De tous les sentiments auxquels peut s’adresser le romancier pour jeter de l’intérêt dans une fiction, il n’en est aucun qui semble devoir mieux le servir que l’amour du merveilleux. Ce sentiment est commun à tous les hommes, et ceux qui affectent un certain scepticisme à cet égard concluent souvent leurs objections par une anecdote bien attestée, qu’il est difficile ou même impossible d’expliquer naturellement d’après les propres principes des narrateurs. Cette croyance elle-même, qui peut être poussée jusqu’à la superstition la plus absurde, a son origine non seulement dans les faits sur lesquels notre religion se fonde, mais encore dans la nature de l’homme. Tout nous rappelle sans cesse que nous ne sommes que des voyageurs sur cette terre d’épreuves, d’où nous passons dans un monde inconnu dont l’imperfection de nos sens ne nous permet pas d’apercevoir les formes et les habitants.
Toutes les sectes chrétiennes croient qu’il fut un temps où la puissance divine se manifestait plus visiblement sur la terre que dans les siècles modernes, et y suspendait ou altérait les lois ordinaires de l’univers ; l’église catholique romaine maintient encore comme un article de foi que les miracles peuvent se continuer de nos jours. Sans entrer dans cette controverse, il suffit de remarquer qu’une ferme croyance dans les grandes vérités du christianisme a conduit des hommes supérieurs, même dans les pays protestants, à partager l’opinion du docteur Johnson, qui au sujet des apparitions surnaturelles prétend que ceux qui les nient avec les lèvres les attestent par leur peur.
La plupart des philosophes n’ont eu pour combattre les apparitions qu’une évidence négative ; cependant depuis le temps des miracles nous voyons que le nombre des événements surnaturels diminue de plus en plus, et que le nombre des personnes crédules suit la même progression descendante : il n’en est pas ainsi dans les âges primitifs ; et quoique aujourd’hui le mot de roman soit synonyme de fiction, comme dans l’origine il signifiait un poème ou un ouvrage en prose, composé en langue romane, il est certain que les chevaliers grossiers à qui s’adressaient les chants du ménestrel croyaient ces récits des exploits de la chevalerie mêlés de magie et d’interventions surnaturelles aussi véridiques que les légendes des moines avec lesquelles ils avaient une grande ressemblance. Avec un auditoire plein de foi, lorsque tous les rangs de la société étaient enveloppés dans le même nuage d’ignorance, l’auteur n’avait guère besoin de choisir les matériaux et les ornements de sa fiction ; mais avec le progrès général des lumières, l’art de la composition devint chose plus importante. Pour captiver l’attention de la classe plus instruite, il fallut quelque chose de mieux que ces fables simples et naïves que les enfants seuls daignaient désormais écouter, bien qu’elles eussent charmé jadis chez leurs ancêtres la jeunesse, l’âge mûr et les vieillards.
On s’aperçut aussi que le merveilleux dans les fictions demandait à être employé avec une grande délicatesse, à mesure que la critique commençait à prendre l’éveil. L’intérêt que le merveilleux excite est, il est vrai, un ressort puissant mais il est plus sujet qu’un autre à s’user par un trop fréquent usage : l’imagination doit être stimulée sans jamais être complètement satisfaite : si une fois, comme Macbeth, « Nous nous rassasions d’horreurs », notre goût s’émousse, et le frémissement de terreur que nous causait un simple cri au milieu de la nuit se perd dans cette espèce d’indifférence avec laquelle le meurtrier de Duncan parvint à apprendre les plus cruelles catastrophes qui accablèrent sa famille.
Les incidents surnaturels sont en général d’un caractère sombre et indéfinissable, tels que les fantastiques images que décrit l’héroïne de Milton dans Comus :
« Mille formes diverses commencent à se presser dans ma mémoire ; des fantômes m’appellent ou me font des signes de menace ; j’entends des voix aériennes qui articulent des noms d’hommes, etc., etc. »
Burke remarque que l’obscurité est nécessaire pour exciter la terreur, et à ce sujet il cite Milton comme le poète qui a le mieux connu le secret de peindre les objets terribles. En effet, sa peinture de la mort dans le second livre du Paradis perdu est admirable. Avec quelle pompe sombre, avec quelle énergique incertitude de traits et de couleurs il a tracé le portrait de ce roi2 des épouvantements :
« Cette autre forme (si on peut appeler ainsi ce qui n’avait point de formes et ce qui semblait un fantôme sans en être un) se tenait là debout, sombre comme la nuit, hagarde comme dix furies, formidable comme l’enfer, et brandissant un dard affreux : cette partie, qui semblait sa tête, portait l’apparence d’une couronne de roi. »
Dans cette description tout est sombre, vague, incertain, terrible et sublime au plus haut degré. La seule citation digne d’être rapprochée de ce passage est l’apparition si connue du Livre de Job : « Parmi les visions de la nuit, lorsque le sommeil descend sur les hommes, la peur vint me saisir avec un tremblement qui fit craquer tous mes os. Alors un esprit passa devant mon visage ; je sentis se dresser le poil de ma chair : l’esprit était là ; mais je n’en pouvais distinguer la forme ; une image était devant mes yeux ; le silence régnait, et j’entendis une voix ! »
D’après ces grandes autorités, il est évident que les interventions surnaturelles dans les fictions doivent être rares, courtes et vagues. Il faut enfin introduire très adroitement des êtres qui sont si incompréhensibles et si différents de nous-mêmes, que nous ne pouvons conjecturer exactement d’où ils viennent, pourquoi ils sont venus, et quels sont leurs attributs réels. De là il arrive habituellement que l’effet d’une apparition, quelque frappant qu’il ait été d’abord, va toujours en s’affaiblissant, chaque fois qu’on a recours au même moyen. Dans Hamlet, la seconde entrée de l’ombre produit une impression moins forte que la première ; et dans maints romans que nous pourrions citer, le personnage surnaturel perd peu à peu tous ses droits à notre terreur et à notre respect en condescendant à se faire voir trop souvent, en se mêlant trop aux événements de l’histoire, et surtout en devenant trop prodigue de ses paroles, ou comme on dit, trop bavard. Nous doutons même qu’un auteur fasse sagement de permettre à son fantôme de parler, s’il le montre en même temps aux yeux mortels. C’est soulever tous les voiles du mystère à la fois ; et pour les esprits comme pour les grands, a été fait le proverbe de : familiarité engendre mépris.
