Retour en métro, à tâcher de peser qui a réagi au dossier d’Éric première mouture, qui essaie de l’acheter sans savoir qu’il n’a rien à vendre que l’illusion d’une négligence patronale. Il va falloir parler de lui, provoquer Bruno par l’évocation de l’accident. L’histoire a dû le marquer, même un PDG éloigné du terrain se penche sur ces sources d’ennuis potentiels et graves. S’il n’est pas responsable du nouveau contact avec Éric, il faudra découvrir qui dans le clan Vailland se sent suffisamment impliqué pour rechercher une solution à l’amiable à un litige avorté et si ancien… Éléonore, vraisemblablement : elle seule a du poids dans l’organigramme Carteret… Miranda vagabonde là autour, et autour des hommes, Éric, ce qu’il est devenu d’immobile, de résigné, se méfier de son manque de hargne, de combativité, peut-être de sa Vanessa, elle doit le considérer comme sa propriété, être jalouse, et Bruno, ce salaud de nanti attendrissant, cruel et fragile, qu’il va falloir torturer sans haine, presque avec chagrin. Possible même qu’un début d’idylle, bien exploité, avec des preuves, le témoignage de Jacky, de Nelly, une photo, viendrait encore à charge, une fois venu le temps de l’hallali : le promoteur criminel séduit l’ex-compagne de sa victime…! À y regarder de plus près, et connaître l’ostrogoth, le risque est important de tomber amoureuse en simulant l’amour. Tiens, chez Marivaux c’est toujours le cas. Qui donc n’arrêtait pas de le répéter, qu’à force un mensonge devient une vérité…? Pas Sébastien, le rédac-chef de NPC, la télé dont justement Éric parlait…? Si, Sébastien, qui lui déclare chaque lundi qu’il donnerait sa vie pour un baiser d’elle, rectifie avec son grand rire, disons une nuit d’amour et n’en parlons plus, et ajoute invariablement Marivaux, le mensonge et la vérité… Relation collante mais utile, Sébastien. Dommage qu’il soit si laid.
Chez elle, Miranda trouve Bruno en contemplation devant la nuisette encadrée. Elle entre, il tourne la tête, elle le regarde, une seconde ils reviennent tous deux à la lingerie coquine, comme au spectacle d’un objet d’art difficile à commenter, et puis aucun des deux n’en dit mot. Bruno a faim et aussi il voudrait bien une petite voyance, vérifier si le sort n’est pas en train de virer au beau. Le tour de cartes tout de suite c’est non, se restaurer, ma foi, Miranda cuirait bien quelques pâtes. Et ils passent dans la cuisine comme on n’en fait plus, trop vaste par rapport à la superficie du reste des pièces, meublée gris des yeux de Bruno, plutôt perle, équipée avec beaucoup de fonctionnalité et accueillante. Bruno s’assied à la petite table vitrée, laisse Miranda mettre de l’eau à chauffer, dresser le couvert, on dirait qu’il est là de toute éternité. Miranda ôte sa fourrure :
— Ton bras…?
— Supportable… Il me démange, c’est bon signe…
— Tu vois, ça en fait au moins un.
— Hein ? Ah oui, un bon signe… Pendant ton absence j’ai bien travaillé. Réglé quelques dossiers, donné mes instructions sur d’autres… Et puis j’ai averti que je serai injoignable pendant une douzaine de jours, jusqu’au lundi 16, celui qui suit le vendredi 13…
— Et Dubaï ? Amaury ? Des nouvelles ? Comment se présente l’échéance ? Tagliatelles ou pennes ?
— Tagliatelles. Mal. Les faillites de sous-traitants à Dubaï se multiplient… D’un autre côté, dans un tel climat, les banques peuvent accepter des moratoires ou des rabais sur la dette… Encore faudrait-il qu’Amaury ait quelque chose à vendre. Mais à part son cul… Pardon je suis vulgaire… Miranda jette les pâtes dans l’eau bouillante, sort un pot de sauce surgelée, l’ouvre, le met au micro-ondes à décongeler :
— Pas du tout… C’est ma recette de pesto rouge… Non, je ne refuserais pas de faire quelques tours de cartes au plus près de son corps, mais sans les cartes… Et si tu étais une femme, tu remuerais ciel et terre pour le sauver, son joli cul…
Elle a attrapé une bouteille de Cairanne entamée, sert Bruno qui goûte, clape de la langue :
— Je ne le ferai que si les Vailland bougent… Sidonie me préviendra…
Miranda referme le placard où elle allait prendre l’égouttoir, laisse tomber les bras, fixe Bruno droit :
— Ben voilà, ta voyance tu te l’es faite tout seul : laisser ton adresse, chez Octavie Dillies, rue Thiers, accessible à ton assassin ou à ses commanditaires, t’es sûr de ton avenir, de sa durée. En clair tu peux mourir à chaque instant.
