On raconte peut-être encore aux enfants sur le point de s’endormir l’histoire du marchand de sable qui passe, puis qui est passé, et cette figure a même inspiré à un compositeur français, Albert Roussel, une belle partition d’orchestre, son opus 13, datant de 1908.
Mais il n’est pas sûr, malgré l’analogie, que cette figure se superpose exactement à celle de « L’Homme au sable ». Le titre français choisi par Loève-Veimars et généralement repris par ses successeurs rend de manière à la fois plus rigoureuse et plus suggestive le titre allemand « Der Sandmann ». L’inconvénient du titre choisi par Philippe Forget1, « Le Marchand de sable », est qu’il donne un aspect presque rassurant à ce Sandmann qui est représenté comme terrifiant, malgré les propos lénifiants de la mère de Nathanaël, dans le conte de Hoffmann.
Isoler « Der Sandmann » de l’ensemble des Nachtstücke, comme on le fait souvent, ne va pas sans risques. Si le stück est un morceau, une pièce, ou même un fragment, il fait partie d’un ensemble composé et cohérent. Le problème de composition ne peut pas se poser dans les mêmes termes pour un conte que pour un roman comme Les Élixirs du Diable, l’unique roman véritable de Hoffmann. S’agit-il vraiment d’un conte ? Oui, sans doute, en raison de sa relative brièveté. Mais ce n’est pas la seule raison.
Marthe Robert a rappelé opportunément que « il était une fois » constituait pour Hoffmann « le plus beau de tous les débuts ». Elle ajoute : « c’est le seul début possible, celui-là même que le roman laisse toujours sous-entendu lorsqu’il croit mettre le plus d’art à le réinventer2 ». Beaucoup plus décisif est le fait — signalé par Marthe Robert elle-même — que la citation de Hoffmann qu’elle fait se trouve dans le texte de « Der Sandmann », à la jointure des lettres et du récit proprement dit, quand, s’adressant à son lecteur, le narrateur ressent le besoin impulsif de raconter l’histoire de Nathanaël et cherche un début. Il hésite entre trois formules — alors que déjà il a eu recours à une quatrième : un début à la manière des contes, « Es war einmal »/ « Il était une fois ». Le plus beau des débuts peut-être. Hoffmann l’écrit, mais il corrige aussitôt : il est trop sobre. Et, comme le signale Philippe Forget3, quand Hoffmann usera d’un tel incipit dans Meister Floch (Maître Puce), ce sera ironiquement et pour le raturer aussitôt comme « vieilli », « ennuyeux », désormais impossible. Un début plus neutre, « In der Kleinen Provinzialstadt S., lebte » / « Dans la petite ville de S., vivait » : cadre mesquin, quasi-anonymat, vie réduite au simple fait d’exister. Ce qu’on pourrait appeler non pas le début d’un récit réaliste (à la date de 1815, ce serait un anachronisme), mais le début d’un récit en grisaille (comme on disait « peindre en grisaille », avec du noir et du blanc seulement). À partir d’une telle platitude, comment une progression ne serait-elle pas ménagée ? Mais le narrateur veut « apporter toujours plus de couleur ». Un début qui placerait le lecteur « in medias res », en pleine action, comme le recommandait déjà Horace dans son Art poétique4. Un début donc qui devrait être classique mais qui par le ton est, sinon romantique, du moins frénétique5 : « Qu’il aille au diable, s’écria-t-il, la fureur et l’effroi peints dans ses yeux égarés, l’étudiant Nathanaël, lorsque le marchand de baromètres Giuseppe Coppola… » « Frénétique », ce mot dont on se servira en France pour caractériser l’art d’un contemporain de Hoffmann comme Charles Nodier, convient parfaitement pour ce troisième incipit possible, finalement rejeté, ou désormais inutile.
