La journée du dimanche ressemble à une nuit de sommeil émietté. Au moins dans ses débuts, elle est faite d’intermittences d’attention au présent, d’un retrait momentané des heures à ce point vides qu’on n’a aucune raison de les saisir, de les ouvrir et les croquer.
Un jour sans saveur. Au moins avant qu’on n’y ait planté les dents assez profond.
D’abord, Bruno et Miranda le vivent comme une attente sur le quai d’une gare de hasard, à échanger des mots, des phrases à l’aspect si anodin qu’ils les devinent définitives et essentielles à infléchir le cours de leur sort à venir. Parce qu’au bout de cette immobilité, demain lundi, vendredi au pire, au mieux, ils seront emportés vers des destinations séparées. Peut-être que l’un restera sur place pour l’éternité, ils y pensent. Tout à l’heure, une fois la noce en allée, Bruno est venu s’accoter à la porte de la loge des filles où Miranda, de nouveau en robe fatale, finissait de donner un coup de brosse à son smoking, le rangeait sur cintre. Elle s’en fout d’être belle, de ce visage de ciseaux et de couteaux, de son corps sans embarras, et lui, son estafilade au bras le brûle comme un stigmate réveillé, il a peur qu’elle se rouvre, il laisse un silence et puis :
— Dire que je t’ai croisée une fois et je ne t’ai pas reconnue. Ces affaires de Linor, j’en étais, de loin, pour faire plaisir au clan Vailland… Mais oui, le chantage aux amours défendues, quand Henri m’a rapporté ta proposition de compromettre la déléguée syndicale, j’ai trouvé la manœuvre romanesque, et j’ai tenu à venir te payer avec l’argent d’Éléonore, voir une traîtresse en face… Tu avais les cheveux longs, plus maigre… Tu as à peine entrouvert ta porte… Mais tes yeux à la violette, j’aurais dû les reconnaître… Si je te présente mes excuses tu ne les accepteras pas…
— Pour m’avoir oubliée…? Quelle importance ? Moi aussi j’ai eu du mal à remonter ma mémoire… En revanche, à ton anniversaire j’ai eu peur, Henri m’a presque reconnue… Arrête tes mondanités. La bonne éducation ne rachète pas les fautes, tes excuses ça leur fait une belle jambe, aux filles dont tu as voté le licenciement de Linor en conseil d’administration sans même avoir jamais foutu les pieds dans l’entreprise ! Toutes ont eu des envies de meurtre, y compris moi qui avais trahi la classe ouvrière : le couple Carteret, Henri Vailland, le vieil Albert, on vous aurait volontiers écharpés à belles dents…! J’aurais dû le faire quand tu m’as payée… Et il est fort possible qu’on veuille t’assassiner pour des raisons semblables : indifférence à la vie d’autrui, capitalisme aggravé, inhumanité, crime contre l’espoir… Tous les deux on ne vaut pas grand-chose…
— Si tu le dis… Tu veux bien rester avec moi, jusqu’à lundi au moins…? Ensuite on verra s’il faut prolonger le bail, aller jusqu’à vendredi, ce foutu vendredi 13…
— Je ne raterai ta mort pour rien au monde, mon petit chéri…
Ensuite, sa vieille Alfa ne parvenait pas à se réchauffer, leur haleine givrait un linceul pâle sur le pare-brise, à petite allure Nelly les a déposés à l’Hermitage. À lundi soir…? Ils n’ont pas répondu.
