5

Le lendemain, quand Bruno ouvre les yeux, la douleur réveillée avant lui, sur l’instant il panique, sent la pression d’une barre derrière ses yeux, se croit devenu aveugle, enterré vivant, se lève brutalement, bouscule la table avec les verres, le genièvre, le fracas, le verre brisé Miranda en sursaute, bondit aussi sur ses pieds, tous les deux se cognent, s’agrippent, et Miranda trouve l’interrupteur, enfin ils y voient clair, qu’ils ne sont pas très présentables, assez hirsutes, Bruno pas rasé, Miranda son maquillage à vau-l’eau, et tous les deux la peau fripée pire que la chemise et le pantalon de Bruno. Miranda ça va, elle grimace à cause de l’odeur de poivrots dans la loge, qu’il fait trop chaud et qu’elle a besoin d’un café, quelle heure il est, et s’aperçoit qu’elle est encore dans les bras de Bruno, quand ils se sont percutés, il lui a passé son bras valide autour des épaules et là, ce qu’elle renifle c’est le souvenir de son eau de toilette d’hier, plus sa transpiration gueule de bois, sa trouille et son odeur de mec, et elle a presque les lèvres dans le col ouvert de sa chemise canari. Elle a beau penser houlà, faudrait pas me mettre dans les embarras du cœur, elle apprécie le confort, le tac-poum dans la poitrine de Bruno, et qu’il oublie l’ombre d’un bisou sur sa tempe, si, elle l’a bien senti, il l’a embrassée, au point qu’elle en est un peu toute chose, même qu’il dit :

— Bonjour madame Octavie. Il est tôt : sept heures dix. Quel temps fait-il à ton avis ?

Miranda se décolle de lui, s’aperçoit qu’elle ne respirait plus guère, attrape son manteau, son sac à bandoulière, ouvre la porte, qu’on ait un peu d’air, se peigne avec les dix doigts, du coup la coiffure Lulu tangue un peu :

— Bonjour monsieur Bruno. L’heure d’un café au bar, et le temps n’a pas changé depuis cette nuit : on est dans le brouillard !

Et elle enfile le couloir, traverse la scène à peine éclairée des services, droit vers le petit percolateur du bar. Bruno trottine derrière, les pattes ankylosées, toujours le bras immobilisé par la magie d’une baguette et de pièces de lingerie comme un chevalier portait les couleurs d’une dame aux tournois.

— Puisqu’on ne se quitte plus il va falloir apprendre à vivre ensemble : noir le café, ni sucre ni lait…

Miranda a allumé les lampes acidulées du bar :

— Qu’est-ce que tu dis ? Moi je ne reste pas avec toi, te soigner et tout le bazar, va chez ton médecin, moi j’ai ma vie… Elle tasse déjà le café dans les filtres métalliques à expresso, les enclenche dans la machine, appuie sur le bouton « ON », attend que ça chauffe avant de faire passer l’eau. Bruno s’est hissé sur un tabouret :

— Je ne vois pas le problème : tu demeures tout à fait libre, c’est moi qui reste avec toi. « Je serai l’ombre de ton ombre, l’ombre de ton chien… »

— Je n’ai pas de chien et je n’ai pas d’ombre : j’en suis une…

— Ahahah… « Je ne suis qu’une fille du port, une ombre de la rue… »

Il a fredonné, faux, et elle le regarde par dessus l’épaule, goguenarde :

— Il y a de ça, Mylord…

— Madame est une connaisseuse ! Tu vois, on a tout le patrimoine de la chanson en commun, Brel, Piaf, tu veux que je te chante du Brassens ? Ma chanson préférée : « Un vingt-deux septembre au diable vous partîtes… »

Paf, pleines oreilles, heureusement le perco est chaud, Miranda lance les cafés et la vapeur chuinte, ça glougloute et l’autre imperturbable :

— … « Je mouillais mon mouchoir, en souvenir de vous… » Miranda pose une tasse devant lui :

— Ouais ben va falloir m’oublier… Et puis arrêter de chanter, personne ne vous jettera de pièce, c’est pas comme ça que vous épongerez vos dettes !

