Le lendemain de cet anniversaire est un lundi, un jour creux donc au Quolibet. Ou bien le drame se noue-t-il un mercredi ? Parce que les mercredis ne sont pas beaucoup plus remplis que les lundis. Jacky, maquillé blafard, genre film muet allemand, expressionniste, s’en fait juste la réflexion à mi-voix, les doigts à musarder sur son piano, Tea for Two la mélodie note à note, et Nelly hoche la tête derrière son comptoir. Possible même qu’une semaine, peut-être plus, ait passé depuis le scandale chez Bruno. Miranda pourrait seule le dire mais elle finit de se préparer dans la loge des filles. Par acquit de conscience vu qu’on ne devrait voir personne ce soir. Adrien et Félix, Bric et Broc, repassent des slips kangourou propres dans la loge des garçons. Voilà pourquoi, à l’entrée de Bruno, seul, il est accueilli à la fois comme le messie et comme un emmerdeur. Encore un quart d’heure et on bouclait. Mais puisque le pékin est là, il va payer les frais de la soirée…! Nelly chaloupe vers lui, les bras tendus, panoramique de la main droite sur la salle, on peut dire que vous êtes le premier client de la soirée, je m’appelle Nelly, je vais vous donner la meilleure table et nous avons un excellent champagne… Elle le regarde de près, le reconnaît, elle a l’œil Nelly, comme il ôte son pardessus qu’il lui tend avec une sorte de grimace de douleur ou d’agacement :
— Mais monsieur préfère la bière si j’ai bonne mémoire… Bruno acquiesce, s’assied, Jacky accélère le tempo, à peine, se met à ramasser des feuilles mortes à la pelle, intercale sa présentation du spectacle, ce soir nous avons l’honneur et l’avantage de présenter en exclusivité, mélange ses souvenirs et ses regrets au programme, et il ne peut poursuivre parce que Nelly a crié dans le réduit aux alcools qu’elle utilise comme vestiaire. Jacky est déjà descendu de scène, se précipite à sa rencontre. Elle tend la main, la droite, celle qui invite le public à découvrir la salle, au bout de son comptoir, près de sa barre à pole-dance. Clairement, sous les loupiotes du bar, sa paume est couverte de sang frais, le même qui trempe, Nelly le montre tout de suite à Jacky, une manche du pardessus qu’elle vient de jeter sur le zinc. Alors on se tourne vers Bruno qui ne bouge pas, regarde Miranda sortir des coulisses sans projecteur de poursuite mais déjà en smoking, et venir dans la salle, une main en visière pour se protéger de la lumière crue. Bruno lève vers elle ses yeux rigolards, tout ça n’est pas sérieux, mais il est crayeux :
— Vous savez coudre…?
Et il montre son bras, la veste fendue de l’épaule au coude, et, au niveau du cœur, le sang qui laque le tissu sombre, dégoutte au bout de ses doigts, fait ploc au plancher, macule la nappe à chacun de ses mouvements. Et nul ne s’étonne, comme si le quotidien du Quolibet comprenait des hémorragies, des étripages à soigner… Tout doucement, Miranda, sans répondre, commence à le déshabiller pendant que Jacky va éteindre l’enseigne et fermer, que Nelly sort son stock de torchons propres, et puis Bric et Broc, qui ont deviné l’événement inattendu aux bruits inhabituels de la salle aident Bruno à se mettre debout quand il est torse nu, Miranda les précède sur la petite estrade, les aide à l’allonger sur deux-trois torchons étalés par Nelly. Bruno a une éraflure, nette, avec une croûte déjà formée, sous le sein gauche, et une longue estafilade qui saigne pas mal, de la clavicule au creux du coude. Pas d’artère touchée, ça coule doux, quand même il est sous le choc. Jacky revient avec une trousse de premiers secours, tout empêtré de ne pas savoir quoi en faire. Miranda lui débouche la petite bouteille d’éther, déchire l’emballage du paquet de ouate, débrouille-toi Jacky, et le regard qu’elle jette à Bruno, de tempête, il faut bien qu’il le supporte :
— Désinfecte, je reviens…
Elle gagne les coulisses et c’est Nelly, finalement, qui nettoie la plaie, la tamponne, à genoux, en jaquette et bas résille, tout contre Bruno qui se mord les lèvres, nom de Dieu, ça réveille, et plaisante pour faire bonne figure :
— Si toutes les infirmières adoptaient votre tenue, les hôpitaux seraient pleins et le trou de la Sécu se creuserait davantage…
Même dans ces circonstances particulières, Nelly est tellement bonne fille, qu’elle en minaude, avec sa voix de soubrette, voulez-vous bien vous taire, si je pouvais guérir des blessés ou des malades en leur montrant mon cul, pardon, grâce au spectacle de mon anatomie, ouais ben, si je croyais faire des miracles à poil j’ouvrirais un service de naturisme à la Cité Hospitalière…!
