Le dernier des Contes nocturnes s’ouvre sur une invitation au voyage. Il s’agit, pour le voyageur enthousiaste, de faire participer cet autre voyageur que doit devenir son lecteur à la découverte d’un paysage, d’un manoir à la fois protégé et mis en valeur par le sombre feuillage des halliers. Ce lecteur-voyageur y sera admis comme visiteur, au prix d’un modeste pourboire au jardinier, mais en l’absence définitive du propriétaire défunt, le Conseiller Reutlinger.
Le récit se présente véritablement comme des mémoires d’outre-tombe. Non qu’ils aient été écrits par le Conseiller disparu, comme ceux de Chateaubriand avant sa mort. Le narrateur ne délègue ses fonctions à personne, pas même au maître des lieux qui aurait été le mieux placé pour en faire l’histoire. Mais il a le souci de le rendre présent malgré la mort et surtout de rendre présent le souci incongru que Reutlinger eut de sa mort et de son tombeau.
Dès l’entrée dans le manoir on sera frappé par l’enduit des parois imitant le marbre blanc — et l’on sait comment, d’une manière habituelle, le marbre est associé à la mort dans les contes de Hoffmann. Le grand salon invite à un retour vers le goût du siècle de Louis XIV, moins « corrompu » (selon la traduction de Madeleine Laval) qu’obsolète. Le jardin lui-même est à l’ancienne mode française, orné de statues et conduisant à un bosquet de saules justement dits pleureurs. Et au centre de ce petit bois, qui a la forme d’un cœur, a été construit, également en forme de cœur, une manière de tombeau, moins nu, plus baroque si l’on veut que celui du Grand-Bé pour Chateaubriand : un pavillon en marbre sombre, lui aussi en forme de cœur, abrite des dalles de marbre blanc, avec au milieu un cœur grandeur nature. Ce cœur n’est ni noir ni blanc, il est rouge. C’est une pierre d’un rouge foncé encastrée dans le marbre blanc, avec l’inscription « IL REPOSE » gravée dans le marbre. La mémoire du défunt est conservée par l’épitaphe ainsi inscrite sur sa tombe.
Ce cœur sculpté dans la pierre rouge est l’image d’un cœur meurtri et, comme l’expliquait le Conseiller Reutlinger à une dame aussi vieille que lui, dans ce même pavillon, le 8 septembre de l’année 180…, il veut croire que ce sont les gouttes de son sang qui ont ainsi rougi cette pierre. Il n’y a pas loin de là à penser qu’il a connu sept douleurs, comme la Vierge Marie, et que sept couteaux se sont plantés dans son « cœur pantelant », son « cœur sanglotant », son « cœur ruisselant », comme la Madone de Baudelaire1 ou comme Baudelaire lui-même, premier bourreau et première victime de lui-même, contraint d’avouer : « Je suis la plaie et le couteau2 ! »
À la vieille dame, la Conseillère-intime3 Julie Foerd, il fait le reproche d’avoir jadis blessé d’un coup mortel son pauvre cœur en écartant son amour (ce serait la première plaie). Mais du haut de son grand âge elle peut répliquer à ce soupirant de jadis qu’il a été de tout temps, et déjà dans ces années-là, l’auteur de ses propres tourments, en raison de son caractère intraitable et vindicatif, de ses sombres pressentiments, de cette humeur noire qui mérite pleinement le nom de Mélancolie, repris par lui-même à son propos. La voilà bien, la première plaie qui sera aussi la dernière, la déception amoureuse ancienne n’étant donc que la deuxième, celle qui a révélé la plaie fondamentale, native en quelque sorte.
La troisième pourrait être la marque laissée par celui que la vieille dame appelle « le mauvais génie » : il a jeté dans son âme une défiance universelle dont il a été et dont il est le premier à souffrir. À l’interprétation burtonienne des souffrances de Maximilien Reutlinger succéderait une interprétation diabolique. Le Conseiller pourtant l’interprète différemment : ce serait plutôt la volonté de Dieu, et la quatrième plaie serait le bon plaisir, la fausse grâce de l’impénétrable Providence qui l’aurait doué d’une lucidité sur tous et sur tout dont il est le premier à souffrir.