Dès le début, il est vrai, Hoffmann a mis en place une manière de folie chez Nathanaël. « Tu me tiens certainement pour un visionnaire absurde » (« Du mich gewiss für einen aberwitzigen Geisterseher »), écrit-il à son ami Lothaire. Mais, même dans l’esprit de Nathanaël, qui sait qu’il peut paraître fou, il demeure une distance, un refus, et cette ironie qui, on le sait, est consubstantielle au Romantisme allemand. Dans l’œil hagard de Nathanaël, le Narrateur lui-même dit avoir cru discerner quelque chose de cocasse (etwas Possierliches) et, même si l’histoire se termine tragiquement, il restera quelque chose de grotesque à l’intérieur de la caricature de Coppelius, étonnamment chargée — il est le personnage « répugnant » par excellence. Widrig : l’épithète reviendra avec insistance, jusqu’à sa dernière apparition en individu glapissant (mit gellenden Schrei).
L’automate fera partie de cet attirail du grotesque. Et l’on aurait presque envie de reprendre, pour désigner le genre auquel appartient Der Sandmann, ce titre que Baudelaire créera pour un recueil réunissant quelques-uns des récits d’Edgar Poe : Histoires grotesques et sérieuses. Poe lui-même avait, pour son plus grand recueil, choisi un autre titre, qui ne recouvre pas exactement celui de Baudelaire : Tales of the Grotesque and the Arabesque. Or les deux termes retenus par Poe viennent de Hoffmann et sont significatifs de son esthétique : le Grotesk, ou l’art de la caricature ; l’Arabesque, dessin sinueux des caprices de l’imagination, de la Phantasie. Car les Nachtstücke sont encore des Phantasiestücke : l’imagination, cette « reine des facultés », comme le dira Baudelaire, y est reine en effet, mais c’est en outre l’imagination nocturne, celle qui se déploie dans les rêves et dans les cauchemars. Or rien n’est plus nocturne que « L’Homme au sable » : c’est beaucoup moins un conte que l’histoire d’un conte, l’histoire des effets pervers d’un conte sur Nathanaël depuis son enfance, depuis le moment où la vieille femme, Thanelchen, qui s’occupait de sa plus jeune sœur, lui a parlé de l’Homme au sable comme d’un « méchant homme » (ein böser Mann), présentant déjà cet aspect « abominable » (grausam) qui sera celui de Coppelius. On serait tenté de donner à l’ensemble du récit ce sous-titre : « De l’effet désastreux des contes de nourrice ».
Hoffmann a placé en tête de « L’Homme au sable » trois lettres, de Nathanaël à Lothaire, de Clara à Nathanaël, de nouveau de Nathanaël à Lothaire, puis il interrompt ce qui pourrait être le début d’un roman par lettres pour adopter le principe du récit littéraire — si l’on peut dire, du récit pur. Lui-même commente ce parti qu’il a pris, en termes esthétiques qui renvoient à la peinture, et plus spécialement à l’art du portrait. Mais cette référence ne parvient pas à convaincre tout à fait et, une fois encore, on a l’impression d’avoir affaire à quelque chose qui est plus qu’un tableau, fût-il nocturne.
À elle seule, la première lettre de Nathanaël à Lothaire est un premier récit, et fort long. Après avoir écarté des ombres, dissipé des fausses apparences et évité des jugements erronés, Nathanaël entreprend de raconter (erzählen). L’urgence de ce récit, son importance tiennent au fait qu’il a besoin de mettre au jour ce que Freud serait en droit de considérer à la fois comme « souvenir d’enfance » et comme « roman familial ». Ce qui est en cause, dans ce premier récit, c’est l’interprétation que la vieille servante donnait de la figure de l’Homme au sable, mais aussi la relation avec la mère, faussement rassurante, et la relation avec le père, franchement inquiétante.
