28

La garçonnière de l’ancien gouverneur

Après une traversée de trente et un jours, une des plus courtes dans les annales maritimes de l’époque, le navire entra dans le port de La Rochelle. Marguerite n’avait pas eu à endurer longtemps les aléas du voyage. Privilégiée, elle avait été épargnée du soin des malades et des mourants comme elle avait dû le faire lors de ses précédents périples vers la Nouvelle-France. Elle avait cependant vécu en recluse dans son misérable réduit, n’en sortant qu’un repas sur deux, pour assister à la messe que l’abbé de Fénelon célébrait par bon temps, ou afin de se rendre à la poulaine pour ses besoins primaires. Elle débarqua sans vêtements de rechange et sans le sou, et surtout sans ses indispensables documents.

Le religieux devait rester quelques jours à La Rochelle avec son serviteur, mais Marguerite n’avait pas une minute à perdre. Avec le secours du ciel, elle récupérerait ses papiers à Paris.

— Où allez-vous de ce pas, ma sœur ? s’enquit le prêtre de Saint-Sulpice. Vous ne franchirez pas à pied les 120 lieues qui nous séparent de la capitale…

Marguerite, qui se faufilait parmi l’attroupement de curieux venus assister au débarquement, se retourna.

— Le Seigneur est mon berger, rétorqua-t-elle.

— Attendez !

L’ecclésiastique tira sa petite bourse, la délia et compta méticuleusement 50 livres.

— Tenez, ma sœur, ça ne sera pas de trop.

— En aurez-vous assez pour loger à La Rochelle et vous rendre ensuite à Paris ? questionna Marguerite.

— Nous sommes deux, répondit-il. Si jamais les sous venaient à me manquer, j’en emprunterais à mon domestique. N’est-ce pas, Barnabé ? lança-t-il avant de s’esclaffer d’un rire un tantinet moqueur.

Le serviteur plongea nerveusement la main dans son pantalon.

— Mais où ai-je donc mis mon argent ? réfléchit-il à voix haute. Il doit être quelque part dans mes hardes.

Un sourire de mécontentement crispa les lèvres de l’ecclésiastique.

— Allez prendre le coche, ma bonne sœur, dit-il sur un ton sérieux. Je crois que je devrai me fier à la Providence.

Marguerite se dirigea vers le relais des voitures. Voyageant sans bagages, elle put négocier le coût de son billet à un prix réduit. Des 50 livres empruntées à Fénelon, il ne lui restait toutefois que 4 livres et 10 sols. C’était bien peu pour payer son logement et ses repas dans les auberges. Elle devrait s’astreindre au jeûne et tolérer des austérités.

La route ne lui était pas inconnue. Le coche traversa Lusignan, Niort, Poitiers, Tours et Orléans ; il atteindrait la capitale dans huit à dix jours. Chemin faisant, Marguerite se remémora son précédent voyage avec ses compagnes Catherine Crolo, Marie Raisin, Anne Hioux et Edmée Chatel, qu’elle avait revue à Québec un mois plus tôt. Elle espérait que tout allait bien à Ville-Marie. Elle revoyait son étable-école, les enfants qu’elle chérissait, son ouvroir, son colombier, et tout le bien qu’elle accomplissait avec ses filles si dévouées. Puis elle pensa à ses documents égarés et aux connaissances qu’elle reverrait. Paris n’était plus très loin. Sur la recommandation de l’abbé de Fénelon, elle se rendrait d’abord chez les sulpiciens pour quémander un refuge.

Il faisait nuit quand elle atteignit le faubourg Saint-Germain. Un peu égarée, elle emprunta la rue du Vieux-Colombier avant de revenir sur ses pas. Le nom de la rue lui arracha un demi-sourire qui la ramena un moment dans son pigeonnier. Puis elle remonta la rue des Fossoyeurs, une petite rue en équerre qui longeait l’église Saint-Sulpice, et se présenta au séminaire. Un portier aux yeux mi-clos et à l’air fort ennuyé refusa de la faire entrer à cette heure indue ; la loqueteuse lui inspirait de la méfiance et du dégoût. Cependant, par charité, il lui donna l’adresse d’une logeuse du quartier. Un peu dépitée, sœur Bourgeoys regarda la monnaie qui lui restait. Elle avait sûrement de quoi payer sa chambre. Mais il n’y aurait pas le quart d’un sou pour un repas.

