ARTINE ET LES TRANSPARENTS

En regard du Poème pulvérisé vous écrivez : « À force de vouloir dire vrai... » et vous laissez des points de suspension. Comment finiriez-vous la phrase si vous alliez au bout de votre parole ?

 

Je la laisserais avec les mêmes points de suspension. Je ne la finirais pas... J'y opposerais l'acharnement « à vouloir dire vrai », qui fait que l'on ne ment pas mais que l'on est dégoûté de la vérité : on lui a donné une position qui n'est pas la sienne. Car la vérité c'est quelqu'une où le silence entre pour une large part. Que vous éprouviez devant elle un bien-être, ou, au contraire une gêne, même un manque, ce n'est pas une affaire de bon vouloir. La vérité a ses jours. Parfois elle est autour de nous, elle nous sollicite. D'autres fois, elle est en retrait, et comme presque toujours, dans ces moments-là, il y a des tiers qui interviennent. Il faut lui trouver un motif, et de venir à nous et de nous obliger à aller à elle. Cela n'altère ni ne compromet notre moi, l'émigré profond. Mais je n'en suis pas si sûr. C'est comme si nous prenions un raccourci et, nous éprenant du paysage, modifiions toute sa géographie et la nôtre d'un même élan.

 

Le silence serait-il nécessaire à la vérité ?

 

Il arrive que le silence en nous et la vérité existent l'un sans l'autre, ou l'un par refus de l'autre. Mais le silence est l'étui de la vérité. Il est là. Vous ne pouvez pas gratter l'allumette sur du vent. Il est certains gestes qui ne conviennent pas, des moments où nous n'avons pas suffisamment de défi pour pouvoir dire : « Eh bien ! s'il le faut, j'emplirai de vent ma boîte d'allumettes et le feu jaillira. » Ceci est un acte de volonté. Ne négligeons pas le hasard qui soudain fait bien ses choix, et une multitude de mobiles effacés aussitôt. Car il faut revenir à la vérité : elle dissimule une empreinte qui, en soi, est plus qu'un simple pas, un abaissement devançant une invitation, une crevasse voilée de grésil.

 

« Vérité aux secrètes larmes », écrivez-vous...

 

Le secret transfuse toujours avec certains tissus influents que nous connaissons à peine. C'est pourquoi, à partir du moment où le secret a opéré cette relation inattendue, il y a en nous douleur comme si nous avions perdu Eurydice. Il faut très vite calmer cette douleur, passer de cette douleur ressentie, derrière laquelle transparaît un autre visage, à cet instant où le secret lui aussi, retient nos mots et leur confère un monopole. Car il nous garde en question, le secret. Il nous permet de perdre en noir, le secret.

Nous sommes capables de détenir une infinie variété de secrets. Mais je n'en découvre qu'un : le secret qui nous conduit à l'innocenter en une sorte de cristal où nous l'apercevons dans une châsse de splendeur. Il a échappé à notre cœur, et lui ayant échappé, il emporte ce cœur même, et des lueurs de nous dispersées.

 

Votre poème Artine paraît en 1930. Vous aviez 23 ans. Nombreux sont ceux qui continuent à s'interroger sur lui. Y a-t-il secret ?

 

Un mauvais jeu de mots rôde sur le poème... Un ami me disait : « Dans ce rêve – il ne disait pas ce poème – d'Artine, il y a quelque chose qui me gêne, je n'arrive pas à trouver l'orée, ni l'échappée, pas même un décalage. » C'est comme une escarre de la réalité, l'escarre d'un fait réel – d'une succession de faits qui exigent des comptes, succession qui est paragraphée, mais abrupte et non récusable. C'est une histoire commencée quand j'avais dix-sept ans et qui s'est poursuivie, comme on agrandit un lieu à mesure que s'ajoutent des reliefs venus d'un autre horizon. Quand j'ai écrit Artine, peu encore était distinct. À l'origine, il y avait cette jeune fille brune venue pendant une absence de ma mère, se proposer comme servante, et qui disparut, laissant sur un papier son nom seulement, Lola Abba1, nom que j'avais lu déjà en m'aidant d'une allumette, sur une croix, la nuit, au cimetière de l'Isle, dans le carré des indigents, mon ami Francis l'Élagueur à mes côtés. Et je ne savais pas pourquoi il y avait là, dans son apparition, dans sa disparition, le feu, la mort, la pluie fine, la vie contournante.

 

Le merveilleux se glisserait donc ici tel un poisson dans une eau trouble ?

