Le titre de ce conte peut paraître austère, puisqu’il désigne une institution juridique, dont les conséquences sont regrettables. C’est, comme l’indique précisément Philippe Forget, « une institution reposant sur le droit d’aînesse, stipulant que les biens mobiliers et immobiliers d’une famille doivent revenir en entier, de façon inaliénable et inséparablement du titre nobiliaire, à l’aîné de la famille1 ». Le droit d’aînesse tourne au droit régalien, et l’institution entraîne des conflits entre frères au sein d’une même famille, une haine fratricide, telle celle qui oppose Wolfgang et Hubert, les deux fils du baron Roderich de R…sitten (R…bourg), instaurateur du majorat, puis le fils du premier, issu d’un mariage secret, et le fils du second.
Sur cette trame de haines, le conte mérite plus que jamais l’épithète de « gothique ». Comme l’écrit Alain Montandon, « “Le Majorat” se dote avec toute son atmosphère d’histoire gothique et de noire vengeance des couleurs de la nuit. Peu de textes enracinent si fortement leur récit dans l’heure nocturne. » Et il conclut son analyse de ce conte en confirmant que c’est décidément un nocturne : « L’essentiel se passe de nuit, car c’est de nuit qu’apparition fantomatique, somnambulisme et meurtre se manifestent. Sur tout l’ensemble pèse une sombre atmosphère qui annonce la fin d’une famille2. » Le représentant de cette famille est encore un Roderich, petit-fils du fondateur du majorat.
De « La Maison déserte » au « Majorat » le passage est aisé : le château de R…sitten a été abandonné par ses propriétaires successifs depuis le baron Roderich l’ancien, qui sera ainsi désigné pour le distinguer du propriétaire actuel au début du conte. Il serait plus juste de dire « presque abandonné », comme c’était le cas pour la Maison déserte. En effet le nouveau baron Roderich a logé dans le château de R…sitten deux vieilles demoiselles, les sœurs de son père, équivalent dédoublé d’Angelika (séparée, elle, de sa sœur Gabrielle) dans « La Maison déserte ». Et dans les deux cas un vieil intendant a la garde des lieux, tout en demeurant au village avec les quelques rares autres membres du personnel de service.
Autre nuance, et d’importance : chaque année, vers la fin de l’automne, Roderich le jeune quitte la Courlande, où il a choisi de résider principalement, comme ses prédécesseurs, pour venir chasser sur les terres du château apparemment abandonné. Tout se ranime alors, tout devient vivant et joyeux pendant un mois ou six semaines, dans une atmosphère de fête — une fête plus ordinaire qu’étrange.
Le jeune baron se réserve sa part de secret. Le domaine ayant été constitué en majorat, il devait se dérober au tumulte de la société joyeusement réunie pour veiller à la gestion de la propriété depuis son précédent passage.
Dans cette tâche, le baron est aidé par un homme de justice, ou mieux un « justicier », un vieil avocat dont le petit-neveu, qui l’accompagne à R…sitten, est le narrateur du récit. Commis aux écritures, ce Théodore pourrait être encore une fois une figure de l’écrivain lui-même. Cet avocat n’est nullement inquiétant comme l’était le vieil avocat Coppelius dans « L’Homme au sable ». Il a même le sens de l’humour, et son petit-neveu a une tendre affection pour lui. Avocat de fondation en quelque sorte, il s’est vu confier cette tâche de conseiller par le premier baron Roderich, le fondateur du majorat. Élément de continuité, il est aussi un témoin essentiel de l’histoire de la famille, marquée par une continuité d’un autre type : une étrange sauvagerie à laquelle n’échappe pas l’actuel propriétaire, pourtant doux et délicat au début de son existence.
Le château de R…sitten est bien placé sous le signe de la nuit. En effet c’est un château sinistre, non loin de la Baltique, où la verdure ne peut être que sombre, où les oiseaux annonciateurs du jour ne chantent pas. Le fondateur du majorat, le baron Roderich de R…, avait la passion de l’observation des astres. Aussi le narrateur et son grand-oncle ne peuvent-ils arriver à R…sitten qu’au milieu de la nuit, par un chemin désert et sombre, et dans un château où ne filtre aucune lumière. La lanterne de Franz (François) n’éclaire pas grand-chose. Elle suscite plutôt des apparitions mystérieuses et fugitives. À son arrivée avec son grand-oncle dans le vieux château, quelques jours avant celle du propriétaire, le narrateur découvre un monde inquiétant, qu’on peut qualifier de fantastique — certains de ses fantasmes, il en convient lui-même, étant dus au punch très fort qu’il vient de boire, à l’insomnie qui en a résulté, à la lecture du Visionnaire de Schiller, mais aussi au caractère insolite des lieux.
