliser le bus ?
— Les terroristes ne sont pas les seuls que nous parvenons à identifier de cette manière, s’est défendu Gros-Bouton. Il y a aussi les dealers. Les membres de gang. Et même les voleurs à l’étalage assez malins pour ne pas opérer deux fois dans le même quartier.
— Vous croyez que mon fils est un dealer ?
— Nous n’avons pas dit ça… a commencé Gros-Bouton.
Maman l’a fait taire d’un claquement de doigts.
— Marcus, passe-moi ton sac, je te prie.
J’ai obéi.
Elle a ouvert mon sac et fouillé dedans, en nous tournant le dos.
— Messieurs, je peux vous affirmer qu’il n’y a ni narcotiques, ni explosifs, ni marchandises volées dans le sac de mon fils. Je crois que ce sera tout. Avant que vous ne repartiez, j’aimerais noter vos numéros de plaque, s’il vous plaît.
Crotte-de-Nez a ricané.
— Ma petite dame, l’ACLU a déjà assigné en justice trois cents flics du SFPD, vous allez devoir attendre votre tour.
Maman m’a préparé une tasse de thé et elle m’a engueulé en apprenant que j’avais déjà mangé alors que je savais qu’elle ferait des falafels. Papa est rentré alors que nous étions encore à table et nous lui avons tout raconté. Il a secoué la tête.
— Lillian, ces gars-là ne faisaient que leur travail. (Il avait encore le blazer bleu et le pantalon militaire qu’il porte lors de ses journées de consultation à Silicon Valley.) Le monde n’est plus le même depuis la semaine dernière.
Maman a posé sa tasse.
— Drew, ne sois pas ridicule. Ton fils n’est pas un terroriste. La police n’a pas à ouvrir une enquête parce qu’il prend les transports en commun.
Papa a retiré son blazer.
— Nous faisons exactement la même chose, dans mon boulot. Ça consiste à recourir aux ordinateurs pour identifier toutes sortes d’erreurs ou d’anomalies. On demande à l’ordinateur d’établir un profil moyen au sein d’une base de données, puis on lui demande quels fichiers s’éloignent le plus de cette moyenne. Ça fait partie d’une méthode appelée l’inférence bayésienne, et ça existe depuis des siècles. C’est ce qui permet de filtrer le spam…
— En gros, ça ne te dérange pas que la police soit aussi nulle que mon anti-spam ? ai-je dit.
Papa ne se met jamais en colère lors de nos discussions, mais, ce soir-là, j’ai bien vu qu’il avait du mal à se retenir. Seulement, c’était plus fort que moi. Mon propre père, se ranger du côté de la police !
— Je dis simplement qu’il me semble parfaitement raisonnable que la police exploite d’abord ses données avant de se déplacer pour mener une enquête. Je ne crois pas que ce soit le rôle de l’ordinateur de lui indiquer qui arrêter, mais ça peut l’aider à repérer une aiguille dans une botte de foin.
— Sauf qu’en récupérant toutes ces données issues du système de transports en commun ce sont eux qui créent la botte de foin ! ai-je rétorqué. Ça représente une masse de données gigantesque, et il n’y a pratiquement rien d’intéressant pour la police, là-dedans. C’est une perte de temps totale.
— Je comprends que tu n’apprécies pas toutes ces mesures de surveillance, Marcus. Mais tu es mieux placé que quiconque pour saisir la gravité de la situation. Après tout, il n’y a pas de mal. Ils t’ont même raccompagné à la maison.
« Ils ont menacé de m’envoyer en prison ! » ai-je pensé, mais ça n’aurait servi à rien de le lui raconter.
— Sans compter que tu ne nous as toujours pas expliqué ce que tu as fait pour avoir un profil de déplacement aussi inhabituel.
Ça m’a coupé la chique.
— Je croyais que vous aviez confiance en moi, que vous ne teniez pas à me fliquer ? (Mon père me l’avait répété assez souvent.) Tu veux que je te fasse un compte rendu chaque fois que je prends le métro ?