***

Le lendemain matin, la première pensée de Marguerite fut de retourner au séminaire. Le portier serait plus affable et ne se méfierait pas de la pauvresse qui avait l’air d’une quémandeuse. Elle demanderait à s’entretenir avec monsieur Alexandre de Bretonvilliers, lui parlerait de la mission, de Gabriel de Queylus, de l’abbé Souart, du curé Gilles Pérot, de l’abbé de Fénelon et de tous les autres sulpiciens qui faisaient partie du clergé de Ville-Marie dont ils étaient les seigneurs.

Affamée et le pas mal assuré, sœur Bourgeoys marchait vers l’institution, confiante que la Providence la soutiendrait une fois de plus, quand, à l’angle des rues de Sèvres et du Cherche-Midi, elle croisa un prêtre escorté par une poignée de fidèles. Le religieux paraissait revenir de donner la communion à des malades. Sans plus réfléchir, Marguerite se joignit au groupe ; elle entra à sa suite dans le couvent des Prémontrés qui s’élevait à quelques pas de là. L’endroit lui plut tout de suite. Elle fut envahie par l’atmosphère de piété et de recueillement qui régnait. Elle fit ses dévotions, se confessa et regagna sa place où elle s’agenouilla pour une dernière prière. Au moment où elle allait amorcer le signe de la croix, alors que tous les pénitents avaient quitté les bancs, un bruissement de papier éveilla son attention. « La lettre du curé Gilles Pérot ! se dit-elle. Voilà au moins un papier qui pourra parvenir à son destinataire. Je trouverai bien un moment pour retourner au séminaire de Saint-Sulpice. »

Onze heures sonnaient à toutes les horloges du faubourg Saint-Germain. Se moquant de la fatigue qui l’affaiblissait, Marguerite erra dans les rues du quartier d’aristocrates, espérant qu’elle ne se trouvait pas trop loin de la demeure des sœurs du curé Pérot. Puis, lasse de chercher, et avant de s’effondrer sur le pavé inhospitalier ou le porche d’une résidence cossue, elle eut la sagesse de s’informer à un gentilhomme auquel était accroché le bras d’une femme richement vêtue. Les demoiselles Pérot demeuraient à proximité, lui apprit-il. Elle n’avait qu’à franchir quelques centaines de pieds et, au tournant de la rue, s’engager sur la droite.

La mine hostile, les deux sœurs parurent dans l’entrebâillement de la porte. Marguerite fouilla dans sa manche et tendit le pli à celle qui paraissait la plus âgée.

— Combien vous doit-on pour la commission ? s’enquit l’autre, l’air condescendant.

— Cette lettre vient de trop loin pour demander un port, répondit nébuleusement Marguerite.

Elle s’apprêtait à se retirer. Celle qui venait de détacher ses yeux de la lettre s’écria :

— Ne partez pas ! dit-elle en serrant contre son cœur le pli émanant de son frère.

— Entrez, insista l’autre. Vous êtes la bienvenue.

Les deux sœurs Pérot se confondirent en excuses et en remerciements. Elles invitèrent la voyageuse à leur table, puis la pressèrent de mille et une questions.

Après le dîner du lendemain, elles lui proposèrent le gîte et le couvert pour la durée de son séjour à Paris. Mais prétextant avoir d’autres courses à faire et ne voulant pas déranger, Marguerite déclina l’invitation et repartit, le cœur rempli de gratitude.

De nouveau dans la rue et ses forces refaites, elle brûlait maintenant de se rendre à la maison de monsieur de Maisonneuve. Elle se souvenait de l’adresse de l’ancien gouverneur qu’elle avait transmise à Zacharie Dupuy afin qu’il expédie ses documents dans la capitale pour l’obtention de lettres patentes. D’ailleurs, elle appelait de ses vœux le succès de la mission confiée au major par l’intermédiaire de la dépêche acheminée en catastrophe par le matelot au collier qui avait exécuté gracieusement la commission. Ses papiers étaient-ils parvenus sans encombre au destinataire ? Le cas échéant, elle lui en serait éternellement reconnaissante.