Dans la chambre, aucune gêne, ils se sont déshabillés, douchés sans se guetter. Avant de glisser au lit, Bruno a branché son ordinateur, qu’il puisse consulter ses mails, ses dossiers plus tard, et quand il a relevé la tête, Miranda était devant lui, dans la nuisette rose, gauche, une sorte de peur juste avant la première fois, elle a murmuré, au point où on en était fallait cueillir la nuit, comment on dit en latin, carpe noctem, c’est joli carpe noctem, elle était tout contre lui, n’osait pas lui fourrager la tignasse décoiffée, les gestes de l’amour elle ne savait plus, et lui ne voulait pas abîmer l’instant, il a passé son bras, le blessé, autour de la taille de Miranda et mis sa joue contre sa poitrine, à sentir ses seins durcis à travers la soie et entendre battre ce cœur plein de contradictions, d’envies et d’interdits :
— Tu as payé d’avance, il y a dix ans… Et j’ai mis le costume qui va avec… Le dernier que j’aie cousu chez Linor…
Elle a dit ça, elle s’en serait arraché les yeux mais il fallait qu’elle le dise, de façon si intolérable. Bruno s’est redressé, toujours son bras à l’enlacer, et leurs paroles passaient d’une bouche à l’autre dans leurs souffles confondus, personne n’aurait pu les entendre :
— Dans ce cas, c’était bien trop cher… Ou plutôt, c’est moi qui suis désormais en dette avec toi…
Déjà, ils pouvaient à peine parler, leurs lèvres confondues, Miranda a essayé de dire on s’en fout, on efface les ardoises, on cueille cette putain de nuit, et les choses sont devenues à la fois plus simples et beaucoup plus compliquées pour eux, bien conscients de danser macabre, quoi qu’en disent les cartes.
Donc, au réveil, grands abandons silencieux, embarras des corps aussi, le dimanche commence, petit-déjeuner étiré, pris, repris, room-service, collation impromptue, au fil des appétits, des caprices, comme dans le commerce amoureux d’amants sans obligations extérieures. Du coup les nécessités intérieures, le besoin de dire, de confesser, prennent le dessus, pendant que Bruno, douché, en bras de chemise, allume son Mac, commence à pianoter :
— Cet Éric dont tu parlais, ton monsieur de l’époque lingerie fine, qu’est-ce qui lui est arrivé ? Si j’étais en cause, je ne me souviens de rien…
Miranda lape une gorgée de café, emmitouflée dans un peignoir de l’hôtel, debout derrière lui :
— Pas toi. Une de tes sociétés, Immorenov… Il était chef de chantier, il a fait une chute qui l’a laissé handicapé… Vous avez acheté son silence, des petites sommes, plus les trente deniers de ma trahison, il a pu s’offrir un loft, sur les quais de la Deûle… Depuis dix ans, il vivote de petits boulots que tu… que tes sociétés lui confient… Et puis merde, pour moi, tu es autant responsable de l’enveloppe que tu m’as remise sans me regarder, espèce de salaud, que de la déchéance d’Éric, toi, l’homme, et pas tes sociétés… À ton tour de payer l’addition…!
— Donc quand je t’ai donné ma carte le premier soir, au Quolibet, tu as décidé d’organiser mon enterrement… Tu vois, je me souviens de tes paroles… Qu’est-ce que tu as fait…?
— Un dossier sur l’affaire d’Éric, remis à jour, sans omissions ni mensonges, pots de vin, pressions insidieuses, à balancer aux médias, à la Justice… Je l’ai même envoyé d’abord à tes services, Buildinvest, pour voir si vous réagissiez, si ça faisait mal…
— Et…?
— Une de tes sociétés offre un CDI à Éric…
Bruno n’a pas cessé de pianoter, à peine s’il tourne la tête par dessus l’épaule :
— Alors justice est faite, éteinte. Pas besoin que je m’en mêle… Mais Éric tu t’en fous, c’est ta vengeance à toi que tu veux, n’est-ce pas…? Tu veux que mon image de patron en prenne un coup, et que tous mes semblables, financiers véreux, profiteurs de la crise, en soient affectés… J’imagine que tu as des photos compromettantes de nous deux, que tu vas faire témoigner Véro et tout le Quolibet…
— Même pas… Tu serais trop content… Depuis ton agression, ta blessure, que tu es traqué, que tu as peur de mourir, jamais tu n’as autant vécu, jamais tu n’as été aussi heureux… Et ma prédiction bidon, vendredi 13, qui tombe pile avec la pression mise par le groupe pour résoudre le problème de Dubaï et d’Amaury, tout ce chambard tu y prends un plaisir assez pervers, avoue…
— Non, aucune perversion, je trouille à mort et en même temps, oui, t’as une gueule d’aventure que j’oublierai jamais…
— On n’est pas très différents, tu sais…
— Parce qu’on vend des mirages tous les deux, toi tes tours de close-up, moi des vrais, dans le désert…?