Ils s’en bidonnent tous les deux, littéralement, les côtes douloureuses, Bruno à grimacer encore plus et avoir encore envie de rire parce que Nelly, penchée sur lui, se fait des reproches toute seule entre ses hoquets de poilade, que la voilà bien à pas être correcte ni en paroles ni en actions devant un monsieur qui souffre, et elle se renfourne ce qui déborde de l’échancrure de sa jaquette. Jusque-là, personne n’a posé de question, des yeux pochés, des rixes sur le trottoir on en a vu, mais faire hôpital, jamais, et Jacky, Bric et Broc considèrent à distance, pas si sûrs qu’il ne faille pas appeler la police, une ambulance, dans quoi ils sont en train de s’embarquer ! Ceci dit, bon, les filles paraissent sûres de leur affaire…
Bruno les a entendus et, sur un seul aboiement, sa voix est sèche, la décision qu’on ne discute pas : ni police ni médecin ! Et il paiera le manque à gagner de la soirée ! Et puis Miranda revient des coulisses, s’agenouille à son tour. Elle a ôté son smoking, passé un jean et un pull gris, porte une sorte de vanity-case ou de petite boîte à outils, en alu cabossé.
— Nelly, tu peux m’allumer la poursuite et approcher au plus près, que j’y voie clair ?
Nelly obéit tout de suite. Elle et ses émois ont fait un travail propre mais, sous l’éclairage blanc, presque scialytique, le sang continue à perler le long de l’estafilade franche qui se rouvre au moindre mouvement. Miranda touche, écarte, sonde, éponge, regarde de près, tâche de refermer serré par l’application de stéristrips, rien à faire, c’est trop profond et le muscle qui se gonfle à chaque geste, chaque pliure du bras, fait sauter les bandes de suture adhésives. Elle souffle un peu, considère calmement Bruno :
— Ce soir je fais mon numéro sans aucun truc, tu vas avoir vraiment mal…
— Je ne suis venu que pour cela !
Puisque tu plastronnes mon ami, on va t’y voir sous peu, allons-y, et Miranda ouvre sa boîte à malices, un nécessaire à couture, choisit une aiguille, une petite recourbée à tirer dans les coins, la flambe au briquet de Nelly, y enfile une aiguillée de fil chinois, du robuste… Bric et Broc vont maintenir Bruno aux épaules et au poignet gauche, qu’il bouge aussi peu que possible, Jacky s’est mis au piano :
— Comme anesthésie, qu’est-ce que vous souhaitez ?
