En décembre, quand Miranda téléphone à Bruno, il fait trop chaud, des températures nettement au dessus des normales saisonnières. Sur la place de la Déesse, la grande roue tourne, personne ne remarque qu’elle symbolise le temps, l’année qui va passer, et Tino Rossi appelle petit papa Noël par tous les haut-parleurs. C’est l’après-midi, le jour fout le camp en douce, bien honteux de ne pas avoir réussi à s’installer dans la grisaille humide. Mais demain, on va voir ce qu’on va voir ! Miranda pense un peu la même phrase, assise à la terrasse chauffée d’un bistrot, son manteau de fourrure synthétique ouvert sur une robe de laine noire à col roulé, au moment d’appeler Bruno. Ensuite elle ira se préparer au Quolibet, peut-être pour rien, comme hier où personne n’a poussé le rideau cramoisi du cabaret, avant-hier non plus, faut remonter à la semaine d’avant pour trouver la salle pleine, un club de Flamands, des philatélistes ou quelque chose, venus s’encanailler. Nelly a fait son numéro sur scène, habillée en parachutiste, barda au dos et tout le tremblement, et à la fin nue comme une parachutiste, poitrine à l’air et tout le tremblement de sa belle chair. Les Flamands ont été généreux : Nelly a une forme de beauté qui fait partie des canons genre Rubens. Bric et Broc, leur numéro de larmes constantes, de pleurs multiples, de gémissements divers et leur slip kangourou avec une poche pour le mouchoir, ils en ont pissé de rire les philatélistes. Miranda s’est bornée à des tours muets de close-up, et sans sourire. Ils ont aussi aimé.
— Bonjour Mademoiselle. Je souhaiterais parler à monsieur Carteret, s’il vous plaît… Ah… Si vous voulez, oui… Que Miranda a appelé, il comprendra… Mon numéro s’est affiché…? Vous pouvez le lui communiquer… Au revoir Sidonie, et merci…
Pas mécontente de son effet, Miranda.
L’autre qui la prend de haut, madame Forestier directrice administrative, cabinet particulier de monsieur Carteret, j’ai bien peur que, puis-je transmettre un bref message, ah, je vois, je ferai de mon mieux, l’appeler par son prénom à la fin, ça l’a séchée, au revoir madame qu’elle a dit… Elle finit son café, sort et traverse la place dans le faux froid, la fausse gaieté d’Étoile des neiges et le faux givre des décorations, manteau ouvert, toujours ce mouvement chaloupé des reins, sensuel, elle n’y peut rien, sur ses bottes à talons hauts, dans les regards faussement distraits des hommes qui se retournent, elle prend vers la chambre de commerce, et enfile la rue Grande-Chaussée, entre les étalages brillants à vêtements de soirée, là, une quinzaine avant les fêtes, branches de houx et sapins à boules. Sur les trottoirs étroits, elle bouscule malgré elle les chalands arrêtés, encombrés de paquets, benêts à lécher une vitrine après l’autre. Au moment où elle passe devant une boutique fort chic, au milieu de la rue des Chats-Bossus, son téléphone vibre. Elle s’arrête, et répond, dos à la chaussée, face à un fourreau de soie, long et noir, décolleté très profond, et son reflet dans la vitre, sa coiffure un rien dérangée du petit souffle de vent, son visage aigu, les lèvres très rouges et le regard évanoui, trop pastel, s’y superpose presque exactement. C’est dans cette tenue à prendre froid qu’elle écoute Bruno et inconsciemment, elle cambre la taille, redresse le buste, en avant les séductions, y compris la voix carmencita. Il a tenu à rappeler vite, chère mademoiselle Miranda, qu’on puisse s’organiser : il souhaite l’engager pour une prestation artistique. Ce serait un dimanche soir, le second de janvier, il croit se souvenir que Le Quolibet est fermé le dimanche, non ? Si. Parfait. Peut-être ce serait bien qu’ils se voient auparavant, pour décider des modalités, du cachet, est-ce que deux mille euros…? Cela serait-il suffisant pour qu’elle vienne aimer quelques invités à un cocktail d’anniversaire…? Pour l’instant il n’a pas d’enterrement prévu, ahahaah…! Là il est à Dubaï, il rentre vendredi qui vient, il passera au cabaret le lendemain… Est-ce qu’il fait beau à Lille ? Non, n’est-ce pas…? Ici, à Dubaï, c’est supportable, trente degrés… Bien, à samedi donc… Ah, il allait oublier : sait-elle ce que signifie « miranda » en latin ? « Qui doit être vue avec étonnement », avec une nuance d’obligation… Voilà, on est contraint de vous admirer Miranda. Portez-vous bien… Et il raccroche.