Je me suis jeté sur ma Xbox dès que j’ai passé la porte de ma chambre. J’avais suspendu le projecteur au plafond pour qu’il éclaire le mur au-dessus de mon lit (ce qui m’avait obligé à décrocher ma super fresque d’affichettes de concerts punk récupérées sur des poteaux téléphoniques et collées sur de grandes feuilles de papier blanc).
J’ai allumé la console et regardé l’image s’afficher sur le mur. J’allais envoyer un e-mail à Van et à Jolu pour leur raconter ma balade dans la voiture de flics, mais, au moment de poser les doigts sur le clavier, j’ai hésité.
Un sentiment diffus s’est insinué en moi, comme quand je m’étais rendu compte que mon pauvre Salmigondis me trahissait. Cette fois, c’était la sensation que mon précieux Xnet pourrait bien être en train de diffuser l’adresse de chacun de ses utilisateurs au Département de la Sécurité intérieure.
Mon père l’avait dit lui-même : « On demande à l’ordinateur d’établir un profil moyen au sein d’une base de données, puis on lui demande quels fichiers s’éloignent le plus de cette moyenne. »
Le Xnet était anonyme parce que ses utilisateurs n’étaient pas connectés directement à Internet. Ils sautaient d’une Xbox à l’autre jusqu’à ce qu’ils en trouvent une en ligne, puis ils échangeaient des messages sous forme de données cryptées. Rien ne permettait de distinguer ces données de transactions bancaires, d’opérations de e-commerce et autres communications cryptées. A priori, il était impossible de savoir qui faisait tourner Xnet, et encore moins qui s’en servait.
Seulement, c’était compter sans les fameuses statistiques bayésiennes de papa. Je connaissais un peu la question. Darryl et moi avions essayé de concevoir un filtre anti-spams, un jour, et, pour filtrer les spams, il faut recourir à l’inférence bayésienne. Thomas Bayes est un mathématicien britannique du XVIIIe siècle dont tout le monde se fichait éperdument jusqu’à ce que, deux cents ans après sa mort, des informaticiens s’aperçoivent que sa méthode d’analyse statistique de masse ferait merveille sur les montagnes d’informations du monde moderne.
Voilà en gros comment ça fonctionne. Imaginons que vous disposiez d’une certaine quantité de spam. Vous prenez chaque mot et vous regardez combien de fois il apparaît. On appelle ça l’histogramme de fréquence d’apparition des mots, ça vous indique la probabilité qu’un groupe de mots donnés constitue un spam. Maintenant, prenez une tonne d’e-mails qui ne sont pas des spams – dans le jargon, on appelle ça des « hams » – et faites la même chose.
Au prochain e-mail que vous recevez, comptez les mots qui figurent dedans. Puis servez-vous de votre histogramme de fréquence d’apparition des mots pour calculer la probabilité qu’il appartienne à la catégorie « spam » ou « ham ». Si c’est du spam, ajustez l’histogramme en conséquence. Il existe de multiples façons d’affiner la technique – chercher des paires de mots, effacer les données obsolètes au fur et à mesure –, mais les bases sont là. C’est l’une de ces idées géniales qui paraissent évidentes une fois que quelqu’un d’autre les a eues.
Les applications sont nombreuses : vous pouvez par exemple demander à un ordinateur de compter les lignes d’une image et de voir si elles correspondent à un histogramme de fréquence d’apparition de lignes de type « chien » ou de type « chat ». Ça permet de détecter le porno, les escroqueries bancaires et le flamewar. Très pratique.
Seulement, c’était mauvais pour Xnet. Imaginons que vous ayez mis toutes les connexions Internet sur écoute – ce que le DHS avait fait, à coup sûr. Vous ne pouvez pas savoir qui envoie des paquets Xnet grâce au contenu desdits paquets, puisqu’ils sont cryptés.
Par contre, vous êtes en mesure de dire qui envoie beaucoup, beaucoup plus de données cryptées que la normale. Chez un internaute standard, une séance de connexion représente environ 95 % de texte clair pour 5 % de texte chiffré. Si vous en trouvez un qui envoie 95 % de texte chiffré, vous n’avez plus qu’à lui envoyer l’équivalent informatique de Crotte-de-Nez et Gros-Bouton pour lui demander s’il ne serait pas un dealer terroriste utilisateur de Xnet.