Ainsi a-t-il cru découvrir l’hypocrisie, la malveillance à son égard et la malhonnêteté de son frère cadet, qu’il a soupçonné d’abus de confiance. Cette cinquième plaie en a entraîné une sixième : s’étant pris d’affection pour le fils de ce frère, un jeune garçon qu’il avait choisi de garder auprès de lui, il a fini par le considérer comme un petit monstre, un serpent dangereux, et par le chasser. La faute de cet enfant de six ans pourrait paraître vénielle : l’oncle l’avait surpris en train de jouer avec la pierre rouge en forme de cœur qu’il avait placée dans le pavillon et prévue pour la sépulture de son cœur. La septième plaie ne pouvait être alors que sa solitude de vieil homme abandonné de tous et déçu.
Voici donc réunis conseillers-intimes, conseillers auliques (les conseillers de justice) et conseillers de finances dans une fête qu’on peut qualifier d’étrange, comme celle qu’Alain-Fournier décrira dans Le Grand Meaulnes : tout un passé semble ressuscité dans cette fête à l’ancienne mode, comme si l’on revenait près d’un demi-siècle en arrière. Les jeunes gens et les jeunes filles portent des habits tels qu’ils étaient de mise vers 1760. Reutlinger l’a voulu ainsi pour cette « fête du vieux temps » (Fest der alten Zeit, l’expression est soulignée aussi dans le texte allemand), célébrée tous les trois ans le jour de la Sainte-Marie.
Deux de ces jeunes gens, Ernest et Willibald, plaisantent à ce sujet, et au sujet de leurs habits, tout en reconnaissant qu’ils en sont comme prisonniers, que le costume a sur celui qui le porte une emprise mystérieuse, celle du Temps lui-même. Willibald imagine même qu’il pourrait engager avec Julie, la plus jeune des filles du conseiller et de la conseillère Foerd, un dialogue analogue à celui qui exista jadis entre Reutligner et l’autre Julie, la mère de celle-ci. Le récit ferait ainsi passer d’un colloque sentimental à l’autre, comme un écho nostalgique la première fois, comme un reflet dérisoire, la seconde — et toujours sous le signe de l’impossible. Peut-être n’est-il d’autre marbre, en définitive, que le temps, bien plus insensible que tous les prétendus cœurs de pierre. Dans l’esprit et la bouche des deux jeunes gens, l’ironie romantique ne s’attaque d’ailleurs pas aux « grandes questions », comme celle du Temps ou comme celle du Jugement dernier. Ils se contentent de l’exercer sur la fête étrange et celui qui l’a voulue ainsi, le conseiller Reutlinger, l’hôte des lieux.
Les motifs de plaisanterie sont multiples : l’arbre aux perruques, la musique où le son aigre des petites flûtes est soutenu par des tambours, la personnalité et les propos d’un ancien ambassadeur en Turquie devenu plus Turc que les Turcs et pourtant coiffé d’une perruque et chaussé des mêmes bottes que les vieux conseillers réunis dans cette fête bien allemande. Un peu d’orientalisme entré en intrus, quelques mots d’italien comme ceux d’un air d’opéra appartenant au répertoire du castrat Farinelli, ces éléments disparates agrémentent la fête étrange, renvoyant à des lieux et à des temps plus ou moins éloignés.
Il n’y manque pas l’histoire du chien de mer, que raconte l’ancien ambassadeur en Turquie, le baron Exter, et, exhibé pour la circonstance, un anneau d’or portant en arabe le nom d’Ali, le cousin de Mahomet. Ce qu’Ernest nomme ici « merveilleux » (traduction de Loève-Veimars), ou plutôt « tout à fait étonnant » (Das sind ganz erstaunliche Dinge) est de la bigarrure, avec les mots d’une chanson française et des bribes de musique italienne.
C’est alors que se produit, non l’entrée en scène, mais bien plutôt l’irruption d’un jeune homme, Max, qui porte le même prénom que le maître des lieux, mais est présenté pour l’instant comme le secrétaire du conseiller Foerd.
