Après une dînette room-service, la nuit à l’Hermitage, là où ils sont le plus en sécurité, ils la laissent filer en conversations sans garde-fou, en albums de famille racontés, à se chercher une place dans la photo auprès de l’autre, bâtir une intimité de toute éternité en une poignée d’heures, entre des basculements brutaux au sommeil, et, à chaque envie de tendre la main, mesurer l’abîme qui les sépare. Par le fait, ils n’osent plus l’amour et savent qu’ils perdent un temps irrécupérable. Miranda a refait aussi le pansement de Bruno. La cicatrisation avance bien, au moins il aura un souvenir de ces jours furieux s’il reste en vie après vendredi… Elle n’aura même pas cette marque dans la chair, rien qu’une robe hors de prix qu’elle jure de ne plus porter, bricolée pour les tours de close-up, ces tours répétés pour Bruno sur la couette, lentement, qu’il saisisse bien les trucs et ne puisse croire aux prédictions. Le tour du vendredi 13, il pourrait presque le faire lui-même s’il avait la dextérité et l’audace… N’empêche, Miranda en secoue la tête d’étonnement, ce type sorti des grandes écoles, ce familier des chiffres, de l’économie, même en connaissant le dessous des cartes, quand il découvre un symbole de mort, il perd contenance, traque à croiser les bras serrés qu’on ne voie pas ses mains trembler. Pour lui, l’existence d’un truc ne prouve pas que l’oracle n’existe pas, que le destin est opaque, elle indique qu’on ne maîtrise rien et que le sort a déjà réuni des éléments, y compris la prédiction, qui rendent plausible l’issue fatale. Il est tellement sur les charbons, qu’aux petites heures, quand Miranda glisse endormie au milieu de son jeu étalé, il reprend son Mac, rebâtit des tableaux, consulte des listings, prépare des memoranda (Ce qu’il peut emmerder ses collaborateurs avec son neutre pluriel deuxième déclinaison latine !). Possible qu’il sommeille en fraude de lui-même au matin timide.
Mais à neuf heures il est douché, nippé de frais, cravate rayée marine et rouge, la mort ne le prendra pas en va-nu-pied, d’ailleurs il compte lui faire honte, si bien mis, qu’elle lui foute la paix, et pendant que Miranda finit d’ombrer ses paupière, il allume la télé, zappe sur LCI, un flash spécial, l’information vient de tomber, et lui il s’en assied sur le lit avec un grand ah ! qui fait accourir Miranda :
« — Le promoteur immobilier et financier international Bruno Carteret a été retrouvé mort sur le chantier d’une friche industrielle lilloise que ses sociétés commençaient d’exploiter… On ignore encore… »
Ben ça alors, ben ça alors, je suis mort, il n’arrive à dire rien d’autre, presque inerte, à regarder dans le vide et ne rien comprendre à sa propre disparition. Miranda balaie les autres chaînes, qui n’ont pas encore la nouvelle. Elle réfléchit vite, tout haut, pour ramener Bruno à la conscience, comme un boxeur au sortir d’un KO, qu’est-ce que c’est que cette mise en scène…? Qui l’a organisée ? Surtout : qui est le cadavre identifié comme celui de Bruno…? Bon, il faut rester en retrait, à l’abri, mais se dépêcher de chercher des réponses avant que Bruno ne doive suivre son propre enterrement !
— Je sais que tu espères y assister depuis longtemps !
Au moins, l’humour noir a remis Bruno d’aplomb, et oui, il est d’accord avec les propositions de Miranda… Il faut d’urgence s’éclipser de l’hôtel avant que le personnel ne le voie vivant…! Pas question d’aller en face dans son appartement, Éléonore risque de passer très vite faire le ménage, avec Jeanne ou Henri… Tout à l’heure, Miranda a son numéro de close-up en direct sur NPC, la chaîne régionale. Les studios sont au Nouveau Siècle, le palais des congrès. Là, elle aura des infos de terrain en temps réel et Bruno se cachera tout près de là, chez elle… Dix minutes plus tard, ils sont dans la 3008 blanche. Au passage devant la réception, Miranda a utilisé le vieux truc de la cheville tordue, les deux jeunes gens du desk se sont précipités, dame une jupe de cuir haut troussée par la chute, cette façon de perdre le souffle, paupières baissées, la poitrine qui bat à l’échancrure de la fourrure, un tel tableau, vous avez le sang à la tête et plus du tout la tête à quoi que ce soit d’autre. Bruno sort sans même hâter le pas, personne ne le remarque. Sitôt qu’il est dehors, Miranda se redresse, rabat sa jupe, fusille les godelureaux d’un œil violet sombre, non mais dites donc faut pas se gêner, je parlerai de votre conduite à la direction, et elle gagne la sortie, cruelle, avec un déhanchement sensuel exprès, qu’ils en bavent, les tiots qui n’en peuvent, mais, parce qu’elle a autant la trouille que Bruno.
