Aux aurores tardives de ce samedi gras de nuages sales, ils se réveillent avec des retenues de puceaux timorés et des courbatures de jouisseurs excessifs. Même s’embrasser, ils n’osent plus, ou alors la joue, et détourner les yeux, être gauches des confidences d’oreiller, et finalement dépasser les pudibonderies quand Miranda essaie de se lever drapée dans la couette qui reste bloquée sous le corps de Bruno et la voilà nue, ooooh, à frétiller pour se cacher, comme si avec deux petites mains, pareil qu’elle escamote les cartes, elle pouvait faire disparaître sa poitrine d’honnête femme, son sexe sans mystère et tout le reste de ses formes à en faire des cartes postales coquines Belle Époque. Sûrement parce que Bruno ne détourne plus les yeux, qu’il la brave, encore renversé sur le lit, elle pose les poings sur ses hanches de beauté épique et s’exhibe, voilà, plus de mystère, j’ai aussi mes cicatrices et ma loi de la pesanteur, maintenant que tu as vu, je me douche et je m’habille :
— Je vais faire un saut chez moi, voir si effectivement ta Sidonie t’a vendu à la famille… Ensuite je file rue de Douai guetter le vigile, ton agresseur… Pourvu qu’il ne soit pas déjà parti sur un chantier…
— Pas impossible durant le week-end… Loue une voiture… Je te rembourserai…
— Surtout pas ! Même chose pour cette chambre, je paie ma part : la dépense fait partie du plaisir d’abattre quelqu’un. Je peux m’offrir cet extra…
Et le fracas de la douche empêche certainement Miranda d’entendre Bruno répliquer, hier au Quolibet, quand je te donnais le droit de m’abattre c’était une métaphore, je parlais juste de lien profond entre nous, à la vie à la mort, ces formules toutes faites, peut-être je te draguais aussi, ou je blaguais, faut pas prendre au sérieux que je t’appartiens, même si j’ai une dette envers toi… Même les présages que je vois partout, les superstitions, c’est pour me composer un personnage… Non elle n’entend pas, Bruno n’a pas élevé la voix. Ou alors les derniers mots, avant de couper l’eau, mais on a frappé à la porte, Bruno attrape un peignoir, va ouvrir et se trouve, ébahi, stupide et pétrifié devant un facteur qui porte la main à la visière de sa casquette.
— Qu’est-ce que…?
— C’est moi, Adrien…
— Adrien…?
— Bric !
Tous les circuits neuronaux se remettent en marche chez Bruno, il s’efface, fait entrer Bric, complètement épaté de ne pas l’avoir reconnu, ah ben dis donc, ah ben dis donc si je m’attendais, un facteur à l’hôtel, je ne comprenais pas, blousé par le déguisement seul puisque Bric ne porte pas de postiche, moustache ou perruque… Et complètement inconscient de faire les honneurs, offrir un siège, une bière du minibar, non merci, de recevoir en slip, le costume habituel de Bric. Miranda le ramène définitivement au réel, qui est avec toi Bruno, est-ce que tu peux m’apporter ma jupe de cuir et le cache-cœur de soie blanche, c’est dans la penderie et la commode… Bruno obéit sous l’œil rond de Bric, passe à Miranda les vêtements demandés, bras tendu dans la salle de bains, à l’aveugle, ostensiblement sans regarder. Puis saute dans un pantalon, renfile la chemise d’hier, et s’arrête net devant Bric :
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Avec Miranda on va tâcher de repérer ton agresseur. À partir de l’adresse, tu sais bien…
— Ouiouioui… Je viens avec vous…
— Hors de question ! Tu restes ici et tu m’attends. Je t’appelle…
Miranda est sortie de la salle de bains, le cheveu encore humide, tout en attachant la ceinture de sa jupe portefeuille, elle balance bien sec sa réplique à Bruno comme une maîtresse de vaudeville à un valet, bisoute Bric, t’es marrant en facteur, t’as quoi dessous, attrape un string dans un tiroir, une paire de bas, et se sert de la penderie ouverte comme paravent pour finir de s’habiller avant de s’asseoir sur le lit et d’enfiler ses bottes.