Les trois lettres initiales ont une histoire : l’histoire, fondamentale, d’une substitution — et le conte tout entier est l’histoire d’une substitution. En effet la première lettre, celle qui était destinée à Lothaire, a été adressée par erreur à sa sœur, Clara, la jeune fille aimée par Nathanaël. Clara elle-même note cette erreur de destinataire de l’envoi quand elle écrit à Nathanaël — c’est la seconde lettre. Simple lapsus calami, dirait-on, et pourtant Clara se trompe quand elle croit qu’elle est le seul objet des pensées de Nathanaël. Substituée à Lothaire peut-être, elle ne l’a été qu’involontairement — et Nathanaël regrette profondément cette erreur dans sa troisième lettre. Loin d’être l’Unique, Clara sera victime d’une substitution : Nathanaël lui préférera l’automate, Olimpia, tout en la rejetant elle-même comme si elle était l’automate.
C’est donc ce motif de l’automate qui assure la véritable continuité du récit et le passage de l’épistolaire au narratif. De menace dans la première lettre de Nathanaël à Lothaire, l’être artificiel va devenir fascination dans la troisième lettre (la deuxième de Nathanaël à Lothaire) quand Nathanaël raconte comment il a aperçu, dans la maison du professeur de physique Spalanzani, une femme très élancée à la silhouette admirablement harmonieuse et magnifiquement vêtue, assise dans la pièce à une petite table sur laquelle elle avait posé les bras, les mains jointes.
Une femme ? Olimpia ne sera jamais qu’une apparence de femme, même pour Spalanzani, le Pygmalion de cette Galatée. Seul Nathanaël se laissera prendre à cette apparence parce que, par sa névrose profonde, il aura besoin de s’y laisser prendre.
Le récit proprement dit est l’histoire de cette substitution.
« Quelque chose d’épouvantable a pénétré dans ma vie » (Etwas Entsetzliches ist in mein Leben getreten) : cette confidence, qui intervient très tôt dans la première lettre de Nathanaël à Lothaire, souligne bien le fait qu’un incident est venu détourner le cours naturel, attendu, d’une existence d’homme. Etwas, quelque chose, il a suffi de cela pour la perturber : l’entrée dans sa chambre, le 30 octobre à midi, d’un marchand de baromètres pour lui proposer sa marchandise et le refus brutal qu’il lui a opposé. Cet incident pourrait n’être qu’anecdotique, contingent, mais Nathanaël est le premier à l’interpréter en termes de nécessité et de destin (Geschicks). La nuit du Nachtstück, ce sera essentiellement cela : cette ombre fatale qui, lors d’une circonstance apparemment anodine, viendra envelopper une existence et la cerner. Elle sera, par Nathanaël lui-même, reliée à ces nuits de son enfance où il entendait le pas lourd de l’Homme au sable, cet autre intrus, ou le même, et particulièrement de cette nuit de ses dix ans où il découvrit l’avocat de Coppelius associé aux étranges travaux de son père.
Alain-Fournier rendra sensible le lecteur du Grand Meaulnes (1913) au mystère d’un pas : « un pas inconnu », celui que le narrateur-témoin, François Seurel, entend dans la maison d’école, jusqu’alors sa maison, un pas « assuré » aussi qui « allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres d’adjoints abandonnées où l’on mettait sécher le tilleul et mûrir les pommes6 ». C’est le pas d’Augustin Meaulnes lui-même, ce garçon étrange de dix-sept ans que sa mère, « la visiteuse inconnue », va présenter au couple d’instituteurs, les parents de François, pour qu’il devienne à la fois leur élève et leur pensionnaire. Le grand Meaulnes est d’abord cet intrus, cet inconnu venu d’ailleurs, qui va entrer dans l’univers familier de la maison Seurel tout en y restant, comme par essence, « infamilier » : « Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de famille, un compagnon silencieux, qui mangeait, la tête basse, sans se soucier de nos trois regards fixés sur lui. » Ce pas, c’est donc le pas du nouveau venu dans le grenier où il découvre ce qui reste des fusées d’un feu d’artifice du 14 Juillet. C’est plus tard celui que François Seurel entendra quand, désireux de repartir pour le pays mystérieux qu’il a découvert lors d’une fugue d’écolier, il sera là, « durant les longues heures du milieu de la nuit », arpentant fiévreusement, « en réfléchissant, les greniers abandonnés7 ».