En Chine, ça se produit tout le temps. Un petit malin se met en tête de contourner la grande muraille qui censure toutes les connexions Internet du pays, et, pour ça, il se sert d’une connexion cryptée depuis un autre ordinateur dans un pays étranger. Alors, certes, le Parti n’a aucun moyen de savoir ce qu’il fait, s’il surfe sur des sites porno, ou apprend à fabriquer une bombe, ou lit des lettres cochonnes de sa petite amie aux Philippines, ou un pamphlet politique, ou la bonne parole de l’Église de scientologie. Mais le Parti s’en fiche. Tout ce qu’il voit, c’est que le gars reçoit beaucoup plus de données cryptées que ses voisins. Et donc il l’envoie dans un camp de travail pour montrer à tout le monde ce qui arrive aux petits malins dans son genre.
Pour l’instant, j’étais prêt à parier que Xnet n’avait pas encore attiré l’attention du DHS, mais ça ne durerait pas éternellement. Et, après ce qui venait de se passer, je ne me sentais pas en meilleure posture qu’un dissident chinois. Je faisais courir des risques à tous ceux qui m’avaient rejoint sur Xnet. Les flics se fichaient pas mal que vous fassiez quelque chose de mal ou non ; ils étaient disposés à vous passer au microscope au seul motif que vous vous écartiez des statistiques. Et je ne pouvais plus rien arrêter – le Xnet avait acquis une vie propre, maintenant.
J’allais devoir trouver une solution.
J’aurais bien voulu pouvoir en parler à Jolu. Il travaillait chez un fournisseur d’accès à Internet baptisé Pigspleen, qui l’avait embauché à l’âge de douze ans, et il connaissait Internet beaucoup mieux que moi. Si quelqu’un pouvait trouver le moyen de nous éviter de finir en taule, c’était bien lui.
Heureusement, Van, Jolu et moi avions prévu de nous retrouver dans un café de Mission le lendemain soir, après les cours. En principe, il s’agissait de notre réunion hebdomadaire Harajuku Fun Madness, mais, avec l’annulation du jeu et l’absence de Darryl, ça risquait de tourner à la veillée funèbre, alimentée par notre demi-douzaine de coups de fil et de messages quotidiens qui répétaient en boucle : « Ça va ? Merde, j’arrive pas à croire à ce qui se passe. » Ce serait chouette de parler d’autre chose.
— Tu es cinglé, a déclaré Vanessa. Complètement cinglé. Bon à enfermer.
Elle avait gardé son uniforme scolaire parce qu’elle devait faire un énorme détour pour rentrer chez elle, en empruntant le pont San Mateo grâce à un service de navettes mis en place par son lycée. Elle avait horreur de se montrer en public dans cette tenue à la Sailor Moon – petite jupe plissée, veston et socquettes. Elle était d’une humeur massacrante depuis qu’elle avait débarqué dans ce café rempli d’étudiants cool et branchés qui l’avaient regardée en rigolant par-dessus leur cappuccino.
— Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse, Van ? ai-je dit.
Je commençais à ressentir une pointe d’exaspération, moi aussi. J’avais de plus en plus de mal à supporter le lycée sans le jeu et sans Darryl. En classe, ma seule consolation était l’idée de retrouver bientôt mon équipe, ou du moins ce qu’il en restait. Et voilà qu’on se disputait !
— Je voudrais que tu arrêtes de courir autant de risques, M1k3y.
J’ai senti mes cheveux se dresser sur ma nuque. D’accord, nous avions l’habitude d’employer nos pseudos lors de nos réunions d’équipe, mais, maintenant que le mien était associé à mon utilisation de Xnet, ça me faisait peur de l’entendre prononcé à voix haute.
— Ne m’appelle plus comme ça en public ! l’ai-je reprise sèchement.
Van a secoué la tête.
— Tu vois ? C’est justement ça, le problème. Toute cette histoire risque de t’envoyer en taule, Marcus. Et pas seulement toi. Beaucoup de gens. Après ce qui est arrivé à Darryl…
— C’est pour Darryl que je fais ça ! (Plusieurs étudiants se sont retournés vers nous, et j’ai baissé la voix.) Parce que, si je ne fais rien, ils vont s’en sortir blancs comme neige.
