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Le Havre-de-Grâce

Au petit matin, sur les quais embrumés de la Seine, les coffres des 11 recrues de Marguerite furent chargés dans la barque. Sœur Bourgeoys fit le décompte de ses filles – six pour la congrégation et les autres en quête d’un mari – qui étaient montées à bord sous l’œil chagriné de Maisonneuve.

— Il ne manque que vous, ma sœur ! s’écria Madeleine Senécal.

— Vous ne savez plus compter, sœur Bourgeoys ! plaisanta monsieur de Maisonneuve pour masquer sa peine.

C’était au moins la troisième fois que Marguerite recommençait le dénombrement de ses ouailles regroupées autour de François Le Febvre, cet ecclésiastique de Saint-Sulpice qui les accompagnait et qui essayait avant tout de réprimer ses propres craintes de la traversée en se rongeant les ongles. Elle n’attendrait pas l’abbé de Fénelon, qui l’avait sauvée de l’indigence et qui avait choisi de repasser en Canada avec le nouveau gouverneur de la Nouvelle-France qui avait remplacé monsieur de Courcelles : le comte Buade de Frontenac. Près d’elle, quelques parents et amis qui avaient dû relâcher leurs étreintes retenaient à présent leurs sanglots. Chacun savourait les instants ultimes qui resteraient gravés dans sa mémoire. Avant le prochain tintement de cloches des églises, les bateliers détacheraient les amarres et le bateau glisserait entre les rives jusqu’à ce qu’il se perde dans les méandres du fleuve. Dans quelques jours, après une navigation de 30 lieues, il atteindrait le port de Rouen. Ensuite, il se rendrait au Havre-de-Grâce pour entreprendre le long voyage.

— J’espère que nous nous reverrons un jour, Marguerite, articula Maisonneuve.

Un sourire de douce indulgence fleurit sur les lèvres de sœur Bourgeoys. Elle savait que la tendresse que Chomedey éprouvait à son égard prenait sa source dans la reconnaissance, une profonde amitié, et peut-être aussi dans l’amour impossible entre deux êtres qui avaient décidé de se consacrer à Ville-Marie. Les cordages rompus, chacun emprisonnerait dans son souvenir de solides amarres qui ne se détacheraient jamais.

Sœur Bourgeoys avait privilégié les inconvénients de la voiture d’eau aux ennuis de la route de terre cahoteuse avec ses relais dans les auberges. Le coche d’eau effleura les collines de Chaillot et les jardins d’Auteuil, et engloutit bientôt Paris dans son sillage. Marguerite se plaisait à entendre ses filles babiller. Pour l’heure, elle savait que la parole apaisait les inquiétudes et les tourments. Mais le moment viendrait où il faudrait meubler le temps, consacrer des heures aux petits ouvrages de tricot, chanter des cantiques, écouter une lecture pieuse, imposer le silence ou prier sur les grains de son rosaire.

On admira la forêt de Boulogne et les plaines basses de Saint-Denis. À Marly, la Seine se frayait un chemin dans la vallée de Saint-Germain-en-Laye et s’épanouissait au fond de collines verdoyantes qui charmèrent les passagers. Plus loin, elle traversait des champs fleuris gardés par de majestueux peupliers avant de couler dans la campagne fermée par des mamelons onduleux. Pontoise, Meulan, Mantes, Les Andelys, Elbeuf... Des villages chétifs, qui profilaient leurs tours et leurs clochers ou miraient nonchalamment leurs coteaux et leurs maisons dans les eaux, regardaient passer le chaland qui, parfois, s’amarrait chez eux pour la nuit. Les passagers s’abritaient alors sous des bâches de grosse toile et, au matin, si le temps le permettait, ils se précipitaient à l’église pour la messe.

Plus loin, l’horizon s’élargit de nouveau. La Seine se mettait à tergiverser, à folâtrer dans les champs, cherchant sa route en faisant une boucle vers l’ouest pour remonter ensuite à l’est et fondre en droite ligne sur Rouen.

***

Sœur Bourgeoys trouva refuge dans un monastère. Là, avec ses filles, elle attendit l’avitaillement de La Nativité qui mouillait dans la baie du Havre. Les journées se remplissaient de petites besognes et de pèlerinages dans les lieux saints de la ville parsemée d’églises, d’abbayes et de couvents.