— Aussi… Mais tu viens d’en bas, et c’est pas un hasard si tu as poussé la porte du Quolibet, si tu es entré comme partenaire d’un soir dans mon numéro, mon mirage si tu veux… Tu t’encanailles pour finir de prendre ta revanche sur le clan Vailland… Surtout, tu acceptes qu’il te menace de mort, tu es prêt à te sacrifier pour ne pas succomber à une faute financière que tu guettais depuis longtemps, que tu as même peut-être provoquée, pas vrai…?
— Inconsciemment…
— Tu prolonges la lutte des classes en faisant la révolution à l’intérieur de la bourgeoisie d’affaires, bravo ! Aussi, tu venges ton père, le garçon de café qui avait mal aux pieds… Ils sont toujours immobiles dans le bruit des touches, Miranda a posé une main à la nuque de Bruno. Ce jour, elle le sait, est une ultime parenthèse, demain, la mascarade finira, la finance reprendra ses droits. Bruno mort ou vif elle sortira de l’histoire… Elle lit fort mal, essaie de se baisser parfois sans jouer les indiscrètes pour éviter les reflets de l’écran, devine plutôt les instructions que Bruno donne à Sidonie par mail, la connexion avec Dubaï, les cours qui chutent encore plus, donc, vendredi, Amaury devra payer, Bruno ne prend aucune précaution, donne ses ordres, s’informe, au moins il ne révèle pas où il est, pendant qu’il répond comme si expédier les affaires courantes lui permettait de se livrer derrière un miroir sans tain, de se mettre nu :
— Pas du tout ! D’abord je n’ai jamais été pauvre ni prolétaire… Et puis tu te souviens, je t’ai dit : stérile de père en fils…! Je plaisantais à demi : mon père biologique était Bernard Lievens, le patron de Georges Carteret dont je porte le nom… Il possédait un sacré paquet de bistros, établissements de nuits, restos, y compris en Belgique… Jamais marié, aucune famille collatérale, aucune descendance officielle, il n’a reconnu aucun de ses oiseaux de kermesse, comme on dit ! Et Lievens a payé mon entretien, chaque mois, mes vêtements, mes études, et à chaque rentrée d’argent, Georges Carteret dérouillait ma mère, et moi, tant que j’ai été petit, et chaque fois il me disait pourquoi : j’étais un bâtard de riche et ma mère une pute ! Ils sont morts vers ma majorité, sans rien me laisser. Mais j’ai hérité de tout l’empire Lievens au moment où je commençais à peine comme cadre dans le groupe Vailland au sortir d’HEC ! Alors là oui, j’ai fait fructifier, j’ai pris du poids, fondé Buildinvest que j’ai développé séparément du groupe, pas par mépris des Vailland, uniquement par calcul… Éléonore, Albert m’a presque supplié de l’épouser, parce qu’il croyait me conduire à une fusion de nos deux groupes ! J’ai fini par la prendre, Éléonore, à cause d’une grossesse simulée, par paresse sentimentale, connerie mondaine, mais les affaires Vailland en bloc j’ai dit non, juste quelques participations ! Aujourd’hui, je refuse toujours de payer à leur place, d’autant qu’Éléonore a choisi son camp, souhaite que j’intervienne dans l’affaire de Dubaï et sera toujours ma seule héritière puisque, par une ironie du sort, je ne peux pas avoir d’enfants…
— D’où les menaces d’assassinat, ton agression, pour t’intimider ou te liquider…? Tu crois que ta femme, sa famille, sont allés jusque là ? Tant que tu restes ici, personne ne peut te trouver, à moins que mes petits copains du Quolibet…
Bruno vient d’afficher une autre messagerie, privée, où les couriels s’accumulent, et Miranda sent son cou se nouer quand il ouvre le premier :
— Une seconde… Merde.