— Tu crois que tu vas les arrêter ? Réveille-toi, Marcus. C’est le gouvernement.
— Nous sommes encore chez nous dans ce pays, ai-je insisté. Nous avons des droits.
Van était à deux doigts d’éclater en sanglots. Elle a pris une grande respiration et s’est levée.
— Je ne peux pas t’aider, désolée. Je refuse de voir ça. J’ai l’impression de regarder un carambolage au ralenti. Tu vas te détruire, et je t’aime trop pour assister à ce désastre.
Elle s’est penchée pour me prendre dans ses bras et m’a embrassé sur la joue, juste au coin de la bouche.
— Fais attention à toi, Marcus, m’a-t-elle soufflé.
J’avais la bouche en feu là où nos lèvres s’étaient touchées. Elle a embrassé Jolu, aussi, mais en plein sur la joue. Et puis elle est partie.
Jolu et moi sommes restés là, à nous regarder comme deux idiots.
J’ai enfoncé la tête entre mes mains.
— Et merde, ai-je dit.
Jolu m’a tapoté le dos et m’a commandé un autre cappuccino.
— Ça va aller, m’a-t-il assuré.
— Van est pourtant mieux placée que n’importe qui pour comprendre.
Les parents de Van sont des réfugiés nord-coréens. Ils ont vécu sous la dictature pendant plusieurs décennies avant de fuir en Amérique, bien décidés à offrir une vie meilleure à leur fille.
Jolu a haussé les épaules.
— Peut-être que c’est ça qui la fait flipper. Elle sait à quel point ça peut être dangereux.
Deux oncles de Van avaient été arrêtés après la fuite de ses parents, et personne ne les avait jamais revus.
— Tu as raison, ai-je reconnu.
— Comment ça se fait que tu ne te sois pas connecté sur Xnet, hier soir ?
Je n’étais pas mécontent d’embrayer sur un autre sujet. Je lui ai tout expliqué, l’inférence bayésienne et ma peur de ne pas pouvoir continuer à surfer sur Xnet sans attirer l’attention tôt ou tard. Il m’a écouté attentivement.
— Je vois ce que tu veux dire. Le problème, c’est que, s’il y a trop de crypto dans ta connexion, tu deviens facilement repérable ; mais, si tu ne cryptes plus, ça devient trop simple de t’espionner.
— C’est ça, ai-je confirmé. J’ai réfléchi à la question toute la journée. Peut-être qu’en ralentissant la connexion, en la répartissant sur différents comptes…
— Ça ne marcherait pas. Pour la ralentir au point de te fondre dans le trafic, il faudrait pratiquement fermer le réseau, et ça, ce n’est pas l’idée.
— Exact, ai-je dit. Mais que faire d’autre ?
— Et si on changeait la définition de la normalité ?
C’est pour ça que Jolu a décroché un job chez Pigspleen à l’âge de douze ans. Exposez-lui deux mauvaises solutions, et il vous en trouvera une troisième, radicalement différente, balayant toutes vos idées préconçues. J’ai acquiescé avec enthousiasme.
— Vas-y, je t’écoute.
— Et si l’internaute moyen de San Francisco avait tout à coup beaucoup plus de crypto dans sa connexion ? Si on modifiait la répartition texte clair-texte chiffré pour qu’elle se rapproche plutôt de cinquante-cinquante ? Comme ça, l’utilisateur qui alimente Xnet aurait une connexion tout à fait normale.
— D’accord, mais comment obtenir ça ? La plupart des gens n’ont pas envie de s’embêter avec une connexion cryptée. Ils se fichent pas mal qu’on puisse retracer chacune de leurs consultations.
— Exact, mais les pages Web ne représentent qu’une infime partie du trafic. Si on pouvait amener les gens à télécharger chaque jour quelques gros fichiers cryptés, ça générerait autant de texte chiffré que des milliers de pages Web.
— Tu es en train de me parler d’indienet, là, ai-je dit.