Un rôle important est attribué à la pleine lune, dont la lumière pénètre à travers les fenêtres du château et qui suscite des visions effrayantes accompagnées par les illusions acoustiques de la nuit. C’est ce qu’on pourrait appeler, en renversant le titre baudelairien3, « les méfaits de la lune ». La lune éclaire d’une lumière magique de vieux tableaux, qui peuvent bien ici être appelés « tableaux nocturnes ». Le feu de la cheminée s’y associe. Aux personnages représentés sur ces tableaux semblent venir s’ajouter des présences inconnues, qui restent dans l’ombre. Le jeune homme a même la vision d’un homme dont la lune éclaire le visage redoutable sur un tableau et il croit entendre sa voix qui lui interdit d’aller plus loin au risque de tomber sous l’empire des affreux mystères du monde invisible.
Il ne manque à l’ensemble ni la violence du vent, comme à l’arrivée de l’Étranger dans « Ignace Denner », ni le bruit de pas, comme dans « L’Homme au sable ». Et les rêves du vieil oncle endormi ont été tout aussi troublés que les rêves éveillés du petit-neveu, par un être étrange, ses pas, ses soupirs et ses grattements. L’oncle devine son identité et lance l’appel, dont le lecteur découvrira plus loin qu’il est un rappel : « Daniel ! Daniel ! Que fais-tu ici à cette heure ? »
Il ne faut pas pour autant confondre les Contes nocturnes de Hoffmann avec une littérature noire de grande consommation, dont Le Visionnaire de Schiller est l’aboutissement et encore l’illustration. Certes, c’est une lecture de Théodore, dans « Le Majorat », mais les mystères du château de R…sitten n’existent pas seulement dans son cerveau empli de lectures. Il y a participation à ce mystère. C’est ce que va mettre en valeur la relation entre Théodore et Séraphine, la jeune épouse du baron, après l’arrivée des propriétaires du château.
À lui seul, le nom de Séraphine, la jeune épouse du baron, est harmonieux et musical. C’est celui d’un « ange de lumière ». Dès le premier regard, Théodore a été sensible au charme et au mystère de cette créature exquise, pour qui la musique a comme pour lui une très grande importance. Une intimité va se constituer autour du piano qu’on a fait venir de chez l’épouse de l’Intendant : il a été déposé dans l’appartement privé de la baronne. La réparation de l’instrument a favorisé la création de cette intimité entre Théodore et Séraphine. Cette intimité va être celle de l’espace amoureux, de plus en plus resserré autour de l’instrument, jusqu’au moment où l’on presse Séraphine de chanter.
Cet espace resserré, il est celui qui existe, réduit, entre la chanteuse et son accompagnateur. Jusqu’ici c’est Théodore qui a été au piano. Il est pour Séraphine le « virtuose » auprès duquel elle se juge indigne. Si elle accepte de chanter, on pourrait donc s’attendre à ce qu’elle soit accompagnée par lui. Or curieusement c’est elle-même qui avance la main gauche sur les touches et en tire quelques sons comme pour préluder. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle l’imite. Il préludait lui-même avant de chanter. Mais aussi peut-être pour créer une intimité resserrée sur soi-même. Ainsi, dit-on, le compositeur Karl Loewe (1796-1869) chantera en s’accompagnant au piano ses propres ballades. Théodore est prêt à se dérober et à laisser la place à Séraphine. Mais elle le supplie de rester car son chant, privé d’accompagnement, paraîtrait pâle et hésitant. L’accompagnement va permettre mieux qu’une entente : une véritable divination.