— Je peux faire confiance à Sidonie.
— Et à ta femme et à sa famille, bien sûr, Charles, Amaury, Jeanne, Albert, ils t’aiment tous… Couillon : même de moi tu devrais te méfier !
— Parce que tu m’aimes ?
Sa tête de gamin tête à claques, aucun respect pour rien, même sa propre vie en danger, toujours l’humour noir… Miranda éteint le gaz sous les pâtes, sort le bocal de sauce du micro-ondes :
— Comment t’as deviné ? Maintenant que c’est dit tu vas m’enlever, prendre une chambre à l’Hermitage Gantois : ton appartement est en face, on pourra le surveiller. Rassemble tes affaires, on fera la vaisselle plus tard… Et n’oublie pas la baguette magique…
Elle est passée dans sa chambre, a tiré un sac d’un placard, y jette des vêtements, la voix plus haut pour Bruno qui renfile son pardessus, un peu dépassé par la réaction radicale de Miranda, enfin voyons Sidonie il la connaît quand même, mais obéissant :
— Nom d’un chien, personne, je t’avais dit de ne prévenir personne… Tu l’as prévenue à quelle heure ta Sidonie ? Avant midi ? Je suis rentrée à la demie…
— Cinq minutes avant ton retour, par mail… Elle ne le lira qu’à quatorze heures, après sa pause déjeuner. Peut-être qu’elle fera suivre… Éléonore et elle… Je suis con…
— C’est toi qui l’as dit… On a une petite heure…
Elle revient avec son sac dans le living, prend sa fourrure, tout l’appartement a des allures d’urgence, les meubles ont la trouille, le canapé craint ce qui ne peut manquer d’advenir, et Bruno est pétrifié, lui il sent toute l’appréhension des lieux, leur hostilité à son destin. Miranda ouvre son répertoire téléphonique :
— J’appelle un taxi… Plus question qu’on voie ta limousine… Ni toi en plein jour, d’ailleurs…
Cinq minutes plus tard ils sont dans le hall à guetter une Toyota blanche, leurs bagages à leurs pieds, comme un couple qui va gagner une gare, un aéroport, et sent déjà la caresse des alizés, le goût de la caïpirinha, celui du rhum arrangé. Quand ils demandent au chauffeur de les mener rue de Paris, trois minutes de course, il ouvre grand les yeux. Un billet de cinquante euros et tout est en ordre, il leur porte même sac et valise jusqu’à la réception du quatre étoiles, devant un vaste patio couvert d’une verrière en pyramide, le lounge bar de l’hôtel. La demoiselle en tailleur marine, discrétion assurée, a le même regard que le chauffeur quand elle demande, sotto voce :
— Jusqu’au vendredi 13 inclus, bien sûr messieurs-dame… Deux chambres, une chambre ?
Et qu’ils répondent en même temps. Bruno :
— Une.
Miranda :
— Deux.
Alors la demoiselle négocie :
— Une à deux lits…
Bruno acquiesce, Miranda aussi, empreinte de carte de crédit, bienvenue et bon séjour, sourires de part et d’autre, et un garçon d’étage arrive, sac, valise, si ces messieurs-dames veulent bien, et ils le suivent par des petits couloirs luxueux, dallés de pierre noire usée par d’anciens pas, autour de jardins intérieurs, jusqu’à une fort belle chambre en rez-de-chaussée, lits jumeaux et vaste coin salon, proche d’une salle de réception qu’il leur indique, l’ancienne chapelle de l’hospice moyenâgeux. Pourboire, merci, et les voilà chez eux avec pas grand-chose à faire que se morfondre d’ici l’heure d’aller au Quolibet se préparer, Miranda, au moins, Bruno il faudra aviser, le mieux serait qu’il se calfeutre ici. Et en attendant ranger leurs affaires dans la penderie, la commode, installer le Mac sur le petit bureau, passer le nez dans la salle de bains, éprouver le moelleux du matelas du bout des doigts, la baguette magique dans le vase, comme une fleur sans pétales, mini-bar, garni, télévision, elle fonctionne, et s’asseoir avec des embarras refoulés, est-ce que je vais ronfler, surtout ne pas laisser traîner mon linge sale, au grand jamais me laisser aller à des intimités comme me laver les dents devant l’autre, ça non, envisager le pire de la cohabitation, en silence, avant de s’apercevoir qu’on a encore faim et commander à grignoter au room service. Ils ont effectué ce rituel d’installation en silence. Juste, quand Miranda a sorti une minuscule poignée de lingerie à glisser dans un tiroir du meuble-dressing, Bruno a demandé :
— La nuisette exposée dans ton living, elle a une histoire ?
