Dans la rue, Gerry resserra le nœud de son écharpe et releva son col. Ce pouvait être une occasion de refaire le niveau de sa bouteille, qui sait. Mieux valait laisser Stella toute seule quand elle sombrait dans le mutisme. Il vit une nouvelle fois le bloc de glace. Il était désormais niché dans le petit creux de la chaussée sèche. Rien ne fondait par ces températures. Il tenta de retrouver le chemin qu’ils avaient pris pour se rendre au restaurant de ragoûts. Le panorama urbain avait la netteté d’une gravure à l’eau-forte, chaque corniche et chaque pignon contrastaient avec les autres – volutes, pinacles et guirlandes se détachant avec précision. Comme découpés sur un décor. Dépouillées de leurs feuilles, les branches des arbres étaient noires sur le ciel crépusculaire. On ne pouvait pas parler de coucher de soleil, plutôt d’une fin de journée lumineuse et froide – passant du bleu au jaune puis à l’incarnat.

Les arbres bordant une rue étaient en train d’être élagués. Il n’entendit d’abord que le bruit qui passait – glissando – du grognement au cri perçant. Il leva la tête et aperçut deux hommes casqués et équipés de tronçonneuses, se balançant au bout d’une sangle accrochée à leur ceinture, grimpant dans les arbres. Ils avaient commencé par le bas de la rue, laissant les branches tels des poings levés vers le ciel. À la supérette qui jouxtait le restaurant de ragoûts, il acheta une autre bouteille de Tyrone Superior. Il aurait bien bu un verre, là tout de suite, après pareille journée. Afin d’éviter d’avoir à prendre des décisions, il se rendit au pub irlandais.

Il s’installa face à la porte, une pinte de Guinness et un whisky sur la table devant lui. Il avait regardé le barman dublinois tirer sa bière noire et la laisser reposer – le temps que les rideaux de crème tombent en cascade et forment un col romain – avant de remplir le verre jusqu’au bord. La mousse d’une pinte de Guinness servie mais encore intacte formait un petit dôme qui lui rappelait la légère courbure du mur extérieur de Burt Chapel. Le Jameson ne réclamait aucune intervention, si ce n’était l’ajout d’une goutte d’eau. Le barman dublinois discutait à voix basse avec un client. De la musique irlandaise était diffusée, mais à un volume raisonnable.

Gerry avait les mains posées sur les genoux et les yeux rivés sur la fenêtre. La lumière déclinante qui frappait la vitre de manière oblique créait un effet de grisaille scintillante. Comme du verre pilé, une couche de poussière frappée par des rayons lumineux quasi horizontaux transformait la fenêtre en cristal de Waterford. On ne lésinait pas sur les moyens dans les pubs irlandais d’Amsterdam. Laisser passer et bloquer la lumière. La double fonction des fenêtres – filtrer le jour et offrir une vue. Il entendait de nouveau la voix de ses enseignants. Celle du Dr Rice le plus distinctement.

Lorsqu’il avait quitté l’école à la fin des années cinquante, Gerry n’avait aucune idée de ce qu’il voulait faire. Ses matières de prédilection étaient essentiellement scientifiques. Il s’était entretenu avec un conseiller d’orientation – une denrée très rare à cette époque – qui, alors que leur rendez-vous touchait à sa fin, tira une feuille de papier de la pagaille de son bureau. C’était une annonce pour un boulot d’été dans un cabinet d’architecture. Gerry accepta de tenter l’expérience. À la fin de l’été, le cabinet lui proposa un contrat d’apprentissage. Il prit des cours du soir à l’institut de technologie de Belfast, y apprit le métier et s’avéra prometteur dans tous les domaines. Puis il fut recruté par une compagnie catholique qui était dans les bons papiers du clergé et travaillait sur de nombreux projets d’écoles et d’églises. À cette époque-là, on ne pouvait pas franchir le seuil d’une église catholique sans se faire extorquer une contribution pour le School Building Fund. Si bien que le travail ne manquait pas. Au début, Gerry passa le plus clair de son temps à colorier des plans imprimés – rouge pour la brique, vert pour le béton, bleu pour l’acier. Une sorte de story-board d’architecte. Il faisait également le coursier. On l’envoyait acheter des biscuits et du café Maxwell avec l’argent de la cagnotte. Et puis, après le concile œcuménique Vatican II, les réformes liturgiques furent menées tambour battant : les édifices abritant la foi devaient être transformés – « transfigurés » plaisantait-on à l’époque –, les excentricités et toiles de fond « puginesques » devaient être démantelées, les chancels supprimés, et les prêtres faire face aux fidèles. Après cela, il eut la chance d’être engagé par Liam McCormick qui travaillait alors sur Burt Chapel. Certaines personnes – en ce temps-là déjà – considéraient McCormick comme le meilleur architecte d’Irlande. La chapelle fut construite sur le modèle du Grianan d’Aileach, un fort circulaire datant de l’âge du Fer situé plus haut sur la même colline.

Gerry venait de rencontrer Stella – ce devait être à la fin des années soixante – et, peu après leur tour à Ballycastle, il l’emmena dans le Donegal pour lui montrer le projet sur lequel il travaillait. Ils s’étaient rendus au fort en voiture, afin de le comparer avec l’église en construction au pied de la colline – un écho de la chapelle, séparé par des centaines de mètres et des milliers d’années.

Mais Stella était davantage intéressée par la vue. À quelques arbres et une route ou deux près, avait-elle dit, on aurait vu la même chose il y a deux mille ans. En balayant lentement le paysage, on apercevait les comtés du Donegal, de Derry et de Tyrone, entourant le Lough Swilly et le Lough Foyle. Elle éprouva une certaine satisfaction à être celte. Dans un tel endroit, à une telle altitude, le silence ne règne jamais complètement même si le vent trompe constamment vos oreilles en vous faisant croire qu’il n’y a pas de bruit. Vous croyez entendre un bêlement, mais ne voyez aucun mouton. Elle leva la main en l’air pour évaluer la direction des rafales. Stella. Une étoile les cheveux au vent. Éclipsant tout le reste. La main en l’air.

Où voulait-elle en venir à propos de la fleur et du jardinier, cet après-midi ? Comment un jardinier pourrait mettre fin à une relation ? Quelle curieuse question. Et cette histoire de communauté religieuse. Elle était sans doute sérieuse parce qu’elle avait sollicité un rendez-vous là-bas.

Il sirota sa Guinness. Goût, texture, température : tout était parfait. Le whisky pouvait attendre jusqu’à ce qu’il ait bu la moitié de la bière noire. En général, cela lui prenait trois gorgées, la mousse déposant systématiquement des traînées sur la paroi du verre. Sa soif étanchée, il mit bien plus longtemps à terminer la deuxième moitié. Il réprima autant que possible l’envie de commander une seconde tournée. Puis, n’y tenant plus, il vida les deux verres, se leva et se dirigea vers le bar.

« La même chose. »

Il regagna sa place, les deux verres pleins devant lui. Il se félicita de ne pas y toucher immédiatement. Savoir qu’il était à flot lui suffisait. D’après le maître de conférences de l’institut de technologie, le vieux Dr Rice, l’architecture consistait à fournir les différents services – gaz, eau et électricité – à des clients, de la manière la plus élégante et la plus économique possible. Ni plus ni moins. Évidemment, si vous saviez tracer une ligne droite à main levée et que vous aviez un certain talent pour concevoir des édifices qui tenaient debout, c’était d’autant mieux. Leur travail, c’était de préserver des vies – construire des bâtiments qui ne tueraient pas les gens. Qu’il s’agisse de Saint-Pierre de Rome ou de toilettes publiques à Portadown, les mêmes règles s’appliquaient. Sauf qu’à Portadown, il n’y avait pas de règles. C’était un formidable enseignant et, comme il le disait lui-même, il aimait donner assez de confiance en eux à ses élèves pour qu’ils puissent créer, tout en leur transmettant assez de connaissances pour qu’ils sachent se remettre en question.