C’est après avoir reconnu que l’effet du merveilleux est facilement épuisé que les auteurs modernes ont tenté de se frayer de nouvelles routes dans le pays des enchantements, et de raviver par tous les moyens possibles l’impression de ses terreurs. Quelques-uns ont cru y parvenir en exagérant les incidents surnaturels du roman ; mais ce que nous venons de dire explique comment ils se sont trompés dans leurs descriptions étudiées et surchargées d’épithètes. Le luxe des superlatifs rend leur récit fastidieux et même burlesque, au lieu de frapper l’imagination. C’est ici qu’il faut bien distinguer du bizarre le merveilleux proprement dit. Ainsi les contes orientaux avec leur multitude de fées, de génies, de géants, de monstres, etc., amusent plus l’esprit qu’ils n’intéressent le cœur. On doit ranger dans la même classe ce que les Français appellent contes de fées, et qu’il ne faut pas confondre avec les contes populaires des autres pays. La fée française ressemble à la péri d’Orient ou à la fata des Italiens, plutôt qu’à ces follets (fairies) qui en Écosse et dans les pays du Nord dansent autour d’un champignon, au clair de la lune, et égarent le villageois anuité. C’est un être supérieur qui a la nature d’un esprit élémentaire, et dont la puissance magique très étendue peut faire à son choix le bien et le mal. Mais de quelque mérite qu’ait brillé ce genre de composition, grâce à quelques plumes habiles, il est devenu grâce à d’autres un des plus absurdes et des plus insipides. De tout le Cabinet des fées, quand nous avons pris congé de nos connaissances de nourrice, il n’y a pas cinq volumes sur cinquante que nous pourrions relire avec plaisir.
Il arrive souvent que lorsqu’un genre particulier de composition littéraire devient suranné, quelque caricature ou imitation satirique fait naître un genre nouveau. C’est ainsi que notre opéra anglais a été créé par la parodie que Gay voulut faire de l’opéra italien, dans son Beggar’s opera (opéra du Gueux). De même lorsque le public fut inondé de contes arabes, de contes persans, de contes turcs, de contes mongols, etc., etc., Hamilton comme un autre Cervantès vint avec ses contes satiriques renverser l’empire des dives, des génies, des péris et des fées de la même origine.
Un peu trop licencieux peut-être pour un siècle plus civilisé, les contes d’Hamilton resteront comme un piquant modèle. Il a eu de nombreux imitateurs, et Voltaire, entre autres, qui a su faire servir le roman merveilleux aux intentions de sa satire philosophique. C’est là ce qu’on peut appeler le côté comique du surnaturel. L’auteur déclare sans détour son projet de rire lui-même des prodiges qu’il raconte ; il ne cherche qu’à exciter des sensations plaisantes, sans intéresser l’imagination et encore moins les passions du lecteur. Malgré les écrits de Wieland et de quelques autres Allemands, les Français sont restés les maîtres de cette espèce de poèmes et de romans héroï-comiques qui comprend les ouvrages bien connus de Pulci, de Berni, et peut-être jusqu’à un certain point ceux d’Arioste lui-même, qui dans quelques passages du moins lève assez sa visière chevaleresque pour nous laisser voir son sourire moqueur.
Un coup d’œil général sur la carte de ce délicieux pays de féerie nous y révèle une autre province qui, tout inculte qu’elle puisse être, et peut-être à cause de cela même, offre quelques scènes pleines d’intérêt. Il est une classe d’antiquaires qui pendant que les autres travaillent à recueillir et à orner les anciennes traditions de leur pays ont choisi la tâche de rechercher les vieilles sources de ces légendes populaires, chères jadis à nos aïeux, négligées depuis avec dédain, mais rappelées enfin pour partager avec les ballades primitives d’un peuple la curiosité qu’inspire leur simplicité même. Les Deutsche Sagen des frères Grimm est un admirable ouvrage de ce genre, réunissant sans prétention de style les diverses traditions qui existent en Allemagne sur les superstitions populaires et sur les événements attribués à une intervention surnaturelle. Il est, en allemand, d’autres ouvrages de la même catégorie, recueillis avec une exactitude scrupuleuse. Quelquefois vulgaires, quelquefois ennuyeuses, quelquefois puériles, les légendes rassemblées par ces auteurs zélés forment néanmoins un échelon dans l’histoire de la race humaine, et lorsqu’on les compare aux recueils semblables des autres pays, elles paraissent nous prouver qu’une origine commune a mis un fonds commun de superstition à la portée des divers peuples. Que devons-nous penser en voyant les nourrices du Jutland et de la Finlande racontant à leurs enfants les mêmes traditions que celles qu’on trouve en Espagne et en Italie ? Supposerons-nous que cette similarité provient des limites étroites de l’invention humaine, et que les mêmes espèces de fictions s’offrent à l’imagination de différents auteurs de pays éloignés, comme les mêmes espèces de plantes qui se trouvent dans différents climats, sans qu’il y ait aucune possibilité qu’elles aient été transplantées de l’un à l’autre ? Ou devons-nous plutôt les faire dériver de la même source, en remontant jusqu’à cette époque où le genre humain ne formait qu’une seule grande famille ? De même que les philologues reconnaissent dans les divers dialectes les fragments épars d’une langue générale, les antiquaires peuvent-ils reconnaître dans les contrées les plus opposées du globe les traces de ce qui fut originairement une tradition commune ? Sans nous arrêter à cette discussion, nous remarquerons d’une manière générale que ces recueils sont d’utiles documents, non seulement pour l’histoire d’une nation en particulier, mais encore pour celle de toutes les nations collectivement. Il se mêle, en général, quelques vérités à toutes les fables et à toutes les exagérations des légendes orales qui viennent fréquemment confirmer ou réfuter les récits incomplets de quelque vieille chronique. Fréquemment encore la légende populaire, en prêtant des traits caractéristiques et un intérêt de localité aux incidents qu’elle rappelle, donne la vie et l’âme à la narration froide et aride qui ne rapporte que le fait sans les particularités par lesquelles il devient mémorable ou intéressant.
C’est cependant sous un autre point de vue que nous désirons considérer ces recueils de traditions populaires, en étudiant la manière dont elles emploient le merveilleux et le surnaturel comme composition. Convenons d’abord que celui-là serait désappointé qui lirait un volumineux recueil d’histoires de revenants, de fantômes et de prodiges, avec l’espoir de ressentir ce premier frisson de la peur que produit le merveilleux. Autant vaudrait avoir recours pour rire à un recueil de bons mots. Une longue suite de récits fondés sur le même motif d’intérêt ne peut qu’épuiser bientôt la sensation qu’ils éveillent ; c’est ainsi que dans une grande galerie de tableaux le luxe éclatant des couleurs éblouit l’œil au point de le rendre moins apte à discerner le mérite particulier de chaque peinture. Mais en dépit de ces désavantages, le lecteur capable de s’affranchir des entraves de la réalité, et de suppléer par l’imagination aux accessoires qui manquent à ces grossières légendes, y trouve un intérêt de vraisemblance et des impressions naïves que le romancier avec tout son talent doit renoncer à faire naître.
