Nous disons complaisamment : Perrette bâtit des châteaux en Espagne en comptant son lait, ses œufs, son cochon et la vache et le veau. Son imagination bat la campagne ou elle s’imagine riche. Voilà pourquoi le pot tombe de sa tête et qu’elle se retrouve aussi pauvre que devant. Nous raisonnons comme la morale de la Fable, et nous évoquons la faculté d’imagination, à l’étourdie, sans faire attention au récit : car Perrette y gambade comme génisse dans un pré. Cotillon simple et souliers plats, elle s’y dévêt comme une danseuse, et, bien avant d’imiter la velle et le veau, elle a dû mimer la poule qui marche de manière saccadée en avançant le cou, le porc dont le ventre se vautre dans la bauge, la truie qui avance ses mamelles vers ses trois petits cochons, sans s’oublier elle-même, fermière, en train de donner du grain à la volée. La voici entraînée dans un ballet, suite mimétique où, successivement, son corps prend la forme et le mouvement de toute la basse-cour. Je la vois, comme vous, sur la route poudreuse, sautillant comme poulette, redressée avec la crête du coq, bêlant comme agnelle, raide comme pouliche qui vient de naître… tout cet enchaînement montrant que le corps peut imiter la forme et les mouvements animaux, se changer en toute espèce, donner donc le secret des Fables elles-mêmes, qui supposent ces métamorphoses-là, mais livrer, de plus, le mystère étrange du corps humain dans sa capacité illimitée de transformations. Oui, le corps de Perrette, comme le vôtre et le mien, contient, de soi, virtuellement, tout le règne animal et bien d’autres choses encore. En particulier, le bestiaire des Fables, dont la leçon, tout justement, consiste à nous apprendre, par figures successives, cette virtualité.
Complètement, imaginaire, la faculté d’imagination reste donc une invention de savant assis à sa table et qui ne sait pas danser. De gros livres lui apprirent qu’il existe un organe qui secrète la bile, appelé foie, un autre qui digère, l’estomac, une poche qui contient l’urine, la vessie… et en conclut platement que, si nous formons des images, il faut bien qu’il existe dans la tête l’organe qui les produit : ainsi naquit l’imagination, au milieu d’autres facultés, la mémoire qui contient les souvenirs ou l’entendement qui produit les concepts… Ainsi en nous se trouvent des boîtes noires, pleines de trésors, dont ledit savant, aussitôt, prétend détenir la clé. Il suffit qu’il trouve autour de lui des gens assez peu avisés pour le croire, et il vivra longtemps respecté, en se payant largement du produit de ces boîtes, je veux dire en les décrivant longuement devant une assistance de gogos éblouis à qui l’on demandera longtemps de disserter sur ces merveilles pour être reçus parmi les doctes. Ainsi, l’ouverture de pseudo-boîtes noires propres à faire vivre grassement leurs découvreurs ne date pas de l’invention de l’inconscient.
Retour sur terre : comme celui d’un gymnaste ou d’une danseuse, le corps de Perrette passe donc par cent figures ; il fait l’œuf et contrefait la vache, une autre fois il fera peur aux enfants en jouant au lion, les fera rire en trottant comme un âne… Il se figure. et convie les autres à se figurer : figure-toi que le Lion et le Moucheron… preuve surabondante qu’il sait presque tout faire, la faune, la flore, le meunier, le savetier, le village global, le roi et la cour, le monde enfin… Ce que nous appelons imaginer consiste à puiser dans le trésor infini, en effet, de la virtualité corporelle et d’en sortir mille et mille attitudes préparatoires au langage.
Le journal convie un écrivain pour causer de l’imagination : fort bien. Mais que n’a-t-il invité un professeur de gymnastique ! Alors, des figures du corps, donc de vraies images, nous auraient initiés à l’authentique fonction d’imaginer.
Décembre 1997