 

Merveilleux, dites-vous ! Dans le sillage de Melmoth ? Non. Ce merveilleux est trompeur, il a un aspect sévère et ne pose pas les devoirs-énigmes. Il n'a pas de superstition. Il est, tels les yeux battus, entièrement sous la coupe du poème. Le début est une énumération, une menue monnaie que l'on compte en fin de journée des faits survenus sous l'aspect de petits objets : un clou, une roue que la mémoire joueuse a retenue, un édredon changé de lit, dans la soirée...

 

N'y a-t-il pas dans le récit qui précède le poème de Lola Abba une pudeur qui vous retient en même temps qu'elle vous pousse sobrement à raconter ? Le poème, tout de mutisme, donne le mot.

 

Artine s'est faite à partir de deux personnages : cette jeune morte noyée, Lola Abba, et la jeune fille que j'avais rencontrée, trois ou quatre ans auparavant, sur la pelouse d'un hippodrome, lieu fascinant entre tous, que je fréquentais comme une terre magnétique. Quand j'étais jeune homme, à peine sorti de l'adolescence, j'allais souvent aux courses de chevaux, et généralement seul. Je me vois encore debout, appuyé contre la barrière du pesage, quand une jeune fille très blonde, de celles qu'on dit adorables, vint s'accouder à côté de moi. Elle me sourit. L'un vers l'autre nous nous sommes penchés et nous nous sommes embrassés. Mais son père l'appela, agressif, et j'eus beau la chercher dans la foule, je ne la retrouvai plus. La cloche retentit. Les nobles chevaux se rendaient au départ. Les gros parieurs avertis se précipitaient aux guichets. Il me resta l'impression très vive de ce qui aurait pu avoir lieu et n'avait été qu'esquissé. Bien plus tard, alors que je ne songeais plus à elle, je l'aperçus en compagnie de sa mère dans un cabriolet qui trottait sur la route d'Avignon. C'était l'époque des jeunes filles à larges rubans ; toujours ils flottaient autour de la taille et les pans du nœud, simulé ou réel, descendaient à l'appel d'une cuisse. Les mères étaient plus belles encore que leurs filles parce qu'elles avaient simplifié le costume. Aussi l'écart des âges se marquait-il par cette différence. L'une approchait de ses vingt ans, l'autre de ses quarante ans. La mère conduisait. Mais d'elle, cintrée dans un tailleur pied de poule, rien ne prenait le vent, tandis qu'avec sa fille tout volait et battait l'air, jusqu'à la croupe du petit cheval. Et le ciel approuvait, et les arbres. Deux ans plus tard, quelqu'un me délivra son nom : elle se mariait. Le titre de Ralentir travaux, écrit en 1930 dans le Vaucluse, avec Breton et Éluard, a été trouvé sur la route de Caumont-sur-Durance, à quelques mètres de sa demeure, sans qu'il fût question une seconde d'elle. Quand Breton me demanda un texte traitant de la survivance de l'imprécation dans l'inespéré, je pensai d'abord lui offrir un poème que je venais d'achever, qui avait un rapport avec la jeune fille de l'hippodrome et avec Lola Abba. Mais, à la réflexion, je remis mon bon geste à plus tard. Depuis, cette Artine m'a par intermittence accompagné. Elle n'a jamais été réduite en cendres. Elle apparut sous différents aspects aux abords de l'invisible, la passante sur l'horizon, le cou dégagé. Ainsi à Céreste, en 1943, alors que je sortais d'une cache dans le vieux village, une jeune bohémienne gravissait les marches de l'escalier de la ruelle, à ma soudaine frayeur, puisque le costume merveilleux qu'elle portait signifiait un grand danger pour elle, les tsiganes et les romanichels étant systématiquement exterminés par les Allemands. Elle était flambant neuve, dans des tons vert et rose avec un voile gris pâle à liséré safran. À un mètre de moi, elle leva les yeux. Je ressentis cette fulgurance qu'on a devant un événement préfiguré et résolu sur l'heure. Sans un mot, j'avançai vers elle une main qu'elle me prit, et la cache cessa d'être une cache pour devenir une chambre d'amour. Quand elle repartit, je l'écoutai, les paupières baissées, disparaître parmi les pierres et l'auréole de ce jour. En 1943 cette jeune bohémienne était sœur de Lola Abba et de Françoise de M. J'ajoutai au poème d'Artine une page qui lui appartenait mais qui resterait blanche. C'est ainsi que se compose cette sorte de « Constituante », dont le président est le Temps, qui devient une assemblée de poèmes en un seul poème inextinguible. Plusieurs fois encore apparut cette hôtesse de mes sillons exhaustifs à travers les silhouettes réunies par des givres de rencontre, elles ne furent jamais tarissables. Un monde mûrissait là, grappe de baisers saignants. Rien ne sert d'expliquer, il faut mourir à point, laisser à jamais le poème après être né avec lui. La tache brillante continuera à se déplacer dans notre regard tel le nuage dans le persuasif arc-en-ciel.