En fait, ce chant pourrait rester non accompagné, puisqu’il est un chant du peuple. Pour les romantiques allemands le génie est l’instinct. Ainsi pour Jean Paul, dans son Cours préparatoire d’esthétique (chapitre « Sur le génie »). Nerval le suivra sur ce point, Wagner aussi. Le chant permet une remontée à la nuit des temps, mais une nuit qui éclaire la nature vraiment poétique de l’homme. Est-ce à dire que la voix de la baronne n’est que le truchement de l’humanité ? Non, car le chant de Séraphine est d’abord et surtout un chant du cœur. Comme l’a écrit Roland Barthes, « Le cœur est romantique » — expression dans laquelle nous ne percevons plus, avec dédain, qu’une métaphore édulcorée — « un organe fort, point extrême du corps intérieur où, tout à la fois et comme contradictoirement, le désir et la tendresse, la demande d’amour et l’appel de jouissance, se mêlent violemment : quelque chose soulève mon corps, le gonfle, le tend, le porte au bout de l’explosion et tout aussitôt, mystérieusement, le déprime et l’alanguit4 ». Ce chant constitue un aveu retenu, retardé, détourné. Paradoxalement, ce n’est donc pas la baronne qui interprète un chant populaire ; c’est le chant populaire qui va se faire l’interprète de ce que voudrait exprimer la baronne. Ce chant du cœur vient lui aussi de plus loin, d’un sentiment de l’infini qui repose au fond de notre âme. Celui qui l’écoute l’enferme dans sa propre intimité, et l’écoute en soi-même. Son espace vrai d’écoute, c’est, si l’on peut dire, l’intérieur de la tête, de ma tête : en l’écoutant, je chante le lied avec moi-même, pour moi-même. Je m’adresse en moi-même à une Image : image de l’être aimé, en laquelle je me perds, et d’où me revient ma propre image, abandonnée5. Ce chant de Séraphine est finalement un chant menacé : menacé par la musique de la chasse ; par les lumières du salon ; peut-être même parce qu’il était un chant de la nuit6.
Aux soirées musicales de Théodore et de la baronne va se substituer plus tard une conversation sans musique (l’inverse en quelque sorte, du Capriccio de Richard Strauss). Le sujet principal en est l’absent-présent, le baron : cette conversation a lieu à son insu, et l’on sait bien qu’il serait furieux s’il l’apprenait. Théodore fait observer sa sollicitude inattendue, non pour lui-même, mais pour toute personne qui se trouverait menacée par le terrible secret de la famille. Sa passion pour la chasse a été l’occasion d’une transformation brutale. Depuis, il a l’air de braver le mauvais génie qui jette sur son existence un souffle empoisonné. Il est comme saisi non par le démon de la chasse, mais par le Démon tout court, et près de devenir lui-même ce démon-là. Enfin son ascendance pèse lourdement sur lui : il ne peut échapper à son hérédité. Séraphine est elle-même contaminée ; Théodore et la musique sont ce qui lui a fait croire qu’elle pouvait échapper au mystère environnant.
Pourtant cette conversation qui se substitue à la musique pourrait bien être encore une manière de musique. Elle permet une communication profonde entre Théodore et Séraphine, que l’amour naissant ne suffit pas à expliquer. Il y a pour eux une participation télépathique au même mystère, ce que rendent sensible la voix et ses modulations. La première intervention de Séraphine est faite d’une voix douce et presque plaintive. Le langage de Théodore semble à la jeune femme recéler plus de choses que celles qui ont été explicitement dites. Séraphine comprend cette surcharge latente. À deux reprises elle pousse un cri, avant le soupir final. D’une certaine manière, malgré son absence, le baron participe au même mystère. En tout cas, on ne peut rien lui cacher. Sans doute redoute-t-il la musique pour son épouse, parce qu’il sait que, contrairement à ce qu’elle croit, la musique est porteuse des mêmes mystères mortels.
Le récit de cette rencontre entre Séraphine et Théodore n’est donc pas une parenthèse dans le récit. Hoffmann se joue des décors et des poncifs de la littérature « gothique » pour raconter l’histoire tout intérieure d’êtres qui avancent dans l’exploration du mystère. L’« inquiétante étrangeté » n’est pas ici l’intrusion du mystère dans la vie réelle, elle est plutôt dans l’organisation de la vie réelle en fonction d’un mystère qu’on devine de plus en plus mortifère. Théodore vient d’échapper à une mort qui ne lui était pas destinée. Le baron ne la craint pas pour lui-même, mais pour Séraphine — qu’en effet elle atteindra à la fin du conte nocturne.
Les saisons passent, le mystère demeure. L’oncle et le neveu ont quitté le château et regagné une maison aux environs de la ville. C’est là que le vieil homme va entreprendre d’éclairer Théodore. Le récit à l’intérieur du récit, selon une technique chère à Hoffmann, est fait à la troisième personne. Remontant dans ce qui fut l’histoire du majorat de R…sitten, entre la fondation par Roderich l’ancien et la situation à laquelle on a assisté après l’arrivée de Roderich le jeune, il a pour charge d’éclairer les ténèbres du château et les mystères de la famille de R… Ce sera pourtant le plus sombre des récits.