Néanmoins on peut dire de la muse des fictions romanesques :
Mille habet ornatus3.
Le professeur Musæus et les auteurs de son école ont su habilement orner ces simples légendes, et relever les caractères de leurs personnages principaux de manière à donner plus de relief encore au merveilleux qu’elles contiennent, sans trop s’écarter de l’idée première du conte ou de la tradition. Par exemple, dans l’Enfant du prodige, la légende originale ne s’élève guère au-dessus d’un conte de nourrice ; mais quel intérêt elle emprunte au caractère de ce vieux père égoïste qui troque ses quatre filles contre des œufs d’or et des sacs de perles !
Une autre manière de se servir du merveilleux et du surnaturel a ressuscité de nos jours le roman des premiers âges avec leur histoire et leurs antiquités. Le baron de la Motte-Fouqué s’est distingué en Allemagne par un genre de composition qui exige à la fois la patience du savant et l’imagination du poète. Ce romancier a pour but de retracer l’histoire, la mythologie et les mœurs des anciens temps dans un tableau animé. Les Voyages de Thioldolf, par exemple, initient le lecteur à cet immense trésor de superstitions gothiques qu’on trouve dans l’Edda et les Sagas des nations septentrionales. Afin de rendre plus frappant le caractère de son brave et généreux Scandinave, l’auteur lui a opposé comme contraste la chevalerie du Midi, sur laquelle il prétend établir sa supériorité.
Dans quelques-uns de ses ouvrages, le baron de la Motte-Fouqué a été trop prodigue de détails historiques. L’intelligence du lecteur ne peut pas toujours le suivre quand il le conduit à travers les antiquités allemandes. Le romancier ne saurait trop prendre garde d’étouffer l’intérêt de sa fiction sous les matériaux de la science : tout ce qui n’est pas immédiatement compris ou expliqué brièvement est de trop dans les romans historiques. Le baron a été aussi plus heureux dans d’autres sujets mieux choisis. Son histoire de Sintram et de ses compagnons est admirable : son Ondine, ou Naïade, est ravissante. Le malheur de l’héroïne est réel, quoique ce soit le malheur d’un être fantastique. C’est un esprit élémentaire qui renonce à ses privilèges de liberté pour épouser un jeune chevalier, et dont l’amour n’est payé que d’ingratitude. Cette histoire est le contraste, et en même temps le pendant du Diable amoureux de Cazotte, et du Trilby de Charles Nodier, avec toute la différence qui distingue le style chaste de Trilby et d’Ondine de la frivolité un peu leste de leur spirituel prototype.
Les nombreux romans publiés par le baron de la Motte-Fouqué nous conduisent à travers les âges encore obscurs de l’histoire ancienne jusqu’aux obscures limites des vagues traditions, etc. Sous son pinceau fécond naissent de ces scènes intéressantes qui rappellent en quelque sorte celles de l’épopée.
Le goût des Allemands pour le mystérieux leur a fait inventer un autre genre de composition, qui peut-être ne pouvait exister que dans leur pays et leur langue. C’est celui qu’on pourrait appeler le genre FANTASTIQUE, où l’imagination s’abandonne à toute l’irrégularité de ses caprices et à toutes les combinaisons de scènes les plus bizarres et les plus burlesques. Dans les autres fictions où le merveilleux est admis, on suit une règle quelconque ; ici, l’imagination ne s’arrête que lorsqu’elle est épuisée. Ce genre est au roman plus régulier, sérieux ou comique, ce que la farce ou plutôt les parades et la pantomime sont à la tragédie et à la comédie. Les transformations les plus imprévues et les plus extravagantes ont lieu par les moyens les plus improbables. Rien ne tend à en modifier l’absurdité. Il faut que le lecteur se contente de regarder les tours d’escamotage de l’auteur comme il regarderait les sauts périlleux et les métamorphoses d’Arlequin, sans y chercher aucun sens ni d’autre but que la surprise du moment. L’auteur qui est à la tête de cette branche de la littérature romantique est Ernest-Théodore-Guillaume Hoffmann.
L’originalité du génie, du caractère et des habitudes d’Ernest-Théodore-Guillaume Hoffmann le rendaient propre à se distinguer dans un genre d’ouvrages qui exige l’imagination la plus bizarre. Ce fut un homme d’un rare talent. Il était à la fois poète, dessinateur et musicien ; mais malheureusement son tempérament hypocondriaque le poussa sans cesse aux extrêmes dans tout ce qu’il entreprit : ainsi sa musique ne fut qu’un assemblage de sons étranges, ses dessins que des caricatures, ses contes, comme il le dit lui-même, que des extravagances.