— Cruelle. À ta place j’aurais peur de l’entendre… Mais peut-être plus tard, je te la raconterai, méchamment.
Bruno a fait ah et se l’est tenu pour dit.
Pendant la dînette au coin salon, potchevlech, Maroilles et tarte à la cassonade, bière de micro-brasserie locale par dessus, on expédie le contentieux courant, à toute allure des mots, sans se regarder, Bruno sarcastique, Miranda avec ses réflexes de classe, cet endroit est beaucoup trop bien pour elle, et pourquoi une seule chambre, elle a l’impression de faire une passe ou d’entrer dans l’adultère ! Eh bien une fois dénouée cette histoire, je te demanderai en mariage Octavie, épouser une tragédie sanglante, arracher à la mort la femme répudiée de Néron, un mariage tragique c’est mieux que de vivre dans un vaudeville ! Si tu étais sérieux on n’en serait pas là, dire à tout le monde où tu es, pourquoi pas mettre une annonce et courir t’afficher dans un lieu fréquenté par tes connaissances… Non je ne sortirai plus sans précautions, est-ce que quelqu’un est passé rue Thiers après notre départ…? Si oui, Sidonie a parlé…! Je suis sûr que non… Non ou oui on ne le saura jamais, tu veux m’accompagner au Quolibet ce soir…? Est-ce bien raisonnable…? Le temps te paraîtra long, décidément l’urgence est d’identifier ton agresseur et remonter par lui jusqu’à son commanditaire, Charles seul vraisemblablement, l’ensemble du clan Vailland si ça se trouve…
— Tu sais que la rénovation de cet ancien hospice a été réalisée par mes sociétés…?
— Non, et cela m’est totalement égal. Je n’ai pas les moyens de cet endroit ! J’ai l’impression d’être une femme entretenue ici, une demi-mondaine… Mais peu importent mes agacements fleur de peau, réfléchis : tu ne peux pas venir au Quolibet puisque tu as dit à Sidonie chez qui tu étais. Logiquement, en révélant à Charles ou à Albert, ou ta femme, que tu te caches dans l’appartement d’Octavie Dillies où on ne te trouvera pas, à partir de vingt et une heures on va nous attendre au cabaret et même en y allant seule je suis en danger…
— Octavie Dillies, 12 rue Thiers, je n’ai rien écrit d’autre, tu peux vérifier mon mail. Qui sait que cette Octavie est aussi Miranda, la reine de la nuit ?
— Toi, tu l’as bien découvert…
Aussitôt, son réflexe pour s’en sortir ou masquer ses émotions, Bruno fait le zigoto, surtout qu’on ne prenne rien au sérieux, sauf les présages du quotidien, ces indicateurs de sa vie au même titre que sa tension artérielle :
— Juste l’étage, après t’avoir raccompagnée… Vérification par mes relations policières… Je l’ai fait parce que tu m’as déclaré ton amour dès le premier soir… D’ailleurs j’ai toujours envie que tu m’aimes, à ta façon, avec tes cartes…
— Bruno Carteret, tu m’emmerdes.
Après un café qu’on va prendre au bar, sous la pyramide nappée de brouillard, dans les éclairages bien élevés, l’œil aux aguets, parmi les couples chuchotant, dont les mains en disent beaucoup aux mains et les lèvres aux lèvres, qu’une connaissance de Bruno ne surgisse pas du fond d’un fauteuil, des bras d’une maîtresse, de la caresse un peu osée en public, volée par un amant impatient, tout cela ils l’observent, comme des amoureux anciens, qui se savent par cœur et n’ont plus besoin de mots ni d’ailleurs de s’aimer vraiment. Après un café et le spectacle du bar, de retour à la chambre, très vite, on se sent claquemuré. Bruno s’est remis à son Mac. Miranda assouplit ses doigts, ses poignets, fait des gammes avec un jeu de cartes :
— Aucun indice à qui que ce soit, n’est-ce pas ? J’ai envie de sortir voir si ton appartement est surveillé…
— À quoi tu le verras…?
