Sous la grande verrière en pyramide du lounge bar, les mariés et leurs invités sont rassemblés par groupes dodus, comme des poussins dans les cônes de lumière jaune d’une couveuse. Il y a de la musique sans odeur ni goût, et la mélodie des rires et des phrases prononcées trop fort. Sûrement que pas mal sont engoncés dans leurs vêtements rarement portés, et les parfums, les eaux de toilette en abondance, ils en ont mal au crâne.
Quand ils rejoignent la fête, Miranda, Nelly et Bruno font un triomphe, ovation et bravos, qui les embarrasse, eux les intrus. Mais la rumeur a couru qu’ils comptent, ces trois visiteurs surprise, dans l’ancienne vie de Véronique et puis les perdus de vue, les retrouvailles émues, le pathétique pour téléréalités, on en raffole. Et très vite, ils sont séparés, installés sur les îlots de banquettes basses, les carrés de fauteuils, les tabourets du comptoir central, et accaparés, rongés de questions. La manœuvre est polie, petits fours, canapés, champagne, jamais vraiment indiscrète, mais on se presse, on pose une fesse sur un accoudoir, une façon d’être là et de ne pas tenir à rester tout en mettant son foutu grain de sel dans la conversation.
Bruno a d’abord réussi à se caler dos au piano tout dans le fond, et il fait face à des dames entre deux âges, plus ou moins des éminences féminines du milieu médical, et les messieurs qui leur correspondent, ou inversement. Les divorcées de cette catégorie socioprofessionnelle produisent énormément d’électricité statique, rien qu’en croisant et décroisant leurs jambes et leurs bas de soie. La qualité du complet-veston de Bruno, son aisance à bouger une flûte à la main, son côté Tarzan dans la jungle des villes, sont pour beaucoup dans ces marques d’intérêt. Occupent aussi cette zone de temps calme des impavides sans élégance, des pros des agapes familiales, des couples incolores qui font ah, tiens, eh ben, et n’écoutent pas, les yeux à vérifier qu’il reste des amuse-gueules sur les plateaux et vifs à conseiller l’époux dans ses choix de dégustation, ne prend pas ça chouchou, c’est gras, ton cholestérol… Tout à l’heure ils danseront la valse ou le chacha, ils sont inaltérables, en inox. Aux autres, sans révéler son nom ni qu’il possède l’essentiel de Buildinvest, Bruno dit sa passion du latin en guise de plaisanterie, que marier signifie unir des arbres à la vigne, que le mari est donc celui qu’on unit à la vigne, ahahaha…! Toute femme est donc une grappe qui promet le vin et l’ivresse ! On rit avec lui, il ne cache pas qu’il est quelque chose dans le BTP, oui à l’international, et cela alimente le propos, on se demande si l’achat d’un ryad au Maroc est judicieux, par qui faire effectuer les travaux, et en Floride, avec les prix en chute libre, est-ce qu’une villa…? Il répond avec des égards pour la chèvre et le chou, distraitement, sourire bien en place, la ride de l’honnêteté à peine marquée au milieu du front, et il s’impatiente surtout en silence des résultats de son coup de Jarnac téléphonique : il est bien sûr de lui l’ami Vahid ! Comment tuer quelqu’un dont on ignore la cachette ? À moins qu’il ne soit assuré d’avoir le renseignement à temps ? Par qui ? La famille, une taupe au Quolibet ? Jacky ! Ça joue les monsieur Loyal justement pour ne pas l’être. Jacky renseigne Vahid ! Non, impossible… Alors…? Qui ? Pas Octavie quand même…? Et