Ces verres libéraient Gerry. L’endroit lui-même le détendait, avec ses bruits et ses odeurs lui assurant qu’il avait de l’alcool à disposition. Boire rendait tout plus facile – interpréter un ressenti, trouver ses mots. Certaines de ses connaissances se transformaient en monstres quand elles buvaient. Elles devenaient des créatures haineuses, méchantes et, pire encore, violentes. Mais pas lui. Quand il avait un coup dans le nez, il aimait les gens, il avait envie de les prendre dans ses bras et non de les frapper.

Il se demanda s’il buvait trop. Sa mémoire se dégradait – il ne se souvenait plus des fins de soirées, des gens ni de leur nom. Ni des visages. Chez lui, il plaisantait en disant qu’il ne sortirait plus jamais. Dans sa maison, il se sentait en sécurité. Quiconque lui rendait visite prenait généralement rendez-vous, et il inscrivait le nom de la personne dans son carnet de rendez-vous. Le jour même, à l’heure fixée, la sonnette retentissait. Il jetait un coup d’œil à son carnet et voyait « Jack » sur la page, alors il allait ouvrir et disait : « Comment ça va, Jack ? » S’il s’avérait que le visiteur s’appelait en fait Billy et qu’il venait relever le compteur d’électricité… c’était raté. Et si d’aventure le releveur de compteur s’appelait bel et bien Jack, il passait le reste de la journée à se demander comment cet homme avait pu se montrer si familier avec lui.

Stella était tout l’inverse. Non seulement elle se souvenait des noms des gens, mais elle retenait le moindre détail sur eux.

 

À l’école, il adorait la géométrie. Il y avait quelque chose de particulièrement attrayant dans cette matière – son équilibre, sa clarté, l’arc-boutant du symbole de l’angle droit, la stabilité des triangles isocèles. Les termes comme « isométrique ». Il aimait à la fois ce mot et le concept qu’il désignait. Être égal, identique. Il fut un temps où Stella et lui étaient isométriques.

 

Le plus beau cadeau qu’il eût reçu à cet âge était un jeu de construction Bayko – dont le principe consistait à édifier des maisons dotées de murs blancs, de toits rouges et de bow-windows verts. Quand tout était monté, on avait devant soi la copie conforme d’une maison d’Enid Blyton, celle qu’on trouvait dans la série du Club des Cinq, avec un double garage pour les voitures de l’oncle Henri Dorsel.

Dans le monde réel, avec ses amis, il construisait des cabanes à l’aide de bois mort, de carton et de vieilles plaques de tôle ondulée. Lorsqu’elles étaient terminées, ils s’asseyaient à l’intérieur, sourire aux lèvres et satisfaits, se demandant quoi faire ensuite.

Sa carrière lui avait permis de parcourir le monde. Des endroits qu’ils n’auraient pas visités autrement. Comme la Russie soviétique. La patrie de l’épouvantable épaufrure. À Varsovie, Stella s’était demandé tout haut pourquoi il y avait autant de parcs. « Faut poser la question aux Allemands », s’était-elle vue rétorquer. Il aimait les villes à strates – comme Lisbonne –, où l’on pouvait même prendre un ascenseur pour passer d’un niveau à l’autre. Un haut et un bas. Gerry trouvait Édimbourg particulièrement fascinante à observer, un style classique tout de colonnes et de pierre de taille. Le meilleur souvenir qu’il gardait de cette ville était un spectacle de rue – un jongleur qui avait impressionné tout le monde. À la Galerie nationale d’Écosse, sur la colline appelée The Mound, un jeune garçon appuya ses pieds contre les colonnes cannelées pour se hisser au sommet du bâtiment – à près de dix mètres au-dessus de la foule où il jongla avec des torches enflammées. Et tandis qu’il s’exécutait, tout le monde s’aperçut qu’il n’avait aucun moyen de redescendre. Il était coincé là-haut. Pour toujours. S’il relâchait la pression de ses pieds, n’importe lequel des deux, il dégringolerait. Bien sûr, ça faisait partie du spectacle – toute la performance tournait autour de son dilemme – mais au bout du compte il descendit en se trémoussant sous les applaudissements – une descente heurtée qui évoquait un pic-vert mécanique glissant le long d’un câble vertical. Ça parut simple.

Gerry se commanda une autre pinte accompagnée d’un whisky pour la faire descendre. Le serveur était un bon – cette fois il n’eut qu’à lui faire un signe de tête, et les boissons arrivèrent peu après. Ce qui l’avait vraiment époustouflé était le toit conçu par Norman Foster, surplombant la grande cour du British Museum – de l’audace et de la splendeur. Pénétrer dans l’édifice depuis son pourtour obscur vers la lumière saisissante du centre – la plus grande cour couverte d’Europe – était proprement sublime. Si l’on ne devait retenir qu’une chose de l’architecture, c’était l’importance de la lumière.

En admirant une telle magnificence, Gerry avait éprouvé de la jalousie. Il savait qu’il jouait lui-même en deuxième division. Voire en troisième, les mauvais jours. Avoir édifié quelque chose qui subjuguait les gens. La chapelle du pèlerinage de Ronchamp. La lumière se déversant dans l’espace à travers des tunnels creusés dans des murs épais et formant des flaques colorées sur le sol. Des cheminées de lumière au-dessus des autels. Le bâtiment lui-même étonnamment petit, à mi-chemin entre un bateau retourné et un piano à queue. Mais merveilleux – jusqu’à la petite coquille Saint-Jacques incrustée dans le mur de béton pour accueillir les pèlerins.

Gerry avait fini par enseigner à l’université. Un professeur un peu trop porté sur la boisson. S’il avait échoué à atteindre le sommet, était-ce à mettre sur le compte de cette faiblesse ? Ou bien avait-il sombré dans l’alcool pour atténuer l’amertume face à son manque de succès ? Il termina ses verres et se leva péniblement, chancela comme un gratte-ciel oscillant, mais il en était conscient. Il connaissait ses limites.

Lorsqu’il rentra à l’hôtel, Stella dormait. Il se pencha au-dessus d’elle dans le lit et l’embrassa sur la tempe. Elle se réveilla et dit : « Je sens le froid sur toi. »

 

Ils décidèrent de retourner manger dans le même restaurant, au bord de l’Amstel.

« L’avantage, c’est qu’on sait où c’est », avait dit Stella.

Une fois qu’ils eurent commandé et que Gerry eut servi le vin, il demanda : « Alors, tu vois les événements de la journée d’un œil plus apaisé ?

– Non. Ce genre de chose met longtemps à s’effacer. Dans dix ans, si je suis toujours en vie, je grognerai encore de honte en faisant la queue à la caisse. »

Il posa sa main sur la sienne et la secoua légèrement.

« Je ne parle pas de la Maison Anne Frank, mais de ce qui s’est passé après. »

Stella secoua la tête.

« Il faut vivre avec, ça s’apprend, dit-elle. Montre-moi ton menton. »

Gerry se tourna de profil.

« Ça jaunit, c’est moins violacé. »

Ils mangèrent en silence.

« Et si on allait jeter un œil au Quartier Rouge ce soir ? proposa Stella.

– Avec ma femme ?

– Oui. »

Tandis qu’ils marchaient bras dessus, bras dessous, une bruine froide se mit à tomber. Stella regarda le ciel nocturne et s’accrocha plus fermement au bras de Gerry. Des gens entraient et sortaient d’un passage très étroit et ils se demandèrent où ce dernier pouvait bien mener. On n’y passait pas à deux, ils durent donc avancer l’un derrière l’autre. Gerry ouvrait la marche.