Dans l’auto, ils ne parlent pas, seulement Miranda, lèvres serrées, comme un chartreux interdit de parole, pour renseigner Bruno couché sur la banquette arrière. Le ciel est bas, couleur début de semaine, pas de brume, juste du gris, les gens d’ici en sourient, tant que les cœurs battent, les moyennes saisonnières on s’en fout un peu. Devant chez elle, Miranda vérifie l’horizon et, en deux secondes, Bruno est dans le hall, grimpe quatre à quatre. Dès qu’elle a du nouveau, elle l’appelle sur le fixe de l’appartement. C’est seulement quand elle redémarre, descend au parking souterrain du Nouveau Siècle, tout proche, qu’elle dit, tout bas, bisou amour… Et se demande immédiatement ce qu’elle vient de dire, toute honteuse de s’être oubliée à la guimauve, même en solitaire.
À l’étage de NPC, dès le comptoir de l’accueil on a les yeux agrandis d’incrédulité et l’excitation des jours de show-biz en deuil. Miranda écoute une première version de la mort de Bruno, pleine de ohlàlà, prend le couloir courbe qui mène aux studios, à la régie, et entre à gauche dans la grande salle de rédaction : tout le staff journalistique est en émoi. On la met au courant de l’événement, on n’a pas encore d’images, mais Norbert, un reporter de terrain, est parti avec un cadreur en faire, vers les rives de la Haute Deûle, c’est là qu’on a découvert le corps, et elle doit s’ébahir, raconter à Sébastien, le rédacteur en chef, moche et raide transi amoureux d’elle, son engagement à l’anniversaire de Bruno Carteret le mois dernier, quand la première liaison avec Norbert est établie… On est sur un chantier exploité sporadiquement, non loin d’une ancienne usine textile réhabilitée en pôle information et communication. Un autre bâtiment bien délabré est en cours de démolition. Norbert indique du doigt les pans de murs à demi effondrés, dans un jour couleur d’étain, puis une sorte d’énorme moissonneuse-batteuse, c’est là-dedans qu’on broie les blocs de béton réutilisés ensuite comme tout-venant dans la nouvelle construction… On y a découvert le corps de Bruno Carteret, à demi mangé par la machine… Il semblerait qu’il ait été assassiné… Le cadreur essaie de zoomer plus près d’une couverture qui dépasse de l’engin, sans grand résultat, sinon de montrer le divisionnaire Tissier, un escogriffe à tête de granit, visage d’un colosse de l’île de Pâques, et un bout d’écharpe verte coincée sous la couverture. Norbert ne sait pas comment le corps a été identifié… Miranda entend à peine le reste de son commentaire, un appel anonyme, et la possibilité qu’on ait déjà un coupable possible qui tentait de quitter les lieux : cet ancien employé de Carteret, victime d’un accident de chantier autrefois et jamais indemnisé, aurait tenté de faire chanter son ancien patron. Devant son refus, il l’aurait tué… Un dossier très compromettant pour la victime aurait été retrouvé près du corps.