Élevé pour le barreau, il remplit d’abord en Prusse des fonctions inférieures dans la magistrature ; mais bientôt réduit à vivre de son industrie, il eut recours à sa plume et à ses crayons, ou composa de la musique pour le théâtre. Ce changement continuel d’occupations incertaines, cette existence errante et précaire produisirent sans doute leur effet sur un esprit particulièrement susceptible d’exaltation ou de découragement, et rendirent plus variable encore un caractère déjà trop inconstant. Hoffmann entretenait aussi l’ardeur de son génie par des libations fréquentes, et sa pipe, compagne fidèle, l’enveloppait d’une atmosphère de vapeurs. Son extérieur même indiquait son irritation nerveuse. Il était petit de taille, et son regard fixe et sauvage qui s’échappait à travers une épaisse chevelure noire trahissait cette sorte de désordre mental dont il semble avoir en lui-même le sentiment, quand il écrivait sur son journal ce memorandum qu’on ne peut lire sans un mouvement d’effroi : « Pourquoi, dans mon sommeil comme dans mes veilles, mes pensées se portent-elles si souvent malgré moi sur le triste sujet de la démence ? Il me semble, en donnant carrière aux idées désordonnées qui s’élèvent dans mon esprit, qu’elles s’échappent comme si le sang coulait d’une de mes veines qui viendrait de se rompre. »
Quelques circonstances de la vie vagabonde d’Hoffmann vinrent aussi ajouter à ses craintes chimériques d’être marqué d’un sceau fatal qui le rejetait hors du cercle commun des hommes. Ces circonstances n’avaient rien cependant d’aussi extraordinaire que se le figurait son imagination malade. Citons-en un exemple. Il était aux eaux et assistait à une partie de jeu fort animée avec un de ses amis, qui ne put résister à l’appât de s’approprier une partie de l’or qui couvrait le tapis. Partagé entre l’espérance du gain et la crainte de la perte, et se méfiant de sa propre étoile, il glissa enfin six pièces d’or entre les mains d’Hoffmann, le priant de jouer pour lui. La fortune fut propice à notre jeune visionnaire, et il gagna pour son ami une trentaine de frédérics d’or. Le lendemain soir Hoffmann résolut de tenter le sort pour lui-même. Cette idée, comme il le remarque, n’était pas le fruit d’une détermination antérieure, mais lui fut soudainement suggérée par la prière que lui fit son ami de jouer pour lui une seconde fois. Il l’approcha donc de la table pour son propre compte, et plaça sur une carte les deux seuls frédérics d’or qu’il possédât. Si le bonheur d’Hoffmann avait été remarquable la veille, on aurait pu croire maintenant qu’un pouvoir surnaturel avait fait un pacte avec lui pour le seconder ; chaque carte lui était favorable ; mais laissons-le parler lui-même :
« Je perdis tout pouvoir sur mes sens, et à mesure que l’or s’entassait devant moi je croyais faire un rêve, dont je ne m’éveillai que pour emporter ce gain aussi considérable qu’inattendu. Le jeu cessa suivant l’usage à deux heures du matin. Comme j’allais quitter la salle, un vieil officier me mit la main sur l’épaule, et m’adressant un regard sévère : Jeune homme, me dit-il, si vous y allez de ce train vous ferez sauter la banque ; mais quand cela serait, vous n’en êtes pas moins, comptez-y bien, une proie aussi sûre pour le diable que le reste des joueurs. Il sortit aussitôt sans attendre une réponse. Le jour commençait à poindre quand je rentrai chez moi et couvris ma table de mes monceaux d’or. Qu’on s’imagine ce que dut éprouver un jeune homme qui, dans un état de dépendance absolue et la bourse ordinairement bien légère, se trouvait tout à coup en possession d’une somme suffisante pour constituer une véritable richesse, au moins pour le moment ! Mais tandis que je contemplais mon trésor une angoisse singulière vint changer le cours de mes idées ; une sueur froide ruisselait de mon front. Les paroles du vieil officier retentirent à mon oreille dans leur acception la plus étendue et la plus terrible. Il me sembla que l’or qui brillait sur ma table était les arrhes d’un marché par lequel le prince des ténèbres avait pris possession de mon âme pour sa destruction éternelle. Il me sembla qu’un reptile vénéneux suçait le sang de mon cœur, et je me sentis plongé dans un abîme de désespoir. »
L’aube naissante commençait alors à briller à travers la fenêtre d’Hoffmann, et à éclairer de ses rayons la campagne voisine. Il en éprouva la douce influence, et retrouvant des forces pour combattre la tentation, il fit le serment de ne plus toucher une carte de sa vie, et le tint.
« La leçon de l’officier fut bonne, dit-il, et son effet excellent. » Mais avec une imagination comme celle d’Hoffmann cette impression fut le remède d’un empirique plutôt que d’un médecin habile. Il renonça au jeu, moins par sa conviction des funestes conséquences morales de cette passion, que par la crainte positive que lui inspirait l’esprit du mal en personne.
Il n’est pas rare de voir à cette exaltation, comme à celle de la folie, succéder des accès d’une timidité excessive. Les poètes eux-mêmes ne passent pas pour être tous les jours braves, depuis qu’Horace a fait l’aveu d’avoir abandonné son bouclier ; mais il n’en était pas ainsi d’Hoffmann.
Il était à Dresde à l’époque critique où cette ville, sur le point d’être prise par les alliés, fut sauvée par le retour soudain de Bonaparte et de sa garde. Il vit alors la guerre de près, et s’aventura plusieurs fois à cinquante pas des tirailleurs français, qui échangeaient leurs balles en vue de Dresde avec celles des alliés. Lors du bombardement de cette ville une bombe éclata devant la maison où Hoffmann était avec le comédien Keller, le verre à la main, et regardant d’une fenêtre élevée les progrès de l’attaque. L’explosion tua trois personnes ; Keller laissa tomber son verre ; mais Hoffmann, après avoir vidé le sien : « Qu’est-ce que la vie ? s’écria-t-il philosophiquement, et combien est fragile la machine humaine qui ne peut résister à un éclat de fer brûlant ! »
Au moment où l’on entassait les cadavres dans ces fosses immenses qui sont le tombeau du soldat, il visita le champ de bataille, couvert de morts et de blessés, d’armes brisées, de schakos, de sabres, de gibernes, et de tous les débris d’une bataille sanglante. Il vit aussi Napoléon au milieu de son triomphe, et l’entendit adresser à un adjudant, avec le regard et la voix retentissante d’un lion, ce seul mot : « Voyons. »
Il est bien à regretter qu’Hoffmann n’ait laissé que des notes peu nombreuses sur les événements dont il fut témoin à Dresde, et dont il aurait pu avec son esprit observateur et son talent pour la description tracer un tableau si fidèle. On peut dire en général des relations de sièges et de combats, qu’elles ressemblent plutôt à des plans qu’à des tableaux, et que si elles peuvent instruire le tacticien, elles sont peu faites pour intéresser le commun des lecteurs. Un militaire, surtout en parlant des affaires où il s’est trouvé, est beaucoup trop disposé à les raconter dans le style sec et technique d’une gazette, comme s’il craignait d’être accusé de vouloir exagérer ses propres périls en rendant son récit dramatique.
La relation de la bataille de Leipsick, telle que l’a publiée un témoin oculaire, M. Shoberl, est un exemple de ce qu’on aurait pu attendre des talents de M. Hoffmann si sa plume nous avait rendu compte des grandes circonstances qui venaient de se passer sous ses yeux. Nous lui aurions volontiers fait grâce de quelques-uns de ses ouvrages de diablerie, s’il nous eût donné à la place une description fidèle de l’attaque de Dresde et de la retraite de l’armée alliée dans le mois d’août 1813. Hoffmann était d’ailleurs un honnête et véritable Allemand dans toute la force du terme, et il eût trouvé une muse dans son ardent patriotisme.
Il ne lui fut pas donné toutefois d’essayer aucun ouvrage, si léger qu’il fût, dans le genre historique ; la retraite de l’armée française le rendit bientôt à ses habitudes de travaux littéraires et de jouissances sociales. On peut supposer cependant que l’imagination toujours active d’Hoffmann reçut une nouvelle impulsion de tant de scènes de péril et de terreur. Une calamité domestique vint aussi contribuer à augmenter sa sensibilité nerveuse. Une voiture publique dans laquelle il voyageait versa en route, et sa femme reçut à la tête une blessure fort grave qui la fit souffrir pendant longtemps.