Bruno sirote son café, à toutes petites lapées, tête baissée, yeux levés sur Miranda qui regarde couler le sien :

— Je n’ai pas de dettes moi, je veux juste mettre le temps entre parenthèses jusqu’au 13, être dans la doublure du monde. Il se remettra à tourner après.

— Monte dans ta bagnole et roule, prend un avion, vole jusque n’importe où, cache-toi dans un hôtel et refais surface le samedi de ce foutu vendredi !

— Non, j’ai besoin de toi : tu es mon intermédiaire, ma pythie, ma sibylle, tu me mets au courant des décrets divins… Si tu m’abandonnes, je suis foutu…

— Tout de suite les grands mots ! Tu ne comprends pas que oui maintenant je te crois en danger mais je ne peux rien pour toi !

— Laisse-moi en être juge. Ne renonce que si tu as peur de partager mon sort. Là, d’accord, jette-moi aux lions, je ne peux pas te forcer à être courageuse…

D’une voix blanche, unie, une voix de testament. Oh le patelin, dolent et digne, martyre à lécher ses plaies, il pue le numéro de victimisation, lui le multifric ! Miranda s’envoie son café d’un trait, trop chaud, mais maintenant elle a les idées claires, devant ce gamin capricieux de cinquante ans qui fait sa gueule de vieux chien repentant, non mais, elle, pas courageuse, et qu’est-ce qu’il en sait lui, du courage, qui vient se cacher dans les jupes d’une petite femme, et elle réalise qu’elle a tellement envie de le ruiner, de le trahir, le discréditer, le salir dans l’opinion, de lui faire payer son cynisme de patron, qu’elle doit le garder sous la main, ne pas le laisser punir par d’autres et juste se dire ensuite bien fait pour lui, ce négrier, cet affameur, cet inhumain, on va voir qui manque de courage ! Et, au fond, dans cette situation il est à sa merci, elle va lui faire l’éducation, sa revanche sur tous les abus patronaux elle va se la déguster à la paille, sans compter qu’il met un peu de couleurs dans le gris quotidien, peut être charmant, séduisant presque, non, séduisant non, et puis on s’en fout, surtout ne pas y penser, à ses qualités, il doit en avoir, et, seul objectif, bien jouir du triomphe d’une sans grade, pour une fois, sur un géant de la réussite !

— Je te prends à l’essai jusqu’à la fin du week-end. Mais attention, une désobéissance, un mot plus haut que l’autre et j’appelle Albert, Éléonore et toute la fine équipe…! On va chez moi, j’ai besoin de me doucher, me changer…

Il a déjà sauté de son tabouret :

— Chez moi d’abord, récupérer une carte de crédit, un peu de liquide, une valise… Et il vaut mieux y être tôt pour avoir une chance que la surveillance de mon appartement ne soit pas encore organisée…

Au point où elle en est, cette histoire de fous, passer là ou là d’abord, peu importe, elle enfile sa fausse fourrure, prend sa gibecière, Bruno la retient :

— … Avant de partir tu ne me ferais pas un tour, un petit, avec une prédiction, pour qu’on ait la température de la journée…? S’il te plaît, Octavie…

— La température, avec juste une chemise sur le dos, tu vas la sentir dès que tu auras le pied dehors…! Donne-moi tes clés de voiture si tu veux passer chez toi…

— Dans mon manteau…

Miranda récupère le trousseau dans le manteau encore posé au bout du bar, raidi de sang séché, le range dans le réduit, derrière, coupe l’électricité au général et tous deux sortent au milieu des effilochées de brume matinale, de la rumeur de la ville, des pavés sonores, du jour qui a bien du mal à avoir l’air intrépide. Elle actionne la télécommande des clés et sa Mercedes gris pâle, la couleur des yeux de Bruno, cligne des phares, déploie ses rétros, là, presque au seuil du cabaret. Elle jette son sac sur la banquette arrière, s’installe au volant, les sièges sont en cuir beurre frais, tachés de sang séché, le tableau de bord avec de la loupe de machin, un bois précieux, lui, monté côté passager, la regarde de profil passer les cadrans en revue :

— Tu as le permis ?

— Oui mais pas d’auto. Il y a dix ans que je n’ai pas conduit… La voiture était à… Peu importe…

— À ton mari ? Tu as divorcé ?