Là, brutalement, l’attention de Miranda est redevenue pleine, heureusement qu’elle a cette impassibilité de traits, ce visage de métal trempé, personne ne la voit presque perdre pied, s’adosser à une étagère. Éric…! Son rendez-vous d’embauche sur un chantier l’a mené à ce piège et le dossier envoyé par Miranda à la famille et au siège de Buildinvest, pas encore aux médias, sert de preuve, laisse penser au chantage ! Merde… Gorevic est donc bien commandité par un proche puisqu’il avait ce dossier… Sauf qu’il a triché, et avec préméditation : il a tué le migrant à l’écharpe verte qu’il avait amené à son appartement dans ce but, a touché son salaire et a disparu… Voilà pourquoi il était si sûr de trouver sa victime : jamais il n’a eu l’intention de tuer le vrai Bruno, l’essentiel étant de livrer un cadavre et bonsoir la compagnie ! Son commanditaire l’a obligé à ce crime sinon il dénonçait ses activités de passeur de migrants, et Vahid Gorevic peut s’enfuir sans que le commanditaire ne le trahisse quand Bruno réapparaîtra, puisqu’il avouerait sa complicité… Nom de Dieu de nom de Dieu… Miranda a dû jurer tout haut parce qu’on s’est retourné vers elle. Sébastien penche la tête :
— Tu as l’air toute retournée… Il est venu à ton cabaret, c’est ça…? Tu pourrais en parler…? On va monter un gros plan à treize heures, juste après ton numéro, d’ailleurs… Et un talk-show aussitôt, Marion en meneuse de jeu comme chaque jour, mais au lieu de ses invités habituels, on fait un plateau avec des collaborateurs, des proches de Carteret s’ils acceptent, au moins un duplex, une interview de Tissier peut-être, s’il vient en plateau c’est mieux… Tu serais partante pour rester…?
Miranda s’entend dire que oui, bien sûr, oui.
Maintenant il faut qu’elle aille se mettre en tenue, se dérouiller les doigts, maquillage, avant son direct de midi trente… Et elle file s’isoler dans la salle de réunion vide, tout le monde est devant les écrans, Norbert va bientôt basculer à l’antenne, et elle appelle Bruno, lui chuchote rapidement sur le souffle ce qu’elle a appris. Surtout, qu’il ne réapparaisse pas, que le commanditaire reste persuadé de sa mort : maintenant on va voir les comportements des uns et des autres avant de voir les réactions quand il ressuscitera ! Bruno a plein de questions mais bon, très bien, on laisse mariner et Miranda essaie de glaner un maximum de nouvelles, si elle peut approcher Tissier, ce serait pas mal, sans rien révéler encore, évidemment, le sonder, d’accord… Elle le rejoint après « Forum »…
Ensuite, elle se change, met la robe noire de gitane qu’elle porte ici pour son quart d’heure de magie, bien pratique avec tous ses volants-cachettes, passe au maquillage, fait quelques confidences anodines à Marion, la journaliste en charge de présenter le talk-show quotidien, une brunette aux yeux clairs, une sportive de l’info, de l’appétit pour les pires sujets, une émotivité de médecin légiste, avant de sortir ses cartes et de laisser ses mains travailler seules. Comme ça, à l’extérieur, elle est magnifique et lointaine et calme, une statue, mais dedans, la chamade lui met le cœur aux lèvres, elle n’arrive pas à tisser les liens logiques, lire la tragédie en cours, et sait qu’elle, que Bruno a peu de temps pour profiter de l’avantage actuel… Après, la tentative aura raté et Bruno, officiellement bien vivant, sera de nouveau en danger jusqu’à vendredi, sans qu’on sache cette fois d’où le coup viendra…
À moins le quart, commence son numéro. Ici elle craint toujours que le cadreur ne dévoile un truc justement par distraction, parce que sa caméra l’éloigne du numéro. Et comme d’habitude, elle est harassée quand elle termine le dernier tour, et étale d’un coup, comme une signature, les quatre as. Jingle. Les écrans basculent sur Marion, chemisier blanc strict et jupe noire, debout devant la table en losange qui sert aux infos et aux débats, à l’autre bout du studio délimité par des panneaux dans les tons bleus sur fond blanc, « Forum » écrit partout en cursives différentes. Derrière elle, Sidonie, en tailleur noir, Henri Vailland, le naseau creusé, et Tissier, les mains à plat sur un dossier comme s’il se préparait à faire tourner les tables. Marion parle avec les accents du respect, bien grave, avec des temps d’oraison funèbre :