— Déjà je peux y entrer, vérifier si quelqu’un est passé depuis ce matin… En plus, vers la fin d’après-midi, à la nuit tombée, surtout par ce temps, personne n’est dehors dans ce quartier sans commerces, sans bistrots… Quelqu’un qui traîne à guetter on le repère comme le nez au milieu de la figure… Surtout Charles ou Henri, je ne pense pas que les femmes de la famille…
— Albert est veuf mais l’argent venait de Monique, ma belle-mère, grosse fortune textile… Charles et moi on est des pièces rapportées, de la décoration… Une histoire cruelle, à ta place j’aurais peur de l’entendre… Maintenant, tu as mes clés, va prendre l’air, je te promets je ne fais pas d’âneries…
Fourrure, relever le col, le sac à bandoulière, le labyrinthe de couloirs, le long passage d’entrée entre la réception et la rue, Miranda est dehors, face à l’immeuble laid dont l’appartement de Bruno fait l’angle côté porte de Paris, et l’humidité lui poisse les cheveux, même pas le temps d’une cigarette. Les voitures allument déjà leurs feux, de brèves illuminations traversées de traînées chien et loup pareilles à ce qui dégouline des réverbères, une ambiance t’as d’beaux yeux, embrasse-moi, et de la nostalgie sans retour possible, du désespoir sans espérances, en pluie fine. Miranda remonte à pas lents, l’écho de ses talons presque étouffé par la brouillasse, vers le rond-point autour de la porte monumentale, le long des autos garées, toutes vides, elle vérifie au passage, traverse juste avant que le bitume ne remplace les pavés inégaux où les pneus produisent un long gémissement mouillé, un gueulement d’âmes en transit. Très calmement, elle pénètre dans l’immeuble, grimpe par l’escalier, minuterie, l’appartement, m’y voici. Elle sonne, resonne puis utilise sa clé. Pas besoin de lumière, les halos de l’éclairage public, dehors, suffisent à un examen sommaire des lieux, et cela trahirait une présence. Ce qui peut attirer un guetteur dans un piège, on allume, il monte mais on est ressorti, on s’est caché dans le local de service et on peut l’identifier au passage… Risqué évidemment… Mais à retenir, le cas échéant… Personne ne semble avoir pénétré ici, encore moins avoir fouillé. Bon. Charles a dû faire son rapport, dire l’absence de Bruno, à moins qu’il ne soit le seul concerné par sa visite du matin… Miranda ressort, descend jusqu’au parking souterrain où personne ne guette, la place de Bruno est vide, et ressort par la rampe pour aboutir aux anciens emplacements réservés aux visiteurs de l’hôtel de ville. Si quelqu’un surveille l’appartement ce ne peut être que de là ou des voitures garées rue de Paris, déjà contrôlées par Miranda. Elle fait la désorientée, celle qui cherche à contourner au plus facile le beffroi, allez je vais à gauche, à travers des autos garées, rien, personne, elles font le dos rond, zyeux clos, alors je reviens, oui je vais plutôt aller m’acheter des cigarettes au tabac sur l’arrondi opposé de la place… Reste à contrôler une dizaine de voitures en tout, toutes le capot tourné vers l’appartement de Bruno, Miranda aura vite fait de les dépasser d’un pas calme et ce sera tout. Les premières sont inoccupées, la dernière est une camionnette, gros modèle de Renault, sans vitres sur les flancs, difficile de voir s’il y a quelqu’un au volant… Miranda la dépasse, sent une odeur de blondes au moment où elle est juste derrière : on fume avec la vitre baissée côté conducteur ! Bien, continuer comme si de rien n’était, celui qui est là-dedans m’a vue sortir du parking et n’a rien fait donc il ne me connaît pas, et puis c’est peut-être un type qui attend son copain, au cul de la camionnette blanche c’est écrit en rouge « LISEC, Surveillance, gardiennage, alarmes », et une adresse à deux pas, rue de Douai, 321 rue de Douai, 321… facile à retenir, je vais avancer encore quelques mètres et puis je me retournerai, comme pour regarder le beffroi sous la brume, voir qui est assis au volant… Miranda ralentit encore le pas, le col de sa fourrure relevé à deux mains, elle est prête à la volte-face, et à cet instant un portable retentit dans la camionnette, du reconnaissable entre mille : « Un vingt-deux septembre au diable vous partîtes et depuis… »…! Le téléphone volé à Bruno, personne d’autre n’installerait Brassens en sonnerie ! Miranda tourne les talons, comme on prête attention machinalement à un bruit surprenant, l’homme fume, blouson de cuir, il se penche un peu pour regarder les étages de l’immeuble par le pare-brise en écoutant ce qu’on lui dit, ensuite il parle, trop bas pour que Miranda comprenne, seulement un accent de l’Est, bulgare ou quelque chose, elle ne peut que regarder, tâcher d’imprimer le portrait de l’homme dans sa mémoire, très noir de poil, cheveux, une moustache de Mongol, voilà, elle l’appellera le Mongol, pommettes hautes, une gueule de gitan jouisseur, de joueur de violon, d’accordéon, séduisant, elle le voit bien quand il la regarde le regarder par dessus son briquet, tournée face à la camionnette, et qu’elle fait semblant de s’abriter de la bruine sombre pour allumer une cigarette avec difficulté.