L’heure avançait. En cette fin d’après-midi de décembre, le soir se couvrait hâtivement de son enfaîtement gris sombre. De rares lanternes, qui se balançaient au gré du vent sur leurs tringles de fer, guidaient les pas des marcheurs. Peu habituée au train de la capitale, couverte de sa mante noire, Marguerite rasait les murs ; le roulement des tombereaux vides et le pas résonnant des chevaux qui se répercutaient sur les habitations l’obligeaient à la prudence. Elle parvint tant bien que mal au quartier de la place Maubert, descendit la colline Sainte-Geneviève et s’immobilisa devant le portail des pères de la Doctrine chrétienne, où elle crut bon de se renseigner. On lui indiqua la maison à trois étages que monsieur de Maisonneuve habitait, entre la rue des Fossés Saint-Victor et la rue des Fossés Saint-Marcel.

Au son du heurtoir, sanglé dans son gros drap foncé, monsieur de Maisonneuve descendit et jeta un œil par le judas. Il n’attendait personne et la lumière pâlotte de sa chandelle ne lui permettait pas de reconnaître le visiteur. Il déverrouilla la porte, l’entrouvrit et promena lentement son fanal devant une figure de femme enserrée dans une coiffe noire de Champenoise. La dame avait les yeux bouffis de fatigue et les traits tirés.

— Marguerite ! s’exclama-t-il.

— Ma sœur ! rectifia-t-elle gentiment.

Un moment, elle crut revoir l’homme qui s’était présenté à la grille des congréganistes de Troyes comme il lui était apparu la première fois. Mais aujourd’hui, il était sans cape et sans épée et lui aussi avait vieilli : son front était dégarni, ses tempes étaient grises et des rides sillonnaient son visage glabre.

Elle le suivit dans l’escalier menant à la garçonnière qu’il occupait aux deuxième et troisième étages de l’établissement avec son domestique Louis Frin. Le religieux effacé au teint cendreux s’empara aussitôt de la mante et laissa la visiteuse avec son maître qui entreprit de faire visiter son logis.

Tout respirait le dénuement dans ce logement décrépit : du plancher de lattes – dont les larges interstices craquaient sous les pas – au plafond qui menaçait de s’effondrer, en passant par les lambeaux de tapisserie de Bergame appendue aux murs et le mobilier vieillot qui garnissait les pièces. Paul de Chomedey s’arrêta devant le grand bahut carré recouvert de cuir noir.

— Vous allez souper avec nous, ma sœur. Frère Louis va nous préparer un petit repas frugal pas tout à fait déplaisant.

— À la vérité, j’ai pris un excellent repas chez les sœurs du curé Pérot et je n’ai pas tellement faim.

— Je reconnais là votre appétit d’oiseau, mais ne seriez-vous pas en train de vous imposer des privations ? commenta Maisonneuve. J’y pense tout à coup : où sont donc vos bagages ?

— Je n’en ai pas ! Ils ont été, je l’espère, renvoyés à Ville-Marie.

Marguerite l’informa des raisons de son voyage et se trouva devant l’obligation de lui raconter ses tribulations et l’état de grande gêne dans lequel elle était plongée. Elle lui apprit également qu’elle lui avait adressé des documents relatifs à la reconnaissance officielle de sa congrégation. Selon toute vraisemblance, la correspondance ne lui était pas encore parvenue.

— Je vous offre le gîte et le couvert tout le temps de votre séjour à Paris, ma sœur, déclara Maisonneuve, l’air réjoui.

— Comment refuser une offre aussi alléchante ?

— C’est l’hospitalité d’un pauvre !

— Cela me convient parfaitement, monsieur de Maisonneuve.

Du présent morne et routinier de la vie parisienne de Chomedey, la conversation des deux amis bifurqua rapidement vers le passé de leur vie commune à Ville-Marie. Assis autour de la vieille table vermoulue sur des chaises mal rembourrées, ils se remémorèrent leurs bons et mauvais souvenirs de la cité chevaleresque. Puis ils évoquèrent l’arrivée du vice-roi Tracy dans le but d’unifier la colonie avec Courcelles et Talon et, par la suite, l’expédition en Canada par Louis XIV de six compagnies du régiment de Carignan avec des officiers qui les commandaient.

L’homme qui faisait renaître des pans d’une épopée glorieuse s’assombrit peu à peu dans de vagues réminiscences. Il devint triste et son discours se teinta d’amertume.

