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Pendant l’absence de Maisonneuve

Raphaël-Lambert Closse logeait à présent dans la résidence du gouverneur. Célibataire à l’approche de la quarantaine et bien établi à Ville-Marie, le tabellion était une connaissance intime de plusieurs habitants et jouissait d’une notoriété enviable. Sergent-major doté d’une solide expérience militaire, il était incontestablement un soldat hors pair. D’une volonté sans défaillance, il avait maintes fois démontré des qualités de chef, convainquant ses hommes de le suivre même dans les plus périlleuses missions. Marguerite voyait en lui un digne remplaçant de Chomedey, plus ferme et plus audacieux que lui, toujours prêt à contrer l’effet des sourdes menées iroquoises et tout au moins aussi apte à conduire les destinées de la colonie.

Voilà plusieurs mois que Maisonneuve s’était embarqué pour la France. Cependant, la ferveur des colons pour l’édification de la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours ne s’était pas démentie. Marguerite surveillait la progression des travaux auxquels participait maintenant François Crusson. Elle avait été agréablement surprise de le voir apparaître sur le chantier. Il lui avait expliqué qu’au début des travaux, après deux jours d’ouvrage, monsieur de Maisonneuve l’avait pris en grippe. Il l’avait traité de moustique et dénigré en présence des autres. Devant cet état de fait, son élan de zèle s’était subitement refroidi. Il avait décidé que le bâtiment religieux s’érigerait sans lui.

Ses relations avec Closse s’avérant beaucoup plus harmonieuses, le jeune Crusson visitait souvent sœur Bourgeoys. Il savait que le gouverneur intérimaire ne jetterait pas sur lui son ballot de frustrations – que Marguerite avait d’ailleurs tendance à attribuer à un célibat mal assumé de la part de Maisonneuve. Et puis Closse exerçait son remplacement dans une période pacifique. Les Iroquois étant imprévisibles, le militaire demeurait vigilant, toutefois. La veille, des Onontagués avaient rôdé dans les environs du hameau. Closse était allé se promener sur les lieux avec plusieurs soldats du fort. Il revenait de sa dangereuse mission. François Crusson le devança en accourant à la résidence pour en informer sœur Bourgeoys.

— Le major Closse et Charles Le Moyne sont revenus sains et saufs à Ville-Marie.

Marguerite ferma les yeux pour mieux remercier le ciel en se disant qu’un jour ou l’autre le valeureux Closse n’échapperait malheureusement pas à l’ennemi.

— Ils ont ramené les orphelines de l’île aux Oies chez mademoiselle Mance.

— Dieu soit loué ! s’exclama la gouvernante.

Crusson rapporta qu’il avait vu entrer deux jeunes filles, escortées par des soldats, dans l’hôpital. Lambert Closse parut avec un air de satisfaction muet. Marguerite comprit que l’homme recherchait le calme. Elle en avisa Eugénie avant d’emboîter le pas à François.

Deux ans plus tôt, sur une île en aval de Québec, des colons avaient été massacrés et leurs enfants, capturés. Toute la colonie s’en était indignée et on hasardait de moins en moins l’hypothèse d’une libération. C’était un grand jour, et sœur Bourgeoys désirait offrir son aide.

Mademoiselle Mance et son assistante avaient débarbouillé les orphelines aux visages tatoués d’ocre et de noir, et leur avaient passé une chemise de nuit après les avoir débarrassées de leurs vêtements de peaux. Marguerite entra dans le logis de la soignante qui s’activait à dégraisser les cheveux d’Élisabeth, l’aînée des deux filles.

— Pauvres enfants ! s’exclama-t-elle.