Ce dont Loève-Veimars a fait le chapitre III du « Cœur de pierre » peut sembler faire diversion, comme la fête étrange et ses aspects « carnavalesques » (pour reprendre l’épithète mise à l’honneur par Bakhtine). Philippe Forget, qui a perçu dans cette fête « une perversion (légèrement atténuée) du sacré et du religieux », a fait observer que c’était pour Hoffmann « l’occasion de mettre en scène des historiettes insolites ou carrément burlesques » (après le phoque d’Exter, la noce des tailleurs), « ainsi que des personnages (par exemple une naine débile opportunément prénommée Nannette) et des situations qui ne le sont pas moins4 ». L’histoire de la noce des tailleurs renverrait à une mésaventure vécue par Hoffmann lui-même5.
L’important est que cette histoire concerne Max, pour lequel, on l’imagine aisément, Hoffmann a donc lui-même une sympathie toute personnelle. Tiré de ce mauvais pas par son protecteur, le général Rixendorf, ce jeune homme, que Willibald présente « comme un homme bien élevé et richement doté par la nature », porte un mystère en lui. Le conseiller Foerd supposant que, si Max avait été puni, il aurait quitté la ville de G… pour toujours, Willibald ajoute : « peut-être se trouve-t-il un autre motif en jeu » (le texte allemand parle plutôt de « quelque chose de particulier à l’arrière-plan », etwas ganz Bensonderes im Hintergrunde). Ce mystère, essentiel au conte fantastique et mieux encore au conte nocturne, va trouver une explication que le lecteur connaît déjà grâce à la conversation première entre le conseiller Reutlinger et la conseillère Foerd. Max n’est autre que le neveu du conseiller, qui porte le même prénom que lui.
Sa réhabilitation va passer par un nouveau détour du récit qui, pour d’autres raisons que l’histoire de la noce des tailleurs, va paraître au lecteur longue et complexe. Du moins touche-t-elle davantage sa sensibilité, avec des effets pathétiques. Il faut passer par la promenade au jardin, et dans la nuit, du conseiller Reutlinger, par la scène inattendue qu’il a surprise et qu’il a interprétée comme l’annonce de sa mort prochaine, par un nouveau jeu de doubles (les deux Max, les deux Julie), par la lenteur tant de la reconnaissance que du pardon et de la réconciliation. Qui, d’ailleurs, doit pardonner à l’autre ? L’oncle, qui avait surpris Max enfant jouant avec le cœur de pierre prévu pour son tombeau ? Le neveu, qui a souffert de la sévérité injuste et du caractère intraitable de son oncle ? Ou, derrière tout cela, l’ombre du frère cadet, du père de Max-le-jeune, qui mourut pauvre, abandonné, plein de ressentiment pour l’aîné sans pitié ?
Philippe Forget parle d’une « conversion » finale. Le mot est sans doute un peu fort. Le pardon si lent à venir est suivi d’une scène de famille attendrissante, à la Greuze. Ou plutôt ce ne serait que cela si, dans le spectacle qu’il a sous les yeux — la tendre relation entre le jeune Max et la jeune Julie — le conseiller Reutlinger ne retrouvait, en miroir, celui de sa relation ancienne avec l’autre Julie. Le dénouement heureux doit compenser ce qui a été l’échec de sa propre vie. Le voyage imposé à Constantinople ne sera qu’une épreuve ajoutée, dont il n’était nul besoin, sinon pour une touche orientale supplémentaire dans un conte dont le dénouement, cette fois, est heureux comme pouvait l’être celui de La Flûte enchantée.
1. « À une Madone », pièce LVII dans l’édition de 1861 des Fleurs du Mal.
2. « L’Héautontimorouménos », pièce LII dans l’édition de 1857, LXXXIII dans l’édition de 1861.
3. C’est-à-dire l’épouse d’un conseiller-intime, conseiller particulier du prince. On distinguera les conseillers-intimes des conseillers auliques, appartenant au Conseil aulique, tribunal particulier de certains princes d’Allemagne.
4. Tableaux nocturnes, éd. P. Forget, op. cit., t. II, p. 54.
5. Ibid., t. I, p. 9.