— Vous le savez, nous bouleversons nos programmes pour tenter de faire le point sur un événement tragique qui nous affecte tous : ce matin, une passante a découvert le corps sans vie du promoteur Bruno Carteret, sur un de ses chantiers. Ont accepté de nous rejoindre, mademoiselle Sidonie Forestier, directrice administrative de Buildinvest, Henri Vailland, beau-frère de Bruno Carteret et son partenaire en affaires, vous nous expliquerez cela monsieur Vailland, et le commissaire divisionnaire Tissier, en charge de l’enquête. Nous accueillons également Miranda, dont vous venez d’apprécier le talent, autant que Bruno Carteret l’appréciait…
Miranda, pas faraude dans sa robe à chichis, vient prendre place à côté de Tissier, face à Sidonie et Henri qui la scrute, et l’hommage commence. Marion présente ses condoléances, revient sur la carrière de Bruno, son mariage avec Éléonore Vailland, sa collaboration avec le groupe Vailland, toujours dirigé par Albert, qui a des ennuis de santé en ce moment, dure épreuve pour la famille Vailland, non…? ; Sidonie témoigne de l’immense compétence et de l’humanité immense de Bruno, émue aux larmes, inconsolable dans son mouchoir, incapable d’évoquer la crise qui frappe le secteur financier et immobilier ; Henri témoigne, bien embarrassé, mâchoire en déroute, de son embarras justement, eu égard aux affaires courantes immobilières et financières où le groupe est engagé aux côtés de Buildinvest, oui, Albert, son papa, est au plus mal, le sort s’acharne sur une famille de pionniers de l’économie de distribution, et non, il ne comprend pas ce meurtre eu égard au fait que Bruno n’avait pas d’ennemis… Eu égard à l’hostilité presque matérielle de leur regard à tous deux, Miranda se borne à rappeler l’anniversaire de Bruno, qu’elle n’a pas vu depuis, condoléances, et elle se tourne vers Tissier, sa stature de scruteur d’horizon, comment est-on certain qu’il s’agit du corps de Bruno Carteret ? Le divisionnaire n’a pas le temps de répondre, Marion a Norbert en direct, des images du chantier mortel, puis nous serons en duplex et en léger différé avec madame Carteret à sa sortie de l’institut médico-légal où elle a identifié le corps de son mari. Et Miranda revoit la concasseuse sanglante, désormais sans le cadavre, le bâtiment éventré où Éric Dutaillis a été appréhendé, elle l’entrevoit menotté, des jeunes policiers en blouson de daim le font entrer dans une voiture. Il a du mal à plier la jambe une fois installé et on doit forcer un peu pour claquer la portière. Norbert refait son laïus sur sa culpabilité plus que probable pour les enquêteurs et Marion lui coupe à son tour la parole, Éléonore Carteret répond aux questions de nos confrères… Elle est derrière un bouquet de micros, pas maquillée, une douleur blonde et digne comme dans un film suédois, un Bergman où le creux des pommettes de la veuve a été sculpté par des siècles de protestantisme austère et d’hivers rigoureux, et sa voix est d’autant plus émouvante qu’elle est douce, posée, bien au-delà du pathos et qu’elle dit l’espoir en même temps que ses yeux affolés disent son désarroi, sa frousse totale : — … Je viens de vivre le pire instant qu’une femme puisse vivre : contempler le visage de son mari, de l’être aimé à tout jamais, le voir mort, et ne pouvoir le reconnaître qu’à l’instinct, à la souffrance qui surgit… Mais Bruno n’est pas tout à fait parti, il continuera de vivre parmi nous : je porte son enfant…
Et là, elle a un sanglot, le jarret lâche, Jeanne passe devant les caméras, la soutient, l’emporte à sa voiture… Retour en studio. Tissier, en retrait, bien dans ses marques officielles, ouvre les mains, voix inaltérable, qui coule droit :
— … J’ai évidemment assisté à cette identification tout à l’heure… Elle est corroborée par des indices matériels… Machinalement il donne de l’index sur le dossier posé devant lui.
— … mais, étant donné l’état du corps nous allons procéder à des vérifications… Pardonnez-moi de ne pouvoir en dire plus sans trahir le secret de l’enquête… Je suis venu sur ce plateau pour faire un appel à témoins… Bruno Carteret a été victime d’un accident ou d’un homicide hier soir, aux alentours de dix-huit heures, dans la friche industrielle accessible entre autres par la rue Churchill… Il n’avait par ailleurs donné signe de vie ni à sa famille ni à ses collaborateurs depuis quelques jours… Toute personne susceptible…
Et un numéro s’inscrit à l’écran. Dès que Tissier se tait, Miranda remonte à l’assaut :
— Attendez monsieur le divisionnaire, vous arrêtez monsieur Dutaillis ce matin sur les lieux d’un crime commis hier soir…?