— Tu as ta voiture, Bric ? Ta Renault ? Très bien, on passe chez moi d’abord et on se met en planque rue de Douai…
— Pas d’inquiétude. Broc et Nelly y sont déjà… Jacky veut pas s’en mêler…
Miranda hausse les épaules, attrape sa besace, sa fourrure, et en avant mauvaise troupe. Bruno, plus que jamais son visage de sénateur romain faux-cul, de la franchise plein les yeux et de la loyauté dans la poitrine grande offerte, Bruno se glisse entre elle et la porte :
— Déguisé je peux venir ! Bric me prête deux trois bricoles, mes lunettes solaires…
Bric, toujours d’un calme glaciaire, le jauge déjà, secoue la tête, la voix en mineur, sa voix de croque-mort habituelle :
— Les bricoles à Bric, elle est vraiment drôle…
— Pas fait exprès…
— Ouais, passons… On n’est jamais mieux déguisé qu’avec une modification de détail… Plus t’en fais, plus on te reconnaît… Moi, c’est différent, je fais un numéro, le public doit en avoir pour ses sous… T’as un survêt…?
— Non.
— J’en ai un dans l’auto, bouge pas…
Et il sort. Regards fulmineux de Miranda qui, du coup, retourne à la salle de bains, commence à se maquiller les yeux, et Bruno l’entend pester, taper du talon, merde, merde, pauvre pétasse pourquoi tu ne laisses pas tomber…? Il songe aussi qu’il s’amuse comme rarement et que Miranda, Octavie, les hommes sont bien bêtes de ne pas lui offrir la lune. Dix minutes après, il est perdu dans un survêt canard trop vaste, un coussin calé dans le blouson, les joues bourrées de chewing-gum et coton de Demak’up, sensation dégueulasse, aux pieds ses Weston avec du papier dans la chaussure droite pour la rendre trop petite et provoquer une légère claudication. Il se regarde dans la glace :
— Une modificaffion de détail…
Et tous trois rient à cause du défaut de prononfiafion…! Rue Thiers, ils y vont sur des œufs, Bric en tête, toujours en tenue de facteur, un colis vide sous le bras. Miranda et Bruno attendent dans le vestibule, sous la première volée de marches. Même l’oreille tendue, ils n’entendent pas la sonnette, là-haut, en revanche, la cavalcade quand Bric redescend jusqu’au premier, se penche sur la rampe, les appelle, là oui, ils se précipitent, grimpent quatre à quatre. L’appartement, serrure ouverte et refermée très proprement, a été fouillé méthodiquement, vraisemblablement hier : un mégot de Philip Morris One écrasé au plancher est froid, ce qui ne veut rien dire, remarque Bric en le découvrant, mais surtout le facteur, le vrai, a glissé sous la porte un avis de passage auquel personne n’a touché, donc ce matin. Dans le living, la cuisine, certes le dérangement est patent mais sans vandalisme, même les jeux de cartes ont été épargnés. Même les clés USB sont restées près de l’ordinateur. Et l’unique photo de Miranda est à sa place entre les livres…! Le Mongol, si c’est lui le visiteur, ne la reconnaîtra pas… En revanche, dans la chambre c’est le chaos : les deux cents euros environ conservés dans une boîte à bijoux nouille, en marqueterie approximative, et les boucles, bagues, colliers, la joaillerie modeste de Miranda, envolés, et puis l’essentiel de sa garde-robe a été lacéré à coups de cutter et les robes, les pantalons, les tailleurs gisent épars, dans le désordre terrible d’un grand massacre. Seule la robe de soie noire, celle de l’anniversaire, tout juste revenue du pressing et suspendue derrière la porte a échappé aux mutilations. Miranda la plie soigneusement sur son avant-bras, lentement, surtout conserver le contrôle et ne pas hurler qu’on va le tuer ce fils de garce, garder la voix placée, pas dans les aigus, juste dire parce qu’après on va le chercher, que ce ne peut être que lui, le fumeur de la camionnette qui a aussi fumé ici :
— Il en a fait du propre, le salaud !