Dans le souvenir d’enfance tel que le rapporte la première lettre de Nathanaël à Lothaire, la menace exercée par Coppelius sur l’enfant qu’il était consistait à le considérer comme un automate qu’on peut dévisser et reconstituer. Ses parents sont les créateurs de l’être naturel, et ils sont là pour le défendre contre Coppelius, l’usurpateur, qui ne veut le considérer que comme un être artificiel. Son père supplie Coppelius de préserver les yeux de son enfant — sa passion pour l’alchimie ne pourrait aller jusqu’à ce don de la chair de sa chair. Sa mère, dont le souffle doux et chaud passe sur son visage, le défend, le ranime, le ramène à cette vie qu’elle lui a donnée. Coppelius, contre-père (et contre-mère tout aussi bien), contre-Dieu (ce Dieu qu’il appelle « le vieux », Der Alte, comme Méphistophélès dans le premier Faust de Goethe), tente de réduire le corps à un mécanisme (Mechanismus) qu’il pourrait démonter, pour le détruire ou pour le reconstituer. Mais non ! ce corps résiste, ce corps était bien tel qu’il était. L’amateur de corps artificiel échoue devant la perfection, devant l’intégrité de ce corps naturel, de ce parfait corps d’enfant. Il n’en fera ni une bête ni un automate.
Il faut attendre la troisième lettre pour avoir le compte rendu par Nathanaël de la première apparition d’Olimpia à ses yeux miraculeusement conservés. Mais tout se passe comme si la vengeance de Coppelius, le châtiment exercé par lui sur les yeux de l’enfant, passait par cette prise de possession de son regard. Après avoir jeté son dévolu sur le père de Nathanaël, père d’une famille nombreuse, Coppelius s’est emparé du père d’une fille unique : Spalanzani, qui par sa science s’est fabriqué lui-même un enfant artificiel. D’une certaine manière Olimpia est donc le double de Nathanaël comme elle est l’objet de son regard, et bientôt de sa contemplation amoureuse.
Le récit prend le relais de la lettre, pour un second épisode qui va redoubler le premier, la menace brandie par Coppelius devant Nathanaël enfant. Nathanaël est devenu un jeune homme et Coppola s’est substitué à Coppelius. Il réclame de nouveau des yeux, sous couvert de vendre des lunettes et des longues-vues. Il vole et il pervertit à la fois le regard de Nathanaël, regard dont il veut être le maître en lui imposant la seule vue d’Olimpia. Et faute d’avoir dévissé, défait et peut-être refait le corps naturel de Nathanaël enfant, comme s’il avait été un corps artificiel, il détruit le mécanisme du corps artificiel d’Olimpia, construit par Spalanzani avec la complicité de cet être maléfique. Or détruire Olimpia, c’est réussir à détruire le substitut de ce que Coppelius n’est pas parvenu à détruire, le corps de l’enfant. Contrairement à Nathanaël jadis, Olimpia n’est protégée ni par sa mère (elle n’en a pas), ni par son père (un simple constructeur, un mécanicien en quelque sorte) qui la dispute à Coppola au lieu de la sauver, et qui contribue ainsi à sa ruine.
L’entrée dans la vie de Nathanaël de l’automate Olimpia, telle que la rapporte la troisième lettre, a quelque chose de fortuit qui va être interprété en termes de nécessité. Par quelle inspiration capricieuse Nathanaël est-il monté à l’appartement de Spalanzani, son professeur de physique ? Pourquoi a-t-il aperçu cette Olimpia, que Spalanzani tenait si soigneusement enfermée ? C’est encore quelque chose d’étrange et de singulier, et c’est ce quelque chose (dasjenige) que va reprendre le récit du narrateur, assurant la relève des trois lettres. L’incendie de la maison de Nathanaël, accident plus qu’incident, l’oblige à s’installer dans un nouveau domicile, une chambre réquisitionnée par ses amis (mais lesquels ?) dans une maison qui se trouve en face de celle du professeur Spalanzani. Ce voisinage, dû au hasard, et où il est difficile de ne pas retrouver une nécessité profonde, place Olimpia sous les yeux de Nathanaël.