Miranda en fait autant, toujours face à la vitrine, rajuste son sac à bandoulière sur son épaule, ce qui suffit pour brouiller son reflet. Elle baisse les yeux sur le petit cadre où est inscrit en cursives à pleins et déliés le prix de la robe, mille huit cent cinquante euros, puis elle regarde le téléphone qu’elle tient toujours :
— Salaud.
Et elle entre dans la boutique.
Mercredi. Ou jeudi. La dernière fois où Miranda est venue ici, sur les quais de la Deûle, vers les Bois-Blancs, le quartier ne flambait pas encore et c’était un lundi. Il y a dix ans, à une lune près. Éric rentrait de six mois en clinique, assez valide après l’accident pour se prétendre autonome et trop handicapé pour envisager à court terme de reprendre un emploi. Les chefs de chantier en fauteuil roulant, béquilles à tout le moins, ne sont pas légion. À l’époque un petit loft en rez-de-chaussée, avec un horizon de péniches calmes sur une eau paresseuse, représentait un investissement à la portée d’Éric. D’autant que Miranda lui avait fait cadeau du petit pécule qui lui restait après son licenciement. Sur leur temps libre, les copains du bâtiment avaient exécuté les travaux, installé des portes assez larges, des sanitaires adaptés, une cuisine pensée en fonction de son rayon d’action, monté le minimum de cloisons qui auraient été des freins à la circulation. Même ils étaient passés dans le minuscule appartement, près de la Déesse, qu’Éric partageait avec Miranda jusqu’au drame, et ils avaient déménagé ses affaires, bien proprement, dans de beaux cartons. Ils avaient emporté les sourires anciens, les mots d’amour et les cris de jouissance, les silences et quelques chagrins. Mais pas les meubles, aucun. Éric avait indiqué comment s’en procurer d’autres, neufs et pratiques, pour le loft. Miranda avait cru qu’ils lui laissaient le soin d’emporter sa part du ménage et ce lundi, elle était arrivée juste, avec ses propres valises, comme on aidait Éric à s’asseoir dans son fauteuil, au sortir de l’ambulance. Deux, trois copains étaient présents aussi, prêts à familiariser Éric avec son nouvel environnement quasi médicalisé. Rien que là, le bisou distrait, les types entre eux, Miranda s’était sentie tapisserie, pas dans le bal. Et puis, une fois seuls, la visite guidée par les copains dûment effectuée, les compteurs d’eau, d’électricité, le fonctionnement des appareils ménagers, les rangements, le garage avec son auto automatique, Éric lui avait dit tout à trac qu’il n’entendait pas qu’elle vienne vivre avec lui. Il espérait qu’elle n’avait pas donné congé de l’autre appartement. Non. Bien.