puis, Bruno se sent assez à l’étroit dans ses chaussures, cette menace de mort, on n’est pas dans le train-train quotidien, les prédictions troublantes d’Octavie, bien sûr c’est imbécile d’y croire mais allez vous empêcher, toute l’affaire de Dubaï obligée de se dénouer dans quelques jours, le divorce avec Éléonore, tout ce qui tourne autour… Parfois il penche la tête pour apercevoir là-bas, perdue parmi les messieurs de tout poil, serrée de près par Véro, debout au bar, Octavie, cette épiphanie qui s’attarde parmi les mortels. La formule lui vient ainsi d’une déesse en goguette, genre homérique à deux sous, et il en a honte. Soyons clair : elle veut sa perte ou le sauver. Qui sait ? Peut-être que simplement elle n’a pas encore décidé. Mais ça ne saurait tarder. En tous cas, la parenthèse d’aventure refermée, elle va lui manquer. Oh oui… Nelly aussi qui lui fait signe en agitant les mains comme pour faire sécher du vernis à ongle, avec une grimace de clown hilare : ou bien elle s’amuse ou bien elle en a marre qu’on la pelote…
Faut dire, Nelly n’a rien laissé dans l’ombre, ni sa silhouette ni sa profession. Elle a répondu à une question des mariés. Lili, une brunette nerveuse à yeux verts, anglaises et robe de mariée moirée au décolleté aigu, quasi zingué, à avoir peur qu’il ne lui découpe la poitrine, en est toute remuée, qu’elle soit strip-teaseuse, et, suivie de son dadais, elle suit Nelly au hasard de ses soifs, de ses envies de grignotis, elle demande l’impression quand on est nue devant des gens, est-ce qu’on a honte, est-ce qu’on est fière de faire de l’effet…? Nelly raconte, elle regarde les yeux du dadais pas si niais qu’il en a l’air, elle ne ment pas, elle dit les rebuffades, la réputation de fille facile, de pute, les plaisirs simples du public qui applaudit, lui dit qu’elle est belle, et puis les nécessités financières, comment on en arrive à vivre à l’envers, la nuit, à faire l’effort pour conserver l’estime de soi, écrire « artiste de variétés » sur sa carte d’identité, pas danseuse nue, que l’amour d’un homme est une illusion tant qu’elle exercera mais que le métier ne dure pas toujours. Tant qu’elle est présentable, que son numéro peut donner du plaisir, c’est toujours ça de pris… Après, elle continuera barmaid si tout va bien, possible qu’elle trouve un bon gars à marier, et elle pose la main sur l’avant-bras du dadais, sourit à Lili, et puis comme ça on va jusqu’au bout, avec l’idée de mourir dans son lit. Les enfants, elle n’ose pas trop en rêver, ce serait beaucoup réclamer. Bien sûr, il s’en trouve parmi les godelureaux flanqués d’une cavalière moche, les messieurs sur le retour pour suggérer qu’elle donne un petit échantillon, là, quand tout le monde sera un peu pété. Certaines femmes ne sont pas en reste, elles respirent court et ont des vapeurs aux joues, pas mal émoustillées des petits émois possibles de leur époux. Tout bas elles disent à Nelly, d’y aller, de se foutre à poil. Nelly s’en sort par la gentillesse : aucun problème pour donner une démonstration mais à condition d’être accompagnée de quatre dames de l’assistance, dont Lili, et qu’elles donnent le spectacle debout sur le comptoir… Le dadais fait non de la tête… Alors, désolée… Nelly surveille son mobile, elle voudrait que Bric ou Broc appellent, savoir ce qui advient de Vahid, et elle accepte de danser le rock avec un jeunot.