Mais le temps avançait et l’ennui commençait à gagner les protégées. De plus, l’attente commençait à grever lourdement les ressources financières communes. Sœur Bourgeoys s’était informée à un représentant de la Compagnie des Indes occidentales pour connaître le jour du départ. Le vaisseau sur lequel elle et son groupe navigueraient n’était pas encore complètement équipé. Marguerite devait se rendre à l’évidence : l’argent manquerait sous peu.

Après une journée bien remplie avec ses filles, Marguerite se retira dans sa chambre. Elle rédigea un message pressant à monsieur de Maisonneuve. Comme convenu, en tant que responsable des affaires de la congrégation en France, il ferait sans doute l’impossible pour lui procurer de l’argent.

Elle relisait ses lignes lorsque des pas se mêlèrent à des chuchotements devant sa porte.

— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle.

— Nous regrettons de vous déranger, mais nous aimerions vous adresser une demande, dit Louise Sommillard.

— Quoi donc ? s’enquit Marguerite qui pria les jeunes filles d’entrer.

Louise Sommillard et son amie Madeleine Senécal en avaient assez du régime de vie imposé par les circonstances. Marguerite avait bien remarqué que ses filles n’étaient pas toutes également portées vers la prière et le recueillement ; elle en avait maintenant la confirmation.

— Tante Marguerite, l’interpella Louise, quand donc quitterons-nous Rouen ? Je n’ai pas le goût de me jeter encore longtemps dans la dévotion.

— Les garçons de Ville-Marie sont bien plus jolis que ceux de Rouen, rétorqua Marguerite. Tu ne perds rien pour attendre.

— Si vous saviez comme nous sommes lasses de tous ces pèlerinages avec l’abbé Le Febvre à la cathédrale Notre-Dame, à l’église Saint-Maclou ou à l’église Saint-Ouen.

— Demain, si vous le désirez, nous nous promènerons dans la ville.

Louise Sommillard interrogea sa compagne du regard. Finalement, la moue boudeuse, elle consentit à la proposition de sa tante.

***

Le lendemain, Marguerite expédia le message à monsieur de Maisonneuve et s’informa de ce qu’on pouvait visiter dans la ville à part les nombreux lieux de culte. Puis elle rejoignit ses filles. Après avoir prié avec une ferveur peu ardente, Louise et Madeleine emboîtèrent le pas à Marguerite qui les entraîna près de la Seine et s’immobilisa au pied d’une tour du château de Philippe Auguste.

— Selon ce que les religieuses du monastère m’ont raconté, notre passé n’a pas toujours été très glorieux, déclara sœur Bourgeoys.

— Pourquoi dites-vous cela ? demanda Louise, étonnée par la remarque singulière de sa tante.

— Il y a très longtemps, une certaine Jeanne d’Arc a été emprisonnée dans cette tour en attendant son procès. Elle a été brûlée vive sur la place du Vieux-Marché.

Mère Bourgeoys rapporta que lors d’une guerre opposant la France à l’Angleterre, Jeanne d’Arc était entrée à Orléans à la tête d’une armée pour proclamer la légitimité de Charles VII et chasser les Anglais du royaume.

— Pourquoi alors est-elle montée sur le bûcher ? s’enquit Madeleine.

— Parce qu’elle se disait une envoyée de Dieu et qu’elle entendait des voix. Elle a subi sans défenseur son procès dans la chapelle royale du château de Rouen et on l’a condamnée à mourir.

— Êtes-vous une envoyée de Dieu, vous, ma sœur ? interrogea Madeleine.

— J’essaie seulement de découvrir la voie que notre Sauveur me trace et de la suivre le mieux possible.

***

D’autres promenades succédèrent à la première ; des filles s’additionnèrent au groupe pour se désennuyer. Catherine Sommillard prit même sur elle de se rendre avec Madeleine Senécal au siège de la Compagnie des Indes occidentales situé au Havre-de-Grâce afin de s’enquérir de la progression de l’équipement de La Nativité.

L’heure du rassemblement au réfectoire pour le repas du soir sonna. Cette journée-là, une pluie incessante avait empêché les filles de se divertir au port, dans les rues de la ville ou sur la place du Vieux-Marché. Louise, Élisabeth de La Bertache, Geneviève du Rosoy et Perrette Laurent de Beaune conversaient à propos du temps perdu. Marguerite écoutait les doléances de sa nièce qui paraissait sur le point de céder au découragement.