Elle était restée là, toute pudeur au diable, debout dans le décor aubergine et blanc de navet, des couleurs qu’elle aimait, à lui parler d’amour, de mariage, et des enfants qu’ils pourraient quand même avoir, à lui demander ce qu’elle allait devenir seule avec moins que rien de revenus, elle avait pleuré, l’avait insulté, elle avait commencé de se mettre nue, qu’il la désire, il l’avait interrompue, qu’elle se rhabille et ne se fasse aucune illusion : il n’aimerait jamais personne qu’elle, il rêvait de leurs nuits anciennes, si elle était dans le besoin, sitôt qu’il pourrait, il l’aiderait financièrement. Surtout qu’elle ne le pense pas riche, même sans signer quoi que ce soit, il avait pris toute la responsabilité de son accident et ne toucherait aucune indemnité. Les bras de Miranda lui en étaient tombés : alors que la société de BTP employeur était pleinement coupable, qu’il était facile de l’établir, qu’est-ce qui lui prenait à Éric ? Il avait parlé de dignité, de nécessité d’assumer une faute, et d’une certitude : Miranda n’avait pas à supporter les conséquences de son inconséquence, elle méritait mieux qu’un infirme et lui ne méritait pas sa beauté. Espèce d’orgueilleux ! Les derniers mots qu’elle lui avait dits. Jamais plus elle ne l’avait appelé ni n’était revenue sur ce quai, même pas pour lui rendre le dossier à charge contre son employeur qu’elle avait constitué pendant son séjour en clinique. À compléter et mettre en forme, qu’il soit bien scandaleux. Miranda avait été suffisamment longtemps syndiquée et amie avec une déléguée pour savoir exploiter une faille patronale… Mais puisqu’il refusait de s’en servir, elle avait rangé le dossier d’Éric, l’avait conservé en souvenir, comme un album de photos qu’elle n’avait pas…
Ce mercredi, disons jeudi en début d’après-midi et n’en parlons plus, rien que le nom, Éric Dutaillis, sous la sonnette et appuyer sur le bouton, Miranda en a le jarret flageolant. Il fait un temps de crime belge, de noyé repêché dans un canal par un marinier aux cheveux collés de brume. Un temps à boire des fines à l’eau ou des grogs. Un temps d’autrefois. Quand l’interphone bourdonne, oui, qui est là, elle répond c’est moi, elle l’entend rire, l’ouverture à distance se déclenche, elle pousse la lourde porte blindée et entre. Depuis dix ans, il lui semble que rien n’a bougé, Éric non plus, là-bas au fond, assis à son bureau, une cannette de bière décapsulée à portée, qui se lève laborieusement, attrape une béquille pour venir à elle. Il est toujours aussi sec, une vigne blonde au muscle noueux, le visage sculpté à grands coups de pouce, ce demi-sourire d’ironie, et le bleu Vermeer des yeux, séduisant, mais, bien qu’il ait nettement gagné en mobilité, reste la démarche d’oiseau mécanique. À bien y regarder, pendant qu’elle se laisse embrasser aux joues, qu’elle résiste pour ne pas mordre ces putains de lèvres à voluptés, Miranda voit les rides creusées, les vêtements usés pire que son smoking du Quolibet, la patine des objets, la peinture qui fout le camp ici et là, la température à peine supportable, les symptômes d’une petite agonie domestique, d’une vie qui se défait aux entrailles. Oui elle veut bien un café. Même du soluble, pas la peine de t’excuser, ça ira. Oui, cet oiseau mécanique, le ressort est brisé, ou on ne peut plus le remonter à fond, il est faussé dans l’âme. Et d’un coup, alors qu’il attend l’eau à chauffer dans la bouilloire, qu’il lui demande ce qu’elle devient, mon dieu, cette expression devenir quelque chose, Miranda se rend compte qu’elle ne tremble plus de nulle part, qu’elle n’éprouve aucun émoi des mamelons, à peine de commisération et pas du tout d’envie de consolation, qu’elle n’aime plus Éric, qu’elle peut donc le faire participer froidement à ses projets, l’y associer. L’utiliser. Lui faire offrir une compensation si l’occasion se présente, comme une aumône. Voire le venger comme elle n’en avait pas l’intention jusque-là. Et qu’il n’est même pas utile qu’il soit au courant pour l’instant. Ni peut-être jamais. On avisera.