— Les Philip Morif, Fidonie en fume des fois, même Pierrette et toi auffi… F’est la mode… Pour tes dégâts, tu eftimeras le dommave, l’arzent liquide auffi… Ze remplaferai tout…
— Je te l’interdis bien. Il n’a pas touché à l’essentiel : cette robe et…
Elle passe devant Bruno, se hausse sur la pointe des pieds, décroche la nuisette rose encadrée, ouvre le dos et récupère le bout de mousseline de soie qu’elle fourre dans son vaste sac avec la robe, bien pliée :
— Deux questions : qu’est-ce qu’il cherchait ? À qui ta fidèle Sidonie m’a-t-elle dénoncée…? Parce que c’est toujours le même type, et il reçoit ses ordres de quelqu’un à qui Sidonie a révélé ta cachette dès hier quatorze heures…
Bruno regarde par la fenêtre, ridicule comme un ancien footballeur épaissi et nostalgique. Il ôte la bourre de ses joues, soupire d’aise :
— Charles, plutôt Éléonore, ou les deux d’accord… Avec l’aval d’Albert. Je ne vois pas Henri avoir ce culot… S’il n’était pas si gagne-petit, il n’aurait pas épousé Pierrette sans dot importante ni héritage. Sidonie les connaît tous mais surtout ma femme, évidemment…
— Dans un certain délai, la séparation de biens entre nous peut intervenir dans les prochains jours… Donc, on me veut autre chose… C’est lié à Amaury, ma main au feu, je reviens toujours à ma dead-line du vendredi 13 pour les opérations de Dubaï… Et je ne comprends pas… Toi et tes vêtements saccagés vous êtes des épiphénomènes. Miranda a son visage d’entrée en scène, indéchiffrable :
— Heureusement qu’il est là l’épiphénomène, hier par exemple, ou cette nuit, et quand tu daigneras lui raconter vraiment le fin fond de ta vie, l’épiphénomène est sûr que tu y verras clair. À moins que tu ne me mènes en bateau, bien sûr…!
Bric s’est posté, son colis sous le bras, impassible, près de la porte, comme un butler anglais qui attend les ordres. Il a appelé Jacky brièvement qui a promis de passer réparer la porte, très bien, efficace, mais là le combat de petite basse-cour, il n’en veut pas… À ce point d’affrontement on verse dans le sordide conjugal, et puis on perd du temps, il tousse pour attirer l’attention, dans la belle tradition des domestiques de luxe. Miranda et Bruno se tournent, oui Bric, oui Adrien, on y va, et s’arrêtent, sidérés, dans leur élan : disparu le facteur, ils sont devant un coursier en combinaison de moto noire, un bourdon jaune brodé sur le cœur, qui donne un coup de poing dans son colis pour le transformer en casque, genre aviateur, du cuir souple à oreilles. Ils en sont baba et Bric, métamorphosé, leur sourit, s’efface pour les laisser sortir.
Rue de Douai, face au 321, à un carrefour gris, l’Alfa rouge de Nelly est garée, Nelly au volant, distraite, sa rousseur assortie à l’auto. Broc est dans le bistrot, nippé en chasseur, casquette Sherlock Holmes, gilet à poches, godasses montantes et froc de velours, pas du tout, mais alors du tout, voyant dans le décor formica (au passage Bruno tient à préciser que formica c’est la fourmi en latin, et on se demande pourquoi… Il s’est tu devant le regard de Miranda.), à lire un journal derrière la vitrine, les locaux de la Lisec juste en face, petite cour-parking, une porte cochère au fond donnant sur un hangar et, sur la gauche, celle des bureaux, c’est écrit. À cause des travaux dans la rue de Douai, il n’y a qu’une seule voie, à sens unique, et des voitures parquées tout du long. On se range un peu plus loin et on revient, à pied, se jouer la comédie des bises sur le trottoir, comme on fait dans les hasards des rencontres amicales, Nelly, flamboyante en imper mastic et hauts talons vernis noir, son image de l’espionne, est descendue de voiture, s’est calé les fesses sur son capot, qu’est-ce que vous faites là, et toi, c’est pas ton quartier, et les enfants, ça va, et cetera… Miranda finit par piaffer, n’importe quoi les enfants, même pour donner le change elle n’a pas besoin de parler d’enfants, Nelly, personne n’en a… Bric a rejoint Broc dans le café. Le temps passe mollement, à regret, étouffé du couvercle de bruine, rayé des conversations de zinc, scandé de cigarettes, avec le nez qui rougit pour les trois qui guettent dehors. Jusqu’à ce qu’une camionnette vienne stopper dans la cour, vitre ouverte et cigarette au bec pour le moustachu au volant, qui descend, l’œil distrait, blouson de cuir zippé, écrase son mégot et entre dans les bureaux. Miranda l’a reconnu, c’est lui, le Mongol, un signe vers la vitrine du bistrot, Bric et Broc se lèvent, sortent