Parce qu’on s’est mis à danser… L’après-midi a avancé d’abord ainsi en champagne, musique d’ameublement, Erik Satie avait ce mot qui revient à Bruno, musique d’ameublement, petits fours et échanges creux. Et puis quelqu’un a branché une sono… Alors on roule des hanches et on piétine en rythme, à peu près, avec des souvenirs d’anciens bonheurs. Au bar, Véronique n’a pas quitté Miranda, elle est tellement contente de ce hasard. En plus Miranda s’est mise à épater l’assistance avec son numéro de close-up. On se presse à la regarder étaler les cartes, les faire disparaître, les récupérer sous les flûtes… Même les barmen sont à deux doigts de la bavure à force de guetter le truc qui leur échappe, comment elle fait pour sortir quatre as de sa manche alors qu’elle n’a rien sur le dos ! Aussi elle étonne par la distance qu’elle maintient avec son public, ce maintien presque condescendant, cassant, œil mauve colchique et bouche rouge sang, très vamp des nuits au Quolibet, croqueuse, en même temps qu’elle exhibe toute sa fleur de peau…! Les prédictions, l’avenir révélé, personne ne les attendait, elle s’est contentée du strict nécessaire, oh là, roi de cœur, madame sera contente cette nuit, dix de trèfle, des rentrées d’argent…
Véronique s’est extasiée autant que les messieurs séduits par la diva des cartes et puis elle a fait comprendre alentour que sa copine, fallait lui foutre la paix maintenant, la laisser côtoyer les ombres, elle s’est mise à évoquer Linor avec Miranda, leurs années à coudre des sous-vêtements luxueux et coquins pour des salaires de misère qui n’en auraient jamais payé les transparences. Et les figures défilent, la chef d’atelier, Arlette, là, qui s’est suicidée quand son type est parti, les plus âgées qui ont réussi à tenir jusqu’à la retraite avec la prime de départ, les reconverties au coup par coup, les comblées par les hasards sentimentaux, tiens, elle, qui aurait dit qu’elle se mettrait avec un toubib aux petits soins… Véronique a les yeux dans le vague et des picotis au coin, pas loin de la petite larme. C’est que les Linor, la lutte contre la fermeture, l’occupation, ça a duré un bon mois, elles ont fait Verdun et les tranchées ensemble les filles…!
— Et moi, tu vois, après la bataille je suis devenue saltimbanque… Au Quolibet, rue de Gand…
— Et alors, c’est pas infâmant ni dangereux ? Pas comme celles qui se sont embringuées dans cette histoire d’écrire une comédie musicale…! Encore un peu elles finissaient à Tanger ! Tu l’as pas vu, leur spectacle ? Faut dire, les costumes étaient fabriqués maison : du string, du déshabillé… Une histoire de mécène qui organisait un concours de miss et je sais plus, elles étaient engagées à New York ou… Je sais plus… New York, tu parles…
Véronique s’est tue, dure, et soudain se déboutonne sans fausse honte, le regard qui ne lâche pas Miranda, voir sa réaction à de la parole scandaleuse :
— … Remarque, je peux bien le dire, aujourd’hui : notre grève ratée, et ensuite la fermeture, c’était ma chance, et je l’ai saisie…!
Miranda soutient l’échange, impavide comme à son ordinaire, rien que ses mains occupées à manier les cartes, machinalement :
— Tu n’y étais pour rien…
— T’as raison : bizarrement je peux dire merci à celle qui m’a dénoncée aux copines ! La déléguée CGT qui s’envoie le président du conseil d’administration, hou, les filles m’ont bien craché dessus ! Et le feu qu’elles ont fait avec leur carte syndicale déchirée, tu te souviens…? Et on a repris le travail, la base ne suivait plus une meneuse traître à la cause ouvrière…!
— Trois mois et la clé sous la porte définitivement. Pas de repreneur… Peut-être qu’il n’aurait jamais fallu se mettre en grève ?
— Penses-tu ! On était condamnées d’avance ! Quand
même, ma cafteuse, j’aimerais bien savoir…
Juste là Véronique est interrompue par Nelly, douce tornade rayée noir et blanc, rose de danser, de sourire, toute chose, attendrie de tous ces gens heureux. Elle referme son mobile : Bric vient d’appeler… Et… Elle hésite à parler, regarde Miranda, qu’elle lise dans ses yeux, Véronique a l’impression d’être déplacée, qu’il est question d’une affaire de cœur, et l’après-midi s’effrite de cet instant, beaucoup d’invités commencent à déserter le lobby, les mariés se tiennent la taille, devisent avec leurs amis proches, ce n’est plus qu’une queue de mariage, un début de ciel de miel avec lune de traîne, Miranda, Nelly et Bruno vont devoir se rendre au cabaret, eh oui, le show toujours le show…! Véronique, son mari, sont si heureux de leur présence, et surtout ils veulent être invités au mariage d’Octavie et Bruno ! Promis, hein…? Oui, oui, Bruno est hilare, Miranda a envie de lui foutre des coups de pieds, Nelly a des douceurs aux lèvres. On se dit merci, à bientôt, personne n’y croit, on ne se verra plus, on n’est plus du même monde…
Sitôt dans l’Alfa, avant de démarrer, face au pare-brise où blanchit du givre comme le sucre au bord d’un verre à cocktail, Miranda refuse de tirer les cartes à Bruno, non, tout à l’heure, au cabaret, promis, promis. Et pour apaiser leurs envies de s’arracher les yeux, Nelly précipite, avec les mains, des petits cris d’animal pressé et de mines de conspiration, la suite du récit déjà commencé à l’intérieur de l’hôtel. Bric et Broc ont bien suivi la camionnette du Mongol, Gorevic, sans jamais la perdre de vue. Mais devinez où il est allé, pas vers Calais-Dunkerque ou Lens comme annoncé par Sandie, la fille de la Lisec, où donc est-il allé…? Ils ne savent pas, Miranda a encore un goût de passé aux dents, elles n’ont pas vraiment vidé le sac des anciennes grimaces, avec Véro, et puis elle est agaçante, Nelly, avec ses devinettes ! À Creil ! Ils ont filé le Mongol dans la direction opposée, jusqu’à Creil, le parking d’un supermarché de bricolage ! Et là, qu’est-ce qu’il a fait, Gorevic, vous ne le croirez jamais…? Ah non, dis-le tout de suite…!