Ils débouchèrent sur une place entourée de cabines vitrées dans lesquelles des femmes posaient, assises les jambes écartées, ou marchaient en exhibant leurs attributs, cherchant à attirer l’œil et à émoustiller le chaland. Gerry s’arrêta pour regarder. Il dégagea son bras, que tenait toujours sa femme.

« Ça risque de faire pervers. Un couple qui se rince l’œil.

– Les pauvres », dit Stella.

Ils continuèrent et le passage se rétrécit de nouveau. Gerry marcha devant. Il se retourna. « Qu’est-ce que je fais si un type arrive dans l’autre sens et qu’il bande ? »

Stella lui donna une tape sur l’épaule. L’étroite venelle débouchait sur une autre un peu plus large. Gerry s’arrêta et leva les yeux vers un bâtiment.

« C’est un pub, Gerry. Comme si tu ne savais pas les reconnaître.

– Rembrandt se serait sûrement envoyé un godet ou deux ici », dit-il.

Stella ouvrit timidement la porte. Un vacarme innommable les assaillit – des bruits de conversations tellement forts qu’on eût cru entendre un train passer. Ils se faufilèrent à l’intérieur. Il n’y avait ni chaise ni table. Le pub était bondé et les gens buvaient leurs pressions debout. Mais ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Des comptoirs bas, des murs tapissés d’étagères, l’endroit ressemblait davantage à une pharmacie qu’à un débit de boissons. Gerry haussa un sourcil et, faisant mine de boire, lui demanda si elle voulait un verre. Elle fit la grimace. Il y avait un homme et une femme vêtus d’une sorte de costume traditionnel derrière le bar. Un client qui se trouvait devant Gerry passa commande et la barmaid lui servit une bière et un alcool fort. « Quel travail de cochon », se dit Gerry en la voyant remplir le verre à shot jusqu’à ce qu’il déborde. L’homme se plia en deux et but le surplus du verre sans même le toucher, simplement en aspirant le liquide. Puis il s’en empara et le vida d’un trait, jusqu’à la dernière goutte, son langage corporel en tout point semblable à celui de Stella quand elle mettait son collyre. Quand ce fut à Gerry de commander, il hésita. La barmaid le jaugea en un coup d’œil puis se mit à hurler en anglais.

« Vous voulez essayer ? Vous connaissez ? » Gerry secoua la tête. « C’est du jenever. Avant que vous, les Anglais, vous fassiez votre gin, nous on avait le genièvre.

– Je ne suis pas anglais, dit-il en criant presque pour se faire entendre. Irlandais.

– Avec une bière c’est très bon. Avec de la Guinness, c’est encore meilleur », ajouta-t-elle en riant.

Gerry avisa Stella derrière lui et remua les lèvres en silence, insistant pour qu’elle l’accompagne. Elle secoua de nouveau la tête : non, pas pour moi.

« D’accord ! » hurla-t-il à la barmaid. Elle tira une pression de blonde bien mousseuse et la posa sur le comptoir. Puis elle sortit du congélateur un verre à liqueur gris de givre, et le remplit à ras bord avec l’alcool transparent. L’odeur ressemblait effectivement à celle du gin. Il procéda comme l’homme avant lui, se penchant pour aspirer l’alcool. Il en éprouva un plaisir enfantin – comme lorsqu’on oublie ses bonnes manières et qu’on lèche le fond d’un plat. Puis il prit le verre et le but cul sec. Ç’avait un vague goût de whisky de contrebande.

La barmaid agita son doigt devant lui et cria : « Il faut d’abord boire la bière. Et ensuite le shot.

– Ah, pardon. Attendez, je veux faire ça bien. » Elle lui servit un autre alcool de genièvre et une autre bière. Gerry but l’une de ses bières, avala une petite gorgée de l’ersatz de gin, puis emporta l’autre bière et le shot pour rejoindre Stella.

« C’est bon.

– Quoi ? »

Il se pencha plus près de son oreille.

« C’est bon », répéta-t-il en lui hurlant dans les cheveux. Il n’avait pas envie de contrarier la barmaid, mais trouvait que la bière avait très bon goût après le genièvre. Et pas l’inverse. C’était la bière qui faisait passer le reste, d’après lui. Mais tout cela était bien trop compliqué à expliquer à Stella. Elle tendit la main et réclama une gorgée de genièvre. Gerry lui passa son verre à contrecœur. Stella trempa les lèvres dans l’alcool et les goûta. Elle hésitait. Il le devinait à son expression. Elle renouvela l’opération.

« Tu en veux un pour toi ? demanda-t-il, commençant à s’assombrir en voyant le niveau du verre sérieusement diminuer.

– Oui.

– Et une bière aussi ?

– Non. »

Quand il retourna au bar, Stella se retrouva toute seule. Le bruit qui régnait dans cet endroit était phénoménal. Elle était toujours fascinée par le volume sonore des pubs. Si tout le monde parlait plus bas, ça irait. Mais alimentées par l’alcool, les voix montaient. Personne n’y échappait, si bien que tout le monde devait crier pour se faire entendre. Le phénomène était progressif et exponentiel. À force, les gens avaient la voix enrouée et devaient boire davantage pour apaiser leur gorge, ce qui les faisait crier encore plus fort pour couvrir les paroles de leurs voisins. Personne ne s’en rendait compte mais c’était l’escalade. À cause de Gerry, Stella avait passé trop de soirées en compagnie de buveurs. En particulier au bureau de Derry avec les Norvégiens. Quand les Norvégiens buvaient, ils étaient très difficiles à comprendre. Ils s’amusaient d’un rien. Ils riaient à se décrocher la mâchoire de choses qui ne leur auraient même pas arraché un rictus au petit déjeuner.

De quoi parlaient ces gens ? Qu’avaient-ils de si important à se dire pour avoir besoin de crier ainsi ? Un homme se tenait à côté d’elle. Il lui sourit, tendit son verre comme pour trinquer, et but à sa santé.

Il était américain, à en juger par son apparence. Ou du moins anglophone, car un guide d’Amsterdam en anglais dépassait de sa poche. Sa veste claire était constellée de gouttes de pluie plus sombres. Il portait des lunettes à monture d’écaille. Elle ne savait pas trop quoi faire. Après tout, ils n’étaient pas loin du Quartier Rouge. Peut-être même y étaient-ils déjà. Cet homme la croyait-il seule ? Se montrait-il simplement amical ou lui faisait-il du gringue ? Il se baissa et lui dit quelque chose qu’elle n’entendit pas. Était-ce une question ? Une salutation ? Elle hocha lentement la tête. Elle ne savait pas mentir. Cela la mettait mal à l’aise. L’Américain fit une nouvelle tentative, s’approchant un peu trop. Mais elle ne comprit pas un mot. Elle chercha Gerry derrière elle.

Il était au bar, penché en avant. Bon sang mais que fabriquait-il avec cette barmaid ? Il avait sa tête au niveau de… ses hanches. Il semblait faire quelque chose de terriblement intime – effroyable en public. Reviens près de moi, Gerry, je t’en prie. L’Américain se lécha les lèvres et remonta ses lunettes sur son nez comme s’il allait lui dire autre chose. Gerry arriva avec deux verres dont l’un se renversait sur ses doigts. Il donna à Stella celui qui s’était à moitié vidé. Elle tourna le dos à l’Américain pour le prendre.

« Parle-moi, cria-t-elle dans l’oreille de Gerry. Parle fort.

– Très bien, comment ça va ma choupette ? Bois ton verre. Cul sec.