Élisabeth leva ostensiblement vers l’arrivante de grands yeux effarés qu’elle baissa aussitôt. Sa sœur Marie se balançait les jambes dans le vide au bord d’un lit. Son visage durci était traversé de traits exprimant la douleur. Les deux filles demeurèrent muettes. Marguerite se rendit à la salle des patients. Elle revint avec un catéchisme et s’assit aux côtés de la benjamine en lui parlant doucement. Elle eut seulement le temps de parcourir quelques pages. Le voyage de retour avait épuisé l’enfant qui s’allongea sur sa couche et s’endormit sous l’œil bienveillant de sœur Bourgeoys.

***

Jeanne Mance appréciait les visites de son amie Marguerite qui s’occupait de Marie pendant qu’Élisabeth la suivait comme une queue de veau auprès des malades. Peu à peu, les orphelines avaient recouvré l’usage de la parole. Elles avaient raconté comment elles étaient devenues si différentes après des mois de captivité. Mêlées aux jeunes filles de leur âge et à leurs activités, elles n’avaient eu d’autre choix que celui de s’adapter à la vie indienne. Cependant, elles conservaient ce jardin secret fermé avec la clé du silence que pas même la plus douce tendresse, la plus belle attention n’était parvenue à déverrouiller : rien ne leur avait permis d’effacer le cruel souvenir du massacre de leurs parents.

Le sergent-major Closse n’était plus le même. Le célibataire endurci exhalait une humeur inhabituelle qui transcendait toutes les contrariétés inhérentes à la conduite de Ville-Marie. Sans balayer les problèmes du revers de la main, il montrait une attitude patiente et un regard pragmatique dans toutes les situations. Comme son prédécesseur, il se rendait fréquemment chez mademoiselle Mance pour les affaires de la colonie, à la différence qu’il trouvait le moyen de se faire inviter à souper. Marguerite soupçonnait que l’absence du gouverneur lui donnait le champ libre pour courtiser la soignante. Un jour, elle réalisa qu’elle se trompait : le militaire ne s’intéressait pas à la quinquagénaire de l’Hôtel-Dieu.

— Ce soir, monsieur Closse ne soupera pas à la résidence, annonça Eugénie, énigmatique.

— Il prend souvent ses repas à l’extérieur, ces temps-ci, commenta la gouvernante. La construction de la chapelle exige un surcroît de travail…

— Vous semblez être la seule à ne pas savoir que monsieur le gouverneur par intérim a l’œil sur Élisabeth Moyen, la protégée de mademoiselle Mance.

— Ah bon !

— On les a vus s’éloigner ensemble dans les sentiers. Je trouve qu’ils font un beau couple. Ce n’est pas votre avis ?

— Si cela continue, vos services de cuisinière ne seront plus requis ! plaisanta Marguerite, étonnée par la déclaration de la domestique.

« Néanmoins, monsieur Closse ferait probablement un bon parti pour celle qu’il a délivrée des mains de l’ennemi », se dit Marguerite pour elle-même. Elle alla dans sa chambre. Quantité de reprisages l’attendaient en compensation des travaux exécutés à la chapelle. Elle s’absorba jusqu’à ce que la noirceur envahisse le hameau.

Vers dix heures, elle entendit le major rentrer chez lui. Il vint frapper à la porte, restée entrouverte, de la chambre de la gouvernante.

— Pardonnez-moi de vous déranger, ma sœur. En m’en venant vers la résidence, j’ai vu de la lumière à votre fenêtre.

— Vous venez me dire que vous êtes rentré au bercail et que je n’ai pas à m’inquiéter, blagua Marguerite. Vos amours avec mademoiselle Élisabeth vont bien ?

— Il ne s’agit pas de cela, ma sœur ! dit le major en rougissant jusqu’aux lobes. Nous avons reçu une lettre de monsieur de Maisonneuve, et il importe que vous sachiez à quoi vous en tenir.

— Alors dites-moi ce qu’il en est.