Toutes ces circonstances jointes à l’irritabilité naturelle de son caractère jetèrent Hoffmann dans une situation d’esprit plus favorable peut-être pour obtenir des succès dans son genre particulier de composition que compatible avec ce calme heureux de la vie dans lequel les philosophes s’accordent à placer le bonheur ici-bas. C’est à une organisation comme celle d’Hoffmann que s’applique ce passage de l’ode admirable à l’Indifférence4 :
« Le cœur ne peut plus connaître la paix ni la joie quand, semblable à la boussole, il tourne, mais tremble en tournant, selon le vent de la fortune ou de l’adversité. »
Bientôt Hoffmann fut soumis à la plus cruelle épreuve qu’on puisse imaginer.
En 1807, un violent accès de fièvre nerveuse avait beaucoup augmenté la funeste sensibilité à laquelle il devait tant de souffrances. Il s’était fait lui-même pour constater l’état de son imagination une échelle graduée, une espèce de thermomètre qui indiquait l’exaltation de ses sentiments, et s’élevait quelquefois jusqu’à un degré peu éloigné d’une véritable aliénation mentale. Il n’est pas facile peut-être de traduire par des expressions équivalentes les termes dont se sert Hoffmann pour classer ses sensations ; nous essaierons cependant de dire que ses notes sur son humeur journalière décrivent tour à tour une disposition aux idées mystiques ou religieuses, le sentiment d’une gaieté exagérée, celui d’une gaieté ironique, le goût d’une musique bruyante et folle, une humeur romanesque tournée vers les idées sombres et terribles, un penchant excessif pour la satire amère, visant à ce qu’il y a de plus bizarre, de plus capricieux, de plus extraordinaire ; une sorte de quiétisme favorable aux impressions les plus chastes et les plus douces d’une imagination poétique ; enfin une exaltation susceptible uniquement des idées les plus noires, les plus horribles, les plus désordonnées et les plus accablantes.
Dans certains temps, au contraire, les sentiments que retrace le journal de cet homme malheureux n’accusent plus qu’un battement profond, un dégoût qui lui faisait repousser les émotions qu’il accueillait la veille avec le plus d’empressement. Cette espèce de paralysie morale est, à notre avis, une maladie qui affecte plus ou moins toutes les classes, depuis l’ouvrier qui s’aperçoit, pour nous servir de son expression, qu’il a perdu sa main et ne peut plus remplir sa tâche journalière avec sa promptitude habituelle, jusqu’au poète que sa muse abandonne quand il a le plus besoin de ses inspirations. Dans des cas pareils, l’homme sage a recours à l’exercice ou à un changement d’étude ; les ignorants et les imprudents cherchent des moyens plus grossiers pour chasser le paroxysme. Mais ce qui pour une personne d’un esprit sain n’est que la sensation désagréable d’un jour ou d’une heure, devient une véritable maladie pour des esprits comme celui d’Hoffmann, toujours disposés à tirer du présent de funestes présages pour l’avenir.
Hoffmann avait le malheur d’être particulièrement soumis à cette singulière peur du lendemain, et d’opposer presque immédiatement à toute sensation agréable qui s’élevait dans son cœur l’idée d’une conséquence triste ou dangereuse. Son biographe nous a donné un singulier exemple de cette fâcheuse disposition qui le portait non seulement à redouter le pire quand il en avait quelque motif réel, mais même à troubler par cette appréhension ridicule et déraisonnable les circonstances les plus naturelles de la vie. « Le diable, avait-il l’habitude de dire, se glisse dans toutes les affaires, même quand elles présentent en commençant la tournure la plus favorable. » Un exemple sans importance, mais bizarre, fera mieux connaître ce penchant fatal au pessimisme.
Hoffmann, observateur minutieux, vit un jour une petite fille s’adresser à une femme dans le marché pour lui acheter quelques fruits qui avaient frappé ses yeux et excité ses désirs. La prudente fruitière voulut d’abord savoir ce qu’elle avait à dépenser pour son achat ; et quand la pauvre fille, qui était d’une beauté remarquable, lui eut montré avec une joie mêlée d’orgueil une toute petite pièce de monnaie, la marchande lui fit entendre qu’elle n’avait rien dans sa boutique qui fût d’un prix assez modique pour sa bourse. La pauvre enfant mortifiée se retirait les larmes aux yeux, quand Hoffmann la rappela, et ayant fait son marché lui-même, remplit son tablier des plus beaux fruits ; mais il avait à peine eu le temps de jouir de l’expression de bonheur qui avait ranimé tout à coup cette jolie figure d’enfant, qu’il devint tourmenté de l’idée qu’il pourrait être la cause de sa mort, puisque le fruit qu’il lui avait donné pourrait lui occasionner une indigestion ou toute autre maladie. Ce pressentiment le poursuivit jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la maison d’un ami. C’est ainsi que la crainte vague d’un mal imaginaire venait sans cesse empoisonner tout ce qui aurait dû charmer pour lui le présent ou embellir l’avenir. Nous ne pouvons nous empêcher ici d’opposer au caractère d’Hoffmann celui de notre poète Wordsworth, si remarquable par sa riche imagination. La plupart des petits poèmes de Wordsworth sont l’expression d’une sensibilité extrême, excitée par les moindres incidents, tels que celui qui vient d’être raconté ; mais avec cette différence qu’une disposition plus heureuse et plus noble fait puiser à Wordsworth des réflexions agréables, douces et consolantes dans ces mêmes circonstances qui n’inspiraient à Hoffmann que des idées d’une tout autre nature. Ces incidents passent sans arrêter l’attention des esprits ordinaires, mais des observateurs doués d’une imagination poétique, comme Wordsworth et Hoffmann, sont pour ainsi dire des chimistes habiles, qui de ces matières en apparence insignifiantes savent distiller des cordiaux ou des poisons.
Nous ne voulons pas dire que l’imagination d’Hoffmann fût vicieuse ou corrompue, mais seulement qu’elle était déréglée, et avait un malheureux penchant vers les images horribles et déchirantes. Ainsi il était poursuivi, surtout dans ses heures de solitude et de travail, par l’appréhension de quelque danger indéfini dont il se croyait menacé, et son repos était troublé par les spectres et les apparitions de toute espèce dont la description avait rempli ses livres, et que son imagination seule avait enfantés, comme s’ils eussent eu une existence réelle et un pouvoir véritable sur lui. L’effet de ces visions était souvent tel, que pendant les nuits qu’il consacrait quelquefois à l’étude il avait coutume de faire lever sa femme et de la faire asseoir auprès de lui pour le protéger par sa présence contre les fantômes qu’il avait conjurés lui-même dans son exaltation.