— Il s’est garé contre une autre camionnette, sans vitres… Une dizaine de types en sont sortis par la porte coulissante de côté et sont montés dans le fourgon de Gorevic… Le transfert a duré trente secondes et ils sont repartis. Et là oui, il a amené tout le monde sur la côte d’Opale, vers Gravelines, tout le monde sauf un jeune… Il a fait un crochet par Lille pour le déposer chez lui, boulevard de Belfort… Un joli garçon, pas plus de vingt ans, très brun, il a l’air poli, en tous cas il prend soin de lui…
Bruno lève les sourcils, ironique :
— Sa couleur préférée…?
Et Nelly pas démontée, concentrée :
— Peut-être vert vif…
Et elle leur tend son mobile, une photo affichée plein écran. On y voit un jeune homme comme elle l’a décrit, un Tzigane ténébreux, rasé, le cheveu joliment ondulé, la stature de Bruno, en complet sombre pas mal froissé, une écharpe vert gazon au cou, descendre devant le métro aérien Porte-de-Douai, avec en arrière-plan, l’entrée de l’immeuble où habite Gorevic.
Les conclusions sont simples et tous les trois, même Nelly l’angélique, ont compris : Gorevic est le dernier chaînon d’une filière qui amène des candidats au passage clandestin en Angleterre jusqu’aux alentours de Calais, du tunnel… Là, il les largue… Depuis la destruction de la Jungle, rien n’a changé sauf les adresses de squats, de hangars où passer la nuit… Les migrants ne parlent pas de la façon dont ils sont arrivés là, ils cherchent d’abord à survivre, manger, ne pas se faire prendre et refouler avant de passer le Channel ! Aucun ne lancera d’avertissement à propos d’un moustachu qui les abandonne après leur avoir pris ce qui leur reste d’argent… Et l’homme au foulard vert, pourquoi le laisser à Lille ?
— Parce que c’est l’associé de Gorevic, celui qui a accompagné les migrants et leur transporteur de je ne sais où jusqu’à Creil… Dans un ou deux jours il prend un train et repart chercher une autre cargaison avec un autre convoyeur… Mon assassinat est un extra, une autre de ses branches d’activité…
Bruno a répondu sur le réflexe, Miranda hoche la tête. Nelly conclut son bulletin d’information avec un soupir devant la photo du foulard vert :
— Bric et Broc sont en train de revenir… Mais l’autre, Gorevic, il est resté sur la côte… Tant mieux…
Elle relève la tête, sourit bien éclatant à Bruno :
— D’ici lundi, avant de te tuer, il a le temps…
Au Quolibet, Jacky est déjà au courant de tous les développements. Broc a fait son rapport téléphonique au fil de leur virée. Ah, il est allé réparer en personne la porte de Miranda. Gratis alors que cette dépense n’incombe pas au propriétaire, les dégradations sont du fait de monsieur Bruno… La réponse de Miranda est grincheuse : et alors, Bruno et moi, on n’est pas mariés…? Bruno voudrait plaisanter que pas encore mais il voit les yeux meurtriers de Miranda, se tait. Jacky pince les lèvres, bon, demande spirituellement si Bruno est content de mourir un lundi 9 au lieu d’un vendredi 13, ça tombe à plat, et il vérifie les éclairages, plus personne n’a d’humour. Là-dessus, Bric et Broc rentrent avec des têtes de six pieds, costumés en rockers à banane, ils ont été magnifiques, efficaces, pas repérés par Gorevic, des pros, et ils ne s’en consoleront jamais, d’avoir été si bons sans spectateurs pour apprécier, ils reniflent ensemble un moment puis passent dans la loge des hommes se changer, se mettre en slip de deuil pour le spectacle. Nelly chante dans la loge des filles, notre histoire c’est l’histoire d’un amour, et Miranda gronde tout bas.