 

Anna Akhmatova, écartant tout commentaire, dit à propos du Poème sans héros et du Requiem : « ... Je ne le modifierai pas, ni ne l'expliquerai. C'est écrit comme c'est écrit. »

 

Sommes-nous devant une scène d'explication ? Mais on ne veut pas expliquer, la nuit s'étendra toujours assez tôt sur elle avec son ballet d'encre et de lumières. On écrit sous la tourmente, et la force qui nous déporte nous oblige à des désespoirs institués. À d'autres moments, de même qu'un être admiré vous accorde un double sourire, que vous n'espériez pas, de même la poésie nous donne le visage achevé de deux déesses enfin réunies. Elle arrive au bord de la divagation, mais ne la franchit pas. L'esprit ne peut guère perdre sans regret la sensation du bien-être. La poésie à mi-chemin n'est pas la liberté. Vérité et liberté ont sans cuisson des rapports d'intolérance. Mais subitement elles ne font qu'une, et à cet instant elles sont la beauté, le campanile percé par l'orgie du vent, et qui ne faiblit pas sous la domination.

 

Dans quelle circonstance cela survient-il ?

 

Lorsque, parmi nous, se trouve un être porteur de frissons.

 

Vous avez écrit aux alentours de 1937 que vous cherchiez, dans les êtres « non pas un écho de mon anxiété ou de ma ferveur, mais ces contrastes et ces vertiges sans lesquels le regard souverain n'existerait pas ». Avez-vous rencontré cet être de contradiction ?

 

Oui et non. C'est l'aventure de la lune bien éclairée par le soleil, en pleine nuit. On rêve de cet attouchement... Je l'ai vue ainsi hier, cette lune ; en ce moment elle est, à son insu, sublime. Mais ce n'était pas la clarté de la lune que je recevais, c'était la lumière vivante, morcelable et planchéiée du soleil sur la lune, tel un lumineux chrysanthème : ce que le soleil visait et atteignait dans sa chevauchée délibérée, c'était le miroir mortuaire des terrestres. Elle était jaune soufre, irradiant le chagrin d'une puissance extraordinaire, transfigurée, et il me semblait voir le visage grêlé du soleil dans des milliards d'années, tant elle lui obéissait avec droiture. Elle avait perdu son côté sournois, et elle me plaisait bien, cette Joconde, baignant dans un arsenic inoffensif et voluptueux.

 

Pourquoi les Transparents, vagabonds lunisolaires ?

 

Une transparence jumelle de celle que nous évoquons, et c'est elle qui m'amène à parler d'eux, en ces lieux de concorde où ces gens ayant bu à la même source – peu la découvriront – savent comment il faut se mettre à genoux, prendre l'eau dans ses mains pour en perdre le moins possible, jusqu'à la gorgée rayonnante. L'adolescent que j'étais s'est mis à la recherche de l'équivalent, ou cet équivalent s'est plu à m'adopter passagèrement... À certaines heures, je trépignais, il me fallait passer, et je ne le pouvais pas, mais d'attentifs alliés me donnaient le lingot de passe.

 

Ces hommes singuliers circulaient dans votre pays d'un mouvement assez semblable à celui de la terre autour du soleil.

 

En cette fin de printemps pluvieux ils seraient chaussés de souliers robustes quoique craquelés provenant de vieux stocks de guerre. Chez Diane, les attendent des babouches tressées avec des feuilles séchées de millet blanc. Notre vitesse initiale et les détails de nous-mêmes, sous les talons de la poésie, deviennent poussière aurifère entre les pattes de guêpes maçonnes qui travaillent dans les angles des fenêtres...

 

Diane était le contraire d'une maîtresse guêpe. Elle était... L'avez-vous approchée ?

 

Je ne l'ai pas, pour mon goût, suffisamment entourée, mais cependant je l'ai bien retenue. Elle avait une façon très personnelle de demeurer fréquemment seule dans un endroit égayé de marguerites, de coton de peuplier, de vestiges pacifiants, d'autres menues fleurs, à quelques mètres d'une anse de la Sorgue. Diane ensuite ne quittait pas la maison, qu'avec minutie elle appropriait, réparant des effets usagés d'homme, lavant du linge aux couleurs mourantes. À la Saint-Barnabé elle disposait sous les fenêtres belles-de-nuit et œillets sauvages. Les jours de soleil elle chantait et les matins de brume elle fredonnait des airs qui m'échappaient. Le lait, la châtaigne, l'œuf dur, revenaient souvent sous ses doigts gracieux. Une tranche de pain se paraît d'un copeau de beurre et d'une barre de chocolat, deux figues sèches étaient tirées de la poche d'une blouse-tablier. J'ai entendu ou aperçu alentour quatre poules et un coq en liberté. Un câprier épanchait le charme de son odeur piquante au midi de la maison. Les seules visites que Diane recevait étaient celles de ses amis les Transparents qui ne se cachaient pas de la courtiser et de l'affectionner. On la caressait, lui donnait des baisers, puis on disparaissait dans l'escalier et le silence était franchement nu. Je prenais aussitôt mes distances par crainte d'être chassé.