— Mon compagnon…

— Ah… Et il t’a quittée… Pardon, oublie ma question, qui n’en est pas une, surtout ne te fâche pas, peut-être tu l’as mis à la porte… J’ai cinquante ans, tu le sais, et toi…?

— Un : oui il m’a renvoyée, sans ménagements. Ça me regarde. Deux : quarante ans au printemps. Et après ?

— Rien. À peine plus vieille qu’Éléonore… Si tu mets le moteur en marche, on aura du chauffage et j’aimerais assez, tu y vois une objection ?

Miranda fait non de la tête, vérifie qu’elle est au point mort, démarrage, marche arrière sans même grincer, première et voilà qu’elle redescend la rue de Gand, à deux à l’heure, sans passer la seconde. Bruno, hausse les sourcils :

— Va à l’hôtel de ville. L’ancienne entrée, vers la porte de Paris, sur la gauche tu descendras au parking… Mais passe la seconde, pour l’amour de Dieu…

Miranda ne répond pas, à cette vitesse elle n’éprouve aucune sensation particulière à conduire cette auto luxueuse, et puis elle s’en veut de s’être livrée, même à peine, à propos d’Éric. Elle accélère, passe la seconde, et c’est doux, combien coûte une pareille limousine, vingt ans de Quolibet au moins, elle file vers Euralille, allez, un peu de gaz en plus, vire vers la gare de Lille-Flandres, tous les feux verts, mais elle est où la circulation bouchonnante ce matin, hop là, à gauche, à droite, rue du Molinel, la vache, c’est même écrit sur l’écran du GPS le nom d’exactement où on se trouve !

— Juste une remarque, Octavie : tu roules en ville à cent à l’heure…

— Tu as l’habitude de vivre à cette vitesse, non ?

— Si. Mais essaie de ne pas dépasser le mur du son…

Ils rient pour la forme et ils sont arrivés, Miranda tourne dans la descente de parking, ralentit, Bruno utilise son bip, ça s’ouvre et ils se taisent jusqu’à l’emplacement réservé, que Miranda coupe le moteur. Finalement, à bien y réfléchir, bien qu’il soit tôt l’appartement peut-être surveillé… Bruno donne les clés à Miranda, tiens, j’ai été agressé là, à hauteur du 4x4 vert, mais peu t’importe je le vois bien :

— Tu prends l’escalier du fond, tu remontes dans l’aile rue de Paris, au premier, l’appartement du bout, face à la porte et la place Simon-Volland… Tu entres, tu fais le tour, tu reviens me chercher… S’il y a quelqu’un dedans tu improvises pour foutre le camp, dis que tu es une agence, que je mets en vente… Si tu repères quelqu’un en planque dans les escaliers tu passes outre, tu grimpes d’un étage, tu attends cinq minutes et tu me rejoins… Tu n’as pas peur ?

— Non. Et toi ?

— Comme jamais.

— Pourtant, fais ci, fais ça, jouer l’agent immobilier, repérer un tueur, on dirait que tu étais espion avant.

— Avant je n’étais rien. Tu me ferais un petit tour de cartes, au cas où…?

— Où je ne reviendrais pas ? Tu me vois déjà morte ? Sympa !

— Tu me manquerais.

— C’est non.

Qu’est-ce que c’est que ces yeux galants et ce ton transi…? Pas de ça Lisette, elle prend son sac et descend à la volée parce qu’il a repris son expression ironique, ah ça, pour se moquer, il est là et bien là…!

Bruno la suit des yeux, sans plastronner, même assez penaud, il se demande à quoi il ressemble, en chemise canari, le bras immobilisé par une baguette magique et des jarretières…? Avoir l’air crétin passe encore mais cette dégaine, la douleur, le sang, allons, le cours des jours clairs est définitivement troublé. Tout à l’heure il faudra faire le point et prendre des décisions, sans se faire d’illusions. Et cesser dès maintenant de croire Miranda totalement digne de confiance, pas plus que n’importe qui, même si elle possède la clé des astres, de présages bricolés auxquels Bruno s’en veut d’accorder du crédit en toute mauvaise conscience, maladivement.