en se parlant bas, plus tristes qu’à un enterrement, gagnent la Clio avec des stations de chemin de croix douloureuses. Nelly se remet au volant de l’Alfa, Bruno derrière et Miranda à la place du passager et on attend. D’après Bruno, son tueur est venu chercher un planning de surveillance, la grille du week-end, il ne va pas s’éterniser… Effectivement, le Mongol ressort vite, un clipboard en main, Nelly fait tourner le moteur, un appel de phares, que Bric se tienne prêt à déboîter, la camionnette a déjà fait marche arrière, s’engage sur la chaussée vers le sud, la ligne de métro aérien, prend de la vitesse, Bruno a posé une main sur l’épaule de Nelly, qu’on ne suive pas à trois mètres, avec une Alfa rouge conduite par une beauté de la même couleur, on serait repérés tout de suite, laissons passer Bric, la camionnette le dépasse, accèlère encore, franchit le feu vert devant la station Porte-de-Douai, Bric passe à l’orange, on peut y aller à notre tour… Et pile à ce moment une benne à ordures surgit de cette foutue petite rue à droite, juste devant l’Alfa. Même plus la peine d’essayer de les rattraper. Miranda appelle Broc, lui dit leur pas de chance, et donne les instructions de Bruno, qu’ils notent bien les déplacements du Mongol, qui il rencontre, mais n’interviennent pas. Bien sûr, ils abandonnent à temps pour être au Quolibet ce soir… Elle coupe la communication, Nelly soupire, toute déçue que son costume de Mata-Hari ne serve à rien, et soudain Miranda sort en hâte de la voiture, attendez-moi, elle fouille dans son sac, en tire son portefeuille, traverse droit vers la porte de « LISEC » marquée bureaux et entre…
Une pièce où on ne peut faire que deux pas, limités par un haut comptoir en L. L’accès au-delà, aux murs masqués par des armoires métalliques, aux quatre ordinateurs sur une sorte d’îlot central, en fait une très vieille table de chêne massif, se fait par le hangar mitoyen. À un clavier, une jeunesse malmène les touches, ouais, c’est pour quoi, on est fermés, dans dix minutes elle n’est plus là, la belle brunette avec des mèches fuschia, les yeux au khôl et le nombril à l’air, entre jean taille basse et petit haut tout petit, revenez lundi madame, bonne journée… Miranda brandit son portefeuille :
— Non, c’est que… Je viens de ramasser ceci qui est tombé de la camionnette quand le monsieur qui sortait d’ici est monté dedans et a démarré… J’ai bien essayé de lui courir après, mais…
La demoiselle s’est levée, dans ces conditions c’est différent, pouvez me le donner, je le rendrai à Vahid… Miranda fait mine de fouiller dans le portefeuille :
— Vahid comment ?
— Gorevic.
— Exact. Adresse ?
— Boulevard de Belfort, 51…! Juste devant la station de métro…
La demoiselle approche du comptoir, main tendue, ce qui fait remonter son petit haut, elle a un percing au nombril, maintenant c’est visible, et un diamant incrusté sous la lèvre inférieure, les deux lèvres bien barbouillées de rouge sang de bœuf. Miranda la toise avec son air des soirs où Le Quolibet est plein d’abrutis :
— … C’est vraiment à deux pas… Je vais le lui déposer… Après tout je ne sais pas à qui j’ai affaire, il y a pas mal d’argent dans ce portefeuille… Vous êtes…?
— Sandie Keersmaker… Mais Vahid sera pas chez lui avant lundi matin… Il fait un saut sur le chantier du Louvre à Lens et revient vers Gravelines…
Miranda renfourne le portefeuille dans son sac, recule, ouvre la porte, Sandie coincée derrière son comptoir :
— J’y allais justement… Je trouverai Vahid… Bonne journée !
Et elle est dehors, se met à courir autant que ses talons permettent, saute dans l’Alfa, excitée d’avoir joué les drôles de dames, bottes de cuir sans chapeau melon, comme à la télé, démarre, Nelly, démarre…! Là, à droite, ralentis, le 51, il n’est pas là Gorevic, puisqu’il a foncé tout droit… Tant pis, Bric et Broc le surveillent… Tu peux nous ramener à l’Hermitage…? Merci. Et elle peut raconter ses exploits, pas peu fière, comment s’appelle le Mongol, son adresse ils ont vu, et puis, et puis… Bruno l’interrompt :
— Et puis qui paie Gorevic pour me faire peur et me tuer si je ne fais pas ce qu’il faut…? Tu le connais le commanditaire ?
Sec, tranchant, un ton de politique, d’intérêt supérieur, pour remettre en place un subalterne, un obtus. Immédiatement Miranda est dégrisée :
— On le connaîtra quand tu nous auras dit ce qu’il attend de toi. Et ses motifs. Exactement. Pas seulement payer les dettes d’Amaury… Le tableau entier, pas une pièce du puzzle.
