Ce récit est précédé d’un prologue d’une longueur exceptionnelle dans les Contes nocturnes et annonciateur de la manière qui sera celle de Hoffmann dans le premier conte des Frères de Saint-Sérapion (Der Einsiedler Serapion). Hoffmann use fréquemment du dialogue entre amis, de la distinction établie entre l’Étrange et le Prodigieux, et de la présence du voyageur enthousiaste qui va être le narrateur délégué en quelque sorte par l’auteur et portant d’ailleurs le deuxième de ses prénoms, Theodor. C’est d’après des notes de voyage sur lesquelles il jette un coup d’œil qu’il rapporte les événements constituant le conte proprement dit. Pourtant entre ce Théodore et le Nathanaël de « L’Homme au sable » existent des analogies, ces deux prénoms étant, comme l’a fait observer Philippe Forget, « pratiquement interchangeables, […] puisque s’intertraduisant en grec et en hébreu1 ». Bien plus, l’analyse comparée de ces deux contes nocturnes a souvent incité les commentateurs à souligner des points communs entre eux. Au statut d’exception que certains confèrent à « Ignace Denner » s’opposerait cette parenté, Max Milner faisant même de « La Maison déserte » une sorte de « doublet » de « L’Homme au sable2 ».
Une telle observation n’est pas nécessairement dépréciative. Elle permet de mieux faire apparaître l’unité des Contes nocturnes. Pourtant, il faut surtout lire ce cinquième conte tel qu’en lui-même et mettre en valeur, plutôt que la catégorie esthétique du doublet, assez vague, le thème du double, essentiel dans le Romantisme allemand et, d’une manière plus générale, dans ce qu’il est convenu d’appeler « la littérature fantastique ».
Loève-Veimars s’est bien gardé de supprimer le dialogue initial, même s’il a cru devoir l’alléger. À elle seule, la comparaison avec les chauves-souris, ces somnambules, empruntée au savant Spallanzani, met en valeur ce « sixième sens » qui permet de saisir le merveilleux dans la vie ordinaire. Ce n’est d’ailleurs pas encore Théodore qui parle, mais un autre des interlocuteurs, Franz, interrompant Lélio, et préparant aussi l’histoire qu’il appartiendra à Théodore de raconter.
Ce sixième sens, il est celui du voyant, ou du moins des individus exceptionnels qui ont un don de seconde vue, « l’esprit de vision » dont il est question dans la version de Loève-Veimars. Pour ses compagnons, Théodore en serait possédé, et serait sensible jusque dans la manière dont il regarde le bleu du ciel, la manière dont il perçoit la singularité de chaque être et de chaque chose, qu’on lui donne le nom d’étrange, de merveilleux, ou de fantastique conçu, selon la définition de Pierre-Georges Castex qui trouve ici son point de départ chez Hoffmann, comme « l’introduction du mystère dans la vie réelle »3.
Le mystère est présent dans la maison déserte, et va être le sujet du récit, dès son titre : une maison apparemment inhabitée, dans un quartier pourtant animé d’une ville qui ne peut être que Berlin. Théodore a été frappé par le mystère de cette maison, comme l’a été le comte P. (Pückler-Muskau), quand il l’a reconnu près de lui et a engagé avec lui la conversation à ce sujet et entendu raconter par lui une histoire, un conte déjà, dont lui, et donc Hoffmann, préfèrent faire l’économie. En revanche il multiplie les épithètes, parmi lesquelles le lecteur devra faire un choix s’il est épris de précision. Mais comment l’être dans un domaine où le flou est roi ?
Ce flou n’est pas nécessairement nocturne, puisque c’est à l’heure de midi que Théodore déambule sur une avenue proche de la porte de Brandebourg que l’on reconnaît aisément comme l’avenue Unter den Linden (sous les tilleuls). Curieusement, Théodore a besoin de sa lunette d’opéra, comme s’il était au spectacle le soir, pour voir cette vision diurne. Je serais tenté de dire qu’il existe du nocturne dans le jour même, et en plein jour, « sur le coup de midi4 ».
L’information donnée par le comte P. étant prosaïque, Théodore, même s’il est en garde contre l’excès de son imagination visionnaire, peut difficilement s’en satisfaire. L’apparition de midi lui apporte ce qui lui permet d’échapper à la banalité et de parer la maison déserte d’un ornement précieux : « une main de femme d’une blancheur éclatante et d’une forme gracieuse », d’autant plus belle qu’elle porte des bijoux, d’autant plus mystérieuse qu’elle disparaît après avoir posé sur le rebord de la fenêtre un flacon de cristal.