Un petit sourire pâlichon et Bruno répond :
— N’importe quoi de circonstance…
Alors Jacky, au moment où Miranda perce la chair et exécute d’une seule main un nœud juste assez serré pour ne pas provoquer de bourgeonnement, que Bruno gémit à bouche fermée, Jacky attaque du Trenet :
— « Papa pique et maman coud… »
Et ainsi, avec Nelly en assistante qui éponge, tend les ciseaux, retient son souffle, essuie le front de Bruno, Miranda referme la plaie d’une bonne quarantaine de sutures, presque pas espacées, piquées au plus près des lèvres, comme si elle avait cousu un tissu précieux, une soie, fine, à points délicats. Jacky est passé à « Ménilmontant, mais oui madame, c’est là que j’ai laissé… », Bric va chercher une de ses chemises de rechange, une jaune canari que Bruno enfile lentement, éprouvé bien au-delà de ce qu’il souhaiterait montrer, des ombres plein son visage creusé. En rangeant son matériel Miranda prévient :
— Surtout tu ne plies pas le bras avant quelques jours, l’idéal serait de le ficeler à un bout de bois…
Et lui la regarde, le profil tranchant et la même coiffure que Louise Brooks, avec ce rebiqué en pointe sur la joue :
— Merci à tous… Est-ce que je peux me reposer un peu, boire un petit quelque chose, et puis je partirai…
Il y a un brouhaha soulagé, Jacky dit bien sûr, si Miranda reste fermer parce qu’eux, avec Nelly et les clowns, ils ont leur dose pour ce soir, ils rentrent. Miranda fait oui de la tête et ses yeux sont dans ceux de Bruno. Qu’il soit venu précisément ici, ensanglanté, sans savoir si on pourrait le soigner, après le fiasco de son anniversaire, pourquoi diable ? Pendant que les autres gagnent les loges, elle le guide jusqu’à un tabouret du bar, passe de l’autre côté dénicher une bouteille de genièvre et des verres :
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Un accident ? Et pourquoi tu viens ici après m’avoir virée de chez toi…?
Tu fais moins le malin hein…?
— Tu m’avais prévenu : on a essayé de me tuer…
Derrière, les lumières des tables, les projecteurs de scène s’éteignent, Nelly, déjà rhabillée parce qu’elle s’est contentée d’ôter sa jaquette et d’endosser un duffle-coat rouge, offre des bisous au passage, francs du collier, bien sonores, et file. Bric et Broc ne tardent pas – Bruno se demande s’ils habitent ensemble –, suivis de Jacky et ses dernières recommandations un peu jalouses à Miranda, couper le compteur général, fermer l’eau, baisser le thermostat du chauffage, pas laisser de vaisselle sale, merci et bonne nuit… Jusque-là, ils se sont tus, seulement reprendre haleine, déguster le genièvre à petites lampées, évaluer la nouvelle situation dans les regards croisés et la lumière couleur bonbon des crédences, surtout ne pas laver le linge sale devant les autres. Dès qu’ils sont seuls, Miranda remet les choses en place, pas loin de se pincer, qu’est-ce qu’elle fait là, à jouer les nounous auprès de ce type richissime avec ses problèmes de type richissime, qui l’a traitée en grande dame pour la remettre à sa place de Cendrillon ensuite, devant tout le monde qui plus est, des clients potentiels, dans deux minutes, je te mets à la porte :
— Arrête de fantasmer sur mon numéro de voyance ! Tu t’es fait agresser, c’est une coïncidence, tu le sais bien…
— En bas de chez moi, dans le parking en sous-sol…
— Le parking ?
— J’ai un pied-à-terre lillois, près de l’hôtel de ville… Je fermais ma voiture, on m’attendait. Ce n’est pas une coïncidence !
— On t’a volé ?
— Le portable que j’avais en main et mon portefeuille… Deux coups de cutter. Le premier à la poitrine, que j’ai plus ou moins esquivé en reculant, et l’autre quand j’ai levé le bras pour me protéger.
— J’ai des méthodes plus douces…
— Tu n’es pas une meurtrière… Lui si ! Tout de suite, il m’a projeté à plat ventre, m’a palpé, volé, un coup de savate sur le côté du foie, ça fait un mal de gueux, à ce moment-là, une voiture est entrée, et il a filé… Un homme, cagoulé… Qui sait se battre…
— Tes clés ?
— Pas prises.
— Donc tu peux rentrer chez toi…
— Pas très envie.