– Je vais être malade. » Stella sirota le verre. De petites gorgées répétées. « C’est qu’on y prendrait goût. » Elle grimaça et lui passa le verre pour qu’il le termine. « C’est très fort. »

Il le but d’un trait. Elle indiqua la porte d’un signe de tête.

« Filons à l’anglaise », dit Gerry.

Stella tourna la tête pour saluer l’Américain mais il s’était éloigné.

« Bien que ce ne soit pas mon genre de filer à l’anglaise, cette fois-ci je veux bien. »

 

La pluie avait cessé. Ou alors le passage était si exigu que les gouttes ne parvenaient pas à l’atteindre.

« Quel bonheur de ne plus être dans ce bruit, déclara Stella.

– Toi qui crois que je passe du bon temps quand je vais boire un coup tout seul.

– Je ne comprenais pas un mot de ce que cet homme me disait.

– Quel homme ?

– Un type. Celui avec les lunettes. »

Ils finirent par émerger du passage. Sur leur droite se trouvait un canal, et à gauche, une rue pleine de femmes appâtant le client dans leurs petites cabines vitrées. Une foule de gens déambulait dans le quartier. De là où ils se trouvaient, les vitrines étaient exiguës et lumineuses comme des écrans de télévision. Stella agrippait le coude de Gerry et elle sentit qu’il la guidait vers les fenêtres. Les filles portaient des talons vertigineux et étaient à moitié nues. Enrubannées et pomponnées… blasées. Elles allaient et venaient. L’une d’elles lisait un livre. Une autre était assise comme sur un banc au parc. À côté de celle-ci, une autre buvait dans une tasse à pois. Il était difficile de distinguer les couleurs à cause du violent éclairage artificiel. Une grande gigue avait une cheminée électrique à ses pieds et une barre lumineuse. Une autre encore se trouvait dans une cabine mal ventilée et essuyait sa vitre embuée à l’aide d’une raclette. Gerry exerça une nouvelle pression de son bras afin d’approcher davantage, mais Stella résista.

« Je suis persuadée qu’elles n’ont pas envie que je les reluque dit-elle.

– Il est trop tôt. C’est l’heure du goûter. Aussi sexy que les modèles aux seins nus de la page trois du Sun.

– Elles me font de la peine. Que Dieu les protège. »

Beaucoup d’entre elles étaient éclairées par des lumières noires et leurs minuscules sous-vêtements brillaient d’une vibrante lueur violette.

« Les UV, c’est ce qu’ils utilisent pour tuer les mouches chez le boucher », observa Gerry.

Une troupe de jeunes hommes arriva en face d’eux. Un énième enterrement de vie de garçon. Gerry et Stella les entendirent brailler et rigoler avant de les voir. À l’oreille, ils semblaient allemands. Ils montraient les filles du doigt et se tapaient dans le dos.

« Ah, ce courage hollandais puisé dans l’alcool, dit Gerry. Crois-moi, si ça rigole, il y a peu de chances que ça batifole.

– Oh, écoute-toi, monsieur le lécheur de vitrines de bordels.

– Je ne sais pas exactement ce qui m’excite, mais ce n’est certainement pas ça. Je pourrais peut-être me laisser séduire par une gamine dodue en collants de laine sur un énorme vélo. Avec ses genoux qui montent et descendent à toute vitesse. Elle imprègne la selle de ses phéromones. Ses cheveux blonds flottent au vent. Ça, ça me parlerait. »

Ils marchaient à présent sur des pavés en chevrons. Gerry sentit Stella le tirer pour traverser la rue et s’éloigner des vitrines. Les canards et les cygnes du canal firent soudain beaucoup de bruit – criant et s’agitant, se dressant et s’affrontant à la surface de l’eau. Les cygnes arquaient les ailes et tendaient le cou en sifflant. D’autres badauds s’arrêtèrent pour voir ce qui se passait.

« Regarde qui vole la vedette aux filles », dit Stella.

Le temps qu’ils traversent le pont, les palmipèdes s’étaient calmés. De la glace commençait à se former à l’endroit où l’eau était en contact avec les murs de pierre. Dans les angles, on eût dit des toiles d’araignées grises.

L’autre rive du canal faisait encore partie du Quartier Rouge. Stella s’immobilisa et tira Gerry en arrière.

« Regarde », dit-elle.

Il suivit son regard. Dans une étroite rue transversale, deux chevaux attendaient sous un lampadaire. Elle l’entraîna vers la ruelle. Ils approchèrent prudemment.

« Magnifique, s’extasia Stella. Quelles belles créatures. Je crois que le gin me monte à la tête. » Gerry la vit faire une moue aux bêtes, comme si elle était face à un bébé. « La seule et unique fois où je suis montée à cheval, j’ai eu l’impression d’être assise sur un buffet.

– C’était où ?

– Chez un fermier que papa connaissait. »

L’un des chevaux devant eux avait une robe alezane, l’autre gris pommelé. Ils se tenaient côte à côte en silence. L’air qui sortait de leurs naseaux était visible. Un tas de crottin encore fumant formait une petite pyramide sous l’alezan.

« Des merdes de cheval, observa Gerry.

– Des truffes de cheval. On était bien plus raffinés chez moi. »

Gerry tendit le bras et écarta Stella des chevaux.

« Fais attention. Ne passe pas derrière eux. Reste assez loin pour qu’ils ne puissent pas te donner un coup de sabot.

– Je sais. Je sais. Ils ont l’air tellement calme, tellement résigné.

– Mystérieux, même. »

Gerry et Stella levèrent les yeux vers les chevaux. Le gris hocha la tête.

« Tu peux dire si c’est un étalon ? »

Gerry se baissa et jeta un œil sous la bête.

« Il y a une chose que je peux te dire.

– Quoi ?

– Ce n’est pas une vache. Comment tu veux que je sache si c’est un étalon ? »

Les chevaux n’étaient pas attachés mais chargés de tout un attirail encombrant. Selle, étriers, rênes – d’autres éléments de harnachement qu’elle était incapable d’identifier à moins qu’on lui fournisse une définition de mots croisés. Elle reconnaissait parfois des termes du lexique équestre – croupière, sous-gorge, sangle, bride. Il y avait un fourreau semblant contenir une matraque. Le manche cannelé, pour une meilleure prise en main, dépassait de l’étui. L’alezan ajusta la position de son sabot arrière, faisant claquer son fer sur les pavés de la ruelle.

« C’est magique, dit Stella. Ils ont quelque chose de tellement angélique. De distant, même. Regarde leurs veines, Gerry. On dirait plein de rivières. »

Le cheval gris secoua la tête et se mit à rouler un peu des yeux. Stella en distinguait le blanc. Son harnais cliquetait.

« Tout doux, mon beau.

– Ils appartiennent à la police. Allons, tout doux. Regarde ce mot et ce logo. » Elle pointa du doigt la couverture sous la selle.

« Pol-it-ie, lut Gerry. Tu ne veux pas le caresser ? » Le cheval alezan avait une marque blanche sur le front. Stella tendit la main et, quand il baissa la tête à son niveau, dit : « C’est un bon garçon, ça », et le caressa. « Touche, Gerry. Aussi large qu’une planche à repasser. Je pensais que ce serait doux… comme de la peau de mouton. Mais ça ressemble plus au menton des hommes. » Elle continua à flatter la marque blanche. Le cheval avait l’air d’apprécier.

« Ils ont une odeur incroyable, dit Gerry. Ça ne ressemble à rien de ce qu’on connaît.

– Le cuir, le lait et les truffes de cheval.

– Il y a quelque chose de piquant, elle est piquante, leur odeur.

– Tu crois que les flics sont quelque part en train de se payer un peu de…

– Jamais de sexe pendant le service, ma petite dame. »

Ils sourirent et tournèrent les talons en même temps.