Ensuite, elle a du mal à ne pas courir, tourner distraitement l’angle de l’immeuble, et là, se mettre à cavaler, à se tordre les chevilles, jusqu’à l’Hermitage, le tapis rouge de son entrée à quoi, cent mètres ? Ensuite la chambre, elle y arrive en trombe, essoufflée, tambourine parce que l’autre imbécile évidemment a bouclé, non dans les hôtels il faut toujours une clé, et Bruno ouvre, les yeux bien grands, qu’est-ce qui se passe, et elle claque la porte d’un coup de fesses, agrippe Bruno par le bras, aïe, aïe, pardon, le saisit au col de chemise, comme si elle allait l’étrangler :
— Il est dehors, le Mongol qui t’a agressé ! Sûre et certaine, ma main à couper…!
Elle sait que sa voix a grimpé dans les aigus, qu’elle fait ado hystérique à un concert de Frédéric François, mais des excitations pareilles c’est pas tous les jours, même le close-up donne un plaisir plus feutré. Bruno se dégage, la serre contre lui de son seul bras droit, dans son manteau tout mouillé avec ses cheveux tartinés de brume :
— Avec une main coupée tu ne peux plus faire ton numéro, donc ne parie pas ce dont tu as besoin… Un Mongol, tu dis ? Je me suis fait taillader par un Mongol ? Alors, vite, que les mots se bousculent, qu’elle postillonne sur le nez de Bruno, elle est à deux centimètres de ses lèvres, si ça lui permettait de parler plus vite encore elle lui mangerait la bouche et il aurait toute l’histoire dans le baiser-récit, mais non, elle dit la sonnerie du portable, décrit l’agresseur, Mongol par la moustache, la camionnette, la société « LISEC », 321 rue de Douai, comment elle a été futée pour le démasquer… Bruno l’a amenée doucement au coin salon, l’a assise, elle s’est tue, la respiration quand même toujours chahutée, et lui, fini de rire, il a sa tête des conseils d’administration, son visage d’acier inoxydable, même ses cheveux se disciplinent, il est debout derrière elle, une main posée à son cou où bat une veine bleue, il sent son émoi, et elle appuie sa tête contre sa cuisse.
— Des boîtes de gardiennage, mes sociétés en emploient sur mes chantiers, la famille aussi, dans les entrepôts, les magasins… La « LISEC » ça ne me dit rien, il faudrait questionner Sidonie mais tu crains les fuites… Exit Sidonie… Savoir avec qui ils ont un contrat nous donnera peut-être le nom de qui veut ma perte… À moins que ce soit moi…! Et il a un hoquet de rire, va se pencher sur son Mac déjà allumé, pianote, clique, repianote :
— Apparemment, la Lisec, Lille-Sécurité, travaille pour mes boîtes, un gros chantier à Gravelines, sur la côte… Et ceux d’ici, à Lille, tout ce qui sort de terre dans le secteur du siège de région, du Zénith, le Louvre à Lens… Le mieux serait de guetter ton Mongol quand il pointe à sa société, rue de Douai, et de le suivre ensuite…
Et il pose sur Miranda des yeux de chien couchant :
— Tu saurais faire ça ? Interroge les cartes ! Si elles te disent que c’est sans danger… Tiens, le taxi pour aller au Quolibet, tout à l’heure, s’il n’est pas noir, la chance est avec toi… Tu ferais ça pour moi ?
Et il se tait, il sait bien qu’il décaroche et ne rate jamais une occasion de mesurer le sort de façon puérile à pleurer. Miranda se lève, va jusqu’au seuil de la salle de bains, marque un temps, de dos, et sa silhouette noire se découpe sur l’éblouissant du marbre des murs :
— Tu sais bien que oui. Ne me demande pas pourquoi je le fais, je dirais des bêtises…
Elle claque la porte et aussitôt Bruno entend les trombes de la douche massante.
Le taxi qui les prend devant l’Hermitage et les dépose au Quolibet est rouge métallisé, une Ford. Avant d’y grimper, Bruno a juste eu un temps d’arrêt, a regardé Miranda, tu vois les astres nous protègent, elle a haussé les épaules et ils n’en ont plus parlé.