— Et ton château…? Pour venir ici tu as tenu le coup mais tu ne peux pas conduire jusque là, c’est ça ? Je te commande un taxi…? Tu veux appeler ta femme…?
— Surtout pas !
— Pas gentil… C’est quelqu’un de grande classe, pas comme le reste de sa famille…
— Si tu le dis… Elle a assez de classe en tous cas pour me faire assassiner…
— N’importe quoi ! D’abord, ton agresseur pouvait te couper le cou vingt fois. S’il était payé pour ça il l’aurait fait… Un tueur c’est presque gratuit de nos jours, t’as un renégat d’ex-Yougoslavie pour cinq cents euros et il te cire les godasses en prime. Tu t’es fait dévaliser, point final.
— Et ta prédiction ?
— Mais pauvre pomme, je te répète qu’il y a un truc ! Tu veux que je te montre ?
— Si tu me l’affirmes, je te crois mais ça ne change rien…
— Très bien ! Attends !
Et voilà Miranda partie chercher ses cartes, repasser son haut de smoking, revenir, furax, obligée de se calmer, respirer profond pour être capable de maîtriser ses mains :
— Je peux te dire qu’adapter le tour à ma robe d’anniversaire, j’en ai bavé ! Plus t’es nue, surtout les bras, plus le public est en confiance mais là, à part cacher des cartes dans le pli sous mes nichons, j’étais total à découvert… Jamais j’ai autant travaillé pour trois sous… Passons, ça m’a fait plaisir, j’ai prouvé que je pouvais progresser… Là, maintenant, avec mon vieux smok, je suis confortable… Allez, choisis tes trois cartes…
Bruno obéit, excuse-moi, je suis impardonnable de m’être conduit en goujat, tu as été splendide mais c’est plus fort que moi, ma crédulité face aux signes, et il regarde ses cartes, grogne, oh putain, Miranda lève les sourcils :
— Eh ben oui, valet de trèfle, dix de pique, trois de carreau…! Comme l’autre soir ! Cent fois de suite si tu veux. On continue ? Remets-les dans le jeu, bats-le… Trois tas… Voilà… Retourne les cartes du dessus… Valet, dix, trois… Et tu rechoisis, je te fais pas l’affront d’écrire le nom de la carte, la voilà : dame de pique… Je peux présenter une variante avec roi de carreau, dame de carreau, valet de cœur si je suis face à une jolie bourgeoise en plein adultère, si c’est un type, je mets la dame de cœur… Et cetera ! C’est bidon ! Alors si je ne commande pas à ton destin, je ne vois pas pourquoi il m’obéirait !
Bruno a les cartes dans la main droite, il les considère, drôle de coucou dans sa chemise jaune, un bras raide.
— Tu te sous-estimes… Moi je crois à la conjonction des choses : même truqué, ton tour me parle, il m’avertit… Tu es une sorte d’ange gardien…
— Alors pourquoi tu m’as traitée en moins que rien…? Si je suis une vraie voyante, faut me traiter avec des égards particuliers, je suis irremplaçable…! Ce soir t’es content de me trouver pour te faire recoudre la couenne ! Si je te disais à mon tour de foutre le camp de chez moi ? Je t’appelle un taxi.