Elle se penche pour mieux lire, le mail est de Charles, date de deux jours… Albert est au plus mal. Un AVC, grave, maintenu au bord de la vie de justesse, on peut dire en truquant les cartes… Une grosse semaine de répit serait un miracle. Pour Amaury, Dubaï, pardon d’avoir mis un message puéril sur ton auto, Amaury risque très gros… Autres mails, Éléonore, Henri, Jeanne… La panique à chaque fois, les insultes, les supplications, les menaces aussi…
— Quand il est venu à l’appartement l’autre matin, Charles devait chercher à me prévenir de l’état d’Albert en même temps que faire une dernière tentative pour que je paie… Une fois Albert mort, les banques vont réclamer les encours, or je crains que le groupe ne soit aussi malade que son président… Je suis le dernier recours, mort ou vif…
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Me jeter dans la gueule du loup. On verra bien s’il me mange. Habille-toi pendant que je l’appelle.
Miranda n’a pas discuté et dans l’après-midi fatigué, ils sortent prendre une voiture de location commandée à la réception.
— Si elle est blanche, ta prédiction de mort s’accomplira…
— Ben voyons ! Je peux même y veiller en personne !
Leurs plaisanteries qui n’en sont pas, au bout du compte, pas pour Bruno, et Miranda, elle en tire une sorte de plaisir cruel des jeux d’enfants. C’était dans le couloir qui mène dehors. Où les attend un voiturier avec les clés d’une Peugeot 3008. Immédiatement, Bruno devient aussi pâle que l’auto et Miranda embarque avec un soupir, ça t’apprendra à être superstitieux, maintenant t’es tout nouille, plus aucune confiance en toi…!
Ils démarrent, Miranda ne demande même pas vers où. La ville chuchote dans les demi-mesures des dimanches, les échos lointains d’obligations religieuses négligées, l’ennui lent des rares passants et ce froid humide qui ne finit pas. Paradoxalement, avec le trac Bruno a retrouvé ses allures d’imperator, son port de tête à commander des légions, même le latin qu’il grommelle, alea jacta est.
— Les dés sont jetés… Le sort… Plus possible de revenir en arrière. On va chez Gorevic… J’y ai convoqué toute la petite famille, dans une heure, sous prétexte de régler les problèmes soulevés par l’état d’Albert et le merdier de Dubaï en rencontrant un possible investisseur, un oligarque de l’Est, dans l’anonymat… Pour ma disparition ces derniers jours, j’ai laissé entendre que justement, je bricolais un accord à la limite de la légalité avec ce Gorevic, émissaire d’un gros bonnet des pétroles russes ou ukrainiens…
— Ils viendront ?
— Ils accourent déjà ! Du moins je l’espère : Éléonore, Charles et Jeanne étaient sur messagerie… Mais d’après Henri tous les trois sont dans le coin et il se charge de les rappeler… Mon portable ne répond pas non plus… J’ai laissé un message aussi à Gorevic… Tout de suite, chez lui… Une heure, on a le temps de repérer les lieux et de voir si mon assassin chéri est au bercail, ou son complice…
— Quel intérêt ? Tu te mets en danger pour rien !
— Pas du tout ! On va surveiller de loin. Réfléchis : celle, ou celui qui a commandité mon assassinat sentira le piège et ne viendra pas… Donc j’aurai son identité en creux… Et puis je jugerai des réactions de la petite famille…
— Et après ? Tu rejoins la clandestinité en attendant vendredi 13 ?
Bruno plisse les yeux, il conduit doucement dans l’absence de circulation, le long des hautes grilles rouges du parc Lebas qui semblent arrêter le temps :
— Si Nelly a bien entendu, que le tueur frappe demain, je serai hors de danger avant… Et même encore avant…
— Voilà ce qui me tarabuste : cette mort annoncée alors qu’on ne sait pas où tu es, le Mongol, Gorevic, ne t’a trouvé ni à ton appart, ni chez moi… Or il a l’air sûr de lui… À moins qu’il ne te guette au Quolibet dans la soirée…? Quand tu arrives, quand tu pars, c’est facile… Sauf que rien ne t’oblige à y venir.