— Tu as tout compris.
indienet – tout en minuscules, toujours – est l’invention qui a fait de Pigspleen-net l’un des fournisseurs d’accès indépendants les plus lucratifs du monde. À l’époque où les grandes maisons de disques ont commencé à intenter des procès à leurs fans pour téléchargement illégal, beaucoup de producteurs indépendants et leurs artistes étaient catastrophés. Comment faire de l’argent si on traîne ses clients en justice ?
La fondatrice de Pigspleen avait la réponse : elle a passé un accord avec tous les groupes disposés à travailler avec leur public plutôt que contre lui. En échange d’une licence de diffusion de leurs morceaux, les artistes recevraient un pourcentage des droits d’inscription à Pigspleen en fonction de la popularité de leur musique. Pour un indépendant, le problème principal n’est pas le piratage, mais l’anonymat : personne ne s’intéresse suffisamment à ses chansons pour les voler.
L’idée a fait son chemin. Des centaines de groupes et d’artistes indépendants ont signé chez Pigspleen, et plus on y trouvait de musique, plus les fans étaient nombreux à s’y inscrire – et donc plus il y avait d’argent à reverser aux artistes. En l’espace d’un an, le fournisseur d’accès avait récolté plus de cent mille nouveaux membres, et il en comptait un million à présent – plus de la moitié des abonnements ADSL de la ville.
— J’ai l’intégralité du code d’indienet sur mon disque dur depuis des mois, a dit Jolu. Les logiciels d’origine ont été rédigés à la va-vite et il suffirait d’un peu de travail pour les rendre beaucoup plus efficaces. Mais je n’ai pas encore trouvé le temps de m’y attaquer. Ma priorité, ce serait de crypter les connexions, parce que c’est comme ça que Trudy voit les choses.
Trudy Doo est la fondatrice de Pigspleen : une vieille légende de la scène punk de San Francisco, chanteuse et leader du groupe anarcho-féministe Speedwhores, très attachée à la protection de la vie privée. Je voulais bien croire qu’elle tienne à crypter son service de diffusion musicale par pur principe.
— Ce serait difficile ? Je veux dire, combien de temps ça prendrait ?
— Bah, pour ce qui est de la crypto, on en trouve en ligne autant qu’on veut, et pour rien, a répondu Jolu.
Il a fait comme chaque fois qu’il est confronté à un casse-tête informatique : il a pris un air rêveur et s’est mis à tambouriner sur la table avec les doigts, faisant trembler le café dans les tasses. J’ai souri. Le monde pouvait bien s’écrouler autour de nous, rien n’empêcherait Jolu d’écrire ce code.
— Je peux t’aider ?
Il m’a dévisagé.
— Pourquoi, tu me crois incapable d’y arriver tout seul ?
— Hein ?
— Eh bien, tu as lancé toute cette histoire de Xnet sans moi, après tout. Sans même m’en parler. Je commençais à croire que tu n’avais pas besoin de mon aide.
Je tombais des nues.
— Hein ? ai-je répété. (Jolu avait l’air en pétard, maintenant. Il devait ruminer tout ça depuis un moment.) Jolu…
À la manière dont il m’a regardé, j’ai bien vu qu’il était furieux. Dire que je ne m’étais rendu compte de rien ! Je suis un vrai crétin, parfois.
— Écoute, mec, c’est pas grave. (Ce qui voulait dire clairement que si, bien sûr, c’était très grave.) C’est juste que tu aurais pu me demander, c’est tout. Moi aussi, j’ai une dent contre le DHS. Darryl est mon ami à moi aussi. J’aurais pu te donner un coup de main.
J’ai eu envie de me cogner la tête contre les murs.
— Écoute, Jolu, c’était une connerie de ma part, vraiment. J’ai décidé ça sur un coup de tête à 2 heures du matin. J’étais furax, et…
Je ne trouvais pas les mots pour lui expliquer. Le problème, c’est qu’il avait raison : 2 heures du matin ou pas, j’aurais pu lui en parler le lendemain, ou le surlendemain. Je m’en étais abstenu parce que je savais exactement ce qu’il me dirait – que je m’y prenais n’importe comment, que je ferais mieux d’y réfléchir avant. Jolu avait le chic pour transformer mes idées de 2 heures du matin en code digne de ce nom, mais le résultat final était toujours légèrement différent de mon idée initiale. Je voulais que ce projet soit le mien. J’étais complètement entré dans mon rôle de M1k3y.