« Maintenant quand je repenserai au Quartier Rouge d’Amsterdam, dit Stella, je me souviendrai de ces deux beautés. Immobiles et silencieuses. »

 

Comme il était encore assez tôt, Stella suggéra qu’ils retournent à l’hôtel, histoire de se coucher de bonne heure. Dans la chambre, ils firent une nouvelle fois l’amour.

« Ces chevaux m’ont galvanisée », dit-elle après cela.

Ils étaient allongés côte à côte sur le dos et regardaient le plafond.

« Pourquoi est-ce que j’en ai plus envie quand on n’est pas chez nous ? demanda-t-elle. Tu as une idée ?

– Non.

– Parce que je n’ai pas à penser aux dîners. Au dîner quotidien. Ça m’empoisonne la vie. Tu te souviens de Monsieur et Madame Mouton ?

– Non ?

– Monsieur Mouton dit : “J’en ai assez de manger tous les jours la même herbe.”

– Et ?

– Et Madame Mouton répond : “Au moins je n’ai pas à la cuisiner”, dit-elle en souriant. On était en voiture, en route pour Édimbourg.

– Je m’en souviens. »

Ils gardèrent le silence un moment.

« Parfois je me demande si c’était la dernière fois.

– Tu te demandes ou tu espères ? »

Stella se blottit entre le bras et le torse de Gerry. Il l’embrassa sur le sommet du crâne, au niveau de la fontanelle.

« J’aurais adoré te connaître quand tu étais plus jeune, dit-il. Je nous aurais bien vus à la même école primaire – toi avec tes petites socquettes blanches. Les rubans dans tes cheveux. J’ai l’impression d’avoir manqué beaucoup de choses de toi. » Elle se mit à taper du doigt en rythme sur la poitrine de Gerry tout en fredonnant la chanson du saut à la corde.

Le lendemain matin au réveil, Gerry prit tout d’abord conscience des assauts du vent contre la fenêtre. Le lit était vide à côté de lui. Il entendit du bruit dans la salle de bains. Il se tourna sur le dos et glissa les mains derrière sa tête. Stella sortit de la salle de bains, enveloppée dans une serviette blanche nouée haut sur sa poitrine. Elle fit jaillir une noisette de mousse d’un spray dans sa main et se l’appliqua sur les cheveux.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

– De la mousse coiffante.

– Et c’est censé faire quoi ?

– Donner du volume à mes cheveux désespérément plats.

– Je me demande si ça marcherait sur moi.

– “Effet volumateur”, dit la bombe. Tu ne m’avais jamais vue faire ça ?

– Je n’en ai pas le souvenir.

– À la maison, je fais tout ça dans la salle de bains. » Elle secoua le spray et fit gicler une autre dose de mousse dans sa main avant de la faire pénétrer en se frottant les cheveux. Le produit y faisait des pâtés.

« On dirait des œufs à la neige », remarqua Gerry.

Elle se coiffa la tête en arrière, à grands coups de peigne tout d’abord, puis à la brosse.

« Comment se fait-il que tu te pomponnes comme ça, à cette heure si matinale ?

– C’est pour la messe. On est dimanche.

– Tu veux que je t’accompagne ?

– Pas nécessairement. » Elle prit une dernière noisette de mousse et l’appliqua sur ses cheveux.

« Tu crois à ce que dit l’emballage ?

– Oui j’y crois. Je sens que mes cheveux sont mieux, c’est indéniable. » Elle cessa son brossage et s’humecta le doigt avant de se lisser les sourcils.

« Tu crois ce que les filles te disent dans les parapharmacies ? demanda-t-il.

– Ça dépend.

– C’est de la fausse science, tout ça. Ces filles en blouse blanche avec les lèvres pleines de gloss.

– Parfois j’ai l’impression que tu es le pire misogyne que j’aie jamais rencontré. »

Un long silence s’installa dans la chambre, finalement brisé par le bruit de la brosse qui s’affairait de nouveau dans les cheveux de Stella.

 

À la réception, tandis que Stella discutait avec l’employé de l’hôtel, Gerry passa en revue les brochures pour touristes sur leur présentoir. Il en prit quelques-unes à lire plus tard et les fourra dans son sac à bandoulière. Stella disait au réceptionniste qu’il y avait une église catholique en plein cœur du Quartier Rouge et qu’elle s’appelait Notre-Seigneur au Grenier.

« Tu te rappelles, Gerry, c’est là qu’on a vu les chevaux.

– Je me rappelle ça et deux ou trois autres détails.

– Est-ce qu’on célèbre la messe, là-bas ?

– Non. Je ne crois pas, dit le réceptionniste en secouant la tête. C’est devenu un musée.

– Toutes les religions devraient être reléguées au musée », intervint Gerry.

Le réceptionniste produisit une carte du quartier et dessina une croix à l’endroit où se trouvait l’église catholique la plus proche.

« Un symbole chrétien en même temps qu’un repère », dit Stella. L’homme précisa qu’il ne connaissait pas les horaires des offices.

« Dank ya », dit Stella en le gratifiant d’un sourire.

Gerry la conduisit jusqu’à la porte à tambour.

« J’avais oublié que tu avais aussi un doctorat en néerlandais, ironisa-t-il.

– Le tout c’est de faire un effort, si minime soit-il. »

 

Au moment où ils sortaient, une bourrasque s’engouffra dans la porte à tambour avec une telle force qu’ils furent arrachés l’un à l’autre. Stella resta sans bouger en attendant que Gerry soit catapulté à l’extérieur. Elle tenait la carte à plat pour éviter qu’elle s’envole.

« Je crois que c’est l’église où on est déjà allés », dit-elle. Gerry regarda la carte par-dessus l’épaule de sa femme.

« Celle du vomi miraculeux ? »

Stella acquiesça. À la lumière du jour, le bloc de glace paraissait sinistre et un peu plus sale que la veille. Gerry se baissa pour l’examiner de plus près. Des filets d’air argentés étaient piégés à l’intérieur, comme des bulles remontant à la surface.

« Tu le trouves bleu ?

– Non.

– J’ai dans l’idée que c’est de la pisse larguée depuis un avion.

– Gerry, ne soit pas si… dit Stella sans terminer sa phrase. Au moins il ne pleut pas. Je n’en reviens pas de la chance qu’on a.

– De la chance ? J’ai prié pour ça. » Il leva les yeux. Les nuages gris et blancs filaient à toute vitesse sur un fond de ciel bleu.

« S’il y a une messe, j’y assisterai, dit Stella. Mais sinon… Je ne suis pas aussi à cheval sur les règles… Je suis une voyageuse, j’ai une dérogation.

– Une pèlerine. »

Gerry l’accompagna jusqu’au bout du passage sombre menant au cloître des béguines. Ils l’empruntèrent l’un derrière l’autre. Lorsqu’ils débouchèrent sur l’étendue verdoyante, ce fut une vision accueillante – un endroit familier. Quelques personnes entraient dans l’église qui n’avait pas l’air d’en être une.

« C’est bon signe, dit Stella. La messe doit être en train de commencer. » Gerry franchit le seuil de l’église avec elle, juste histoire de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Les cierges étaient allumés dans l’espace déjà baigné de lumière. Le prêtre en soutane naviguait devant l’autel. Stella convint avec Gerry de le retrouver à la sortie de l’église une heure plus tard.

« Ça pourrait te servir », dit-elle en lui mettant le plan de la ville entre les mains. Elle agita les doigts en signe d’au revoir et alla s’installer. Gerry fit volte-face et sortit.