— C’est là que j’ai compris que ma place n’était plus parmi vous, exprima-t-il. C’est pourquoi, une fois renvoyé en France, j’ai fini par donner ma démission. Vous, au moins, Marguerite, vous pouvez poursuivre votre œuvre tandis que moi, je ne suis plus rien.

— Vous n’avez pas le droit, monsieur de Maisonneuve, de vous dénigrer ainsi. Ville-Marie se souviendra de vous comme elle se souviendra de Jeanne…

— Jeanne qui perd des forces, qui décline, qui se meurt à cause de ce renvoi et de ce monseigneur de Laval qui s’acharne sur elle et qui ne veut rien entendre, selon les lettres que j’ai reçues d’elle.

— Jeanne a accompli ses plus chers désirs : elle a bâti son hôpital, établi ses hospitalières, soigné les colons. Et moi, vous m’avez hébergée dans votre maison…

— Comme gouvernante !

— Vous m’avez donné ma première école…

— Une étable !

— Regardez la population qui a grandi, les enfants éduqués, les filles qui nous arrivent et qui deviennent des mères et des épouses dépareillées.

Bougeoir à la main, le serviteur s’avança discrètement dans la pièce. Deux heures plus tôt, il avait débarrassé les assiettes aux portions à peine entamées. Marguerite faiblissait comme la flamme chétive qui tremblotait à la base du chandelier posé sur la table.

— Ce ne sera pas nécessaire de remplacer la chandelle, frère Louis. Sœur Bourgeoys tombe de sommeil.

— Alors vous n’avez qu’à me suivre, ma sœur, murmura le domestique.

Sans se faire prier, Marguerite gagna la pièce de l’entresol que le locataire réservait à la rare visite qu’il recevait. La chambre au plafond bas située entre le rez-de-chaussée et le premier étage conviendrait parfaitement à sœur Bourgeoys.

***

Quelques jours s’écoulèrent sans que le paquet de documents parvienne à destination. Sans toutes ses lettres de recommandation et ses certificats, Marguerite ne pouvait entreprendre des démarches valables auprès du ministre Colbert. Ce dernier exigerait des pièces justificatives pour prouver l’appui dont bénéficiait la demande. Marguerite ne désespérait pas. Le major Dupuy avait sans doute fait l’impossible pour retrouver les papiers et les lui envoyer. Elle résiderait dans la capitale le temps qu’il faudrait avant d’aller à Troyes pour en ramener d’autres enseignantes. Les sœurs Pérot l’avaient charitablement hébergée pour une nuit. Monsieur de Maisonneuve lui offrait sa généreuse hospitalité. Elle n’avait pas un liard. Un jour, il lui faudrait de l’argent pour défrayer le coût de ses déplacements et son retour dans le Nouveau Monde. Mais toujours Marguerite s’en remettait à la Providence, qui la soutiendrait. C’est en ressassant ses convictions qu’elle se rendit chez les messieurs de Saint-Sulpice.

— J’aimerais rencontrer monsieur de Bretonvilliers, dit-elle au clerc qui se présenta au portail.

— Notre supérieur ne reçoit pas aujourd’hui, rétorqua le portier qui reconnut l’indigente.

— J’apporte des nouvelles du Canada, insista Marguerite.

— Vraiment ! s’étonna le clerc d’un air dubitatif en détaillant la nécessiteuse.

— Je suis sœur Marguerite Bourgeoys, une amie du sieur Paul de Chomedey.

— Monsieur de Maisonneuve n’est plus en Nouvelle-France. Il habite à deux pas d’ici et vient nous voir de temps à autre.

Elle eut peur de scandaliser le religieux. « Je dois éviter de lui dire que je loge chez l’ancien gouverneur », pensa-t-elle.

— Je le connais bien. Je me suis embarquée avec lui en 1653 pour devenir enseignante à Ville-Marie.

— Un moment, je vous prie. Je vais voir si notre supérieur est disponible, céda enfin le portier avant de disparaître.

Mère Bourgeoys se rappela que monsieur Olier, le fondateur des Sulpiciens, s’était éteint dans ce séminaire, entouré de Vincent de Paul et de ses fils spirituels, et que son cœur avait été placé dans une boîte de plomb que Jeanne avait touché de son bras invalide. « Il s’en est fallu de peu que je sois témoin du miracle, mais je devais retourner à Troyes », songea Marguerite.