Là haut, Miranda, allure dégagée, la paupière tombante d’ennui quotidien, distraite, mon dieu distraite, en apparence, et, en réalité tout le corps aux abois, la chair de poule, l’excitation d’un premier cinq à sept avec un amant trop jeune, et les fesses serrées, Miranda s’oriente. Personne, elle n’a croisé personne dans l’escalier, elle passe devant des portes, entend des bruits domestiques, des télés, des voix, des « Chérie ! » (ou « Chéri ! ») et double le pas, la clé déjà en main, pointée sur la serrure là-bas au bout. Elle ne pense pas, n’attend pas, ouvre, entre, referme, et s’appuie au battant, le cœur à exploser. Et s’aperçoit, un peu tard, qu’elle aurait pu surprendre quelqu’un et qui sait ce qui se serait passé…? Mais c’est vide, elle le sent, ce living décoré bon chic jolis prix sur un modèle de magazine, chaque chose en place, les meubles, les voilages, le bureau-écritoire aux piles de documents bien rangées, l’ordinateur portable, un Macintosh, bien d’équerre, on se croit entré dans la photo, même les journaux de la table basse, un ancien lit de fumerie d’opium, on les croirait faux. Le balcon derrière les baies vitrées très années soixante donne sur la porte de Paris et la façade de la partie ancienne de l’hôtel de ville néo-flamand. Pas mal le pied-à-terre. La cuisine, rien à redire, de l’immaculé, rien dans le frigo sinon des boissons, du champagne. Bien. La chambre, au cordeau, dans des harmonies pastel, belle salle de bains, marbre foncé, un peu funéraire de luxe, et le dressing de monsieur, les costumes, les chemises, les chaussures, les sous-vêtements, mazette de la soie, un jeu de valises. Au fond, c’est bien inutile d’aller rechercher Bruno, Miranda remplit deux valises, de quoi tenir une quinzaine à condition de ne pas jouer les fashionistos, plus un manteau, poil de chameau, qu’elle jette sur son épaule, et hop elle reclaque la porte derrière elle, double tour et direction le parking, cette fois par l’ascenseur, parce que les valises dans l’escalier, merci !

Et qui est surpris que Miranda se soit montrée si efficace, une vraie petite secrétaire…? C’est Bruno, vous pourriez dire merci !

— Voilà, on peut y aller…

Bruno a posé une main sur le bras qui allait mettre le contact :

— Vous avez aussi trouvé mon coffre, vous l’avez fracturé, vous êtes si habile de vos mains, et vous avez pris la carte de crédit et l’argent liquide, bien entendu… Et vous avez appris par cœur le contenu de mon Mac…

Oh Miranda, la dernière des dernières, à quoi tu penses, ce que c’est que d’être à demi dans la dèche, on n’a pas les soucis des nantis…! Elle a viré écarlate et forcément, toutes ces émotions, elle est à fleur de peau, et ne supporte pas l’ironie :

— Je ne suis pas ta bonniche… Ni ton chauffeur, ni rien, surtout pas ton astrologue personnelle, et je vais rentrer chez moi à pied toute seule ! Voilà tes foutues clés pour aller chercher ton foutu fric !

Aussitôt dit, aussitôt fait, elle descend, ses talons claquent au béton du parking, sur le trottoir de la rampe de remontée, elle débouche à l’air libre, regrette déjà d’être soupe au lait, il faut rester au plus près de Bruno pour assister à sa chute, elle sort du parking et a juste le temps de reculer à l’abri du muret : Charles est en train de mettre des pièces dans un horodateur ! Immédiatement elle redescend en courant, rattrape Bruno alors que la porte de l’ascenseur se ferme, force le passage, lui explique sur le souffle, ils cavalent, entrent dans l’appartement, referment, et attendent, debout, au seuil du living, chuttt…! Trois minutes presque immobiles, l’oreille aux aguets, et on tousse dans le couloir, dehors, et puis voilà, la sonnette retentit. Charles est là.

Statufiés. Respirer bouche ouverte, et écouter Charles s’ébrouer de l’autre côté du battant, composer un numéro sur son portable, attendre, faire mmmmm, sursauter au second coup de sonnette, se sentir noués à mort, muscles en voie de pétrification, et l’autre qui tousse encore, marmonne, piétine, sonne à nouveau, et s’en va enfin, ils l’entendent se racler la gorge devant l’ascenseur, approximativement, et puis le bruit de machinerie à l’arrivée à l’étage, et c’est fini. Ils s’aperçoivent alors qu’ils se tiennent par la main, et serrent au point d’en avoir les articulations blanches, comme deux gamins terrifiés par des bruits nocturnes.