— Le dossier… Son adresse était dessus… Il y a pensé trop tard, est revenu le chercher et il est tombé sur les premiers enquêteurs… C’est un maître-chanteur débutant, distrait… Et violent…!
— Ah…
Le cérémonial dure encore, des témoignages, des images d’archives, Marion essaie d’amener le débat sur les difficultés du groupe Vailland, les problèmes de Buildinvest peut-être liés à l’assassinat de Bruno Carteret, et fait chou blanc, Henri regarde sa montre, Sidonie est pétrifiée, elle ne pleure plus, ne renifle plus, presque elle a des sanglots secs d’une drôle de colère, de celles éprouvées devant les morts prématurées, scandaleuses, et puis Marion conclut, souhaite surtout qu’Albert Vailland se rétablisse. Et c’est tout, on se lève, on se sépare. Henri, après un dernier regard appuyé, songeur, à Miranda, accompagné de Sidonie, emprunte déjà le couloir de sortie, même pas démaquillé. Miranda vient serrer la main de Tissier, vous n’allez pas rester avec ce fond de teint, monsieur le divisionnaire, venez je vous donne une lingette… Marion les accompagne, caquetante, pose son conducteur d’émission sur le coin de la table de maquillage, questionne, questionne… Même un type en pierre volcanique, même assailli par Marion à avoir envie de la passer par la fenêtre, devant Miranda en robe gitane et son air de dédaigner, même un revenu de toute mondanité retrouve le sens du contact humain. Alors Tissier se laisse faire, confie son dossier à Miranda, qu’elle le tienne le temps qu’il redevienne présentable dehors. Et cette maladroite qui le lâche, bouscule en même temps les documents de Marion, doit ramasser les feuillets, laissez, monsieur, je m’en occupe, il n’a pas le cœur de lui faire la gueule… Même le commissaire sourit presque, merci beaucoup, et file au Central poursuivre l’enquête.
Miranda se grouille de se changer, de glisser sous sa fausse fourrure l’essentiel des notes qu’elle vient de piquer dans le dossier du divisionnaire et de remplacer par le conducteur de Marion…!
Trois minutes après, elle frappe à sa propre porte, c’est moi, et Bruno lui ouvre :
— Éléonore sait très bien que je ne suis pas mort ! Pourquoi cette comédie d’identifier mon corps et de prétendre que le bébé serait de moi…?
Miranda le dépasse, se débarrasse, s’assied à son bureau, devant les documents, Bruno immédiatement par dessus son épaule :
— D’où tu sors ça…?
— Disons que le divisionnaire Tissier est distrait…
— … La vache, il m’a soigné, Gorevic…! Donc, c’est moi, mort…?
Sans répondre, Miranda continue de lui passer les photos horribles du cadavre engagé presque à mi-corps, jusqu’au torse, mains emportées avec les avant-bras comme si la victime avait essayé de stopper l’engrenage, dans les mâchoires d’une concasseuse qui mord aussi l’écharpe verte.
— Comment Éléonore a pu me reconnaître…? Regarde les godasses de ce malheureux ! Des semelles en plastique, usées… Jamais je ne porterais ça !
— Tissier n’y croit pas non plus… Tiens, regarde… Il va demander une recherche ADN sur le corps… Reste à savoir pourquoi il laisse faire Éléonore…
Et elle s’efface un peu, de côté, que Bruno puisse se pencher, presque joue contre joue, et lire des notes griffonnées :
— Le mort avait mon portefeuille dans la poche, ainsi que mon mobile… Remarque en marge : j’ai appelé mon propre numéro et laissé un message me donnant rendez-vous chez moi un quart d’heure après l’heure approximative de mon décès !!! Henri Vailland confirme que j’étais encore vivant vers dix-huit heures hier puisque je l’ai appelé… J’aurais été tué immédiatement après !!! Téléphone complètement nettoyé, comme neuf, à l’exception de mon message à moi-même !!! Tissier met des points d’exclamation partout, il a raison… Autre remarque : pas de billets ni de cartes de crédit…!!! Pas de passeport !!! Personne ne reconnaît avoir fait suivre le dossier Dutaillis à Carteret, ni l’épouse ni Sidonie Forestier ou l’un des secrétariats de société !!! Points d’exclamation… Et puis c’est quoi ce dossier compromettant…? Tu ne m’avais pas…?