— Je vais retourner à Troyes, pleurnicha Louise. Père m’accueillera avec joie comme l’enfant prodigue.

— Si cela continue, nous n’aurons plus de quoi payer notre passage sur le navire, se plaignit Geneviève du Rosoy. Il me reste à peine de quoi rentrer à Paris.

— Vous vous défiez de la Providence, Madeleine, commenta Marguerite. Ayez confiance.

Catherine Sommillard arriva en trombe au réfectoire.

— Le grand départ aura lieu dans une semaine ! claironna-t-elle. C’est le capitaine Jean Basset qui me l’a dit, assura-t-elle.

Des explosions de joie s’ensuivirent, qui obligèrent sœur Bourgeoys à calmer ses filles et à leur adresser des remontrances.

— Chut ! Nous sommes dans un monastère. Les religieuses vont nous mettre à la porte.

Sur ces entrefaites, l’abbé Le Febvre – qui, jouissant de faveurs particulières auprès des cloîtrées, se sustentait dans une petite salle privée – fit irruption au réfectoire. Le haut de sa soutane était poisseux et il tenait un os de chapon à la main.

— Profitez-en pour vous en mettre plein la panse, monsieur l’abbé, proféra effrontément Catherine.

Marguerite jeta un regard désapprobateur à la jeune fille, puis elle alla vers l’ecclésiastique et l’entraîna dans la pièce où il prenait ses repas. Elle lui expliqua l’enthousiasme de ses filles.

— Je vous prie d’excuser ma nièce pour son commentaire déplacé, dit-elle. La jeunesse a parfois de ces débordements…

— Elle est tout excusée, déclara l’homme avant de recommencer à gruger l’os de chapon.

Marguerite retourna ensuite au réfectoire. Ses filles avaient commencé à manger leur pitance. Elle s’assit devant sa maigre portion et se mit à penser au lendemain. Le moment de quitter le port de Rouen était fixé. Cependant, malgré les restrictions qu’elle avait imposées à sa recrue et la générosité des religieuses du monastère, il manquerait de quoi payer le voyage et la nourriture sur le Nativité. Elle se mit à espérer un miracle…

***

Un peu plus tard, mère Bourgeoys n’eut aucune peine à exiger de ses filles qu’elles mettent la main aux apprêts de voyage. Plutôt que d’attendre à Rouen, elles partiraient le lendemain pour Havre-de-Grâce. De voir le navire sur lequel elles navigueraient ne le ferait pas partir plus tôt, mais changerait de la monotonie de l’attente et calmerait les impatientes. Par le chemin de terre, une petite journée de coche suffirait. Mais il était entendu qu’on franchirait par voie fluviale la dernière portion du trajet conduisant au port d’embarquement. Deux jours plus tard, le coche d’eau atteindrait le Havre.

Dans la rue, les coffres bien rangés attendaient près de la porte d’entrée. Entourée de ses filles et de l’abbé Le Febvre, sœur Bourgeoys remercia la supérieure du monastère pour son hospitalité. Une monture noire comme du jais s’arrêta devant la porte en s’ébrouant bruyamment. Ce n’était pas un vieux bidet, mais un superbe cheval andalou aux jambes fines et aux narines de feu. L’épée pendue à un baudrier de peau, le cavalier mesquinement vêtu de couleur sombre descendit de sa monture. Il s’adressa à Marguerite.

— Je suis arrivé à temps…, soupira Louis Frin qui cherchait à reprendre son souffle.

Le valet de monsieur de Maisonneuve tira un pli de son pourpoint et le tendit à Marguerite. Elle le prit, le déplia et lut en murmurant les lignes de la missive. Estomaquée, elle posa sa main sur sa poitrine.

— Qu’avez-vous, ma sœur ? demanda l’abbé Le Febvre.

— Nous n’avons plus de soucis financiers. Celui qui s’occupe des affaires de la congrégation à Paris vient de me faire parvenir de quoi subvenir à nos besoins jusqu’à Québec.

Maisonneuve rapportait également que la guerre avec la Hollande s’était déclarée et qu’il priait pour le succès de la traversée. Mais Marguerite jugea bon de taire le déclenchement du conflit.

Le domestique de Paul de Chomedey fouilla dans les fontes de sa monture. Il en sortit une petite bourse en cuir qu’il donna à l’ancienne gouvernante de son maître avant de reprendre la bride et de remonter sur son cheval.