— Ville-Marie aura son clergé et ses hospitalières ! s’exclama le major. Le fondateur des Sulpiciens enverra quelques-uns de ses fils. Monsieur Olier serait lui-même parti par la flotte de cette année, mais ses mortifications extraordinaires le conduisent prématurément vers la tombe. Quant aux hospitalières de monsieur de La Dauversière, elles ont conclu une entente avec la Société de Montréal et traverseront la mer avant bien des années.

— Et monsieur de Maisonneuve ?…

Un semblant de déception passa sur le visage de Lambert Closse.

— Vous allez être déçue d’apprendre que le gouverneur doit retarder son retour en Nouvelle-France.

— Sans doute à cause de ses affaires familiales, commenta Marguerite.

— En tant que notaire, j’en sais quelque chose : les dossiers de succession sont parfois longs à régler.

— Vous ne paraissez pas trop malheureux du séjour prolongé de monsieur de Maisonneuve.

— Que je sache, depuis son absence, les habitants n’ont pas à se plaindre, rétorqua-t-il avant d’afficher un petit sourire en coin.

L’intendant regagna ses appartements. Marguerite reprit le raccommodage d’une chemise de François Crusson en repensant à la lettre de monsieur de Chomedey. Elle laissa couler une larme en songeant à son amie Jacqueline assassinée et à ses filles endeuillées qui ne trouvaient que l’épaule de leur tante Louise et celle de leur oncle Paul pour les consoler. Le souvenir de son travail de congréganiste qu’elle avait délaissé pour la Nouvelle-France rejaillit. Elle était à présent missionnaire et son projet d’ouvrir une école avait été mis en quarantaine. Voulant réprimer la tristesse qui lui avait monté aux yeux, elle se prit à espérer que le gouverneur reviendrait au plus tôt avec les sulpiciens et, si possible, des hospitalières pour aider son amie Jeanne Mance.

***

Septembre arriva. Une lumière glauque appesantissait l’air du hameau qui se dégourdissait lentement après une nuit plutôt fraîche. Marguerite pressentait que la journée ne serait pas comme les autres. On aurait dit que Ville-Marie était sur ses gardes.

Les oiseaux s’étaient tus, des chiens aboyèrent. Elle se rendit à la fenêtre. À quelques toises de là, François Crusson accourait à la résidence du gouverneur. Il entra avec fracas. Marguerite se rendit aussitôt dans le logis du major. Ce dernier sortit de sa chambre en boutonnant sa chemise.

Dans un état de grande agitation, Crusson annonça :

— Des Iroquois ont déposé un blessé grave sur le seuil de l’Hôtel-Dieu ! Ce serait le père Garreau, un confrère du père Pijart.

— Ils l’auront massacré avant de l’abandonner pour mort, commenta le militaire qui attacha sa ceinture en s’approchant de son mousquet.

Confusément inquiet à propos de celle qu’il aimait, le major se coiffa de son chapeau, empoigna son fusil et se pressa vers l’Hôtel-Dieu, suivi de près du jeune Crusson et de sœur Bourgeoys.

Des habitants s’étaient massés devant l’hôpital, terrifiés à la vue des taches de sang noirâtre qui jonchaient le sol.

— Ce sont des Agniers qui ont fait le coup ! articula André Charly. J’étais debout de bonne heure ; je les ai vus qui détalaient comme des lièvres le long de ma maison.

— Venez, ma sœur, dit Lambert Closse. François, reste là pour empêcher les autres d’entrer ! ordonna-t-il.

La petite foule se dispersa. Le major pénétra dans l’établissement, puis il chercha des yeux le lit du blessé. Resplendissante de beauté, Élisabeth se tenait à proximité de Jeanne, recueillie près du moribond, et du père Pijart qui tentait de lui arracher ses derniers mots. Closse et sœur Bourgeoys s’approchèrent. Le jésuite alité avait la tête et les bras couverts de bandages et il râlait affreusement.

— Nous ferions mieux de le laisser se reposer. Élisabeth restera auprès de lui, dit mademoiselle Mance. Venez, Marguerite.