Avec la même autorité vocale que la sienne, et la désinvolture du sans-grade en rébellion en plus. À l’entendre Nelly a des affolements, les gens qui se crient dessus, elle déteste, et fait des embardées, ce qui calme Bruno et Miranda jusqu’à l’arrivée à l’Hermitage. Dont l’entrée est encombrée par un couple de jeunes mariés, froufrous blancs et queue de pie, et la légion de leurs invités en tenue de défilé haute couture. Bruno a dit, à sa descente de l’Alfa :
— Nelly, tu vas nous rendre un service…
Aider, être utile, apporter son concours, sont les clés de l’âme tendre de Nelly qui trottine derrière, sourit à toutes ces personnes si bien habillées, si heureuses, et qui parlent avec des mots qui sentent bon. Bruno, en survêtement, fend la foule comme un mal élevé, s’en fout de forcer le passage, juste pardon, pardon, tout fort et il écrase des arpions, froisse des hanches, bouscule des élégances. Miranda suit, son regard de déesse bien au-dessus de cette valetaille, sans se rendre compte qu’elle a des dédains affichés, qu’elle arracherait bien les yeux d’une bourgeoise, d’un nanti. De Bruno sans hésiter. Le cri traverse le lobby, le lounge bar, au moment où ils le longent vers le couloir des chambres, plus hurlé que l’appel en forêt à un enfant disparu :
— Oooooctaviiie…!
Le son tient aussi du chant païen des speakers sud-américains, du « gooooooaaaaalllll » modulé, repris, caressé, poli à fond de gorge, torrent d’abord puis rivière, flux galvanisant et orgasmique, quand un but a été marqué au foot.
Ce qui fait qu’à part Miranda, tout le monde comprend « Oh ta vie ! » et frissonne à l’idée d’un scandale précoce, une rupture conjugale quelques minutes après le consentement mutuel. Miranda fait volte-face, et elle est là, bras écartés pour l’étreinte, l’œil humide, la lèvre déjà mouillée de baisers, une femme qui s’aventure au-delà de la cinquantaine sans aucune peur, choucroutée platine, du bleu électrique aux paupières, le même que celui de sa robe longue à drapé, ballochant du décolleté et le cœur par dessus bord, et cette belle figure de marchande des quatre saisons endimanchée. Pas moyen de l’éviter, Miranda reçoit sur sa poitrine de la tendresse sans corset et sur les joues des lichées pleine bouche de vieil amour :
— Tu me reconnais ? Véronique ! Véro ! Des expéditions ! Responsable CGT !
Derrière Miranda, Bruno et Nelly se sont arrêtés à l’entrée du couloir et attendent que finisse ce déballage de sentiment soudain réveillé comme un ancien volcan qu’on croyait trop vieux. De blaguer ainsi à la chansonnette, Bruno se détend et Nelly en a un soupir soulagé. Ils approchent pour les qu’est-ce que tu deviens, si j’avais su que t’étais dans le coin, je marie ma petite Lili, tu te souviens, ça fait combien l’atelier, dix ans, et Lili vingt-deux, elle a fêté ses douze ans le lendemain qu’on a fermé Linor, bon maintenant tu restes avec nous, champagne buffet à volonté, aaah tu peux pas dire non, Liiiliii, regarde qui est là, tu reconnais tata Octavie…? Miranda s’est coincé son sourire le plus épanoui, comme une fleur entre les dents, et écoute, se laisse tripoter, frôler, c’est très gentil mais non, ils ne peuvent pas rester, d’ailleurs ils ne sont pas présentables, ne dérange pas Lili, souhaite lui une vie meilleure que la nôtre et bon mariage Véro… Véro a gardé la jovialité, juste ses yeux se sont plissés, secs, des yeux à qui on ne la fait pas, elle désigne Bruno du menton, ton fiancé, avant que Miranda ouvre la bouche, Bruno a dit oui, sitôt mon divorce prononcé, moi c’est Bruno, il a présenté une amie, Nelly, et qu’ils peuvent bien passer se changer dans leur chambre et revenir un moment avec tes amis, ma chérie… Presque il va pousser la comédie jusqu’à déposer un bisou au coin des lèvres de Miranda, mais elle le foudroie, que même Nelly se dit houlàlà à voir l’échange de regards, Bruno couleur candide et Miranda lavande incendiée. Et puis on tombe d’accord, Lili est venue embrasser Miranda, un dadais en queue de pie à ses basques, il est neurochirurgien et disciple du second mari de Véro, un ponte hospitalier veuf et propriétaire de lits dans le privé, et Véro a évoqué leur licenciement de l’atelier de lingerie du nord, Linor, une boîte de bonneterie de luxe avec cent soixante-quinze employés, beaucoup de femmes, toutes licenciées, ce qui a provoqué une déprime, donc elle a subi des examens, et, à traîner en hôpital, rencontré Pierre-Henri, son mari, le grand là-bas qui rit tout seul, et voilà, elle aimerait bien, Véro, parler de l’ancien temps de chien, histoire de vider les abcès et d’aller mieux, définitivement, alors Miranda, joli destin, Véro, tu le mérites, Miranda a accepté :
Quelques minutes pour se rafraîchir dans leur chambre et ils reviennent, tous les trois ils vont rester autant que possible. Et ils disparaissent dans le couloir, Nelly en dernier qui a tenu à souffler à Véro qu’elle avait une très belle robe.