Et la soirée se prépare dans ces échos mélangés, la hâte habituelle, les annonces de Jacky, ce soir on a un groupe, des toubibs semble-t-il, ils viennent d’appeler, Nelly fais-leur voir de l’anatomie, ahahaha…! Quand même, dans les intermittences de ses éclats de rigolade loyale, Jacky s’aperçoit qu’il a la trouille d’événements sanglants… Et tous ont la même chair de poule, à peine, sans trop y croire, ces violences, les assassinats c’est dans les films, ailleurs, loin, et pourtant, ils ne peuvent pas oublier : ils voient Bruno, dans la salle, qu’est-ce qu’il ferait là s’il n’était pas sûr d’être en danger…? On s’apprête donc un peu dans un autre trac que l’habituel. Ensuite on attend, chacun à son poste. Bruno assis à sa place de baron, de comparse, sa cicatrice le démange et ses pensées flottent en plein tracas : Gorevic n’a pas réagi à la provocation, il ne dévie pas de ses occupations, criminelles certes, mais sans rapport apparent avec un meurtre programmé, ni avec la recherche de sa cible qu’il ne peut avoir localisée… Quand il entend la porte d’entrée claquer, le brouhaha du vestibule, les mots étouffés et le gémissement de l’espace bousculé par les corps qui entrent, quand le fredonnement de Nelly, « un jour tu verras, on se rencontrera », change de tonalité, « guidés par le hasard », puis se tait net, Bruno ne se retourne pas. Des carabins en goguette il en a croisé du temps des études, dans les zinzins et les parties, il faut bien conjurer la fréquentation de la mort et rire avant elle, avant son rictus, son rictus mortis, encore ce latin qu’il a déjà servi à Miranda, décidément il perd la tête… Il a cette pensée noire, Nelly dit mécaniquement, nous avons un excellent champagne, Jacky reprend au piano en ritournelle « il y aura un bal… »… Et on lui met les mains sur les yeux, coucou c’est nous : Véronique, son monsieur, Pierre-Henri de son prénom, Lili et son dadais !
Tous leurs invités ont quitté l’Hermitage, ils ont décidé de finir la fête au Quolibet, surprise ! Et les voilà ! Et ils entendent bien voir tous les numéros…!