Au cabaret ils sont bien en avance, ce soir du monde s’annonce, des kinésithérapeutes ou des dentistes en goguette, chacun doit multiplier les numéros et un petit filage du conducteur s’impose. Bruno a embrassé tout le monde, donné des nouvelles rassurantes de sa blessure, et s’est trouvé bête tout soudain de débarquer avec Miranda, en couple affiché. Alors il a résumé l’essentiel, les méchants qui cherchent à lui faire du mal et la protection de Miranda. Surtout il ne faut dire à personne qu’il prend des vacances auprès d’elle, pas un mot jusqu’à vendredi 13, la semaine prochaine… Jacky a hoché la tête, Bric et Broc ont hoché la tête, vraiment le mieux serait d’appeler la police, tu ne crois pas Bruno…? NON ! Bon… Nelly a fait hiiiii, l’œil allumé, et a embrassé Miranda qui a chuchoté mais non, il n’y a rien entre nous, ne te monte pas le bourrichon… Tous ils ont convenu de causer davantage après le spectacle parce que Bruno a dans l’idée de corser le numéro de Miranda et il faut tester, s’il te plaît, rien qu’une fois, si tu trouves ça nul on renonce. Par le fait il est assis dans la salle, bien propre sur lui, il a mis un complet fil à fil bleu soutenu, et joue les consommateurs pendant que Nelly donne le début de son strip en scène, une danseuse de flamenco sur Sombreros et Mantilles, et la fin, total nue. Maintenant, Jacky assure la transition, une histoire drôle, une ritournelle de piano, « Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux… » avec la voix de Gainsbourg, le temps que Nelly rendosse sa tenue de barmaid et file à sa poursuite, et tout de suite, rien que pour vous, celle qui domestique le sort, celle qui voit l’invisible et commande aux étoiles, la grande Miranda…!
Elle apparaît dans son cercle de lumière, hautaine, smoking, les mêmes reflets de satin à ses revers de veste et à ses cheveux, la paupière lourde, nom de Dieu cette fille est magnifique et terrifiante… Là, s’impose à Bruno le souvenir de Cyd Charisse dans Top Hat, et quand il le dira à Miranda, beaucoup plus tard, elle aura du mal à supporter la comparaison érudite, les stars de la pellicule elle ne connaît pas, elle est juste cette petite nana sans gloire, qui va sur sa quarantaine, inculte, qui ne retient même pas les titres des films, a du mal à lire et se fout du latin mais alors si tu savais…! Pour cette répétition elle se chauffe surtout les doigts, manipule, faire tirer une carte et la deviner illico, Bruno se prête au jeu, le deux de carreau, vous pourriez prédire deux hommes sur le carreau, monsieur est un tueur à gages, non, alors monsieur souhaite être assassiné, non plus, et il s’illumine, Miranda doit penser à deux flèches d’arbalète, deux carreaux, Guillaume Tell, monsieur est le fils de Guillaume Tell…! Il fait le trublion sorti du public, l’insupportable, le chieur qui fait lever au ciel les yeux lavande de Miranda. Et il transpire un naturel de clown, une disposition à faire rire en parlant droit devant lui, Jacky trouve son apport vivant, façon Jean Gabin gouailleur, en contrepoint de la prestation glacée de Miranda… Nelly aime bien aussi, ce côté juvénile et brindezingue de l’intervention de Bruno, Bric et Broc ne voient rien à redire, bienvenue au royaume du rire. Outre leur déluge de larmes avec hoquet et embrassades ratées en slip kangourou, ils reprennent ce soir un numéro de transformistes, des déguisements à changements éclairs, drôles parce que Bric demande son chemin à un policier en tenue, Broc, se baisse pour rattacher son lacet et se relève face à une Gretchen blonde et minaudante, interroge la salle pour savoir où est le policier, se retourne et se cogne presque dans un chirurgien prêt à l’opérer de l’appendicite, et ainsi de suite, avec des variantes possibles, comme quand ils gardent le policier et que c’est l’autre, le contrevenant, qui modifie son aspect et échappe ainsi à une amende… Et les numéros résumés, raccourcis, roulent jusqu’au final, Jacky joue quelques mesures de « J’attendrai, le jour et la nuit… », Nelly est à son poste au bar-vestiaire, Miranda, Bric et Broc viennent en scène applaudir les spectateurs, Bruno aussi, allez, venez donc, et finita la comedia ! En réalité, après le spectacle, ils restent, le cochon de public, à siroter l’excellent champagne ou des bières, souvent des bières ou du genièvre, dans un décor de chansons enregistrées qui mettent la larme à l’œil de Jacky, c’est son critère de sélection. Des fois la nuit s’étire si loin qu’on peut toucher l’aube rien qu’en tendant le bras.