 

Il retraversa le passage. Les cloches des églises s’étaient mises à sonner l’heure au-dessus des artères principales. De véritables cloches avec un tintement métallique. Comment mettre le mieux à profit son heure de temps libre ? Les pubs étaient très certainement fermés. Il tomba sur un magasin de musique ouvert et passa en revue les CD un moment. Il convertit les devises et calcula le prix des disques du label Naxos. C’était tellement avantageux qu’il en acheta un qu’il n’avait pas encore mais dont il avait lu d’excellentes critiques : Les Sept Dernières Paroles du Christ en croix de James MacMillan.

De retour dans la rue, il marcha de manière à avoir le vent dans le dos et accéléra le pas. Sur le trottoir d’en face se trouvait un marché aux fleurs. Celui-ci était adossé à un canal, car Gerry apercevait les teintes vert-de-gris de l’eau clapoteuse entre les étals. Il regarda des deux côtés avant de traverser. Il y avait un immense choix de bulbes pourpres et bruns, entassés sur d’innombrables plateaux. Certains avaient une forme d’oignon, ou bien de poulpe – leurs rhizomes et racines semblables à des tentacules –, leurs couleurs évoquant la terre ou la boue. Une pancarte disait :

Des rhizomes qu’il ne parvenait pas à identifier lui faisaient penser à des jointures repliées, des poings velus, des étoiles de mer boueuses, des pointes d’asperges blanches. S’ils étaient si moches, c’était parce que leur survie ne dépendait pas de leur apparence. Ces parties restaient sous terre. Il y avait un kit du débutant pour faire pousser son propre cannabis. Tout semblait attendre l’arrivée du printemps. Chaque plateau de bois présentait une photo en couleur de ces tubercules une fois qu’ils auraient fleuri – des pétales pourpres et jaunes, crème et sépia. L’optimisme à l’œuvre. Une manière de vendre la peau de l’ours. Les bâches en toile autour de lui se gonflaient et claquaient au vent. Stella allait adorer planter ce genre de chose dans son carré de jardin. Gerry choisit un assortiment de bulbes dans un filet rouge. Des tulipes et des narcisses. Un article assez petit pour pouvoir l’emporter, assez gros pour un cadeau. Le mot néerlandais pour tulipe était tulp. Il s’adressa à un type en tablier par-dessus sa doudoune bleu marine. Son anglais était correct. Suffisamment pour signifier à Gerry qu’il avait fait le bon choix. Voyager en avion avec les bulbes ne posait aucun problème. Ils étaient bien moins chers ici qu’à l’aéroport. À l’aéroport, il n’y avait que des escrocs.

Gerry paya et rangea les bulbes avec le CD dans son sac à bandoulière. L’eau du canal s’assombrissait ici et là au gré des coups de vent, comme lorsqu’on passe le doigt sur du daim.

 

Il avait bien envie d’un petit café. L’endroit qu’il choisit abritait un immense Goliath dont le casque atteignait les poutres du plafond. Il était flanqué d’un petit David avec son lance-pierre, qui arrivait à peine au niveau de l’ourlet de sa jupe. Son petit-fils Toby aurait adoré cet endroit. Il aurait regardé sous la jupe de Goliath. Sur le menu en anglais, il lut que ces statues de bois dataient du XIXe siècle et qu’à l’origine elles avaient été des automates dans des parcs d’attractions. Un mécanisme interne pouvait faire tourner les yeux et la tête de Goliath.

Le café était bon et la première gorgée lui donna envie d’une cigarette. Il plongea la main dans sa poche avant de s’apercevoir qu’il n’avait pas fumé depuis des décennies. La tentation était venue de nulle part. Il songea à quel point le corps peut être idiot et rester figé dans ses habitudes. Serait-ce la même chose s’il essayait d’arrêter de boire ? Ses épaules s’affaissèrent. Il fixa le plateau de la table en formica. Impersonnelle, la couleur pâle du porridge. Il eut du mal à en détacher son regard. Il entendit une sirène d’ambulance dans la rue, un dimanche à Amsterdam.

 

Il se souvenait d’une lumière clignotante se reflétant sur la peinture des murs de l’hôpital. Il avait la bouche sèche – probablement à cause de toutes les cigarettes qu’il avait fumées. Il alla se désaltérer dans les toilettes pour hommes les plus proches – pressa le bouton de la fontaine à eau et but au jet en forme d’arc. En sortant, il vit Mavis, la Blouse Rose, assise sur la chaise qu’il avait abandonnée. Elle lui fit signe d’approcher. Elle s’excusa une nouvelle fois de ne pas en savoir plus sur l’état de sa femme. Elle lui dit que l’aumônier de l’hôpital était là quand l’ambulance avait amené Stella. Elle avait reçu l’extrême-onction. Ou bien était-ce le saint viatique ? Mavis précisa qu’elle n’était pas catholique et le pria de lui pardonner de ne pas être au fait des termes en usage. Ne parlait-on pas également de derniers sacrements ? C’était beaucoup plus simple. Mais une amie catholique lui avait dit qu’on pouvait recevoir plusieurs fois les derniers sacrements. Les avoir reçus ne signifiait pas nécessairement que vous alliez décéder. Gerry lui dit qu’il aurait employé le terme de « bénédiction ». « Elle a été bénie par l’onction. » Il haussa les épaules et ajouta que tout cela n’avait plus aucune importance pour lui. Il avait cessé de pratiquer, et de croire. Mais c’en avait pour Stella. Mavis lui demanda soudain s’il voulait voir son fils. Il faillit répondre qu’il n’avait pas de fils – qu’elle l’avait confondu avec quelqu’un d’autre.

Il la suivit dans sa tenue rose à travers un énième couloir menant à une énième salle – une maternité provisoire, expliqua-t-elle. Elle précisa que le bébé était parfait et qu’ils s’étaient dit qu’il aimerait probablement le voir avant qu’il ne soit transféré à la véritable maternité. La porte grinça quand elle l’ouvrit. La pièce était à la fois un bureau et une réserve. Des classeurs noirs côtoyant du linge de lit sur les étagères, un bureau équipé d’une machine à écrire, d’armoires de classement grises et de quelques chaises longues alignées contre le mur du fond. La femme en rose indiqua du doigt un couffin en osier derrière le bureau. Gerry s’en approcha, dut se pencher pour regarder par-dessus les hauts bords tissés. Mon Dieu, mais il y avait un enfant là-dedans ! Il n’était pas beau mais c’était un garçon à n’en point douter. Le visage un peu semblable à un poing serré. Endormi. Les yeux fermés. Emmailloté dans un drap blanc. Le peu de cheveux qu’il avait étaient mouillés. Une main minuscule était visible contre son oreille. Un miraculé. Gerry demanda à Mavis s’il pouvait le toucher. « Évidemment, c’est le vôtre », dit-elle. Il tendit la main et, avec le dos de son index, caressa la joue du bébé tournée vers lui. Elle était chaude. Puis il caressa tout le petit visage du bout des doigts, délicatement afin de ne pas le réveiller. Comme si elle lisait dans les pensées, Mavis dit : « Ne vous en faites pas, vous ne le réveillerez pas. Il vient de  traverser une sacrée épreuve. Il est magnifique n’est-ce pas ? L’aumônier l’a baptisé. Juste au cas où. » La peau du bébé avait quelque chose de pur. Il avait pris cela de sa mère. Gerry se surprit à prononcer un serment. Tu es mien et je t’aimerai jusqu’à ma mort. Il embrassa le bout de ses doigts et, lentement, comme s’il craignait de le renverser en chemin, transmit le baiser au visage de l’enfant.