Après, pas moyen de faire autrement, le rituel est détourné, des présentations ont lieu, simples, Véro, Pierre-Henri, nous c’est Adrien et Félix, avec des bisous, et pas aboyées par Jacky Loyal… Impossible de donner le spectacle avec les réglages précis de chaque soir ! Alors on improvise dans l’ambiance écarlate de la petite salle, c’est du cabaret-pique-nique, on grignote sans manières… Et pour une fois les artistes boivent autant que le public, le champagne de ce mariage qui n’en finit pas… Personne ne retourne en coulisses, on n’applaudit pas, on court dispenser des baisers, on crie ouais, on siffle les doigts dans la bouche, on entame des danses du scalp… Nelly a ouvert le bal et réussi à se déshabiller intégral sur son zinc sans renverser une seule des flûtes alignées et remplies ras-bord, pas une goutte dehors, par Pierre-Henri, ivre et fier, nom de Dieu, ferait beau voir que la main d’un neurochirurgien tremble ! Et on la fête, Nelly la douce, on la papouille maladroitement, le dadais qui fait rigoler Lili, Bruno, Nelly le provoque, elle lui vole un baiser profond, mazette il en perd le souffle, faut bien rendre Miranda un poil jalouse… À ce moment de la nuit, Miranda a encore le vin mélancolique, assise au bord de scène, dans son smoking défraîchi, elle laisse fleurir des demi-sourires, se lève parfois à moitié, commence des plaisanteries, des encouragements, à chanter avec tous quand Jacky, ses talents d’imitateur, distille Marcel Mouloudji, « le myosotis et puis la rose », et s’arrête, laisse filer son regard, s’abandonne à l’épaule de Bruno venu à son côté, se reprend brutalement, lui prend la main à un refrain de Jacky, « car je suis étrangère ici, étrangère au pays bleu »… Bric et Broc en versent des torrents de larmes, et de voir ce chagrin extrême et hilarant Véro et Lili pissent dans leur culotte, vraiment, au point de devoir s’enfuir et revenir avec des mines honteuses et des fous rires irrépressibles…
Vers ce moment, Miranda, peut-être pour calmer le jeu, peut-être parce qu’elle a dépassé un stade d’ivresse, pour en finir avec ce qu’elle a ressorti de ses poches dans l’après-midi, d’anciens comptes pas réglés, Miranda se lève, se plante, le masque fermé, dure et hautaine, devant Véronique et consorts, et ses pairs en cabaret, tout proches et ravis d’avance de se faire blouser… Des cartes s’envolent d’une de ses mains pour venir se poser sagement dans l’autre et Bruno, d’autant plus digne que sa sobriété est aux orties, avec le sérieux de l’ivrogne de hasard, est tout de suite derrière son épaule à commenter le tour, mettre les bâtons dans son discours rodé, prévenir, bousiller les effets exprès pour provoquer l’ébahissement devant un tour de force bien meilleur que celui qu’il démontait ! Et Miranda est bonne au point d’épater aussi Jacky et compagnie, qu’ils en restent la gueule ouverte aussi grand que les quatre de la noce. Oh, ah, on s’embrasse, si tu avais pu faire tes trucs autrefois pendant la grève, et si et si… Et Jacky dit qu’on pourrait conclure, jouer le final du spectacle, french-cancan et froufrous… Mais Bruno sent Miranda sur le qui-vive, il réclame, tu avais promis de me lire l’avenir, me faire le numéro vendredi 13 ou lundi 9, mais tant pis j’attendrai, tire donc les cartes à ces jeunes mariés…
— Eux, ils l’ont tout tracé, l’avenir… Ils sauront toujours assez tôt… Et puis c’est bidon mes visions de plus tard… En revanche, dans l’autrefois, j’y vois très clair… T’as envie de regarder avec moi, Véro…?
Véronique est un peu interdite de la tournure des choses, si vite sérieuses, même pas le temps d’essuyer les larmes de rire, et de Bruno, si douloureusement complice, soudain, avec Octavie… Miranda, je veux dire… Et Miranda commence son numéro dans un total silence, à peine les respirations, et sa voix couleur crépuscule, elle tend l’éventail des cartes à son ancienne collègue de travail :
— Quelle est votre profession, madame…?