Le clerc revint avec un air plus courtois. De son pas glissant dans ses sandales éculées, il entraîna Marguerite le long d’un corridor sombre aux pierres grises et froides qui menait probablement à la chapelle. Il s’arrêta devant une pièce dont la porte était grande ouverte. L’homme s’inclina d’un geste bref, puis il partit.

Figé comme une statue de plâtre, un pasteur joufflu approchant la cinquantaine attendait derrière un bureau. Il portait une calotte qui retenait ses cheveux bouclés, laissant néanmoins dépasser des mèches rebelles qui retombaient sur son front. Vêtu d’un surplis d’une blancheur immaculée et affublé d’un large rabat empesé qui lui maintenait la tête droite, l’homme semblait émerger d’un état de plénitude car un sourire béat agrémentait son visage.

— Donnez-vous la peine d’entrer, dit-il en désignant une chaise.

— Je suis tellement heureuse que vous m’accordiez cet entretien, mon père. J’ai quelques nouvelles à vous transmettre de la part de vos fils de Ville-Marie.

— Je vous écoute, ma sœur.

Sœur Bourgeoys déballa son ballot de messages et livra le but de sa présence à Paris, qui supposait également l’attente de papiers importants. Bientôt, celui qui avait été pressenti par monsieur Olier comme son successeur sortit une petite bourse en cuir qu’il déposa devant la visiteuse.

Marguerite sourcilla légèrement avant de délier les cordons du sac.

— On m’a informé de la précarité de votre situation financière, exposa le supérieur. Cela ne représente pas une fortune, mais vous pourrez vous débrouiller un certain temps.

— Je peux m’arranger, vous savez. Déjà, quelqu’un m’a offert l’hospitalité.

— Vous logez temporairement chez monsieur de Maisonneuve, m’a-t-on dit.

La sœur parut troublée. Le supérieur s’empressa de dissiper le malaise qu’il avait engendré.

— Pour tout vous dire, l’abbé de Fénelon, qui était de passage il y a quelques jours, m’a dit que le temps de votre séjour dans la capitale vous habiteriez chez monsieur de Maisonneuve. Comme il savait que vous deviez me rendre visite au séminaire et que vous étiez sans le sou, il m’a demandé de vous remettre une petite somme…

— C’est trop de bonté, monsieur ! exprima Marguerite, confuse.

Le supérieur ne voulait pas que sœur Bourgeoys représente un fardeau financier pour Paul de Chomedey. Il savait que l’ancien gouverneur vivait pauvrement dans une maison vétuste, qu’il avait rétrocédé au séminaire de Saint-Sulpice les quelques terres qu’il avait conservées dans la colonie contre une rente annuelle de 500 livres, et qu’il avait disposé de cet argent au bénéfice d’une tierce personne. Du reste, Chomedey – qui avait été évincé de son poste de gouverneur par les politiques de Colbert – ne démontrait-il pas une grande générosité en soutenant ainsi Marguerite dans ses démarches ?

— En échange, si vous le permettez, reprit Marguerite, j’exécuterai des travaux de reprisage de vêtements pour les messieurs de Saint-Sulpice de Ville-Marie, comme j’avais d’ailleurs l’intention de le faire pour l’abbé de Fénelon.

Monsieur de Bretonvilliers opina ostensiblement de la calotte. Mère Bourgeoys crut que le temps était venu de se retirer. Elle formulait mentalement une manière de conclure.

— En ce qui concerne vos démarches pour l’obtention des lettres patentes, vous reviendrez me voir quand vous aurez reçu vos documents, déclara le supérieur. Je pourrai vous obtenir de l’aide pour le travail de cléricature que cela exige.

Marguerite n’en espérait pas tant. Elle repassa le seuil du séminaire en remerciant la Providence qui continuait de veiller sur elle avec tant de bienveillance. Ensuite, elle alla s’engouffrer dans l’église Saint-Étienne-du-Mont où elle avait pris l’habitude de se recueillir.