Ainsi l’inventeur, ou au moins le premier auteur célèbre qui ait introduit dans sa composition le FANTASTIQUE ou le grotesque surnaturel, était si près d’un véritable état de folie, qu’il tremblait devant les fantômes de ses ouvrages. Il n’est pas étonnant qu’un esprit qui accordait si peu à la raison et tant à l’imagination ait publié de si nombreux écrits où la seconde domine à l’exclusion de la première. Et en effet le grotesque, dans les ouvrages d’Hoffmann, ressemble en partie à ces peintures arabesques qui offrent à nos yeux les monstres les plus étranges et les plus compliqués, des centaures, des griffons, des sphinx, des chimères ; enfin toutes les créations d’une imagination romanesque. De telles compositions peuvent éblouir par une fécondité prodigieuse d’idées, par le brillant contraste des formes et des couleurs, mais elles ne présentent rien qui puisse éclairer l’esprit ou satisfaire le jugement. Hoffmann passa sa vie, et certes ce ne pouvait être une vie heureuse, à tracer sans règle et sans mesure des images bizarres et extravagantes, qui après tout ne lui valurent qu’une réputation bien au-dessous de celle qu’il aurait pu acquérir par son talent, s’il l’eût soumis à la direction d’un goût plus sûr ou d’un jugement plus solide. Il y a bien lieu de croire que sa vie fut abrégée, non seulement par sa maladie mentale, mais encore par les excès auxquels il eut recours pour se garantir de la mélancolie, et qui agirent directement sur sa tournure d’esprit. Nous devons d’autant plus le regretter, que malgré tant de divagation, Hoffmann n’était pas un homme ordinaire ; et si le désordre de ses idées ne lui avait pas fait confondre le surnaturel avec l’absurde, il se serait distingué comme un excellent peintre de la nature humaine, qu’il savait observer et admirer dans ses réalités.
Hoffmann réussissait surtout à tracer les caractères propres à son pays. L’Allemagne, parmi ses auteurs nombreux, n’en peut citer aucun qui ait su plus fidèlement personnifier cette droiture et cette intégrité qu’on rencontre dans toutes les classes parmi les descendants des anciens Teutons. Il y a surtout dans le conte intitulé Le Majorat un caractère qui est peut-être particulier à l’Allemagne, et qui forme un contraste frappant avec les individus de la même classe, tels qu’on nous les représente dans les romans, et tels que peut-être ils existent en réalité dans les autres pays. Le justicier B… remplit dans la famille du baron Roderic de R…, noble propriétaire de vastes domaines en Courlande, à peu près le même office que le fameux bailli Macwheeble exerçait sur les terres du baron de Bradwardine (s’il m’était permis de citer Waverley). Le justicier, par exemple, était le représentant du seigneur dans ses cours de justice féodale ; il avait la surveillance de ses revenus, dirigeait et contrôlait sa maison, et par sa connaissance des affaires de la famille il avait acquis le droit d’offrir et son avis et son assistance dans les cas de difficultés pécuniaires. L’auteur écossais a pris la liberté de mêler à ce caractère une teinte de cette friponnerie dont on fait presque l’attribut obligé de la classe inférieure des gens de loi. Le bailli est bas, avare, rusé et lâche ; il n’échappe à notre dégoût ou à notre mépris que par le côté plaisant de son caractère ; on lui pardonne une partie de ses vices en faveur de cet attachement pour son maître et sa famille, qui est chez lui une sorte d’instinct, et qui semble l’emporter même sur son égoïsme naturel. Le justicier de R… est précisément l’opposé de ce caractère ; c’est bien aussi un original : il a les manies de la vieillesse et un peu de sa mauvaise humeur satirique ; mais ses qualités morales en font, comme le dit justement La Motte-Fouqué, un héros des anciens temps qui a pris la robe de chambre et les pantoufles d’un vieux procureur de nos jours. Son mérite naturel, son indépendance, son courage sont plutôt rehaussés que ternis par son éducation et sa profession, qui suppose une connaissance exacte du genre humain, et qui, si elle n’est pas subordonnée à l’honneur et à la probité, est le masque le plus vil et le plus dangereux dont un homme puisse se couvrir pour tromper les autres. Mais le justicier d’Hoffmann, par sa situation dans la famille de ses maîtres dont il a connu deux générations, par la possession de tous leurs secrets et plus encore par la loyauté et la noblesse de son caractère, exerce sur son seigneur lui-même, tout fier qu’il est parfois, un véritable ascendant.
Le conte que nous venons de citer montre l’imagination déréglée d’Hoffmann, mais prouve aussi qu’il possédait un talent qui aurait dû la contenir et la modifier. Malheureusement son goût et son tempérament l’entraînaient trop fortement au grotesque et au fantastique, pour lui permettre de revenir souvent dans ses compositions au genre plus raisonnable dans lequel il aurait facilement réussi. Le roman populaire a sans doute un vaste cercle à parcourir, et loin de nous la pensée d’appeler les rigueurs de la critique contre ceux dont le seul objet est de faire passer au lecteur une heure agréable. On peut répéter avec vérité que dans cette littérature légère,
Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.