— Tu sais bien, j’étais petite main en bonneterie…
— Couturière… Choisissez une carte madame, n’importe laquelle, ne me la montrez pas, gardez-la… Ceci dit, le secret est bien mince : une couturière, ce ne peut être qu’une femme qui pique, la dame de pique…
— Exact…
Véronique est à la fois hypnotisée par le ballet des mains de Miranda, sa façon de mouvoir son corps, de faire écran aux regards, et inquiète, décontenancée par le cérémonial, la distance humaine, le voussoiement. Et Miranda se met à ressusciter la vieille lutte de Linor, dix ans auparavant, au rythme des cartes qu’elle sort du décolleté de Véro, lui fait trouver dans la poche de son mari, glissée dans la jarretière de Lili, des rois de cœur, ah non roi de carreau, du trèfle, du trèfle, du trèfle, l’argent à flots…
— C’est moi qui vous ai dénoncée, qui ai répandu le bruit que vous couchiez avec le président… Et je l’ai fait au moment où la victoire était possible, où vous commenciez à négocier les termes d’une petite avancée, sans augmentation de salaire mais sans délocalisation… La majorité des filles ne voulait pas capituler, il fallait aussi l’augmentation de salaire sinon on continuait à occuper les ateliers… Et moi, j’ai pris des photos pièges… Vous vous souvenez, le président venait vous voir pendant vos piquets de nuit, il vous attirait dehors, c’était l’été sous des toits de tôle, vous n’aviez pas grand-chose sur la peau et lui il vous serrait de près, se mangeait une gifle, mais trop tard : moi j’avais pris la photo compromettante… J’en ai pris d’autre, entre nous, pour rigoler, quand vous étiez nue sous les douches de fortune à l’atelier… Et j’ai livré ces photos que les dirigeants du groupe ont montées avec d’autres, du président… Il a suffi de les faire circuler dans l’atelier… Forcément les conditions de sortie de grève sont apparues comme une trahison de votre part, le salaire du cul, on vous a accusée d’avoir reçu une somme importante pour cette forfaiture… Cette somme, c’est moi qui l’ai touchée, bien moins de dix mille euros en fait, et je l’ai offerte à mon compagnon frappé par un accident du travail dans les mêmes mois… Ce qui ne l’a pas empêché de me quitter, bien fait pour moi… Mais je n’ai aucune excuse, c’est moi qui suis allée trouver le président pour lui proposer le marché… Je me doutais que c’était foutu, qu’on allait fermer, j’ai préféré en retirer de l’argent… On a repris le travail et mis la clé sous la porte trois mois plus tard…
Les autres sont embarrassés, blêmes, comme d’une incongruité, même Véro a une tête de gamin au cirque, avec la trouille des lions. Miranda a parlé sans colère et se tourne, toujours aussi placide, vers Bruno :
— Le président s’appelait Henri Vailland, ton beau-frère, parce que Linor appartenait au groupe Albert Vailland, et qu’au conseil d’administration tu siégeais avec ta femme sans jamais y assister, juste pour toucher des jetons de présence, monsieur Bruno Carteret ! Et l’argent de la trahison, tu ne te souviens pas mais c’est toi qui me l’as remis en liquide, dans une enveloppe, chez moi, pendant que mon compagnon était à l’hôpital… Là où j’habite encore maintenant… Quand je t’ai revu ici, j’ai vraiment eu envie de te tuer… Et j’ai honte d’en être incapable… Et là, sur la brisure de la voix sombre, la nuit s’est arrêtée, personne n’ose bouger, combien dure cette pétrification, même les yeux sont immobiles, peut-être peu, et le temps repart quand Pierre-Henri sort des billets, beaucoup, les pose sur la table pendant que Lili, une main effrayée sur la bouche, sort avec son dadais, que Miranda recule en coulisses, disparaît. Véro se lève, sans hâte, fait un pas vers Bruno :
— Bruno Carteret, si je m’attendais… Ton beau-frère n’avait que ton nom à la bouche… Tu étais son maître à penser, c’est toi qui as dit oui à la proposition d’Octavie de me salir la réputation, je le sais… Peut-être qu’elle l’a cru, Octavie, mais il n’a pas fait semblant longtemps, Henri… On est devenus amants à la deuxième semaine de grève et après, jusqu’à la fermeture, chaque fois qu’on pouvait, partout, dans son bureau, sa voiture, la mienne… Le dernier jour de travail il ne m’a même pas regardée. J’ai compris… Et du coup, faut pas rêver, mon mari, le père de Lili, m’a quittée… Messieurs les patrons, vous aviez fabriqué deux moins que rien, Octavie et moi…
Puis elle se hausse sur la pointe des escarpins, lui embrasse la joue, et comme il va lui rendre le bisou, elle le gifle et s’en va.
Le petit peuple du cabaret baisse la tête, Nelly a un goût de sel aux lèvres et Bruno ne sait plus quoi faire de ses abattis. Il retourne une carte abandonnée, as de pique, le joli présage que voilà, et sans trucage de Miranda, une flèche mortelle !