Sitôt la porte claquée, déjà à se défaire du survêtement canard, Bruno prend les initiatives :
— Nelly, est-ce que tu peux appeler ce Gorevic sur mon portable et lui dire de remplir son contrat…? Octavie, prête-lui ton téléphone… S’il te plaît… Miranda obéit, petite révérence ironique mains jointes, à votre service sahib, et puis sort de son sac la robe d’enfer et damnation, la suspend à un cintre :
— Tu avances la date de ton exécution ? La date limite c’est vendredi, je te le rappelle, et je croyais que tu voulais rester caché jusque-là… Du moins si tu as bien analysé les motifs de ton assassinat…
— Je mets des grains de sable pour bloquer leur mécanique et voir qui va venir la réparer… Appelle… Tu dis : « C’est moi. Monsieur Gorevic, il est temps de tenir vos engagements. »
Il est en sous-vêtements, choisit une chemise, la blanche, la bleue, un des deux costumes qu’il a emportés. Nelly est restée debout sitôt la porte passée, le portable de Miranda en main, sanglée dans son imper :
— Pourquoi moi ? Miranda peut appeler…
— Je fais le pari qu’une dame a commandité mon meurtre… Ma femme ou sa sœur… Or elles ont toutes les deux des voix de poupée… Octavie a une voix tragique, avec du brouillard dedans, du sanglot et du sang versé… Gorevic ne peut pas confondre… On verra comment il réagit…
Il a passé la chemise blanche, se décide pour le complet acier, à reflets, Miranda navigue entre la salle de bains et la chambre, impudique, pas lourd de lingerie, la poitrine en vadrouille, et Nelly, nue tous les soirs, en demeure interdite, et puis que Miranda et Bruno ne se regardent même pas, un vieux couple. Elle considère Miranda :
— Tu vas provoquer des infarctus ! Il est neurologue le marié, pas cardio… Ou alors des divorces… Et moi j’ai l’air de quoi ? Je ne suis pas à la hauteur…
Elle ouvre son imper. Dessous, même costumée en espionne ordinaire, elle ne peut pas s’empêcher de porter déjà la tonalité de ses numéros de cabaret, une robe-bustier rayée noir et blanc, la courbe des hanches soulignée, Bruno apprécie d’un regard :
— Rassure-toi, pour grimper à ta hauteur il n’y a pas grand monde…
— C’est gentil… Miranda m’a toujours prédit qu’à un mariage…
— Elle ne se trompe jamais… Alors…? « C’est moi, monsieur Gorevic… »
— Ah oui, pardon… Tu peux me dicter ton numéro…? Et Nelly appelle, zéro, six, vingt-cinq, entre deux portes, les deux autres à demi habillés, Miranda à s’arranger le décolleté, Bruno le pantalon encore à demi-boutonné, suspendus au sourire de Nelly. Parce qu’elle sourit comme si elle appelait pour un rendez-vous galant, voix sucrée, de la minauderie en surface et un fond de fermeté, bonne comédienne Nelly :
— Allo…? C’est moi… Moi… Vous savez bien… Monsieur Gorevic, il est temps de… remplir vos engagements… Très bien… Comment allez-vous le retrouver ? Sûr, vous maîtrisez…? Oui… Oui… Eh bien si je l’ai dit je l’ai dit… Ce sera parfait… Appelez-moi quand ce sera fait… Pour vos… honoraires… Au numéro habituel, oui…
Elle raccroche, regarde Bruno avec une mine de c’est pas rigolo, de vraie compassion :
— Il affirme qu’il sait où tu seras lundi et il t’assassine dans la matinée !