Machinalement, elle manipule son jeu de cartes avant de le rempocher, le fait froufrouter et se penche pour attraper le téléphone du bar. Bruno lui met sa main valide sur le bras :
— Non. Effectivement, tu es irremplaçable. Est-ce que je peux rester ici cette nuit…? Je n’ai pas envie de te quitter. Pas avant le prochain vendredi 13…
Miranda le pèse du regard, ahurie, ce type est parano, presque à faire peur, ou attendrir, ce magnat du BTP avec des trouilles de gosse traumatisé par un film d’horreur, ces yeux de brouillard pâle et puis cette dégaine, déguisé en serin, qui lui colle aux basques pire qu’un adolescent amoureux ! Alors qu’elle machine tout depuis des semaines pour le pomper jusqu’à la moelle, déclencher un cyclone de scandale qui le raie de la carte économique et offre un bonus à Éric, ce faux-cul d’amour ! Elle se sent toute rouge en dedans, son sang fait à ses oreilles un de ces boucans : si Bruno a raison, on lui pique tout simplement sa victime, comme on pique un client à un autre artisan, sans regarder qu’elle, elle allait l’écraser le Bruno, le laminer, et de cette frustration, ce sentiment d’injustice dans les préséances de la vengeance, elle en conçoit une rogne, désormais incapable de réfléchir, de mesurer si le clan Vailland oserait le meurtre, si Bruno décaroche total, ou si quelqu’un d’autre a lancé un contrat sur sa tête, comme on dit dans les journaux à scandale et en Italie… Alors elle persifle :
— Pourquoi pas chez moi ? On peut même dormir dans le même lit, prendre nos douches ensemble, tu m’aideras à faire mon numéro, je t’accompagnerais à ton bureau ! Et pourquoi pas jusqu’à la Saint-Glinglin…? Et puis quoi encore ?
— Pas chez toi parce que je ne suis sûr de rien et que je ne veux pas te faire courir de risque… 12 rue Thiers, au dernier étage : je t’y ai déposée mais tout le monde peut te trouver… Jusqu’au vendredi 13, je ne te lâche plus d’une semelle. Si ce n’est pas trop demander, tu me feras un tour aussi, un petit, vite fait, entre deux, faut pas que ce soit une corvée, et tu me diras ce que tu vois… Que je sois rassuré ou que je puisse prendre mes dispositions… Hein…? Je t’en serais vraiment reconnaissant…
Miranda n’en revient pas, qu’il réagisse en paysanne du fin fond du Moyen Âge, en obscurantiste bas-breton, alors oui inutile de le soigner, il est condamné, monsieur se prend pour Jeanne d’Arc, il écoute la voix des cartes, lui un chevalier d’industrie, un cynique qui décide de la vie de centaines d’hommes qui travaillent dans ses sociétés, et tout ce qui va avec, il est là, superstitieux comme plus personne aujourd’hui, et pourtant, elle doit se rendre à l’évidence, il a des motifs de craindre le pire, et sa blessure, même complètement en dehors de ce qui se trame dans le clan Vailland, sa blessure cristallise le danger réel, le matérialise, là, d’un coup. Un instant, elle a envie de tout lui dire, ce qu’elle a comploté contre lui, le dossier d’Éric, les mensonges et magouilles, les manipulations de dossier qu’elle a effectuées, tout son boulot de close-up judiciaire pour lui soutirer beaucoup d’argent et qu’il n’ait surtout pas la tentation de porter l’affaire devant les tribunaux… Et elle réalise, à avoir l’aveu au bord des lèvres et à voir ses mines de chien avec la queue entre les pattes, lui, Bruno Carteret, qu’il ne lui a pas tout dit, qu’il lui cache l’essentiel de la situation. Et c’est intolérable. Elle lui agrippe le col :
— Explique-moi pourquoi vendredi 13 ! Sans me dire que ce sont les cartes qui ont décidé, s’il te plaît !
— Parce que ce jour-là, il faut verser le solde d’achat sur vingt appartements de trois cents mètres carrés chacun. À trente mille euros le mètre carré. Soit cent quatre-vingt millions d’euros !
Un tel chiffre, pour Miranda, est muet, s’il avait dit dix mille euros, là elle aurait agrandi les yeux, oh la vache, c’était dans son imaginaire, mais des sommes astronomiques, c’est pareil que l’aller-retour pour Mars, rien que des mots :
— Si tu n’as pas l’argent. Revends !