— On se dépêche.

Une formule de vieux couple à briser tous les charmes. Bruno passe dans la salle de bains tout en dépouillant la chemise jaune, le pantalon, les souliers, les chaussettes, et au dernier moment, en slip, il ferme la porte avec un petit sourire taquin parce que Miranda a suivi jusqu’au bord du couloir, sans arrière-pensée. De ce rien, elle se sent bête, va aux baies vitrées, regarde dehors, oui la voiture de Charles, une BMW plaques belges est garée là-bas et le voilà qui sort d’en dessous, de l’entrée de l’immeuble, traverse, marque un temps d’arrêt, lève la tête vers l’appartement, Miranda en fait un pas de recul, instinctivement, et puis c’est tout, il monte en auto et démarre pendant que les bruits de douche éclaboussent le dos de Miranda, après c’est du Brassens chanté à peu près, gueulé, parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps, justement, la grisaille grignote la pierre de l’arc de triomphe louiquatorzien, la porte de Paris, dans une lumière pour suicidaires, pour femmes en allées, le vingt-deux septembre aujourd’hui, Bruno s’en fout mais Miranda en chavire, de ce faux-jour qui pénètre le living, les meubles vont dégouliner de rosée, on n’y verra plus assez pour retrouver la sortie, et elle se fourre le nez dans sa fourrure acrylique mauve, belle comme elle ne sait pas quand Bruno la rejoint, le cheveu lissé à l’eau, complet cachemire bleu sombre, chemise blanche, une mallette à la main, bras gauche levé :

— Ça pique encore pas mal, j’ai pris des sulfamides, des compresses, des antalgiques, mon armoire à pharmacie… Il va au bureau se pencher sur le Mac portable qu’il allume, où il tape quelques chiffres avant de l’éteindre, de le glisser dans la mallette :

— Voilà, quelques petits transferts… Que mon agresseur ne puisse pas se servir de mes cartes de crédit… J’en ai récupéré une ici et un peu d’argent liquide… Personne ne semble avoir touché à rien, sauf toi tout à l’heure, la tornade dans ma garde-robe…

Miranda en est éberluée, cet esprit pratique, comptes en banque, American Express, pharmacie, et cette remarque sur une vétille, le désordre aux piles de ses chemises…! Elle écarte les pans de son manteau, met les mains aux hanches, un poil vulgaire exprès :

— Tu vois, je ne ferais pas une bonne épouse…

Et soudain elle le prend de court :

— Il vient souvent ici, Charles ? Qui a tes clés ?

— Cet appartement n’est connu de personne, sauf d’Éléonore qui a dû y venir deux fois en dix ans… Et Sidonie, évidemment, mais elle c’est un autre moi… La famille connaît l’adresse, mais ne vient jamais… La ligne téléphonique ne sert que pour le Net, je n’ai pas de combiné, et entre ces murs j’éteins mon mobile… Bon, on file…?

— Un instant, s’il te plaît… Donc la visite de Charles indique un événement rare, grave… Ta femme a donné l’alerte, que tu as découché cette nuit ? Il est venu essayer de te surprendre avec une maîtresse…?

— Éléonore aurait pu se plaindre à son père, ou à Henri, surtout à Pierrette. Surtout pas à Jeanne, encore moins à Charles, un métèque comme moi par rapport à la famille, belge en plus ! Et puis Éléonore se fout de mes frasques, la procédure de divorce est entamée… Tu as raison, quelque chose s’est passé… Qui concerne très certainement Amaury… Quelque chose est arrivé à Dubaï, de l’inespéré ou du terrible… J’en saurai plus par Sidonie… On y va ? Miranda n’a pas bougé, toujours femme des coins de rue, à faire le pied de grue, elle fronce soudain le nez :

— Tu ne veux pas me passer la main dans le dos, j’ai un truc qui me gratte…

Immédiatement, gentleman, Bruno pose sa mallette, vient face à Miranda qui écarte les bras large, il est contraint d’être tout contre elle et grogne de douleur pour glisser la main sous son manteau :

— Plus haut, plus haut…

Il obéit, un peu couci-couça de danser ce drôle de tango immobile avec Miranda, sent quelque chose entre ses doigts, retire le bras et exhibe une carte pliée en quatre, un roi de pique. Miranda commente aussitôt :

— Oh, oh, merci c’était insupportable, le roi de la nuit, c’est toi… Tu vois, je t’ai sur le dos !