Sans doute il ne faut pas condamner une faute de goût avec la même sévérité que si c’était une fausse maxime de morale, une hypothèse erronée de la science, ou une hérésie en religion. Le génie aussi, nous le savons, est capricieux, et veut avoir son libre essor, même hors des régions ordinaires, ne fût-ce que pour hasarder une tentative nouvelle. Quelquefois enfin on peut arrêter ses regards avec plaisir sur une peinture arabesque, exécutée par un artiste doué d’une riche imagination ; mais il est pénible de voir le génie s’épuiser sur des sujets que le goût réprouve. Nous ne voudrions lui permettre une excursion dans ces régions fantastiques qu’à condition qu’il en rapporterait des idées douces et agréables. Nous ne saurions avoir la même tolérance pour ces caprices qui non seulement nous étonnent par leur extravagance, mais nous révoltent par leur horreur. Hoffmann doit avoir eu dans sa vie des moments d’exaltation douce aussi bien que d’exaltation pénible ; et le champagne qui pétillait dans son verre aurait perdu pour lui sa bienveillante influence, s’il n’avait quelquefois éveillé dans son esprit des idées agréables aussi bien que des pensées bizarres. Mais c’est le propre de tous les sentiments exagérés de tendre toujours vers les émotions pénibles. Comme les accès de la folie ont bien plus fréquemment un caractère triste qu’agréable, de même le grotesque a une alliance intime avec l’horrible ; car ce qui est hors de la nature peut difficilement avoir aucun rapport avec ce qui est beau. Rien, par exemple, ne peut être plus déplaisant pour l’œil que le palais de ce prince italien au cerveau malade qui était décoré de toutes les sculptures monstrueuses qu’une imagination dépravée pouvait suggérer au ciseau de l’artiste. Les ouvrages de Callot, qui a fait preuve d’une fécondité d’esprit merveilleuse, causent pareillement plus de surprise que de plaisir. Si nous comparons la fécondité de Callot à celle d’Hogarth, nous les trouverons égaux l’un à l’autre ; mais comparons le degré de satisfaction que procure un examen attentif de leurs compositions respectives, et l’artiste anglais aura un immense avantage. Chaque nouveau coup de pinceau que l’observateur découvre parmi les détails riches et presque superflus d’Hogarth vaut un chapitre dans l’histoire des mœurs humaines, sinon du cœur humain ; en examinant de près au contraire les productions de Callot, on découvre seulement dans chacune de ses diableries un nouvel exemple d’un esprit employé en pure perte ou d’une imagination qui s’égare dans les régions de l’absurde. Les ouvrages de l’un ressemblent à un jardin soigneusement cultivé qui nous offre à chaque pas quelque chose d’agréable ou d’utile ; ceux de l’autre rappellent un jardin négligé dont le sol également fertile ne produit que des plantes sauvages et parasites.
Hoffmann s’est en quelque sorte identifié avec l’ingénieux artiste que nous venons de critiquer, par son titre de Tableaux de nuit à la manière de Callot ; et pour écrire, par exemple, un conte comme Le Sablier, il faut qu’il ait été initié dans les secrets de ce peintre original, avec qui il peut certes réclamer une véritable analogie de talent. Nous avons cité un conte, Le Majorat, où le merveilleux nous paraît heureusement employé parce qu’il se mêle à des intérêts et des sentiments réels, et qu’il montre avec beaucoup de force à quel degré les circonstances peuvent élever l’énergie et la dignité de l’âme. Mais celui-ci est d’un genre bien différent :
Moitié horrible, moitié bizarre, semblable à un démon qui exprime sa joie par mille grimaces.
Nathaniel, le héros de ce conte, est un jeune homme d’un tempérament fantasque et hypocondriaque, d’une tournure d’esprit poétique et métaphysique à l’excès, avec cette organisation nerveuse plus particulièrement soumise à l’influence de l’imagination. Il nous raconte les événements de son enfance dans une lettre adressée à Lothaire, son mari, frère de Clara, sa fiancée.
Son père, honnête horloger, avait l’habitude d’envoyer coucher ses enfants à certains jours plus tôt qu’à l’ordinaire, et la mère ajoutait chaque fois à cet ordre : « Allez au lit, voici le sablier qui vient. » Nathaniel en effet observa qu’alors, après leur retraite, on entendait frapper à la porte ; des pas lourds et traînants retentissaient sur l’escalier ; quelqu’un entrait chez son père, et quelquefois une vapeur désagréable et suffocante se répandait dans la maison. C’était donc le sablier : mais que voulait-il, et que venait-il faire ? Aux questions de Nathaniel la bonne répondit par un conte de nourrice, que le sablier était un méchant homme qui jetait du sable dans les yeux des petits enfants qui ne voulaient pas aller se coucher. Cette réponse redoubla sa frayeur, mais éveilla en même temps sa curiosité. Il résolut enfin de se cacher dans la chambre de son père, et d’y attendre l’arrivée du visiteur nocturne ; il exécuta ce projet, et reconnut dans le sablier l’homme de loi Copelius qu’il avait vu souvent avec son père. Sa masse informe s’appuyait sur des jambes torses ; il était gaucher, avait le nez gros, les oreilles énormes, tous les traits démesurés ; et son aspect farouche, qui le faisait ressembler à un ogre, avait souvent épouvanté les enfants quand ils ignoraient encore que ce légiste, odieux déjà par sa laideur repoussante, n’était autre que le redoutable sablier. Hoffmann a tracé de cette figure monstrueuse une esquisse qu’il a voulu sans doute rendre aussi révoltante pour ses lecteurs qu’elle pouvait être terrible pour les enfants. Copelius fut reçu par le père de Nathaniel avec les démonstrations d’un humble respect ; ils découvrirent un fourneau secret, l’allumèrent et commencèrent bientôt des opérations chimiques d’une nature étrange et mystérieuse qui expliquaient cette vapeur dont la maison avait été plusieurs fois remplie. Les gestes des opérateurs devinrent frénétiques ; leurs traits prirent une expression d’égarement et de fureur à mesure qu’ils avançaient dans leurs travaux ; Nathaniel, cédant à la terreur, jeta un cri et sortit de sa retraite. L’alchimiste, car Copelius en était un, eut à peine découvert le petit espion, qu’il menaça de lui arracher les yeux, et ce ne fut pas sans difficulté que le père, en s’interposant, parvint à l’empêcher de jeter des cendres ardentes dans les yeux de l’enfant. L’imagination de Nathaniel fut tellement troublée de cette scène, qu’il fut attaqué d’une fièvre nerveuse pendant laquelle l’horrible figure du disciple de Paracelse était sans cesse devant ses yeux comme un spectre menaçant.