— Je suis désolé, ai-je fini par dire. Vraiment, vraiment désolé. Tu as complètement raison. J’ai pété les plombs, j’ai déconné. J’ai vraiment besoin de ton aide. Je n’y arriverai pas sans toi.
— Tu es sérieux ?
— Bien sûr que je suis sérieux ! Tu es le meilleur programmeur que je connaisse. Tu es un putain de génie, Jolu ! Je serais honoré que tu acceptes de travailler là-dessus avec moi.
Il a tambouriné sur la table avec ses doigts.
— C’est juste que… Tu vois, toi, tu es le chef. Van, c’est le cerveau. Darryl, c’est… c’est ton bras droit, le gars qui s’occupe de tout organiser, de soigner les détails. Mon truc à moi, c’est la programmation. Alors j’avais l’impression que tu voulais me laisser en dehors.
— Oh, mec, tu déconnes ! Jolu, tu es la personne la plus qualifiée que je connaisse pour ce boulot. Je tiens vraiment, vraiment, vraiment à ce que tu…
— D’accord, d’accord, c’est bon. Ça va. Je te crois. On est tous sur les nerfs, en ce moment. Alors oui, bien sûr que tu peux m’aider. Je devrais même pouvoir m’arranger pour que tu sois payé – j’ai un petit budget pour de la programmation en sous-traitance.
— Sans rire ?
Ce serait bien la première fois qu’on me paierait pour programmer un truc.
— Mais oui. Tu es probablement assez bon pour que je n’aie pas l’impression d’arnaquer ma boîte.
Il a souri et m’a donné une bourrade. Jolu est vraiment quelqu’un de cool. Je m’en voulais d’autant plus de l’avoir tenu hors du coup.
J’ai payé les cafés et nous sommes sortis. J’ai appelé mes parents pour les prévenir de ce que je faisais. La mère de Jolu avait insisté pour nous préparer des sandwichs. Nous nous sommes enfermés dans sa chambre avec son ordinateur et le code d’indienet, et nous avons entamé l’un des plus grands marathons de programmation de tous les temps. Quand ses parents sont allés se coucher, vers 23 h 30, nous avons pu réquisitionner la machine à expresso et nous défoncer à la caféine grâce à notre réserve de grains magiques.
Si vous n’avez jamais programmé un ordinateur, vous devriez essayer. C’est une expérience incomparable. Un ordinateur que vous programmez fait exactement ce que vous lui demandez. C’est comme concevoir une machine – n’importe laquelle, une voiture, un robinet, le bras pneumatique d’une porte, en se servant uniquement de concepts mathématiques et d’instructions. C’est exaltant ; on a l’impression d’être le maître du monde.
Un ordinateur est la machine la plus complexe dont vous vous servirez jamais. Elle est faite de milliards de transistors miniaturisés qui peuvent être configurés pour faire tourner n’importe quel logiciel. Et quand vous vous installez devant votre clavier pour rédiger une ligne de code, ces composants vous obéissent au doigt et à l’œil.
La plupart d’entre nous ne construiront jamais de voiture. Aucun d’entre nous n’inventera de système aéronautique. Ni ne tracera les plans d’une maison. Ou d’une ville.
Ces choses-là sont très compliquées, inaccessibles aux gens comme vous et moi. Mais un ordinateur est dix fois plus compliqué, et pourtant vous pouvez le faire danser sur la musique de votre choix. On peut apprendre à programmer quelques logiciels simples en une après-midi. Commencez par un langage comme le Python, spécialement conçu à l’intention des néophytes. Même si vous ne devez programmer qu’une journée, ou une après-midi, faites-le. Les ordinateurs peuvent vous contrôler ou vous faciliter la vie – si vous voulez dominer la machine, il faut que vous appreniez à programmer.
Nous avons donc programmé comme des fous, cette nuit-là.