L’ÉMERGENCE DE GRANDS RÉCITS

 

 

Depuis que les sciences inventent de fins procédés de datation, elles rendent possibles cinq Grands Récits, pour la première fois probablement vrais : les deux premiers relatent la formation de l’Univers, à partir du big bang, et le refroidissement de la Terre, parmi les planètes ; le troisième narre l’émergence de la vie et l’évolution des règnes de flore et de faune ; le quatrième raconte l’avènement de l’hominien et ses transformations et le dernier retrace le début du ou des langages… Un bilan des avancées dans la multiplicité des paysages de détail produit ces Grands Récits qui enchaînent et enchantent le monde, et dont chacun se construit sur une intersection de disciplines locales. Alors, leur ensemble contribue à une seule et immense fresque, elle aussi probablement véridique, formée sur l’intersection commune à l’encyclopédie. Comme cette geste coordonne ces cinq segments, elle peut, sans doute, porter le titre de Légende Universelle, ce qui signifierait : comment il faut lire l’universel à travers les sciences locales et grâce à leur apport respectif.

 

Puisque la science ne dispose d’aucune langue commune à toutes ces disciplines, un certain sens global ne peut donc s’énoncer dans la langue singulière de l’une ou de l’autre, mais le peut dans la langue vulgaire que chaque scientifique partage avec les non-savants. Devenu désormais ignorant des recherches lointaines ou voisines, il se trouve, à leur égard, inexpert et ne les connaît que comme tout le monde. Voilà, sans doute, la première fois que le Grand Récit de «vulgarisation», naguère si méprisé, dit plus et mieux que les sciences prises isolément, quoiqu’il dise des choses moins précises et rigoureuses qu’aucune d’entre elles : c’est que l’intégrale se raconte autrement que ne s’énoncent les différences. Chaque science déduit, expérimente, raisonne… en son dialecte propre ; la langue courante raconte la Science. Ainsi le Récit complémente les savoirs.

Tout acquit local verse alors son dû à cette immense relation, enlacée aux recherches, à elles fidèle et par elles contrôlée, toujours récrite, remodelée, niée souvent, sans cesse reconstruite, fleuve majeur qui, dans le même bassin que ses affluents, quoique légèrement décalé, recueille leur eau et leurs alluvions… poteau-tuteur extérieur et intérieur qui soutient le treillis des connaissances, buissonnant et fragile par manque de tronc.

 

Autre nouveauté : depuis quelques années, nous entreprenons, entre les sites des réseaux, des navigations où nous risquons des naufrages, des promenades qui ressemblent elles-mêmes aux errances de l’Odyssée. Jadis et naguère, les sciences s’opposaient aux récits ; la connaissance d’aujourd’hui en adopte la forme. Comment, dès lors, s’étonner que la somme de tous ces voyages individuels s’intègre dans une immense randonnée ?

D’abord rétrograde, cette Légende Universelle répond à la question : d’où venons-nous ? mais peut, aussi, construire les hommes par le conte du monde et son enchantement. Entendez par enchantement que ce Grand Récit fait entendre une voix unitaire de manière si soutenue que jamais parole ne porta aussi loin ni aussi longtemps ; il désigne, en effet, un Univers, pour les espaces, les temps, la matière et les énergies, et de l’Universel, pour la vie, les hommes et leurs langues. En ce moment et de cette façon, nous passons de l’âge du détail local, parlé dans les dialectes des disciplines, à celui d’un global assez nouveau puisque son cours majeur percole dans la langue de tout le monde. Si, de manière de plus en plus plausible, nous savons donc répondre à la question : d’où venons-nous ? l’Univers entrevu et déployé aujourd’hui, à travers ou derrière le réseau des paysages locaux et variés, construit la réponse à la question : que pouvons-nous savoir ? Cette tâche infinie du Récit repris.

Quoique désespérément, nous savons aussi répondre à la question : que nous est-il permis d’espérer ? La beauté des choses du monde, la paix perpétuelle parmi les hommes, l’œuvre, personnelle ou collective, l’amour réciproque entre personnes… réponses simples et accessibles immédiatement, mais auxquelles répugne l’étrange et chaotique bête humaine, sur les communautés de laquelle pèse le mal. Pourquoi cette opacité mortelle ? Voilà le mystère qu’expriment les Grands Récits traditionnels, en cela inoubliables.

 

Juin 1997