Tout recours à la banalité n’est pourtant pas absent de cette vision de midi. Et Théodore en vient même à soupçonner « le démon du prosaïsme » de lui suggérer que la créature merveilleuse qu’il vient de voir à la fenêtre n’est que la femme du confiseur voisin dans sa toilette du dimanche. Mais la conversation qu’il engage avec le confiseur ne lui apporte qu’un démenti : la maison déserte ne lui appartient pas, en dépit des efforts qu’il a déployés pour l’acquérir.
L’éblouissement de midi l’emporte et contre le démon du prosaïsme et contre ce qui ne serait qu’une histoire, banale aussi, de revenants. Pris entre le confiseur voisin et l’intendant au visage de momie accompagné d’un chien noir, le narrateur reste illuminé par l’apparition féminine mystérieuse de midi, même si on lui dit déjà « Bonne nuit ».
La main n’est pas le seul signe mystérieux. Sans l’avoir entendue, Théodore lui associe la voix de femme dont le confiseur voisin lui a parlé, et ce chant singulier, sur des paroles françaises, mais chargé d’ornements italiens. À partir de là, il imagine une jeune captive, esclave d’un démon ou victime d’un sorcier. Chevaleresque, il s’apprêterait à la délivrer si ne fusait un rire moqueur. Pourtant l’éclat de la bague va reparaître, le visage de la jeune fille aussi, avec cette fois une expression douloureuse.
Voir, dès lors, c’est reconnaître la créature merveilleuse entrevue à la fenêtre de la maison déserte : la prisonnière de son propre mystère, en quelque sorte.
Un brocanteur italien qui passe va jouer un rôle analogue à celui du marchand Coppola dans « L’Homme au sable ». Ce colporteur cherche à vendre à l’observateur non pas des baromètres, mais des crayons et des cure-dents, et il finit par lui vendre un miroir.
Contrairement à Nathanaël, Théodore possédait une lorgnette d’opéra avant la rencontre du colporteur italien, et c’est avec elle qu’il a observé la main de l’inconnue à la fenêtre de la maison déserte. Mais ce marchand lui vend un autre instrument, qui va se substituer au précédent et en tenir lieu : le miroir. Théodore l’utilise non pour se regarder, mais pour regarder l’autre — donc comme un instrument d’optique.
Pourtant, comme dans « L’Homme au sable », le regard dévie : au lieu de voir un bouquet d’arbres, un petit buisson gris (ou, comme l’a cru Freud à tort, Coppelius), Nathanaël voit Clara au bout de la lorgnette, alors que Clara est à côté de lui. De même, dans le petit miroir, Théodore voit deux yeux ardents et terribles — ou lui-même, son double.
La peur du double — le Doppelgänger du Romantisme allemand qui a inspiré à Franz Schubert un lied saisissant — remonte chez Théodore à un vieux conte de nourrice au moyen duquel sa bonne lui faisait bien vite gagner son lit quand il lui prenait par hasard envie de se contempler dans le grand miroir de la chambre de son père : elle racontait qu’un affreux visage d’étranger apparaissait aux enfants qui la nuit se regardaient dans le miroir et qu’il rendait leurs yeux à jamais immobiles.
Comme dans « L’Homme au sable », le conte de nourrice est un conte nocturne, et il contient une menace sur les yeux et sur la vue. À cela s’ajoute, dans « La Maison déserte », cette peur du double qu’illustre aussi le roman de Hoffmann Les Élixirs du diable, histoire d’un moine poursuivi par son double qui se révèle finalement être son sosie parce qu’il est son demi-frère, le comte Victorin.
Au moment où il cherche à voir dans le miroir la jeune fille à la fenêtre de la maison déserte, Théodore découvre avec terreur son propre visage, peut-être par un effet de l’interdit ancien qui était lié au père. Il n’est pas menacé de mutilation, de perte des yeux, comme Nathanaël, mais de fixation du regard, et de fixation du regard sur lui-même : moins de ténèbres que d’aveuglement par une sorte de surexposition.
L’entretien sur le magnétisme, qui vient à la suite de la consultation par Théodore d’un médecin pour aliénés, apparaîtrait comme un hors-d’œuvre si l’on ne savait l’intérêt que portait Hoffmann à Mesmer et au mesmérisme. L’enchaînement est d’ailleurs naturel dans le texte puisque l’aimant était devenu, grâce à ces recherches médicales, un principe de cure. Il n’y a donc rien d’étonnant si, au cours de l’entretien collectif, c’est un jeune médecin, partisan du magnétisme, qui prétend pouvoir agir de loin sur les somnambules, et par la seule force de sa volonté puissamment tendue — un aimant intérieur, une force spirituelle en quelque sorte. Puis un autre médecin prend la parole, rapportée cette fois au style direct, pour parler des intermittences du rêve, du retour de certaines visions, telle l’apparition de la jeune femme à la fenêtre de la maison déserte.
De telles influences ne sont pas nécessairement démoniaques, ainsi que le donnait à penser un conte comme « Ignace Denner », mais l’influence d’un principe spirituel étranger peut avoir une origine et des conséquences bien différentes.