Après un long intervalle et quand Nathaniel fut rétabli, les visites nocturnes de Copelius à son élève recommencèrent ; celui-ci promit un jour à sa femme que ce serait pour la dernière fois. Sa promesse fut réalisée, mais non pas sans doute comme l’entendait le vieux horloger. Il périt le jour même par l’explosion de son laboratoire chimique, sans qu’on pût retrouver aucune trace de son maître dans l’art fatal qui lui avait coûté la vie. Un pareil événement était bien fait pour produire une impression profonde sur une imagination ardente : Nathaniel fut poursuivi tant qu’il vécut par le souvenir de cet affreux personnage, et Copelius s’identifia dans son esprit avec le principe du mal. L’auteur continue ensuite le récit lui-même, et nous présente son héros étudiant à l’université, où il est surpris par l’apparition soudaine de son infatigable persécuteur. Celui-ci joue maintenant le rôle d’un colporteur italien ou du Tyrol, qui vend des instruments d’optique ; mais sous le déguisement de sa nouvelle profession et sous le nom italianisé de Giuseppe Coppola, c’est toujours l’ennemi acharné de Nathaniel ; celui-ci est vivement tourmenté de ne pouvoir faire partager à son ami et à sa maîtresse les craintes que lui inspire le faux marchand de baromètres, qu’il croit reconnaître pour le terrible jurisconsulte. Il est aussi mécontent de Clara qui, guidée par son bon sens et par un jugement sain, rejette non seulement ses frayeurs métaphysiques, mais blâme aussi son style poétique plein d’enflure et d’affectation. Son cœur s’éloigne par degrés de la compagne de son enfance, qui ne sait être que franche, sensible et affectionnée ; et il transporte par la même gradation son amour sur la fille d’un professeur appelé Spalanzani, dont la maison fait face aux fenêtres de son logement. Ce voisinage lui donne l’occasion fréquente de contempler Olympia assise dans sa chambre : elle y reste des heures entières sans lire, sans travailler, ou même sans se mouvoir ; mais en dépit de cette insipidité et de cette inaction, il ne peut résister au charme de son extrême beauté. Cette passion funeste prend un accroissement bien plus rapide encore, quand il s’est laissé persuader d’acheter une lorgnette d’approche au perfide Italien, malgré sa ressemblance frappante avec l’ancien objet de sa haine et de son horreur. La secrète influence de ce verre trompeur cache aux yeux de Nathaniel ce qui frappait tous ceux qui approchaient Olympia. Il ne voit pas en elle une certaine roideur de manières qui rend sa démarche semblable aux mouvements d’une machine, une stérilité d’idées qui réduit sa conversation à un petit nombre de phrases sèches et brèves qu’elle répète tour à tour ; il ne voit rien enfin de tout ce qui trahissait son origine mécanique. Ce n’était en effet qu’une belle poupée ou automate créée par la main habile de Spalanzani, et douée d’une apparence de vie par les artifices diaboliques de l’alchimiste, avocat et colporteur Copelius ou Coppola.
L’amoureux Nathaniel vient à connaître cette fatale vérité en se trouvant le témoin d’une querelle terrible qui s’élève entre les deux imitateurs de Prométhée, au sujet de leurs intérêt respectifs dans ce produit de leur pouvoir créateur. Ils profèrent les plus infâmes imprécations, mettent en pièces leur belle machine, et saisissent ses membres épars dont ils se frappent à coups redoublés. Nathaniel, déjà à moitié fou, tombe dans une frénésie complète à la vue de cet horrible spectacle.
Mais nous serions fous nous-mêmes de continuer à analyser ces rêves d’un cerveau en délire. Au dénouement, notre étudiant dans un accès de fureur veut tuer Clara en la précipitant du sommet d’une tour : son frère la sauve de ce péril, et le frénétique, resté seul sur la plate-forme, gesticule avec violence et débite le jargon magique qu’il a appris de Copelius et de Spalanzani. Les spectateurs que cette scène avait rassemblés en foule au pied de la tour cherchaient les moyens de s’emparer de ce furieux, lorsque Copelius apparaît soudain parmi eux et leur donne l’assurance que Nathaniel va descendre de son propre mouvement. Il réalise sa prophétie en fixant sur le malheureux jeune homme un regard de fascination qui le fait aussitôt se précipiter lui-même la tête la première. L’horrible absurdité de ce conte est faiblement rachetée par quelques traits dans le caractère de Clara, dont la fermeté, le simple bon sens et la franche affection forment un contraste agréable avec l’imagination en désordre, les appréhensions, les frayeurs chimériques et la passion déréglée de son extravagant admirateur.
Il est impossible de soumettre de pareils contes à la critique. Ce ne sont pas les visions d’un esprit poétique ; elles n’ont pas même cette liaison apparente que les égarements de la démence laissent quelquefois aux idées d’un fou : ce sont les rêves d’une tête faible, en proie à la fièvre, qui peuvent un moment exciter notre curiosité par leur bizarrerie, ou notre surprise par leur originalité, mais jamais au-delà d’une attention très passagère ; et en vérité les inspirations d’Hoffmann ressemblent si souvent aux idées produites par l’usage immodéré de l’opium, que nous croyons qu’il avait plus besoin du secours de la médecine que des avis de la critique.
La mort de cet homme extraordinaire arriva en 1822. Il devint affecté de cette cruelle maladie appelée tabes dorsalis, qui le priva peu à peu de l’usage de ses membres. Même dans cette triste extrémité il dicta plusieurs ouvrages qui indiquent encore la force de son imagination, parmi lesquels nous citerons un fragment intitulé La Convalescence, plein d’allusions touchantes à ses propres sentiments à cette époque, et une nouvelle appelée L’Adversaire, à laquelle il consacra presque ses derniers moments. Rien ne put ébranler la force de son courage ; il sut endurer avec constance les angoisses de son corps, quoiqu’il fût incapable de supporter les terreurs imaginaires de son esprit. Les médecins crurent devoir en venir à la cruelle épreuve du cautère actuel, par l’application d’un fer brûlant sur le trajet de la moelle épinière, pour essayer de ranimer l’activité du système nerveux. Il fut si loin de se laisser abattre par les tortures de ce martyre médical, qu’il demanda à un de ses amis qui entra dans la chambre au moment où l’on venait de terminer cette terrible opération, s’il ne sentait pas « la chair rôtie. » « Je consentirais volontiers, disait-il avec le même courage héroïque, à perdre l’usage de mes membres si je pouvais seulement conserver la force de travailler avec l’aide d’un secrétaire. » Hoffmann mourut à Berlin le 25 juin 1822, laissant la réputation d’un homme remarquable, que son tempérament et sa santé avaient seuls empêché d’arriver à la plus haute renommée, et dont les ouvrages, tels qu’ils existent aujourd’hui, doivent être considérés moins comme un modèle à imiter que comme un avertissement salutaire du danger que court un auteur qui s’abandonne aux écarts d’une folle imagination.
WALTER SCOTT
1. Walter Scott, « Du merveilleux dans le roman », trad. Loève-Veimars, Revue de Paris, t. I, 12 avril 1829. L’article original de Walter Scott, « On the Supernatural in Fictitious Composition : Works of Hoffmann », avait paru dans la Foreign Quarterly Review, juillet 1827. Dans l’édition Loève-Veimars des Contes fantastiques de Hoffmann (Renduel, 1830, que nous reprenons), seule la partie concernant directement l’auteur (à partir de la p. 365, « Le goût des Allemands… ») a été retenue. (Les notes appelées par des chiffres sont de Loève-Veimars.)
2. La mort en anglais est toujours personnifiée au masculin. Chez nous, Racine a dit :
La mort est le seul dieu que j’osais implorer.
3. « Mille habet ornatus, mille decenter habet » : « Change mille fois sa parure et mille fois s’embellit en la changeant ». Tibulle, Élégies, Seconde élégie, Portrait de Sulpicie.
4. Du poète Collins.