Le jeune homme ne serait peut-être pas troublé par ce simple fait si un nouvel incident, aggravé d’une autre coïncidence, ne se produisait : le marchand de baromètres, Coppola, se présente à sa porte. Il mêle, dans son étrange langage, les baromètres et les yeux, les « zoulis zyeux » ou, pour respecter la transposition moins satisfaisante de Loève-Veimars, les « zolis youx » (Sköne Oke : l’allemand est aussi guttural ici que le français est zézayant), c’est-à-dire des lunettes et des lorgnettes. Effrayé par la prolifération des verres, Nathanaël finit par acheter au marchand une petite longue-vue qui se révèle d’une qualité exceptionnelle et qui lui permet de regarder Olimpia avec une attention toujours plus forte, jusqu’au moment où l’être artificiel est caché à ses yeux. Spalanzani, qui tient Olimpia recluse et qui vient de la dérober plus que jamais aux regards de Nathanaël, organise une grande fête avec concert et bal, où il convie la moitié de l’Université dont, par ce carton d’invitation à lui destiné, Nathanaël lui-même. Le récit souligne cette étrange inconséquence.
Pourquoi passe-t-on d’un si long temps d’opacité à un jour de transparence, ou plutôt à une nuit artificiellement éclairée, plus Nachtstück que jamais avec la lumière aveuglante des flambeaux qui, à dire vrai, empêchait d’abord Nathanaël de distinguer les traits d’Olimpia ? D’où le recours aux yeux artificiels, à la longue-vue achetée à Coppola. On notera que l’illusion dont est alors victime Nathanaël, et dont l’assistance se moque autour de lui, dure jusqu’à ce que les deux derniers flambeaux finissent par se consumer : telle est la fin de ce morceau de nuit qu’a été la fête.
Un nouvel incident se produit, un nouveau caprice dans le déroulement des événements. Un jour où Nathanaël veut aller offrir à Olimpia une bague que lui a donnée sa mère, il surprend des éclats de voix dans la maison de Spalanzani. Ce dernier dispute à Coppelius la paternité de l’être artificiel : le premier se targue d’avoir construit le mécanisme, le second d’avoir donné à Olimpia ses yeux. La bien-aimée se trouve réduite à un mannequin que les deux compères de la veille devenus adversaires tirent à hue et à dia, jusqu’à ce que l’automate se trouve démantelé et brisé.
Nathanaël semble s’être remis de sa désillusion comme d’une convalescence. Une intention innocente — faire une promenade à la campagne, monter en haut du beffroi pour voir la ville — est à l’origine d’un nouvel incident où se trouvent associés la longue-vue et le dernier passage de Coppelius. Et cet incident se révèle fatal, non sans un nouveau détournement : alors que Nathanaël voulait précipiter Clara du sommet de la tour, c’est lui-même qui en tombe et s’écrase sur le sol.
Nathanaël n’était peut-être lié à Clara que par une affection d’enfant muée en affection d’adulte, prise pour de l’amour. Clara et Lothaire, en effet, étaient les enfants d’un parent éloigné, mort et les laissant orphelins, et ils avaient été recueillis par la mère de Nathanaël. Clara et Nathanaël sont frère et sœur d’enfance, sinon de lait. La jeune fille n’est d’ailleurs pas d’une beauté exceptionnelle, et elle a plus de robuste bon sens que d’imagination. Mais elle a la vie, la pureté d’âme, ce regard transparent qui fait qu’un peintre a pu comparer ses yeux à un lac peint par Ruysdaël. Clara est la Nature, contre Olimpia, qui est l’artifice.