— J’ai pensé la même chose et conclu comme toi…
— Qu’un de mes petits camarades est complice. Qui ?
— Qui n’a pas voulu croiser Gorevic ? Qui a les clés de chez toi ? Qui a des difficultés de trésorerie ?
— Jacky.
— Je ne te le fais pas dire. Il a dû proposer ses services à Gorevic via la Lisec, la boîte de sécurité, contre un pourcentage… Qu’il peut attendre : s’il n’est pas chez lui ce soir je compte manquer le rendez-vous de demain avec mon assassin ! Maintenant reste seulement à identifier la tête pensante…
— Et à te venger, porter plainte…
Bruno vient de garer la 3008 au bord d’un petit parking triangulaire, en bas du métro Porte-de-Douai. La porte cochère du 51 boulevard de Belfort est juste en face. Il fait nuit maintenant, on dirait une nuit artificielle, molle, comme une étoffe sombre jetée sur une cage à oiseaux.
— Non… Dès demain matin, personne n’aura plus de raison de me vouloir du mal… Tout à l’heure j’ai envoyé un mail à Sidonie et trois collaborateurs… Ils ont un plan de moratoire appuyé sur la vente d’un certain nombre d’actifs… Ensuite on négociera un abandon de la dette. Sans moi… Ils sont descendus de voiture, traversent voir les sonnettes du 51, Gorevic est au troisième gauche, dernier étage, et Miranda lève la tête vers les fenêtres obscures de l’appartement avec le même geste que Bruno et le même réflexe de se retourner vers la station de métro :
— De là-haut, on est exactement à la bonne hauteur, on doit pouvoir regarder à l’intérieur…
Et ils grimpent. Effectivement, la vue est parfaite sur des pièces vides, qui traversent l’immeuble ou donnent sur d’autres pièces derrière un couloir central, aux portes ouvertes et vides. Le living a l’air équipé sommairement, avec les ombres de quelques meubles, et une chambre où la lumière d’un réverbère éclaire vaguement une armoire moche. Rien ailleurs. Le gamin au foulard vert est donc déjà parti et Gorevic reviendra de son gardiennage demain… On n’a pas besoin d’eux… Ils s’installent, dans l’ombre, et attendent, silencieux jusqu’à ce que Miranda dise tout bas, un grief ruminé qui lui échappe des lèvres à force de s’obliger à se taire :
— Quand même, je te trouve bien bon… À se demander ce que je fous encore là avec toi… C’était bien la peine de faire tout ce tintouin pour finir par baisser ton froc… Ils ont eu ce qu’ils voulaient, tu vas sauver la mise à Amaury et à la famille de ta femme, sans rien en retirer… Et tes ouvriers, il y aura des licenciements…? Bien sûr que oui, quelle question, t’as pas changé depuis Linor, et encore après : un petit salarié n’a aucune valeur, exemple Éric… Il peut passer à travers une verrière et rester éclopé, c’est pareil… Si seulement tu pouvais revendre la main d’œuvre comme des esclaves, tu ferais peut-être plus attention… Tu vois, un négrier est encore plus humain que toi !
Bruno ne tourne pas la tête, il pose la main sur le bras de Miranda :
— Voilà Sidonie… Elle habite sur le Grand-Boulevard… Moins loin que les autres…
En bas, une Mini Cooper rouge vif a ralenti, effectue un U-turn, sûrement pour se garer de l’autre côté, sur le parking où attend la 3008. Très peu après, Sidonie, doudoune et jean, son allure de starlette, débouche de sous la station, lève le nez vers l’appartement, traverse et sonne. Évidemment sans succès. Alors elle patiente sous le porche, cigarette et petit coup de fil sur son mobile.