Appelé à enquêter afin de trouver les coupables de l’horrible méfait, Closse s’éloigna du lit avec regret et rejoignit François Crusson. Marguerite et le père Pijart emboîtèrent le pas à la soignante qui regagna ses appartements.

Le pasteur s’assit pesamment dans le fauteuil que lui avait offert mademoiselle Mance. Puis il narra ce qu’avait rapporté à mots entrecoupés son confrère.

— Un convoi de 250 Outaouais, accompagnés des pères Garreau et Druillettes, remontaient dans leur pays du nord-ouest en revenant de leur traite à Québec. Les embarcations avaient emprunté la voie d’eau par les prairies pour contourner l’île de Montréal ; elles venaient à peine de s’engager sur la rivière quand des Agniers ont déclenché une arquebusade meurtrière. Le groupe s’est alors débandé. Grièvement atteint au dos, le père Léonard Garreau a été ramassé par les Iroquois et transporté dans leur bourgade. Puis, avec la hâte d’en finir, les agresseurs ont décidé de venir déposer devant l’Hôtel-Dieu mon confrère, malgré ses intolérables souffrances. L’ennemi lui a fait subir un véritable martyr, acheva le missionnaire.

Le père Pijart se leva, accablé par sa propre narration. Il désirait se retirer dans sa chambre, ayant l’intention de repasser un peu plus tard durant la journée.

— Ce n’est pas ce qui donne le goût d’aller évangéliser les Sauvages, raisonna Marguerite.

— Le père Garreau ne sera pas le premier à mourir par la main de ces perfides Iroquois, observa mademoiselle Mance. Pourtant, les Jésuites poursuivront inlassablement leur mission, et ce, jusqu’à ce que le cœur des infidèles soit converti.

Marguerite, Jeanne et Élisabeth, son aide-soignante, se relayèrent au chevet de l’agonisant. Au milieu de la soirée, l’infirmière fit mander le père Pijart. Le pauvre blessé semblait sur le point de rendre son dernier soupir. Le pasteur administra l’extrême-onction au père Garreau. À partir de ce moment, les trois femmes ne s’éloignèrent plus du mourant. Un peu avant la nuit, le visage du père Garreau devint d’une pâleur livide. Ses respirations étaient de plus en plus espacées. Puis, comme soumettant son corps à un dernier soubresaut de vie, il s’anima d’une ultime convulsion.

Qu’était-il advenu des traités de paix officiels – chaque fois rompus –, des promesses inviolables – chaque fois violées ? Le cœur de Ville-Marie était de nouveau déchiré entre le découragement et l’espoir, entre la vie et la mort. La colonie se trouvait toujours sous l’emprise de la menace iroquoise, à la merci de leurs imprévisibles méchancetés.

Le lendemain, la paroisse célébra des funérailles dignes d’un missionnaire qui avait donné treize ans de sa vie au Nouveau Monde. On enterra le père Garreau dans le cimetière, dans la partie réservée aux prêtres.

***

L’automne s’était enivré d’une gaieté folâtre avant de se dégriser dans l’étreinte de la saison froide, en apparence plus sage et moins exubérante. À présent ensevelie sous la neige, Ville-Marie avait dû interrompre la construction de la chapelle. Marguerite égrenait les longs jours d’hiver en se consacrant aux autres. Après la messe et ses obligations matinales de gouvernante, elle se rendait dans les maisons pour aider les mamans et terminait la journée à l’hôpital. C’était là son quotidien.

Un matin de cette fin de janvier, une pluie fine givra les fenêtres et recouvrit d’une croûte le tapis blanc. La servante resta chez elle. Le major Closse était sur le point de quitter la résidence. Il avait rendez-vous à l’Hôtel-Dieu avec mademoiselle Mance pour l’administration de la colonie. Marguerite achevait la lessive. De ses doigts crevassés, elle tordit un drap de toile ; l’opération lui arracha quelques grimaces qu’elle s’empressa de réprimer en pensant aux mères de familles nombreuses.