 

Une odeur de bougie soufflée et un voile bleuté flottaient dans l’église du Begijnhof. Gerry s’entendait haleter au milieu du silence. Désormais, le simple fait de presser le pas le mettait sérieusement hors d’haleine. Les lumières vives avaient été éteintes, laissant l’endroit seulement éclairé par de petites fenêtres. Et là, il l’aperçut – Stella –, le sommet de son crâne bien visible tandis qu’elle lisait, tête baissée. Il ne cesserait jamais d’être stupéfait par la joie qu’il éprouvait en la voyant. En la prenant au dépourvu.

« Coucou.

– Coucou… dit-elle en levant les yeux.

– Comment c’était ?

– Beaucoup trop de chants, répondit-elle en souriant et en lui faisant signe de la rejoindre. J’ai quelque chose à te montrer. Un petit miracle dans l’église aux miracles. » Elle entretenait volontairement le mystère. Elle avait le Livre pour vos prières ouvert devant elle. Il paraissait plus épais que la dernière fois qu’ils l’avaient parcouru.

« Je tuais le temps en t’attendant, dit-elle.

– Pardon pour le retard.

– Regarde sur quoi je suis tombée. »

Gerry suivit son doigt qui indiquait les boucles caractéristiques de l’écriture de la jeune Américaine en détresse. Il se pencha et lut.

 

Merci, Seigneur. Pour ta générosité en me rendant ma famille. Le père de mon enfant et moi nous sommes remis ensemble. Pour combien de temps, seul Toi le sait. Il n’est pas croyant mais c’est quelqu’un de bien et je suis heureuse. Pardonne-moi d’avoir douté de Toi.

 

« Tu ne trouves pas ça formidable ? » s’enthousiasma Stella.

 

Le lundi matin, après le petit déjeuner, Stella se rendit à son rendez-vous. Gerry remonta dans la chambre et y resta debout un long moment, les mains dans les poches de son pantalon. Elle lui avait demandé de commencer à rassembler leurs affaires. En balayant la chambre du regard, il évita la bouteille dans le sac sur le buffet. Ça ne servait à rien à cette heure-ci. Débuter la journée avec la conscience lourde n’était pas l’idéal. Il avait l’estomac noué. Il remit les couvertures en place de façon à donner l’illusion d’un lit « fait », puis jeta la grosse valise sur le couvre-lit. Il l’ouvrit en grand, attrapa un sac en plastique plein de linge sale et le fourra dedans. Son pyjama, quelle que soit sa couleur, n’avait pas besoin d’être plié. Il le jeta également dans la valise et l’aplatit avec la main. De même pour les tenues de nuit de Stella. Au fond de la penderie, il trouva une écharpe et une cravate aux couleurs vives négligemment emballées dans du papier de soie – le genre de papier dont on enveloppait les oranges dans son enfance. Une carte postale accompagnait ces articles : la Vieille Femme lisant un livre de Rembrandt. Il retourna la carte et lut le message au verso : À Amsterdam pour quelques jours. J’espère que les petits cadeaux vous plaisent. Cette femme, c’est moi toute décrépie lisant pendant que ton père est au pub. J’espère que vous allez bien tous les trois. La signature de Stella. Il s’étonna de voir qu’il avait signé la carte lui aussi : Baisers, Papy. Il n’en avait aucun souvenir mais c’était incontestablement son écriture. Il y avait un stylo publicitaire de l’Hôtel Theo sur le bureau. Il refusa d’abord d’écrire. Gerry gribouilla frénétiquement une brochure pour l’amorcer. Puis, à côté de ses salutations il ajouta : Embrassez Toby de ma part.

Il plia et rangea tout ce qu’il trouva dans la valise. Une paire de chaussures supplémentaire qu’il bourra de chaussettes et de slips. Un gilet bordeaux qu’il n’avait pas porté. Il laissa les vêtements de Stella suspendus aux cintres de l’hôtel – elle pourrait les ranger à sa guise. Il ne voulait pas qu’elle l’accuse de les avoir froissés. Dans la salle de bains, il récupéra ses médicaments, son nécessaire de rasage et sa trousse de toilette qu’il mit dans son sac à bandoulière. L’un des peignoirs était jeté sur une chaise. Il le prit et l’accrocha derrière la porte de la salle de bains. Une fois, il était descendu dans un hôtel de Zurich dont la direction avait laissé bien en évidence une note indiquant que le prix de tout article dérobé serait déduit du salaire de la femme de chambre. Quelle bande de fumiers. Il avait formulé une doléance avant de partir. Non pas de vive voix mais, lâchement, sur une feuille du papier à en-tête de l’hôtel qu’il avait déposée dans leur boîte à suggestions.

Il remplit la bouilloire et se prépara un café instantané, puis ramassa journaux, flyers et brochures pour les jeter à la poubelle. Ainsi que le sachet de café vide. Tactiques de diversion. Il s’assit et but son café avec précaution car il était brûlant. Et amer – une marque dont il n’avait jamais entendu parler : Champion Coffee. Un peu le Tyrone Superior des cafés. Il commença à se remémorer le jour où ils avaient quitté l’Irlande. Ils avaient embarqué sur un navire vers un autre accent. Tous leurs meubles dans une camionnette de déménagement dans la cale. Ils avaient enduré la pénible vision de tout ce fatras sous un ciel dégagé pour s’apercevoir que la scène se répéterait quand ils arriveraient dans leur nouveau chez-eux en Écosse. Enfin, si le soleil brillait encore le lendemain. On les avait mis en garde : là où ils allaient, les belles journées ne se succédaient pas. Mais ils venaient du Nord et avaient l’habitude du mauvais temps. Plus tard, leurs meubles fatigués seraient brièvement exposés à la vue des nouveaux voisins du continent, dissimulés derrière leurs rideaux. Une vision pénible, de bout en bout.

Le conducteur de la camionnette et son gaillard de fils mangeaient un morceau. Ils avaient passé la matinée à tout charger. Après la traversée, ils rouleraient jusqu’à la nouvelle maison. Puis ils dormiraient dans la camionnette et déchargeraient le lendemain matin. C’était une entreprise modeste – simplement un homme et son fils qui possédaient une camionnette. Ou peut-être l’avaient-ils louée. Quand on s’adressait au fils, que ce soit pour le faire porter une caisse à thé remplie au tiers de livres, lui indiquer d’aller quelque part ou lui demander s’il prenait du sucre dans son thé, il répondait invariablement par : « Champion, monsieur. »

Lorsqu’ils revinrent de leur pause-déjeuner, Stella demanda à ce gaillard de prendre une photo. Un portrait de famille, tous trois sur le pont – elle tenant le bébé dans ses bras et Gerry à côté d’elle. Derrière eux, le sillage pâle du ferry s’étirant jusqu’à Belfast. Une volée de mouettes suivant le bateau, s’élevant et descendant en piqué dans le ciel bleu.

« Champion », dit le fils en rendant l’appareil photo.

C’était la mi-juillet et les bars et salons étaient bondés de groupes d’Écossais et d’Orangistes rentrant chez eux après le 12, jour férié en Irlande du Nord. Les sols étaient mouillés et le bruit assourdissant. Ils pouvaient boire à leur guise sans avoir à se mélanger aux autres passagers. D’ordinaire, les gens qui voyageaient en famille s’entassaient dans les salons plus tranquilles ou prenaient le soleil sur le pont. Les enfants couraient partout dans les couloirs ou les escaliers en toute insouciance. Les sols des toilettes étaient de véritables piscines. Beaucoup de gens avaient le mal de mer, les traces étaient visibles. Rangeant l’appareil photo dans son sac, Stella déclara qu’elle essaierait de se retenir d’aller aux toilettes jusqu’à ce qu’ils arrivent à quai en Écosse.