Aujourd’hui, Le Quolibet est plein de sourires éclatants, les dentistes, finalement ce sont des dentistes, pas des kinés, ces messieurs de la roulette ont des mâchoires de loups qui montrent les crocs, et jamais ils ne serrent les lèvres, même mélancoliques, même hypnotisés par Miranda, qu’on ne doute surtout pas de la qualité de leur dentition. Bruno dira après que ce sont les seuls individus à afficher toute leur vie le rictus mortis, le rire de la mort. Voilà, cette allusion au latin agacera Miranda. Déjà Guillaume Tell, qu’elle trouve moyen d’en parler à quoi ça rimerait, qui connaît ce mec ? Pas elle, en tout cas et s’il faut sortir des grandes écoles pour faire du cabaret, alors ce sera sans elle…! Mais sans anticiper, à l’entrée du congrès, Bruno s’ennuie seul à une table, il se tire plus qu’honorablement de ses interventions faussement maladroites dans le numéro de Miranda. D’ailleurs ce soir tout se déroule à merveille, Nelly est plus vamp naïve que jamais, Bric et Broc ont le chagrin rigolo, Jacky est impérial en Loyal, il fait Louis de Funès. Restent les vapeurs de Miranda, mal lunée le temps de faire une petite scène à Bruno après, le dernier dentiste parti, au moment du débriefing, quand il faut bien parler du danger qu’ils courent, de cet employé de la Lisec qui a agressé Bruno, je t’en foutrais du rictus mortis !
Aux petites heures de la nuit, donc, Bruno raconte le strict nécessaire de la menace qui pèse sur lui et de sa façon étrange, nulle il en convient, de la conjurer en cherchant refuge, asile, auprès d’une magicienne et cartomancienne qui fait bon marché de ses dons. Bref, sa famille, peut-être sa femme seule, a décidé de le faire éliminer, pour des raisons qui importent peu, par un employé d’une société de surveillance : l’homme a gardé le téléphone mobile volé à Bruno lors de l’agression au cutter. Il faudrait, dès tout à l’heure, après quelques heures de sommeil, suivre cet homme, le surveiller, pour remonter à son commanditaire, celui, celle, ou ceux, qui ont donné l’ordre de tuer Bruno. Bric et Broc, Jacky, Nelly, s’ils pouvaient se relayer devant le 321 rue de Douai, Miranda les accompagnera jusqu’à l’apparition du type qu’elle est seule à avoir vu à visage découvert. Sans qu’il soit besoin de dévoiler les dessous, l’historique de ses affaires, si le cap du vendredi 13, la semaine prochaine est passé, tout danger est supprimé, même s’il se produit des dégâts collatéraux qui ne regardent pas ceux qui sont ici… Ou bien il sera mort, comme Miranda le lui a prédit. Ajoutons qu’elle a désormais sort lié avec lui.
Ils ont écouté, sagement, Bruno assis au bord de la scène, en pleine lumière, Jacky a la meilleure table, Bric et Broc ont tiré des chaises et sirotent un alcool, jambes étalées, avec sur le visage la déploration qui sied, Nelly derrière son zinc frétille des cils et frémit de la chair, et Miranda devant, perchée sur un tabouret, se reproche tout bas, pauvre pétasse inculte, son accès d’humeur. Il flotte des parfums de bière, bien nets, à la surface de l’air, et, plus profond, l’odeur de laque, de poudre de riz, de femme fardée, de costumes fatigués et de poussière reste accrochée aux rideaux cramoisis, au velours des banquettes. Quand Bruno se tait, il y a des raclements de gorge, Jacky déclare qu’il n’y pas de doute la situation est grave, vitale, puis il fait préciser à Bruno qu’il est bien ce PDG international qu’on voit dans les magazines, qui construit des routes en Russie, en Ukraine, dans tout l’Est européen, commercialise des lotissements en Italie et Espagne, et retape des vieilles usines à Lille et Arras… À Berlin aussi et à Cracovie… D’accord, ailleurs aussi… D’accord ce soir il s’est très bien débrouillé, il a apporté une touche de fraîcheur au spectacle, il fait maintenant partie de la famille des artistes de cabaret, d’ailleurs il faudra discuter d’un cachet, Jacky y tient, donc Bruno tu es chez toi au Quolibet… Mais pourquoi faudrait-il que nous mettions notre vie en jeu parce que tu as pris des risques dont tu ne veux pas nous parler, des risques avec la mafia napolitaine ou des nouveaux russes, ou des yakusas…? Si tu n’as rien à te reprocher tu vas trouver la police, tu agis au grand jour, ou tu règles tes comptes avec ta famille, tes associés, tes concurrents de façon légale, sinon, tu nous dis pourquoi tu réclames l’aide du petit peuple de la nuit. Qui te permet de nous mettre en danger ?
— Moi.
Miranda est descendue de son tabouret, avec ce geste de se blottir dans sa fourrure, perdre son visage dans le col relevé… Jacky reste sans émotions, la voix unie, pas un mot plus haut, son crâne nu luit dans la pénombre rose : Et au nom de quoi ? Bruno se lève du bord de scène, pas m’as-tu-vu, sans esbroufe, juste un type de cinquante ans et son regard franc sur une femme qui compte pour lui, il vient de le sentir, là, en pleine poitrine :
— Parce que je lui appartiens. Si quelqu’un doit m’abattre c’est Octavie. N’est-ce pas…?