Or une double substitution va se produire. Nathanaël va préférer Olimpia à Clara, voir en elle une femme plus femme que la jeune fille vivante qu’il croyait aimer et, au contraire, il va repousser Clara en la traitant d’automate sans vie. On pourrait penser que la destruction d’Olimpia va dessiller ses yeux et lui permettre de revenir à la situation première. Mais la sublime étoile d’amour ne s’est pas éteinte pour autant. Même quand il a découvert un mannequin à la place d’Olimpia, au moment où Coppola et Spalanzani se la disputaient, il a cru pouvoir arracher à ces enragés celle qu’il s’obstinait à considérer comme sa bien-aimée. Certes, il dit qu’il retrouve en Clara un ange, mais cette appellation même est suspecte, par l’idéalisation qu’elle implique.
Le dernier épisode est là pour détruire cette illusion et montrer que la confusion, qui est aussi confusion mentale, est irréversible. Regardant, à la suggestion de Clara, dans la longue-vue qu’il tient de Coppola, il croit reconnaître dans le « singulier bouquet d’arbres », ou le curieux petit buisson gris sur lequel elle attirait son attention, Clara elle-même — ou plutôt la poupée de bois, l’automate, l’être artificiel. À son retour dans sa démence, le déçu de l’amour veut détruire cet être artificiel, le précipiter du haut de la tour. Mais c’est lui qui en tombe, attiré par Coppelius-Coppola, et se détruit lui-même.
Par tout ce jeu de correspondances, sur lequel est très habilement construit ce Nachtstück de Hoffmann, Nathanaël, Olimpia, Clara, et enfin Nathanaël de nouveau se succèdent dans ce statut d’homme artificiel. Olimpia, qui n’est que cela, est cassée. Clara, qui est en réalité un être bien naturel, est sauvée. Nathanaël, sur qui pesait cette menace depuis l’enfance, en subit à retardement les effets.
On aurait grand tort de penser que « L’Homme au sable » introduit le lecteur dans le fantastique pur, « ce qui n’existe que dans l’imagination », selon la définition simple de Littré. L’aventure racontée telle qu’elle est dans le conte nocturne bénéficie de divers éclairages, et le fantastique n’est que l’un d’eux.
Nathanaël craint d’être pris pour un fou qui voit des esprits, le Geisterseher dont Schiller avait fixé le type. Ou tout aussi bien pour celui qui voit des apparences corporelles (c’est l’autre définition du fantastique selon Littré : « qui n’a que l’apparence d’un être corporel »). Il arrive que cette crainte, il l’éprouve pour lui-même, même s’il tente d’y échapper. Il y a du donquichottisme en Nathanaël, si l’on entend par là le pouvoir de s’abuser soi-même qui tient, dans le cas du héros de Cervantès, à l’abus de la lecture des romans de chevalerie, et dans le cas du personnage de Hoffmann aux récits de l’enfance, aux effroyables histoires de lutins, de sorcières et autre petit poucet, et surtout à celle du Marchand de sable pouvant devenir l’effrayant Homme au sable, le Sandmann. Qu’il soit réellement atteint dans son esprit, le narrateur le confirme, quand le récit prend le relais du coup d’envoi épistolaire. Depuis l’entrée du marchand de baromètres Coppola dans sa vie, prolongeant et intensifiant les terreurs de l’enfance, Nathanaël s’est montré « transformé dans tout son être ». Son histoire est, sinon celle d’une métamorphose, du moins celle d’un profond bouleversement intérieur.
Clara, au contraire, est celle qui voit clair. Elle est l’être naturel. Dès sa première lettre, Nathanaël écrit qu’il sait qu’elle est prête à rire de ses hallucinations. Sa lettre à Nathanaël met en valeur la représentante en elle du point de vue naturel. La jeune fille a donc un rôle réducteur qui finit par agacer Nathanaël, jusqu’à le décevoir. Et c’est pourquoi, paradoxalement, il la rejette à un certain moment comme si elle était un automate, comme s’il était mécanique d’interpréter ainsi tout au premier degré. Selon le narrateur, Clara est douée d’un bon sens non dénué de clairvoyance, ce qui ne l’empêche pas d’avoir aussi l’imagination vivace d’un enfant aussi enjoué qu’ingénu et une âme de femme, profonde et délicate. En cela, elle est l’inverse de l’être artificiel, l’inverse aussi de celui ou de celle qui ont recours à des artifices pour interpréter les faits. Clara résiste de toute la force de sa raison à « l’exaltation mystique » de Nathanaël, à ce qu’on peut continuer à appeler sa frénésie.