Alors elle lui dit son numéro de close-up, qu’elle s’appelle Miranda maintenant, ça le fait rire, qu’elle passait dans le coin et a repensé à lui, ça a l’air d’aller, ses affaires, non ? C’est selon : il fait des travaux à domicile pour des architectes, sur ordi, grâce à des logiciels appropriés, en free-lance… Avec la crise, forcément, c’est un peu le diable par la queue… Son ancien employeur le met parfois sur des projets, des appels d’offre à boucler vite et mal, des miettes… Carteret ? Oui, Carteret, enfin ses sociétés… Et côté sentiments…? Rien, il vit seul. Et il est là, contre elle, à berloquer sur ses pattes folles, une main qui pose sur le comptoir de cuisine la tasse de café merdique où tinte la cuiller, l’autre sous le manteau, à la hanche de Miranda, et elle, elle a quelqu’un…? Parce que sinon, même sans se remettre ensemble… Miranda est bien certaine que le chapeau, au portemanteau là-bas, aucun homme ne le porterait, et la petite veste rose non plus, elle saisit le poignet d’Éric, celui à sa hanche, et puis l’autre main qui lui farfouillait un sein, elle l’enlève de là, le repousse à distance en reculant :
— Oui, Éric, j’ai quelqu’un… Grosse situation dans le bâtiment… Simple coïncidence ou alors je suis destinée à ce genre-là, maçons et compagnie… Mais, tu vois, je monte en grade… Arrête de me peloter s’il te plaît… Si tu veux, je reviendrai à l’occasion… Parler. Parce que la bagatelle c’est non. J’appellerai avant de venir pour ne pas tomber mal… Tu es dans l’annuaire, j’imagine… Elle est arrivée à la porte d’entrée, elle a dû forcer la voix pour qu’il l’entende depuis le coin cuisine et elle est déjà dehors, à ramener des pans de brume avec ceux de son manteau sur sa poitrine, que les mots résonnent encore dans le loft froid.
Aux marches de l’escalier qui descend à la station de métro, ceux qui la croisent la voient pleurer. Dix ans, suspendus comme une menace d’avalanche, viennent de lui débouler au cœur et de l’ensevelir.
La rencontre avec Bruno, le samedi, a des allures de complot, un rendez-vous de Carbonari. Et peut-être ce qu’ils se disent a l’importance vitale, le poids définitif, des entretiens fiévreux, urgent, entre conspirateurs. Ou bien c’est simple coquetterie d’un couple neuf déjà revenu de toutes les figures habituelles du flirt.
À ce moment, Miranda a eu le temps d’utiliser son ordinateur et le Who’s Who pour se renseigner sur Bruno. HEC, marié à Éléonore Vailland. Pas d’enfant. Promoteur immobilier international. Grosse fortune personnelle. Toutes les apparences de la réussite.
Miranda a attendu après la fin du spectacle auquel Bruno n’a pas assisté, regardé la salle se vider, mis le nez dehors, personne, trois heures du matin, elle a traîné dans la loge des filles, celle avec Nelly, s’est changée à demi dans les soliloques de la barmaid heureuse de son corps, lui a souhaité la bonne nuit à son départ, a fumé sa cigarette du jour, et finalement Jacky a dit qu’il rentrait, elle bouclerait quand elle serait décidée à aller se coucher. Ce qu’elle a fait vers la demie. Et puis, au moment où elle se tournait, fourrait la clé dans son sac, une voiture, une cossue au long cours mais discrète d’allure, une auto bien élevée lui a fait un clin d’œil.
Comme Miranda s’installe à la place du passager, apportant dans l’auto où roule encore l’écho de conversations sérieuses, de discussions de devis, évaluations de budgets, celui des ritournelles canailles collées à sa peau, comme Miranda défroisse sa jupe sous ses fesses, Bruno lui tend la main, bonsoir admirable demoiselle, excusez-moi de ce retard, j’arrive de Paris en catastrophe parce que quelqu’un m’a rétréci le temps, mes journées n’ont plus qu’une heure ou deux en dehors du travail, sommeil non compris et ce sont celles de maintenant, du milieu de la nuit. Il dit sa plaisanterie vite et rit, le gamin que Miranda reconnaîtrait entre mille. Il est tout chiffonné, pas de cravate, presque en demi-teinte, ces fantômes amoureux d’une belle mortelle dans les films à l’instant où ils vont disparaître pour toujours, la laisser à ses regrets. Ou sombrer dans le sommeil. Et sa voix mince, usée à se trouer au moindre mot plus haut que l’autre :
— Est-ce que vous avez réfléchi ? Le cachet vous convient ? Bien. Voici l’adresse, vous connaissez…? Un peu après Bondues, sur la droite… Que je vous explique : il y aura une trentaine d’invités, plus vous. Mais je veux que vous vous confondiez avec les autres, qui ne vous connaîtront pas et que vous intriguerez. Je ne dirai pas qui vous êtes. Et vous, pareil, si on vous demande, vous souriez, vous minaudez, même qu’on vous prenne pour ma maîtresse, qu’on m’interroge ! Au moins un moment, le temps que vous fassiez des tours qui les déstabilisent, leur piquer leur portefeuille, les bijoux des dames, foutre un peu la panique, ça me ferait plaisir… Vous pouvez jouer les pickpockets…?