Et il avance vers elle, lui tend la main, qu’elle vient prendre, sans un mot, comme à une cérémonie privée, rien qu’à eux. Ils sortent ainsi du cabaret, et les autres baissent les yeux. Bric ne les relève même pas pour vider son verre, après le claquement de la porte d’entrée dans l’espace creux du vestibule, et dire, bas :
— Ils sont à l’Hermitage Gantois, hein…? Bon, en fin de matinée je passerai prendre Miranda… À propos de Miranda, c’est quoi ces façons de l’appeler Octavie…?
Ils sont rentrés à pied. Deux silhouettes grises. Bien inutile d’appeler un taxi à cette heure perdue. Vingt-cinq, trente minutes de marche en silence parce que leurs dernières paroles au Quolibet ont engagé bien plus que ce qu’ils pourraient dénouer là, avec la nuit qui ferme sur eux un gant noir glacé.
Le veilleur leur donne la clé de la chambre et ils savent bien qu’il va falloir décider d’un modus vivendi. Bruno a retrouvé la parole dans le couloir pour parler de ça, le modus vivendi et puis il s’est repris, parce que Miranda grommelait, encore du latin, et que cette érudition hors de propos bousillait ces instants de grâce, il a traduit, comment vivre ensemble, et finir par vider vraiment chacun notre sac. Surtout ça, passer aux aveux mutuels, il va bien falloir y venir…
Et ils allument dans la chambre, juste les lampes de chevet. Et la salle de bains. Miranda se douche la pre mière, Bruno attend allongé sur son lit. Il éteint quand elle revient, le temps qu’elle se glisse sous les draps parce qu’elle a demandé, et qu’elle n’a rien sur le dos. Ensuite, il rallume, se douche également, elle l’entend grogner, faire le phoque sous l’eau trop chaude, et il reparaît en élégant shorty noir à rayures tennis rouges, avec sa tête de petit paroissien qui se prépare pour l’office du dimanche, comme chaque fois qu’il a les cheveux aplatis d’humidité, une raie sur le côté.
— Fais voir…
Il s’est arrêté au pied du lit de Miranda et son visage de silex pâle, sans maquillage, relevé par l’oreiller :
— Quoi ?
— Ton bras évidemment, si ça cicatrise bien…
Il ne pensait pas à mal mais elle a fermé les yeux un instant, d’agacement, qu’il puisse plaisanter grivois. Il s’approche, tâche de lui montrer, il a nettoyé, mis des sulfamides, par endroits ça le démange, mais elle est couchée trop bas pour examiner de près :
— Baisse-toi, je ne vois rien…
Alors il s’agenouille, pose le bras en travers de la poitrine de Miranda comme elle lui demande, et elle tâte du bout des doigts, suit la longue ligne sur le relief des fils noués tout du long de la plaie recousue, pas d’infection, pas de bourgeonnements, pas d’inflammation, la gêne vient des points très fins et très serrés, comme pour coudre un surbrodage de dentelle. Ah, le voilà avec de la dentelle brodée dans la peau, c’est mieux qu’un tatouage, non…? Et il essaie de rire mais elle a son regard immobile si près qu’il laisse aller sa joue contre son épaule, et que, de son bras blessé, malgré le tiraillement des sutures, il l’étreint doucement, et puis elle éteint, et il reste ainsi, comme au chevet d’une agonisante, en silence, et elle aussi, seulement leurs souffles chamboulés, et puis il dit :
— Tu as encore de la famille ?
— Un demi-frère, à Biarritz… Compte pas… Le fils de mes parents adoptifs. Eux ils sont morts. Et toi…?
— Plus personne. Même pas d’enfants.
— Oui, je sais. Pourquoi ?
— Je suis stérile. Comme mon père. Il était garçon de café à La Paix, place de la Déesse et avait toujours mal aux pieds. Outre sa stérilité, la seule chose qu’il m’ait léguée c’est son couteau de limonadier, un décapsuleur avec son nom gravé. Il est exposé sur mon bureau de PDG…
Ces derniers mots légers, à peine un écho, rien n’a été dit, pas d’explication à l’inconcevable, et il sent la main de Miranda tâtonner, ses cheveux, la ligne de sa mâchoire, elle se redresse à demi et ses lèvres sont sur les siennes, hop là, un souvenir de baiser, ils laissent leurs yeux s’habituer à la demi-pénombre des rideaux restés ouverts, bien, on commence à se déboutonner, ils le savent et n’ont plus de hâte, elle se pousse, viens, il s’allonge près de Miranda au dessus de la couette, glisse son bras valide sous sa nuque, elle se laisse aller au creux de son épaule, respire sa peau, comme l’autre matin au réveil dans la loge, embrasse la naissance de son cou, et le sommeil les prend, presque ensemble.