Pour Clara, les sinistres agissements de Coppelius avec le père de Nathanaël n’étaient rien d’autre que des expériences d’alchimie auxquelles ils se livraient tous deux en secret. C’est là, comme le fait observer Philippe Forget, « une supposition rationalisante », à laquelle on ne saurait réduire « Der Sandmann » comme l’a fait Friedrich A. Kittler8. Mais elle est bien dans le Nachtstück de Hoffmann comme un ingrédient venu de la littérature « gothique » des Gothic Novels répandus en Angleterre depuis le XVIIIe siècle et dont la vogue fut immense. Dès la première lettre de Nathanaël, on comprend bien qu’il a surpris son père en train de se livrer avec Coppelius à des expériences d’alchimie. S’agitant dans leurs blouses noires autour d’un foyer, ils ont tout de l’alchimiste traditionnel. Non contents de vouloir fabriquer de l’or, ils veulent fabriquer de la vie, trafiquer avec des organes humains comme on trafique avec des métaux. À cet égard, Spalanzani, que Nathanaël lui-même compare avec un thaumaturge historique connu sous le nom de Cagliostro, redouble le père défunt, après l’accident qui lui a coûté la vie dans son cabinet d’alchimiste. Olimpia elle-même est le produit d’une telle alchimie.
Une autre considération peut réunir les deux points de vue. Il y a du diabolique dans tout cela. Clara prend la chose au sérieux et elle abonde dans le sens de Nathanaël quand il explique que Coppelius est un principe funeste et hostile, même si elle a encore tendance à faire de l’existence de ce démon le fruit d’une imagination exaltée. Le rire du dément que Nathanaël entend sortir de lui-même n’est-il pas le signe de la présence d’un démon intérieur bien plus dangereux que tous les Satans et que tous les Méphistophélès ? Ni Clara ni Lothaire ne nient « le pouvoir des puissances obscures ». Ils pensent seulement qu’on peut lutter contre ces puissances des ténèbres. Nathanaël au contraire adopte une attitude passive. Il s’est persuadé que l’homme n’est qu’un jouet soumis au jeu cruel des puissances obscures. Comme tout homme, il n’est lui-même qu’un homme artificiel manipulé par le destin, que ce destin prenne l’aspect du Diable, de Coppelius ou de Coppola. Par là, Hoffmann rejoint la grande interrogation des Grecs dans la tragédie.
La « vraie vie » (das Wirkliche Leben dans le texte allemand), celle que Rimbaud déclarera « absente », c’est ce que veut saisir le narrateur de l’histoire de Nathanaël, c’est ce que veut saisir Hoffmann lui-même. Pour cela, il faut bien comprendre qu’il ne fait que passer par l’artifice du fantastique. Olimpia, l’être artificiel, est la contre-figure de la vraie femme, qui est Clara. De même les histoires d’homme artificiel ne sont que de la contre-littérature, dont il faut savoir à temps se dégager, au risque de tomber dans l’abîme.