 

Et l'on vous chassa ?

 

Il m'arrivait de pêcher dans un des bras de la rivière, l'un des plus déshérités qui fût. Je me mettais torse à l'air, le bord de mes culottes de coutil relevé. Sur une distance de cent mètres je fouillais l'eau trop froide, glissais mes mains, doigts rapprochés, sous les racines jusqu'à ce que je sente le ventre d'un poisson palpiter. J'avançais doucement, caressant ses ouïes, puis brusquement je serrais. Pêche cruelle ! Le courant me mouillait jusqu'aux oreilles. Diane était bien la seule que ce jeu amusât. Elle me proposait d'arrêter là ma baignade et de venir me faire sécher par son tablier. Je feignais de ne pas entendre. Elle enveloppait d'herbe le mulet-cabot dont elle était la bénéficiaire et s'éloignait mi-féline, mi-boudeuse dans la direction opposée à celle où ma chemise et mes souliers dénonçaient mon enfance qui finissait. Deux rousserolles dans l'îlot voisin portaient aux nues leur empire d'iris et de roseaux. J'aimais leur chant dix fois plus substantiel, propagé et défripé que celui de la plupart des oiseaux riverains. « Ce que femme veut, Dieu l'oublie ! » disait encore, à portée de voix, Diane comédienne. J'avais remarqué dès le premier jour sa chevelure barbare et bien rincée, sans un cheveu blanc, qui pourtant l'aurait embellie, et sa gorge haute sous une couture surjetée.

J'ai, durant deux étés, approché les Transparents, je leur ai lancé mon salut, et j'ai reçu le leur. Les yeux vert jade de Diane, au fur et à mesure des jours, des occasions, des rapprochements, avaient promené l'incidence de leurs rayons sur le gamin que je cessais d'être. Une fraxinelle fleurissait dans la cour. Nous étions au mois de juillet. La présence fiévreuse de l'univers grandissait. Elle était Diane la Transparente et elle était la femme aux offrandes opaques et spacieuses. Diane devait à quelques dieux de l'avoir escortée, mais sans user de persuasion ; ils se reposaient à présent non loin d'elle, dans le micocoulier grec, seul arbre qui jetât de l'ombre sur la fenêtre de sa chambre. Pour moi qui me sentais à l'étroit dans ma famille, m'embrouillait que Diane demeurât fidèle de cœur à ses compagnons. Jamais leur attitude ne varia. Je venais d'avoir quatorze ans et Diane n'avait que l'âge du désir qu'elle suscitait.

Je vivais à son appel, pêcheur de misère et baladin inquiétant, et c'était délicieux. Louis Curel, homme d'expérience qui avait eu des égards pour elle, me souffla un soir : « Une seule femme au milieu de ces marcheurs de lune ! Et loyaux avec elle encore ! Diane est un ange charnel. » Il hésita : « Mais elle ne sait certainement pas ce qu'est un ange ! »

Eux, les Transparents, se hâtant sur les flexures, poursuivaient une légitimité insaisissable avec laquelle le soleil avait peut-être réussi à commercer. Vivre et mourir avait là-bas son estuaire de liberté. Je le rejoindrai au-delà de ma silhouette de demain. Cette nuit qui dure montait dans l'espace comme un sourd-muet compte ses pas dans le désert.


1 « L'étroite croix noire dans les herbes portait : Lola Abba, 1912-1929. Juillet. La nuit. Cette jeune fille morte noyée avait joué dans des herbes semblables, s'y était couchée, peut-être pour aimer... Lola Abba, 1912-1929. Un oubli difficile : une inconnue pourtant.

« Deux semaines plus tard, une jeune fille s'est présentée à la maison : ma mère a-t-elle besoin d'une bonne ? Je ne sais. Je ne puis répondre. “Revenez ? – Impossible. – Alors veuillez laisser votre nom ?” Elle écrit quelque chose. “Adieu, mademoiselle.” Le jeune corps s'engage dans l'allée du parc, disparaît derrière les arbres mouillés (il a fini de pleuvoir). Je me penche sur le nom : Lola Abba ! Je cours, j'appelle... Pourquoi personne, personne à présent ? » (Le Marteau sans maître, p. 25 : « La Manne de Lola Abba. »)