— Bonne journée, monsieur Closse. Soyez prudent, dit-elle en levant la tête vers l’homme de la maison.

— Bonne journée, ma sœur.

La porte était à peine refermée que le major rentra.

— Ça n’a pas de bon sens ! Ce n’est pas pour rien qu’Eugénie n’est pas venue ce matin ! Il serait imprudent que vous vous déplaciez seule par un temps pareil. C’est très glissant. Vous devriez m’accompagner à l’hôpital et visiter vos familles plutôt cet après-midi.

— En d’autres mots, vous me prêtez votre bras, monsieur Closse, répondit Marguerite. Et si jamais Élisabeth venait à le savoir ? badina-t-elle.

Le major ôta son couvre-chef en esquissant un sourire entendu. Il attendit que la gouvernante complète l’essorage du drap, l’étende pour le faire sécher et se prépare.

La prudence la plus élémentaire conseillait d’éviter les déplacements. Mais ni Closse ni Marguerite ne désiraient se résigner à attendre qu’une température plus douce ne fragmente la couche de glace ou ne l’amollisse. En galant homme, le major proposa son bras à sœur Bourgeoys, qui accepta la proposition. Mais elle se surprit à penser qu’elle aurait probablement refusé le bras de Maisonneuve.

Les marcheurs atteignirent l’Hôtel-Dieu sans ennui. Ils pénétrèrent dans la salle des malades. Marguerite promena son regard à la recherche de la soignante. Ses yeux se posèrent sur un lit dont on avait tiré partiellement les rideaux. L’air navré, Élisabeth s’avança vers les visiteurs.

— C’est mademoiselle Mance ; elle est inconsciente. Elle serait tombée sur la glace en revenant de l’église, murmura-t-elle avant de retourner auprès de la patiente.

Le militaire et Marguerite suivirent l’aide-soignante. Parvenus près du lit, ils se placèrent entre la petite Marie et le docteur Bouchard qui tentait en vain de réanimer l’infirmière. Étant donné la situation particulière, le chirurgien avait été mandé expressément. Le cas semblait compliqué et personne d’autre que lui ne pouvait soigner la directrice de l’hôpital.

Étienne Bouchard voulut examiner plus attentivement la blessée. Il souhaita garder sœur Bourgeoys auprès de lui et exigea qu’on éloigne Marie, qui pleurait à chaudes larmes. Élisabeth comprit que sa présence était inutile. Entraînée par le bras consolateur de Closse, elle quitta la salle avec sa cadette.

Avec toute sa science, le médecin réussit à rebouter le membre démis. La patiente revint à elle-même, mais semblait accablée par une grande fatigue. Elle dessilla les yeux, battit des paupières et fixa le plafond.

— Vous êtes entre bonnes mains, Jeanne. Le docteur Bouchard a réduit la fracture que vous vous êtes infligée en tombant.

— Ah ! C’est vous, Marguerite. Le médecin est-il encore là ?

— Pas pour longtemps, répondit Étienne Bouchard. Je m’apprête à partir, car je dois aller visiter mes malades à domicile. Avez-vous des questions à me poser avant que je parte, mademoiselle Mance ?

— Mon bras me fait mal et je suis incapable de bouger mon poignet, se plaignit-elle. Pouvez-vous y regarder de plus près ?

Le médecin saisit le poignet de la malade qui poussa un cri de douleur.

— Vous vous êtes protégée avec votre main en tombant. Ce n’est pas étonnant que le mal persiste, mais le temps fera son œuvre. Je vous laisse le bonjour, mademoiselle Mance.

Étienne Bouchard quitta la salle.

— Puis-je voir mes filles ? demanda Jeanne, les yeux toujours rivés au plafond.

— Élisabeth et Marie ont vu le médecin sortir. Elles s’amènent justement.