À la succession des générations correspond une haine entre frères, de plus en plus aiguë. Elle a pour premier effet de dénoncer « la nocivité du majorat7 ». Là n’est pourtant pas l’essentiel. Si une telle institution risque en effet de dresser des frères les uns contre les autres — l’aîné seul héritant du domaine et des richesses du majorat —, c’est bien d’une telle haine surtout que traite ce conte, comme l’a souligné Philippe Forget8. Schiller, dans son drame Les Brigands, avait déjà traité ce sujet, la haine opposant un frère cadet à son aîné. C’est sans doute dans ce drame célèbre, qu’il connaissait aussi bien que Le Visionnaire, que Hoffmann a pu trouver les noms de Daniel et de Franz (François), qui sont donnés à deux autres personnages du « Majorat ». Pour éviter tout risque d’imitation et de plagiat, Hoffmann inverse les caractéristiques de Franz, qui de fourbe devient fidèle, et de Daniel qui tend à devenir complice des œuvres de Satan. Hubert le dilapidateur contre le cupide Wolfgang, Hubert le jeune, fils du cadet, contre Roderich le jeune, fruit d’un mariage secret de l’aîné : « à chaque génération évoquée, Hoffmann choisit de mettre deux frères aux prises9 », mais dans un jeu complexe de tempéraments opposés et de passions. La donnée la plus romanesque, l’élément le plus surprenant est que Séraphine, l’épouse du dernier titulaire du majorat, est la fille du premier Hubert, qui avait été humilié par Wolfgang en tant que cadet.
Ce mariage, sinon contre nature, du moins contre la logique sans pitié du majorat, est peut-être ce qui vouait, plus que la musique, la jeune femme à la mort. C’est le vieil avocat qui apprend à son petit-neveu cette triste nouvelle. Séraphine a été victime d’un accident de traîneau, mais bien plus du harcèlement de celui qu’elle appelle « le vieillard » et dont elle a cru qu’il poursuivait le traîneau, rendant l’attelage endiablé. Point de chant ici, mais le cri, le cri de Séraphine devinant et annonçant sa mort proche : « Der Alte — der Alte ist hinter uns her », « Le vieillard ! le vieillard est derrière nous ! ».
Qui est ce vieillard ? Roderich, le fondateur du majorat ? Daniel, l’intendant somnambule, l’auteur de la mort de Wolfgang quand, après avoir attisé son goût de l’or, il l’avait, une nuit, précipité dans les profondeurs de l’abîme ? Le Démon, aussi vieux que le monde, se confondant avec la puissance ténébreuse qui est dénoncée dans les dernières lignes de l’épilogue ?
Le deuxième récit était une plongée dans le passé. L’épilogue conduit bien au-delà de la mort de Séraphine, et aussi de la mort du vieil avocat. Dans un monde devenu vide et désolé pour le petit-neveu, le narrateur, Théodore, brille d’un feu toujours inquiétant le fanal de la tour du château de R…sitten (dont in fine, Loève-Veimars fait Rembourg), et aussi la lumière d’une jeunesse lointaine, d’un grand amour perdu, de Séraphine, figure aussi claire que la Clara de « L’Homme au sable ».
1. Tableaux nocturnes, éd. P. Forget, op. cit., t. II, p. 45.
2. A. Montandon, Les Yeux de la nuit, op. cit, p. 217, 223.
3. « Les Bienfaits de la lune », dans Le Spleen de Paris.
4. R. Barthes, L’Obvie et l’obtus, op. cit, p. 255.
5. Ibid., p. 256.
6. Le Chant de la nuit sera le titre de la Troisième Symphonie de Karol Szymanowski (1882-1937), composée entre 1914 et 1916. Cette œuvre pour ténor, chœur et orchestre met en musique des vers du poète mystique persan Djelal el Din Roumi (XIIIe s.) célébrant la beauté transcendante de la nuit orientale :
« Nous sommes seuls, cette nuit, mon Dieu et moi.
Quel rugissement ! La joie se lève.
Cette nuit, la vérité bat son aile brillante ».
7. Aline Le Berre a insisté sur une telle contestation de l’institution dans les pages qu’elle a consacrées au sixième des Contes nocturnes (A. Le Berre, Criminalité et justice, op. cit., p. 148-151, 203-207, 302-305, 389-393.)
8. Tableaux nocturnes, t. II, Présentation, p. 45.
9. Ibid.