Au sortir du lieu saint, Marguerite allait prendre le pavé quand elle vit disparaître Paul de Maisonneuve à l’angle de la rue. Il marchait d’un pas lent, les bras encombrés de victuailles. Elle se rappela que c’était jour de marché et qu’il faisait souvent lui-même ses courses. « Je ne dois pas m’empresser vers lui, sinon les ragots courront », se dit-elle avant de s’engager derrière en gardant une certaine distance. D’ailleurs, elle se demandait parfois lequel des deux, du maître ou du valet, était le véritable domestique. N’était-ce pas Maisonneuve en personne qui l’avait reçue au bas de l’escalier le soir de son arrivée à l’improviste et qui décrottait les bottes du frère Louis Frin ?

Au souper, autour d’un repas que le cuisinier avait fricoté, Marguerite narra longuement à Maisonneuve son entretien avec monsieur de Bretonvilliers. Elle parla de l’aide que le supérieur des Sulpiciens était prêt à lui consentir pour l’obtention de ses lettres patentes. Munie de sa petite bourse, elle se sentait en mesure de donner une compensation à son hôte.

— Il y a encore une chose que je ne vous ai pas dite, monsieur de Maisonneuve.

— Les femmes ont parfois de ces secrets ! badina-t-il. Vous n’êtes pas tenue de tout me raconter, Marguerite.

— Ma sœur ! rectifia-t-elle.

— Bon, d’accord, ma sœur ! acquiesça Chomedey.

Sœur Bourgeoys alla dans sa chambre et en revint avec la bourse. Elle en tira quelques pièces qu’elle tendit à son hôte.

— Monsieur de Bretonvilliers m’a remis une somme d’argent, expliqua-t-elle. Je peux maintenant défrayer le coût de mon hébergement.

— Vous voulez m’insulter, ma sœur ! J’ai amplement de quoi vivre.

La sœur promena son regard sur les murs défraîchis de la cuisine et le désordre qui régnait. Ses yeux se fixèrent ensuite sur les vêtements négligés de Maisonneuve. Elle chuchota, pour s’assurer que le religieux n’entendrait pas :

— Dans ce cas, je reprendrai mon rôle de gouvernante et m’acquitterai des petits travaux de l’ordinaire. Après tout, il y a deux hommes dans cette maison et il serait bon qu’ils vivent dans un intérieur un peu plus ordonné.

— Bien, ma sœur ! réagit Maisonneuve avant d’éclater de rire et d’entraîner sa pensionnaire dans son enjouement.

***

Le lit à hauts piliers occupait les trois quarts de la chambre. Marguerite effleura la méchante tapisserie de Bergame qui l’entourait, rangea un vêtement rapiécé dans une armoire et sortit de la pièce. Puis elle traversa l’antichambre du valet et pénétra dans le cabinet.

Guenille à la main, elle sourit à la vue du luth posé dans un coin. Elle s’avança vers la bibliothèque dont les livres étaient placés selon un ordre qui lui sembla arbitraire. L’histoire en trois volumes de Rome, de l’Angleterre, des Flandres et de la France était drôlement disposée sur les tablettes poussiéreuses, et une des œuvres de François de Sales était posée à plat sur d’autres. Elle allait replacer l’Introduction à la vie dévote parmi la trentaine d’ouvrages qui garnissaient le meuble lorsqu’elle entendit le bruit du heurtoir. On insistait à la porte. Maisonneuve et son valet étaient sortis. Le cœur battant, Marguerite souleva ses jupes et dévala les degrés de l’escalier qui menait à la rue.

Le facteur, un homme d’âge mûr qui connaissait les habitants du quartier, s’étonna de voir la femme inconnue qui lui adressait un sourire si radieux.

— Bonjour, madame, dit-il. Un colis pour monsieur de Maisonneuve !

— Merci infiniment, monsieur, répondit brièvement Marguerite.

Ce ne pouvait être que ce qu’elle attendait. Sœur Bourgeoys monta vite à l’entresol et déballa le paquet. Avec une fébrilité qui ne lui était pas coutumière, elle vérifia si on lui avait fait parvenir tous ses documents. Ses lettres de recommandation, ses certificats, tout y était.

Une lettre accompagnait l’envoi. Marguerite la lut près de la fenêtre, qui donnait sur la cour intérieure de l’immeuble. Le mot du major Dupuy lui expliquait qu’il avait trouvé sa valise à l’auberge Saint-Amand, et qu’il avait, tel qu’elle l’avait demandé, retourné sa valise avec ses effets à Ville-Marie et qu’il avait fait suivre les documents au domicile de l’ancien gouverneur.

Sœur Bourgeoys exultait.