Le major et les deux sœurs s’approchèrent du lit avec une mine d’enterrement.

— Ne soyez pas si tristes, dit Jeanne. Tout ira bien, vous verrez. Aidez-moi à me lever…

— Vous ne seriez pas mieux de rester allongée ? intervint Marguerite.

— Conduisez-moi à ma chambre, je vous prie. Je préfère libérer la place pour un autre malade.

Sous les yeux des patients alités, Marguerite et le major aidèrent la soignante à se redresser et à poser le pied par terre. Précédés d’Élisabeth et de Marie, ils la soutinrent ensuite jusqu’à sa chambre. Jeanne s’alita, adossée à de gros oreillers, plus désolée de quémander aux autres une assistance qu’abattue par son mal persistant.

Marguerite fit ses recommandations aux deux sœurs :

— Je viendrai aussi souvent que possible, mais il faudra que vous fassiez l’une et l’autre votre part.

— Mademoiselle Mance est comme notre mère, on lui doit tellement ! exprima Élisabeth, cherchant des yeux l’approbation de Marie.

— Je serai toujours à ses côtés, articula la benjamine.

— Ce ne sera pas nécessaire, déclara Marguerite. Mais tu pourras certainement lui rendre de multiples petits services. Tout d’abord, continue de tenir ta chambre bien rangée et d’être une enfant sage. Ce serait déjà beaucoup, n’est-ce pas, Jeanne ?

Pour toute réponse, l’interpellée esquissa un sourire approbateur.

***

Chaque jour, sœur Bourgeoys se rendait à l’hôpital. Elle distribuait les remèdes, refaisait les bandages ou préparait simplement la soupe ou la bouillie pour le repas des malades. Le bras en écharpe, mademoiselle Mance assurait la supervision des actes médicaux posés par ses aides-infirmières. Son bras et sa main droite étant désormais invalides, elle ne pouvait plus poser certains gestes et ne parvenait qu’avec difficulté à exécuter certaines tâches qui lui étaient auparavant familières. Cependant, elle n’avait rien perdu de sa compassion envers la souffrance et de son profond désir de soulager les autres.

Élisabeth était devenue habile à consulter la pharmacopée, ce recueil indispensable pour connaître la composition, le mode de fabrication et l’effet des médicaments sur l’organisme. En peu de temps, elle avait appris quelles potions, quels onguents et quelles décoctions étaient les plus appropriés et les plus efficaces pour traiter les différents maux. Aussi, elle n’avait pas sa pareille pour calmer les patients les plus agités.

Mademoiselle Mance craignait de perdre Élisabeth. Elle se confia à son amie Marguerite à la fin d’une journée de travail passablement occupée.

— Vous devriez vous retirer dans votre chambre, Jeanne, recommanda la gouvernante. Vous êtes rompue de fatigue.

— Je suis capable de continuer. Rentrez chez vous, Marguerite.

— Il est évident que le personnel est en nombre insuffisant. Mais nous avons fait notre possible pour quérir de l’aide.

— Cela m’inquiète, Marguerite. En plus, j’ai le pressentiment qu’Élisabeth nous quittera avant longtemps.

— Vous pensez à monsieur Closse ?

— Ils passent leurs soirées ensemble, indiqua Jeanne. Loin de moi l’idée de les en empêcher, mais il faut envisager la possibilité d’un mariage.

Marguerite se rappela la lettre de Maisonneuve. Jeanne eut la même pensée, car elle évoqua la missive.

— Monsieur de Chomedey a parlé de l’éventualité de son retour avec des hospitalières de monsieur de La Dauversière, se réjouit-elle. Leur venue serait providentielle…

Elle aurait voulu ajouter quelques mots, mais un mal soudain lui crispa le visage de douleur.