— Et toi, la reine de la nuit, tu fais quoi pendant que le roi s’amuse à tes dépens…

— Rien. En revanche, ton foutu valet de cœur est au cœur de l’action ! Poche intérieure gauche…

Avec une sorte d’appréhension, Bruno a porté la main à sa veste, en tire son étui American Express et, face contre face, le valet de cœur et la dame de cœur. Bruno a la voix dure, la voix d’affaires :

— Elles représentent qui ces cartes…?

— Je ne sais pas, c’est à toi de me le dire, parce que tu me caches plein de choses ! Un valet a une histoire avec une dame, à toi de lire… Moi je ne connais pas de chevalier aux belles amours et je ne suis pas une dame, milord, vous savez bien, juste une ombre de la rue, toujours là où vous avez besoin d’elle… Prenez une carte…

Un jeu a surgi entre ses mains, elle le bat l’offre en éventail, Bruno choisit : dame de pique.

— Vous voyez bien que…! Replacez la, battez le jeu vous-même. À moi, je le rebats…

Éventail. Bruno choisit, change d’avis, non pas celle-là, celle-ci, regarde : dame de pique. Il en blêmit, nom de Dieu, comment tu fais, et qu’est-ce que tu sais exactement de moi ?

— Rien. C’est des présages, même avec truc c’est des présages : je vous cite ! On peut le refaire cent fois ce tour. La dame de pique sortira à chaque fois : je serai toujours là pour vous, mais j’aimerais bien que vous soyez loyal avec moi. Vos cartes sur la table, même si les miennes sont biseautées. Ce sera quand vous jugerez bon. Maintenant on va chez moi.

Elle s’est retournée vers la porte, Bruno l’arrête, assez petit maître :

— Tu me dis vous ? Et en même temps tu es toujours là, avec une pointe de possessivité, presque de jalousie non…?

— Non. C’est pas une déclaration d’amour. Je t’ai dit vous parce que je suis en colère. Ou pour garder ma colère contre toi. La reine de la nuit, c’est la mort. Possible que je sois capable de tuer. Faudrait que j’essaie. Et elle passe dans le vestibule, vérifie par l’œilleton que le couloir est désert, sort. Bruno la suit, ferme à double tour sans quitter Miranda des yeux, ce visage tranchant, cette silhouette sans vergogne de trop de ceci ou de cela, franche de la chair, il faudrait beaucoup lui révéler, y passer des heures à confesser la conduite des affaires, ce grand jeu d’échecs de la finance mondiale, et les règles du clan Vailland, et qu’une vie magnifique, une vie comme celle d’Achille, glorieuse, brillante, de héros homérique aujourd’hui, ne comprend pas l’amour des employés, la dimension de la simple humanité, ou bien cette vie n’est pas. Il s’efface pour la laisser entrer dans l’ascenseur où ils laissent leurs regards se cogner en parallèle contre la porte. En bas ça fait ding, ils sortent, vont droit à la voiture, du même pas, idiots de ne pas se méfier, faire attention là où ils sont vulnérables. Mais rien ne se passe, blip, déverrouillage des portières, ils montent et dans le rétroviseur Miranda voit un large autocollant sur la lunette arrière :

C’est quoi ça, ils descendent, regardent le dessin tracé au feutre noir sur une feuille adhésive format A4 un peu chiffonnée, une sorte de voile dressée au bord de vagues, avec une plate-forme presque au sommet. Bruno dit, bas, pour officialiser, comme on reconnaît le corps d’un mort anonyme :

— Petit cadeau de Charles… Burj al Arab, le palace qui symbolise Dubaï… Tout froissé…

Miranda passe la main sur la feuille, soulève un coin, un autre :

— Pas froissé. Tailladé au cutter… On te fait savoir qu’hier soir constituait un avertissement… Et qu’effectivement tu dois régler un petit contentieux dans les émirats. Petit cadeau de ton agresseur qu’on a bien failli croiser !