C’est alors qu’un homme plus âgé intervenant dans la discussion, et persuadé que de telles forces sont à l’origine des enchantements amoureux dont il était déjà question dans les vieilles chroniques, va prendre un exemple et raconter une histoire dans l’histoire, selon un mode de composition que Hoffmann affectionne.
Cette histoire se passe encore à Naples au temps de l’occupation de la ville par les troupes de Bonaparte. Le traitement magnétique fut appliqué à un colonel de la prétendue Grande Armée qui était sujet à de terribles accès de mélancolie, plus noirs encore que ceux dont traitait Burton au XVIIe siècle5. Dans les moments de crise lui apparaissait le visage d’une femme qu’il avait connue à Pise.
L’analogie avec l’histoire de Théodore est si frappante que, dans les deux cas, le malaise éprouvé par le visionnaire se communique à celui qui entreprend de l’aider ou de le soigner. Mais dans le cas de l’officier français de Naples le visionnaire tombe en catalepsie ; la dernière crise est même mortelle. Par un effet de sympathie plus étrange encore, la femme aimée de Pise (qui porte le prénom très hoffmannesque d’Antonia) est tombée morte au même moment, non pas à minuit, mais à midi, car l’heure méridienne est tout aussi propice au dénouement d’une histoire tragique que, dans un conte nocturne, le milieu de la nuit.
À écouter raconter cette histoire, Théodore lui-même participe d’un tel malaise, et c’est ce qui le pousse à revenir vers la maison déserte. Il y entre même, cette fois, et se trouve dans un salon brillamment éclairé, comme si la vieille demeure apparemment abandonnée était maintenant pleinement habitée.
Une voix de femme l’appelle, s’adressant à lui comme s’il était son tendre fiancé. Mais au lieu de la jeune femme du miroir il ne voit devant lui qu’une vieille folle hideuse, malmenée par l’intendant. Une ressemblance existe pourtant, comme si l’affreux visage n’était qu’un masque posé sur celui de la jeune fille.
L’étau narratif se resserre donc, et il faudra un nouveau récit pour éclairer définitivement les mystères de la maison déserte. Ce récit va être fait par le médecin auquel Théodore s’était précisément adressé, le docteur K., en qui l’on reconnaît aisément le docteur Koreff, l’ami de Hoffmann qui lui avait ouvert des perspectives sur le mesmérisme, la psychopathologie et les plus récentes découvertes du magnétisme animal, enseignant « le moyen, sinon de guérir, du moins de composer avec le mal6 ».
L’histoire qu’il va raconter, celle de la famille, donc de la maison, est complexe. C’est celle de deux sœurs rivales en amour, Angelika et Gabrielle, les deux filles du comte Z. Le comte de S., venu demander la main d’Angelika, s’éprit passionnément de Gabrielle et l’épousa. L’aînée, après avoir semblé accepter cet échec, devint folle. Mais, avec le concours d’une vieille bohémienne usant de breuvages suspects, elle parvint à soustraire l’enfant qu’a eu sa sœur. Le comte de S., entre-temps, était mort d’apoplexie nerveuse dans la maison d’Angelika.
Si certains motifs de « La Maison déserte » se trouvaient déjà dans « L’Homme au sable », cette rivalité entre deux sœurs autour d’une maternité est à mettre en parallèle avec la rivalité entre les deux frères dans « Le Vœu », et même avec le crime comme forme morbide d’une paternité de substitution dans « Ignace Denner ». C’est dire que l’unité du recueil ne tient pas seulement à l’apparent doublet signalé par Max Milner, mais qu’elle se crée aussi au fil du récit d’épouvante.
1. Tableaux nocturnes, éd. P. Forget, op. cit., t. I, « Présentation », p. 42.
2. M. Milner, « Fantastique et roman familial dans “La Maison déserte” », dans le volume collectif dirigé par J.-M. Paul, E.T.A. Hoffmann et le fantastique, op. cit., p. 205-217.
3. P.-G. Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, José Corti, 1951 (6e réimpression en 1982).
4. C’est l’expression utilisée par Philippe Forget dans sa traduction si rigoureuse (t. II, p. 81). Loève-Veimars se contentait de l’expression plus vague « vers l’heure de midi ». Madeleine Laval indiquait « à midi » dans sa traduction reprise dans le volume des éditions Phébus préfacé par Albert Béguin (p. 177).
5. R. Burton, Anatomy of Melancholy, 1621 ; trad. B. Hoepffner, préface de J. Starobinski, Anatomie de la Mélancolie, José Corti, 2000, 3 vol. ; trad. choix et éd. G. Venet, Anatomie de la Mélancolie, « Folio classique », 2005.
6. M. Schneider, Ernest-Théodore-Amadeus Hoffmann. Biographie, op. cit., p. 185-186.