Hoffmann ne se soucie jamais de faire vrai, si l’on réduit cette expression à l’imitation de la réalité quotidienne. Il adopterait plutôt le parti pris de l’irréalité, de l’incroyable, du non-plausible — donc de l’artificiel contre le naturel. Marthe Robert l’a fort bien dit :
Il se peut que l’illusion soit le moyen romanesque le plus souvent choisi, mais on compterait bon nombre de romanciers, et non des moindres, qui non seulement ne tiennent pas à faire passer leurs créatures pour vraies, mais affirment sans méprise possible le caractère fictif de leurs fantasmagories : c’est le cas de Swift, d’Hoffmann, de Kafka, pour ne citer que quelques grands noms, qui fondent leur vérité sur la négation de l’expérience commune, au bénéfice du fantastique et de l’utopie, sans cesser pour cela d’être des romanciers, ni plus ni moins que Balzac, Dickens, Zola et tous les autres « illusionnistes du réel9. »
L’histoire d’Olimpia est celle d’une imposture et d’une désillusion. Même si l’être artificiel a trompé Nathanaël, ses imperfections n’ont pas échappé à son entourage, et en particulier à Siegmund10, qui a tenté en vain de le mettre en garde. À ce camarade d’université Olimpia est apparue étrangement raide et sans âme. Disons même : sans vie, sans vraie vie. Ni la manière dont elle a joué du piano — pure maestria — ni la manière dont elle a chanté lors du concert chez Spalanzani — une aria virtuose dont Offenbach, dans son opéra Les Contes d’Hoffmann, fera une serinette, « Les oiseaux dans la charmille » —, ni la manière dont elle a médiocrement dansé ne pouvaient tromper. Tout cela, « du mécanique plaqué sur du vivant », comme le dit Henri Bergson dans Le Rire11, n’est que grotesque — le « comique absolu » dont parle Baudelaire à propos de Hoffmann12.
Clara, au contraire, est la vraie vivante et représente la vraie vie, avec ses imperfections et à cause d’elles. Le Narrateur en témoigne : c’est à cette vraie vie que Nathanaël veut attenter dans sa crise de démence finale, obéissant à son démon qui prend une dernière fois les traits de Coppelius-Coppola.
Nathanaël n’écrit pas que des lettres, où il est déjà le narrateur de son histoire. Autrefois, il écrivait des « récits gracieux et vivants » qu’il se plaisait à lire à Clara. Depuis le passage du marchand de baromètres, il leur a substitué des « poésies ténébreuses, incompréhensibles, informes ». Au fond, il écrit des Nachtstücke dans le pire sens que pourrait avoir ce mot. Et Hoffmann, son narrateur du moins, se montre extrêmement critique à leur égard : cela ne sécrète que l’ennui, que la mort.
Pour rien au monde, Hoffmann n’irait s’enfermer dans une telle littérature. La mise en abyme permet dans « L’Homme au sable » d’écarter l’artifice et le démon d’une contre-littérature, qui serait le déni de la « vraie vie ».
1. « Le Marchand de sable », dans son édition des Tableaux nocturnes, 1999, 2002, t. I, p. 69-117. On notera que Loève-Veimars, parlant du personnage, écrit « Sable » avec une capitale.
2. M. Robert, Roman des origines et origines du roman, Grasset, 1972 ; rééd. Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 82.
3. Tableaux nocturnes, éd. P. Forget, op. cit., t. I, p. 259, n. 21.
4. Epître aux Pisons, vers 148 sq.
5. Littré définira ainsi la frénésie : « En médecine ancienne, état de délire, de fureur, qui survient dans quelques maladies de l’encéphale. Par extension, fol emportement comparé à la frénésie du malade. »
6. Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, roman d’abord publié dans La Nouvelle Revue Française puis aux éditions Emile-Paul, 1913, p. 9.
7. Ibid., p. 50-51.
8. Dans « Phantom unseres Ichs und die Literaturpsychologie : E.T.A. Hoffmann – Freud – Lacan », dans Urszenen. Literaturwissenschaft als Diskursanalyse, sous la dir. de F. A. Kittler et H. Turk, Francfort, 1977, p. 140.
9. M. Robert, Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 24.
10. Sur l’importance de Siegmund et du point de vue qu’il représente, voir la Présentation de Philippe Forget, op. cit., p. 41-43.
11. Le Rire. Essai sur la signification du comique, 1899-1900 ; rééd. PUF, 1961, p. 29.
12. « De l’essence du rire », dans Baudelaire, Œuvres complètes, éd. C. Pichois, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975-1976, t. II, p. 542.