— Pour l’heure, nous allons nous débrouiller de notre mieux, poursuivit-elle. Mais hélas, je ne peux en dire autant de mes responsabilités d’économe de l’Hôtel-Dieu et de Ville-Marie. Je suis en train de prendre du retard. Ah ! Si je m’étais protégée de mon bras gauche en tombant, les choses n’en seraient pas là.

— Il faudrait convaincre monsieur Closse de prendre la charge administrative de Ville-Marie, lui qui connaît les affaires de la colonie. Quant à celles de l’hôpital, je suis prête à collaborer.

— « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens… » a dit le Seigneur.

— Vous avez tendance à vous diminuer, Jeanne. Il faut reconnaître que vous abattez une bonne besogne malgré votre état…

— Merci de tout cœur, Marguerite.

***

Le travail de soignante et les fonctions administratives que sœur Bourgeoys accomplissait soulageaient grandement la directrice de l’hôpital. En tant que gouvernante, Marguerite continuait d’assurer le bon fonctionnement de la résidence du gouverneur. Entre ses nombreuses occupations, elle voyait s’ériger avec satisfaction la chapelle dédiée à la Vierge, protectrice des colons. Par conséquent, pour éviter que le reprisage et la couture ne s’accumulent, elle s’obligea à écourter ses nuits. Elle le faisait avec la plus grande générosité, sans calcul, en sachant qu’elle contribuait modestement au bien-être de ceux qui l’entouraient.

Par ailleurs, monsieur Closse accepta de remplacer – avec une certaine réticence, toutefois – mademoiselle Mance au poste d’économe de la colonie. Pas plus que les autres, il ne savait combien de temps durerait encore le remplacement du gouverneur. Quoiqu’il en soit, il prit une autre décision que les plus perspicaces avaient vu venir. Mère Bourgeoys était de ceux-là.

Alors que le sergent-major s’apprêtait à passer le seuil, Marguerite l’intercepta. Lui qui ne voyait plus que les beaux yeux d’Élisabeth s’aperçut tout de même que la gouvernante avait les yeux cernés, creusés par des veilles prolongées.

— Vous ne m’aviez pas dit qu’en partant d’ici le matin vous faisiez un crochet, le taquina Marguerite. Il est dans l’ordre des choses qu’une gouvernante sache où le maître est passé…

— Voilà cinq ans que je suis propriétaire d’une terre de 30 arpents. Il est temps que je fasse bâtir une maison.

— N’y aurait-il pas une autre raison qui vous presse tant, monsieur Closse ?

— On ne peut rien vous cacher, ma sœur. Ma fiancée et moi, nous nous marierons en août. Élisabeth doit l’annoncer sous peu à mademoiselle Mance. Mais peut-être est-ce déjà fait à l’heure qu’il est.

— Je garderai le secret, promit Marguerite.

Un peu plus tard durant la journée, la gouvernante se rendit à l’Hôtel-Dieu. Jeanne Mance se trouvait auprès d’André Charly et Marie Dumesnil ; la jeune femme se cachait le visage de ses mains pour ne pas voir la jambe de son mari. Saint-Ange avait été mordu par un cochon. L’homme avait avalé quelques bonnes rasades d’eau-de-vie et regardait avec sang-froid la plaie qu’Élisabeth tamponnait avec un linge saupoudré d’alun.

— Il faut recoudre, affirma Jeanne. Qu’on m’apporte du feu et des aiguilles.

Marguerite s’adressa à sa protégée :

— Suis-moi, Marie, avant de perdre connaissance.

L’épouse de Charly se signa rapidement, puis sœur Bourgeoys l’entraîna à l’écart. Jeanne rejoignit les deux femmes.

— Ayez confiance, Marie, affirma-t-elle. La blessure n’est pas si grave. Votre mari se rétablira dans le temps de le dire.

— Je préfère que ce ne soit pas le docteur Bouchard qui le soigne, commenta Marie. Il aurait empiré son cas.

Le jugement de Marie était sans nuance. Marguerite voulut apporter un peu de discernement.