— Si. Je t’ai parlé de l’accident de mon ex, Éric. Sans rien lui dire j’ai peaufiné et expédié ce dossier à Sidonie, à Albert et compagnie, pour que tu aies des ennuis et qu’éventuellement Éric en retire quelque chose… Je ne pouvais pas deviner…
Bruno a fermé les yeux, se passe la main sur le visage, comme pour se vérifier l’impassibilité, ne pas mordre :
— Bravo, il doit vraiment valoir le coup, le monsieur… Passons… Suite de l’inventaire de mes poches : des mouchoirs en papier de marque allemande, et un décapsuleur publicitaire, un couteau de limonadier, à l’enseigne de la Grande Brasserie moderne… Nom de Dieu ! Montre les autres photos… Voilà ! Maintenant je sais !
Miranda a tiré du paquet le cliché d’un décapsuleur anodin, en inox passablement rayé, abîmé et « Georges Carteret » gravé sur le long manche plat :
— Tu sais quoi ?
— Qui est le commanditaire : c’est Sidonie… Elle seule peut avoir donné ce souvenir à Gorevic pour qu’on m’identifie rapidement quoi qu’il arrive ! Presque personne ne sait, quelques familiers, et toi, que ce décapsuleur est exposé sur mon bureau de Lille-Europe… C’est mon memento mori, mon souviens-toi de rester humain, surtout…
— Ta femme peut être passée le prendre…
— Elle a dû venir deux fois à Buildinvest, monter une fois à mon bureau le jour où je me suis installé, et le décapsuleur n’y était pas encore… Mais Sidonie le voit tous les jours…
Miranda éparpille les derniers feuillets de notes de terrain avant de se lever, de se planter devant Bruno qui ne regarde plus nulle part, le cerveau à pleine vitesse :
— La question est de savoir pourquoi elle a commandité mon assassinat… On n’a même pas eu d’aventure véritable ensemble… De qui elle serait jalouse… Possible qu’elle se soit fait sauter ici et là, mais par plaisir, parce qu’elle est très libérée, je le sais et ça se voit, elle a un petit côté suivez-moi-jeune-homme accroché au décolleté un poil vulgaire, mais je l’ai engagée sur compétences, elle a fait HEC comme moi… Cette fille est mariée à son boulot, elle le dit et c’est vrai… Alors pourquoi…?
— Pour prendre ta place…? C’est possible ?
Léger temps étonné, ils sont face à face, Miranda fatiguée de l’imbroglio, que les trucs des relations humaines soient pires que ceux des cartes, il faut en finir, il faut en finir, et Bruno fronce le nez, dépeigné pire que jamais, chiffonné, pas du tout l’élégance des hommes de son importance :
— Pas idiot… À la tête de Buildinvest ce serait le meilleur choix… Tous mes collaborateurs le savent… Ils vont la nommer… Le seul problème viendra d’Éléonore, téléguidée par les Vailland et totalement majoritaire…
— Mais tu n’es pas mort !
— Exact… Et il faut même que je ressuscite vite sinon on va me retuer avant que Tissier puisse l’empêcher…
— « On » ? Tu veux dire Sidonie ?
— Et Éléonore… Pour son père c’est une question d’heures, si je disparais aussi, elle a la main sur plus du tiers du groupe Vailland et sur toutes les filiales de Buildinvest… Elle peut payer les dettes d’Amaury si ces messieurs de Dubaï n’acceptent pas le plan d’échelonnement qui a dû leur parvenir ce matin de ma part… Après il lui reste assez de miettes pour vivre, rebâtir, elle a un doctorat de droit des affaires, tu sais…
— Oui, bon… Pratiquement, on fait quoi ?
— Pour une fois on n’attend pas les coups du sort… On donne un coup de pouce au destin. Tu fais ça très bien, madame Octavie… Avant le dernier acte, tu me tires les cartes ?
— Cette fois, pour qu’elles soient favorables, faudra que je triche encore plus que d’habitude !
— Je ne demande rien d’autre. Le reste, la jolie réalité, je l’ai déjà eue…