— Vous n’allez pas repartir sans vous reposer, tout de même, exprima Marguerite.

— C’est un cheval loué. Monsieur de Maisonneuve ne veut pas que je m’attarde à Rouen.

— Veuillez lui transmettre notre plus profonde gratitude et nos meilleures salutations.

La promesse d’une pension de 200 livres pour chacune des filles et d’une indemnité journalière de 11 sols et 6 deniers pour la nourriture lors de la traversée réjouissait Marguerite. « Mais de qui vient tout cet argent ? se questionna-t-elle. Sûrement pas de Maisonneuve lui-même ! Peut-être est-ce un don du ministre Colbert ? » C’est en réfléchissant à cette énigme que sœur Marguerite fit descendre les coffres et les paquets sur le quai.

***

En quittant Rouen, le coche d’eau glissa paresseusement sur la Seine qui musardait un long moment au ras des collines et des vallées plantées de futaies et de vergers entrecoupés de champs ensemencés. Par endroits, de gros bourgs s’agglutinaient autour des églises. Ailleurs, des forêts de hêtres et de chênes apparaissaient entre des clairières, découvrant des abbayes. Le paysage suscitait un pur émerveillement chez les filles.

Au pays de Caux, la Seine devenait plus imposante avec ses bords dressés de falaises abruptes. À Quillebeuf – où l’estuaire commençait –, les flots de la mer heurtaient violemment les eaux du fleuve ; l’écume bouillonnante secoua l’embarcation et fit crier les recrues aux vêtements mouillés. Il fallait s’agripper pour ne pas être projeté. De tous, avec son teint verdâtre, l’abbé Le Febvre paraissait le plus effrayé. Il ne cessait de recommander à ses compagnes d’offrir leur âme à Dieu. La barque entra dans la haute mer et fila en serrant les falaises de l’est. Puis le vent du large s’éleva sur la mer houleuse, cinglant les visages et arrachant des cris de frayeur aux passagères. Rejoignant les exhortations à la prière de l’ecclésiastique, chacune ne pensait plus qu’à ses derniers instants. Bientôt, la barque s’engagea dans la baie apaisante du Havre-de-Grâce, là où La Nativité se laissait doucement bercer par des eaux calmes et maternelles.

***

Se rappelant l’information de Maisonneuve sur la guerre contre les Hollandais, Marguerite commença à appréhender l’annulation du voyage. Des vaisseaux de ligne étaient en rade et l’activité portuaire semblait rouler au ralenti. Finalement, deux semaines supplémentaires seraient nécessaires pour compléter l’appareillage du navire. La déception apparut, l’ennui ressurgit et le rite des pèlerinages aussi.

Le Havre étant une ville neuve en Normandie, ni églises ni sanctuaires et peu de centres d’intérêt s’offraient au bon plaisir des voyageurs. À cause de la grogne des employés, les plus pressées des filles de mère Bourgeoys durent mettre un terme à leurs nombreuses incursions au siège de la Compagnie des Indes occidentales pour s’informer du départ. Par la suite, les heures passées au port à regarder les activités des débardeurs et l’approvisionnement du navire ne réussissant qu’à exaspérer les plus vertueuses, Marguerite et l’abbé Le Febvre proposèrent à leurs filles une « partie de piété » à l’ermitage Notre-Dame-des-Neiges, lieu de dévotion qui se trouvait à peu de distance dans la campagne. Là, les pèlerines purent se confesser, entendre la messe, communier et se prédisposer en demandant toutes les grâces nécessaires au voyage, et supplier le ciel qu’on mette les voiles.

Finalement, un jour du début de juillet, le capitaine commanda de lever l’ancre. Les navires de ligne qui mouillaient dans la rade appareillèrent en même temps.

Dans le calme relatif de la mer, rien de fâcheux ne fut signalé pendant les deux premières semaines. Les vaisseaux de ligne avaient abandonné leur escorte, ce qui plongea les passagers dans une grande perplexité. Marguerite s’efforçait de conserver sa sérénité et de croire que La Nativité avait évité les dangers du conflit. Tous les jours, le père Le Febvre célébrait le saint-sacrifice sur l’avant de la dunette, et mère Bourgeoys rassemblait ses ouailles pour des lectures pieuses ou l’exécution de menus travaux en chantant des cantiques. Elle avait installé une statue de la Vierge dans une chambre. Tout le vaisseau – les 45 passagers et les membres d’équipage – venaient y faire leurs dévotions. Le capitaine Basset était si impressionné par tant de ferveur qu’il fit mander Marguerite dans sa cabine.