— Tu le traites durement, rétorqua-t-elle.

— Regardez comment il a soigné mademoiselle Mance, ma sœur. Ce n’est guère rassurant ! argumenta Marie.

Jeanne défendit le médecin.

— En général, les patients d’Étienne sont satisfaits puisqu’ils continuent de recourir à ses services. Que je sache, jusqu’à maintenant, personne n’a résilié son contrat avec lui.

Mademoiselle Mance se tourna vers le lit du blessé. Elle considéra Élisabeth d’un air tressé de bonheur et d’affliction.

— Je vais perdre ni plus ni moins que mon bras droit, déclara-t-elle avec une teinte de dérision.

Marguerite devina de quoi il était question.

— Élisabeth et Lambert vont se marier cet été, poursuivit Jeanne. Je dois absolument trouver une solution pour remédier au manque de personnel.

— Vous allez perdre une aide précieuse, j’en conviens, dit Marguerite. Il faut souhaiter que monsieur de Maisonneuve reviendra avec des hospitalières. Sinon…

— Sinon je devrai me rendre en France…

Marguerite sourcilla, mais elle ne releva pas l’affirmation de sa compagne. « Se peut-il que mademoiselle Mance soit obnubilée par le bon fonctionnement de son hôpital au point de vouloir retraverser la mer dans son état ? » se demanda sœur Bourgeoys. Elle saisit la main valide de la soignante et ferma les yeux. Quelques instants plus tard, elle prit congé.

***

Marguerite jetait un dernier regard à l’allure vestimentaire du gouverneur par intérim. Le militaire se tenait debout dans ses bottes de cuir noir, une main sur la garde de son épée qui pendait à son ceinturon et l’autre sur la hanche. Il portait un haut-de-chausses et un pourpoint bleus sans aucun ornement que les crevés par lesquels passait une chemise blanche. Il ne restait plus au major qu’à se coiffer de son feutre emplumé.

— Monsieur de Maisonneuve ! s’écria François Crusson en entrant comme une bourrasque.

— Est-ce que des hospitalières et des sulpiciens l’accompagnent ? s’enquit Marguerite.

— Je ne sais pas. Je n’ai pu que distinguer le gouverneur à l’avant d’une barque.

— Il revient juste à temps pour mon mariage, se réjouit le futur époux.

Une expression de contrariété passa sur le visage de François Crusson.

— Je ne pourrai plus participer aux travaux de la chapelle, se désola-t-il. Je n’aime pas travailler sous les ordres de monsieur de Chomedey.

— On verra, François, commenta Marguerite. Peut-être le sieur de Maisonneuve est-il revenu avec de meilleures dispositions ?

Les cloches de l’église paroissiale sonnèrent le rassemblement.

— C’est l’heure ! dit Closse.

Le sergent-major mit son chapeau et prit les devants. Marguerite rassura François Crusson et ils partirent vers le lieu de culte.

Sur le parvis de l’église, Lambert Closse et sa promise devisaient avec le père Pijart. Un peu en retrait, mademoiselle Mance et sa benjamine regardaient venir les arrivants. Au son du tambour, Maisonneuve s’avançait avec une brochette de religieux. Il était flanqué de l’abbé de Queylus et du diacre Antoine d’Allet, son secrétaire. Suivaient plus lentement les sulpiciens Gabriel Souart et Dominique Galinier. Des colons et des soldats fermaient la marche avec des matelots et des portefaix.

— Aucune hospitalière ! observa tristement Marguerite. Pauvre Jeanne…

Mademoiselle Mance progressa vers le gouverneur qu’elle salua en tendant sa main valide. Puis elle s’inclina avec déférence devant les messieurs de Saint-Sulpice qui composeraient dorénavant le clergé paroissial. Le père Pijart marmonna quelques mots à son enfant de chœur. Ensuite, il tourna les talons et s’engouffra dans l’église.