Debout, Gerry contemplait derrière lui le contour gris de la ville qui rapetissait. Une colonne de fumée noire s’élevait dans l’air. Ce pouvait être un incendie, une bombe ou bien un simple accident. Une légère brise soufflait du sud et dissipait la fumée jusqu’à ce qu’elle forme un halo sombre au-dessus de toute la ville dévote et arriérée. Un endroit né dans les convulsions d’une haine sectaire. L’un des dirigeants du pays – ni plus ni moins que le Premier ministre – avait déclaré qu’il n’emploierait pas de catholiques et enjoint ses camarades de l’imiter. Depuis sa naissance cinquante ans plus tôt, ce pays était gouverné, ou plutôt abandonné à la dérive, par une majorité protestante de droite inamovible sous le nez des Britanniques. Et quand l’heure vint pour ces derniers de mettre de l’ordre dans tout cela, de défaire le nœud qu’ils avaient eux-mêmes serré de toutes leurs forces au fil des ans, ce fut un désastre sans nom. Le Bloody Sunday de Derry n’était qu’un écho des précédents massacres britanniques perpétrés pour maintenir l’Empire qui avait ensanglanté les cartes du monde.

Il déchira l’emballage en papier d’une dosette de sucre et en versa un peu dans son café pour en atténuer l’amertume. Évidemment, chacun avait sa part de responsabilité dans tout ce cauchemar – ces trente années de guerre.

Quelle branche de l’IRA, quels groupes d’assassins loyalistes, quels politiciens ou hommes d’Église – dans certains cas ils portaient la double casquette – fallait-il blâmer ? Il se représenta un vieil homme sur son lit de mort entouré de sa famille. « Je vous lègue ma haine du camp adverse. Ne vous en départez jamais. Gardez-la toute votre vie près de vous comme un couteau et transmettez-la à votre tour quand votre heure sera venue. »

Après la séance photo sur le bateau, il se demanda comment ils seraient accueillis en Écosse. Il ne lui semblait pas si lointain, ce jour où trois soldats écossais, tous encore adolescents, avaient été sauvagement assassinés. Deux d’entre eux étaient frères. De jeunes garçons en permission qui, alors qu’ils buvaient un verre dans un pub de Belfast, s’étaient fait séduire par des filles et entraîner à une soirée qui n’avait jamais existé. Ils avaient été conduits dans un endroit reculé hors de la ville et abattus. S’il fallait renoncer à tout respect de la personne humaine pour obtenir une Irlande unie, Gerry ne voulait surtout pas être associé à cela. Le Bloody Friday était encore pire. Des gens de droite, de gauche et du centre assassinés. Peu importaient leurs opinons politiques ou leurs convictions.

Ce jour-là au déjeuner, Gerry et un ami architecte assistaient à une cérémonie d’inauguration sur la Lisburn Road, un bâtiment qui faisait partie du complexe hospitalier du Belfast City Hospital. Il faisait bon et la plupart des gens présents profitaient de la terrasse sur le toit. C’était un étrange mélange de casques de chantier et gilets de sécurité jaunes, et de cols blancs et cravates. Comme toujours en de pareilles occasions, quelques femmes étaient trop apprêtées. Journalistes et photographes naviguaient parmi tout ce monde. On entendait des éclats de rire çà et là. Le genre de situations cocasses qui surviennent quand des ouvriers rencontrent des huiles et doivent bien se tenir devant elles. Une table recouverte d’une nappe blanche damassée était chargée de boissons et d’assiettes de fruits secs et de chips. À l’horizon se dessinaient les collines de Belfast – Black Mountain, Divis, Cave Hill. C’était le mois de juillet et elles étaient presque vert émeraude. Une nuée d’oiseaux tournoyait dans le ciel. Gerry ignorait de quelle espèce il s’agissait, mais n’importe quoi pouvait venir par la mer depuis l’Islande ou la Norvège, faire un petit tour pour voir ce qui se passait et repartir. Étaient-ce des vanneaux ? Son ami n’en avait aucune idée. Pendant les discours, Gerry les regarda voler puis virer au loin, leurs ailes noires et leur ventre d’un blanc éclatant. Le cercle qu’ils décrivaient d’un horizon à l’autre conférait un sentiment d’espace. De la même façon que contempler des oiseaux en vol donnait le vertige. Le ciel était bleu et le lac, quand on l’apercevait, reflétait ce bleu. Gerry confia à son ami que les oiseaux lui rappelaient des stores vénitiens. Ils devenaient plus fins en tournant.

Certains des ouvriers et architectes ayant travaillé sur le bâtiment étaient en train d’inscrire leur nom au marqueur sur une planche de bois peinte en blanc lorsque la première bombe explosa. Une détonation. Elle s’était produite assez près pour que des hommes en casque de chantier aient le réflexe de se baisser. Pourtant, lorsque les gens regardèrent autour d’eux, ils ne virent rien de particulier. Les photographes scrutèrent les environs mais ne prirent aucune image. Ne sachant que faire, les ouvriers reprirent leur séance de signature. Mais dans l’esprit des gens, il ne faisait pas de doute qu’une bombe avait explosé. Les habitants de Belfast ne s’y trompaient pas, après tant d’années. Une grosse bombe fait vibrer votre diaphragme, remplit votre poitrine, vous retourne l’estomac. Vous éprouvez une sensation étrange dans les oreilles. Mais cette fois tout le monde était en hauteur, au-dessus de l’explosion, donc c’était un peu différent. Elle n’avait été précédée d’aucun déferlement de pompiers ni de sirène d’ambulance – une attaque surprise, ce qui laissait craindre des morts et des blessés. Puis une deuxième bombe explosa. Il était difficile de savoir où – les ondes de choc semblaient provenir de partout et se concentraient dans la poitrine, gonflaient les poumons. Au bout d’une minute ou deux, une troisième détonation retentit, celle-là plus loin. À ce moment-là, il n’était plus question de célébrer quoi que ce soit. Toutes les personnes présentes sur le toit regardaient de tous côtés. C’est alors que Gerry vit un petit nuage de fumée blanc apparaître au pied de Cave Hill. Il montra l’endroit à son ami. Tous deux observèrent. Puis le bruit sourd leur parvint. Pas vraiment dans la poitrine, à cause de la distance, mais audible. Oh mon Dieu, lâcha quelqu’un. Les gens étaient devenus blêmes. Une femme qui avait décidé de porter des gants blancs pour l’occasion se couvrit la bouche, regardant autour d’elle en attendant l’explosion suivante. Qui fait ça ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ?

Ce qui se passait ce jour-là, découvriraient-ils plus tard, était que l’Armée républicaine irlandaise provisoire avait fait exploser plus de vingt bombes, tuant neuf personnes et en blessant cent trente. Sur le toit, Gerry pensa immédiatement à Stella. C’étaient encore les vacances scolaires et elle était partie en bus dans son village d’origine, à Dungiven, pour le week-end. Au moins, elle était hors de danger. Mais peut-être y avait-il des bombes partout. Une autre explosion. De la fumée noire monta vers le ciel. Les gens sur le toit ne savaient pas quoi faire. Ils se tenaient sur tout le pourtour du bâtiment et regardaient la ville qui s’étendait en contrebas sous le soleil, craignant de redescendre sur la terre ferme. Des voix s’élevèrent pour demander d’où provenait la dernière déflagration. De la gare routière ? De l’Ormeau Road ? Quelqu’un déclara qu’il s’agissait de l’Albert Clock. Gerry songea à l’amie de Stella, l’infirmière des urgences qui avait fait la remarque à propos des grands ciseaux. Serait-elle de garde ?

À présent les ambulances arrivaient. Des sons plaintifs à différentes distances, se télescopant. Plus tard, Gerry apprit que des gens pleuraient dans les rues, tétanisés. Des hommes, des femmes et des enfants se réfugiaient dans les jardins publics. Loin des bâtiments, loin des voitures. Loin des atrocités et des pièges tendus contre eux.