Bruno prend juste un beau temps de sociétaire, sourit tout doux :
— Ces appartements ne seront jamais construits, le terrain est du sable et ne m’appartient même pas ! C’est à Dubaï, la côte des Pirates, bien nommée…
Miranda, les mots lui manquent, elle pense juste ah ben c’est la meilleure, c’est la meilleure, je me mets en quatre pour faire du mal à un homme déjà mort. Un failli n’a plus rien à perdre, ni réputation, ni argent… Alors là c’est la meilleure… Elle lâche le col de Bruno, qui se palpe le bras gauche :
— Les rats commencent à arriver, je les sens me grignoter la plaie de l’intérieur… Aurais-tu des antalgiques ?
Machinalement, Miranda se lève :
— Dans la loge… Viens, il y a deux vieux fauteuils… T’es sûr de vouloir passer la nuit ici ? Tu préfères pas les banquettes…? On serait mieux chez moi…
Il fait oui avec la tête, puis non, puis encore non et Miranda se sent, et elle s’en veut à se gifler, des élans maternels. Ces envies de protéger un monsieur douloureux, on s’attendrit, un petit penchant se dessine et on se retrouve en ménage ou dans ses meubles à guetter des pas dans l’escalier. L’expérience Éric a suffi merci ! En même temps, l’assistance à personne en danger, on n’est pas des bêtes, elle prend à boire au bar, deux paquets de chips, éteint, et guide Bruno jusqu’à la loge, dans la lueur chiche des services et les odeurs floues des lieux de spectacle, bois, poussière, les tissus, la sueur, les maquillages, et quelque chose de plus, peut-être le parfum de brefs émois, de joies illusoires et de larmes douces, des mirages de vie qui se sont levés là et pèsent plus que l’existence réelle. Dans la loge éclairée sans chichis par les ampoules autour de deux miroirs, on est dans une sorte de cuisine pas rangée qui pue le fard gras, les pots de fond de teint restés ouverts, la poudre, le déodorant et la laque, tout ce qui traîne entre les pinceaux à blush, les tubes, les crayons de mascara, les kleenex. Des vêtements, des peignoirs, la lingerie de Nelly sur un portant, contre le mur de gauche, où donne une minuscule salle de bains, un autre miroir en pied contre le mur de droite, un vieux fauteuil en cuir marron élimé, genre club, et un autre, plutôt Chesterfield, rougeâtre, du même côté, juste derrière la porte, une table basse avec des bouteilles d’eau minérale entamées, où Miranda pose le genièvre, les chips. Un tiroir ouvert, repoussé, un autre ah, voilà, les antalgiques que Bruno fait passer avec de l’eau tiédasse au goulot. Puis, sans façons, elle range ses cartes dans un carton plein de jeux neufs, d’accessoires de magie ordinaire, ôte sa veste de smoking et renfile son pull gris. Bruno n’a pas baissé les yeux, ni elle.
— Tu te souviens quand on est venus ici, Sidonie, Amaury… à peu près en novembre…? Notre première rencontre… Sur l’expression complètement nouille il a laissé traîner un peu la voix, avec un petit froncement d’amant nostalgique, clairement exagéré, que les sales réalités soient conjurées par des gamineries.
— … La crise avait déjà touché Dubaï mais on était ravis : j’avais trouvé un acquéreur pour les appartements et Amaury partait régler les détails, signer, suivre le dossier. Arrivé à Dubaï mon con annule la transaction sans avertir personne, persuadé qu’on va se disputer pour les acheter plus cher encore et qu’il va empocher une commission astronomique !
Bruno s’est dépêché de revenir aux préoccupations préoccupantes, de parler franc, parce que Miranda l’a regardé dur, surtout monsieur, tu ne me fais pas de gringue, je n’ai pas oublié tes humiliations, quel que soit leur prix.
— Et il se trompe ? Tiens, installe-toi dans le fauteuil de Nelly… Désolée j’ai que ça comme couverture…
Et elle lui jette un peignoir d’éponge qu’il prend et pose sur le Chesterfield rouge près de la porte.