Le loup de mer était penché sur ses cartes marines et faisant semblant de les examiner.

— Bonjour, ma sœur, dit-il en se tournant. Je n’ai jamais vu autant de piété sur La Nativité.

— Nous avons la chance d’avoir un prêtre très pieux avec nous, répondit Marguerite.

— Très pieux ou très peureux ? lança le capitaine avant de s’esclaffer.

Il caressa sa barbe de bouc et prit un air charmeur.

— Plutôt que de grignoter un morceau de lard et du pain rassis, vous pourriez manger à ma table, ma sœur, minauda-t-il.

— Je préfère manger avec mes filles, répondit-elle.

La physionomie de Basset s’assombrit.

— Je vous ferai servir les meilleurs plats, insista-t-il.

Le visage décomposé, le second du navire surgit dans l’embrasure.

— Les Hollandais ! annonça-t-il.

— Nous sommes perdus ! s’exclama Basset, désespéré. Ma sœur, mettez-vous en prières avec monsieur l’abbé et vos filles. Sinon je ne donne pas cher de notre peau !

Le capitaine prit sa longue-vue et se rendit sur le pont, où s’étaient déjà rassemblés la plupart des passagers et des matelots. Perchée dans la nacelle, la sentinelle pointait une flottille de quatre vaisseaux ennemis. Basset scruta l’horizon avec sa lunette d’approche.

— Au bas mot, le plus léger porte 36 pièces de canon et nous ne sommes pas armés, transmit-il avec horreur.

Entre-temps, sœur Bourgeoys avait rejoint l’abbé Le Febvre déconfit et ses filles apeurées qui poussaient des gémissements inarticulés.

— Qu’allons-nous devenir ? demanda Élisabeth de La Bertache.

— Nous allons être capturées, c’est tout ! exprima la sage Marguerite Sommillard.

— Eh bien, si tel est le cas, nous irons en Hollande, déclara sœur Bourgeoys. Dieu est partout.

Les filles tombèrent à genoux en joignant les mains vers le ciel. Le prêtre alla se couvrir de ses vêtements sacerdotaux et rapporta ses vases sacrés. Ensuite, sur un petit autel improvisé, il se mit en devoir de dire la messe.

La Nativité était en grand danger. L’ennemi approchait. L’abbé Le Febvre, qui avait conservé un incroyable sang-froid, continuait de réciter des prières avec un admirable recueillement. Implorant la clémence du Très-Haut, presque tous les passagers et les membres d’équipage s’étaient agenouillés le plus près possible de sœur Bourgeoys. Rarement avait-on vu pareille ferveur sur un navire en perdition. On distinguait à présent le drapeau hollandais qui flottait au grand hunier. Solidement agrippé à la rambarde, les mains moites et les dents serrées, le capitaine Basset surveillait la progression de la flottille qui devenait de plus en plus menaçante.

Derrière lui, on continuait de prier. De temps à autre, il desserrait les dents et débitait machinalement des bribes de prières du bout des lèvres. Le Kyrie, le Sanctus et le Pater Noster avaient défilé sans qu’il sache très bien où la célébration en était rendue.

Au moment de la communion, le vent s’éleva. « C’est un signe de Dieu ! » pensa Marguerite. D’abord faibles, les vagues prirent de l’ampleur et commencèrent à secouer le navire sous un intense crachin de mer. On avait peine à avancer pour recevoir l’hostie et retourner à sa place. La Nativité commença à tanguer. De furieuses bourrasques soufflaient. Malgré tout, le timonier parvenait tant bien que mal à garder le cap.

Puis, dans sa tourmente, le vent tourna. Les bateaux hollandais se mirent à ballotter et plongèrent dans des trombes d’eau bouillonnantes. Le célébrant se retourna vers ses fidèles.

— Ite missa est ! proclama-t-il.

— Ils bifurquent vers l’est ! s’écria le capitaine Basset.

Sur ces mots, tous les yeux fixèrent la flottille qui s’éloignait dans un désordre inexprimable.

— On est sauvées ! s’écrièrent les filles.

On entonna alors le Te Deum et de sublimes cantiques de reconnaissance à Notre-Dame.