— Bien sûr…
— Parfait ! Sans épargner ma femme, n’est-ce pas ! Éléonore. Une blonde, très bonne éducation, jamais une faute de goût… De cette façon, je donnerai le signal du scandale, oh ma chérie où est passé ton bracelet, ta parure d’émeraudes…? Je vous accuse, vous faites la criminelle prise sur le fait… Après je vous présente officiellement, la grande Miranda, du cabaret Le Quolibet ! Et vous passez de groupe en groupe faire vos tours de cartes, prédire l’avenir…
Un bref silence et il ajoute, bas, toujours le môme qui dit c’est pas moi :
— Vous savez, ce n’est pas vraiment mon monde…
Miranda, une demi-seconde, pèse la confidence livrée pile à l’instant juste pour émouvoir, décidément quel comédien, et puis continue de regarder la buée qui envahit le pare-brise, sans tourner la tête :
— Parce que vous imaginez que c’est le mien…? OK pour deux mille euros, en liquide, d’accord pour l’anonymat. Le reste me regarde. Je ne veux pas de vous dans mes pattes, à me guetter et battre des mains comme un moutard… Et je choisis mes victimes… À prendre ou à laisser.
— Je suis un enfant sage, je prends…
Bruno a sorti des billets de sa poche intérieure, quatre de cinq cents, il les tend à Miranda :
— Ceci vaut contrat. Soyez chez moi à dix-neuf heures, deuxième dimanche de janvier… Je vous raccompagne. Miranda fourre les billets dans son sac, pose la main sur la poignée :
— À condition que vous me disiez pourquoi ce micmac, cette mise en scène, les épanchements sur votre femme et votre milieu… Sans les violons, vos sentiments de type déplacé, étranger au paradis… D’habitude on m’engage une heure de numéro entre poire et fromage, je fais le boulot, en costume de scène, et au revoir messieurs-dames…
Bruno tourne la clé de contact, démarre un moteur qu’on entend à peine, sans vibrations, désembuage rapide :
— J’ai les superstitions des anciens romains et leur fatalisme… Sans rire. Une tare que je n’avoue pas souvent… Voyez-vous, j’aurais adoré passer un doctorat de latin, travailler sur des manuscrits, sur l’étymologie latine… Malheureusement je n’en ai fait qu’au lycée… L’école de commerce ne propose guère de se pencher sur les humanités… M’est restée cette manie de voir des signes partout, des auspices, comme on s’amusait avant les devoirs importants, pour savoir si on allait réussir, à observer le vol des oiseaux, le nombre de chiens rencontrés dans la rue… Ce TOC s’est même développé au point que j’ai été soigné sans résultats et que ma femme ne supporte plus, que… Passons… Je suis un peu cinglé, un gogo parfait, parfois même en affaires, à cause d’un rien, d’un chat noir, de couteaux croisés, mais, depuis l’autre soir, j’ai l’intuition que vous lisez mon destin, que les signes viennent à vous et que vous êtes capable de les interpréter… Et il enclenche la marche arrière, la première, en douceur. Miranda s’est bornée à annoncer :
— Rue Thiers…
Et rien ne se dit plus jusqu’à ce que Bruno stoppe au bas d’un immeuble bourgeois. Il descend ouvrir la portière à Miranda :
— Pardonnez-moi de m’être épanché, de m’être un peu mis à poil, comme on dit, devant vous… Une dernière question embarrassante : Vous avez une tenue qui passera inaperçue dans ma petite fête…?
— Quelque chose d’assez chic pour vos amis, pas aussi à la trame que mon smoking, voulez-vous dire ? Rassurez-vous : la vérité est toujours nue ! Je serai assez élégamment dévoilée pour vous révéler votre sort avec certitude !