— Surtout il nous trompe tous, toute la famille. Résultat : il est condamné à prendre le premier avion pour fuir Dubaï, et tout l’argent déjà investi est perdu, ou à rester là-bas, et à aller en prison pour dettes quand les banques présenteront l’addition, le vendredi 13. Si on ne l’exécute pas…
— Je ne vois pas le rapport avec toi ! Et assieds-toi ! Il obéit, drape le peignoir sur ses genoux. Dans le mouvement il a plié le coude, aïe, aïe, aïe, je vais péter les coutures… Miranda lui fait ses yeux de réprimande et attrape un court bâton peint en noir dans le tiroir aux antalgiques.
— Tend le bras, je vais te faire une attelle…
Aussitôt dit, aussitôt fait. Bruno se laisse faire, docile, d’autant que Miranda a soufflé :
— C’est ma baguette magique… Je ne m’en sers jamais mais vu que toi tu y crois, ça va te guérir…!
Et elle fixe le bout de bois avec ce qu’elle trouve, des jarretières coquines de Nelly, même que Bruno fait semblant d’en être troublé, avant que Miranda grogne mmm, ça suffit tes simagrées, et qu’il arrête son cirque. Après elle ressert du genièvre, éventre un paquet de chips et désormais ils vont parler dans les craquements des frites sèches, le glouglou de l’alcool glacé et huileux et les clapements de lèvres, les aahh qu’ils glisseront entre deux mots quand une gorgée leur brûlera le gosier. Ensuite elle se cale dans le fauteuil club, son manteau posé en travers de ses cuisses. Penché en avant, Bruno laisse pendre son bras raide entre les siennes et laisse son autre main parler en même temps que lui, écrire dans l’espace des attentes et des décisions :
— Toute l’affaire est à son nom… Moi j’ai toujours refusé d’investir directement à Dubaï… Maintenant la famille voudrait que j’éponge l’essentiel du découvert… C’est non. Je ne vendrai pas les actifs des sociétés où je suis majoritaire, surtout pas en période de crise, et mettre à la rue tous les employés qui dépendent de moi, pour sauver la peau d’un petit margoulin, je refuse…!
— On ne tue pas quelqu’un pour ces raisons…!
— Sauf si Amaury a déjà encaissé des dessous de table d’un pigeon qui a vite ouvert les yeux et réclame son argent… Or ce petit crétin en a utilisé une grosse partie pour engager l’achat de cinq appartements supplémentaires ! Dans un projet aussitôt abandonné… Et si je meurs, Éléonore hérite de tout, d’actifs qu’elle peut vendre, et ce tout peut décourager les créanciers d’Amaury, en négociant serré…
— Dis donc, alors t’es vraiment riche…?
— Un jour oui, un jour non, beaucoup moins que la veille en tous cas…
— Mais pourquoi ta femme se mettrait sur la paille pour son neveu qui n’est même pas le fils de sa sœur ? T’es mort, elle jouit de ta fortune, elle profite, voyage, se remarie… Bruno a un grand soupir, presque un bâillement, son œil gris tendre fait des clignotis complices à Miranda, d’une main il remonte le vieux peignoir sur sa poitrine :
— C’est vrai que tu fais aussi les enterrements, et je vois que tu les fais même d’avance !
Ils rient tous les deux, une demi-seconde, vraiment ensemble comme des gamins une première nuit de dortoir. Et puis Miranda réalise qu’il a esquivé la question. Elle éteint, noir total dans la pièce sans fenêtre, on entend Bruno se rencoigner dans son fauteuil, gémir à peine, et puis :
— Bonne nuit Miranda…
— Mon vrai prénom c’est Octavie.
— Octavie Dillies. Je sais. T’es une tragédie ambulante. Un instant Miranda cherche la réplique, d’abord qu’est-ce qui lui a pris de se découvrir ainsi, et puis pourquoi il dit ça, une tragédie, c’est pas à moi que les malheurs arrivent. Elle finit seulement par grognouter, presque à voix basse, pour elle-même, troublante d’être troublée :
— Parce que tu crois que t’es une comédie, toi…?