Là-haut, Bruno et Miranda ne bougent pas, ne clignent pas des paupières, ils patientent aussi, Miranda plus en haleine qu’elle ne veut bien se l’avouer. L’aventure se termine, elle hait les dimanches, Bruno s’est encanaillé, oui, mais elle s’est embourgeoisée le temps d’une brève rencontre, peut-être elle a racheté ses trahisons d’autrefois envers Véro et les filles, peut-être aussi qu’elle a fait rendre justice à Éric, ce salaud, la preuve qu’elle n’a rien à envier à Bruno sur le chapitre d’être pas quelqu’un de bien, de le payer cher une première fois et de tendre l’autre joue, pauvre pomme. Elle ouvre la bouche pour demander pardon, il lui met un doigt sur les lèvres, chuttt…!
En bas, Henri a rejoint Sidonie, poignée de mains, salamalecs, toujours son côté étriqué et sa gueule de cheval de trait. Quand Éléonore paraît, fourrure et bottes, du dernier chic, très souveraine de Suède, impératrice de toutes les Russies, en sortie dans le monde des moujiks, on échange des bisous papillons, tout de suite envolés, même Sidonie, qui fait fagotée à côté d’Éléonore. Et tout ce petit monde attend, une belle demi-heure, téléphone, plusieurs fois chacun, avec des têtes d’enterrement : la santé d’Albert !
Bruno les considère d’en haut, sans émotion apparente :
— Pas de Gorevic, il a senti le piège, reconnu ma voix, on ne bouge pas… Et personne ici n’a l’air de connaître les lieux d’avance… De toute façon j’en sais assez désormais…
Ensuite, avec le temps, le froid aux pieds à battre la semelle sur ce trottoir obscur, ils se rebiffent un peu, font des grands gestes, sonnent une dernière fois, Henri brandit un doigt et ils finissent par se séparer après avoir tous consulté leur montre et s’être reculés au milieu de la chaussée pour vérifier l’absence de lumière chez Gorevic. Bruno et Miranda ont effectué le même retrait, passent sur l’autre versant de la station voir s’en aller la Mini, la BMW d’Henri, le coupé Mercedes d’Éléonore. Bon, pas la peine de parler : Jeanne n’est pas venue, Charles non plus, donc ils sont les commanditaires. Logique : Charles ne peut pas laisser son fils payer les erreurs de la famille en plus des siennes… Et puis, au moment où Miranda remonte son col de fausse fourrure, veut gagner la sortie, descendre, Bruno lui attrape le coude et la retourne vers lui, tout près :
— Maintenant tu peux me cracher dessus, t’en aller, m’oublier, te débrouiller pour que Gorevic me trouve, l’appeler sur mon portable avant que Jacky ne le fasse… Je veux juste que tu saches : le jour de mon anniversaire, Éléonore m’a annoncé qu’elle était enceinte, enfin, à quarante ans… Pas de moi, il va sans dire, d’Amaury… Et toute la famille est au courant. Alors le gamin est devenu sacré pour Éléonore autant que pour Charles… Même pour Jeanne… Au point de décider de m’éliminer… Jeanne et Charles, avec la complicité d’Éléonore, peut-être… J’ai toutes les raisons de le laisser se noyer, et je n’ai pas renoncé à cause des menaces de mort… J’essaie de le sauver, les autres pourris avec lui, parce que je ne veux pas me conduire comme mon père. Le gamin ou la gamine à venir n’y peut rien à nos déchirures, à ma stérilité, il faut qu’il grandisse avec des parents et de belles potentialités de vie, si possible… Voilà… Maintenant, si tu ne peux plus me voir en peinture, voilà les clés de l’auto, moi je vais rentrer en métro, ce que je n’ai pas fait depuis des années… Et je te laisse le temps de récupérer tes affaires à l’Hermitage…
Il sont bien face à face, bras ballants, et les quelques voyageurs qui les dépassent se retournent regarder leurs visages d’adieu, et Miranda fait un pas, pose sa joue contre le poil de chameau de Bruno, passe ses bras dans son dos, serre fort avec ses doigts de truqueuse de cartes, et lui ne l’étreint que d’un bras, embrasse ses cheveux, et elle dit :
— Demain, le jour d’après, la dernière fois qu’on se verra, fais comme si de rien n’était, que je puisse t’attendre longtemps, des jours, des années sans raison de désespérer, en me disant que tu vas peut-être pousser la porte et entrer…