Présentation

 

Deux personnages déambulent en philosophant. On ne sait qui ils sont. On ne sait d'où ils viennent. On ne sait où ils vont. Tout ce que l'on sait, c'est que l'un est le maître de l'autre. Bientôt on se demandera lequel.

C'est à partir de cette exposition déconcertante, qui laisse toute liberté à l'imagination de son lecteur, que Diderot a travaillé, pendant les vingt dernières années de sa vie, à Jacques le Fataliste et son maître, œuvre extravagante et joyeuse, roman polyphonique qui met à mal le roman tout en le célébrant constamment.

GENÈSE DE JACQUES LE FATALISTE

La composition de Jacques le Fataliste, comme celle de plusieurs œuvres posthumes de Diderot, du Neveu de Rameau au Paradoxe sur le comédien, s'est étalée sur de nombreuses années et demeure partiellement inconnue. Paul Vernière a cependant apporté en 1959 une contribution décisive à l'histoire de sa genèse, dont il a reconstitué les principales étapes1.

Diderot n'a pu lire le livre VIII du Tristram Shandy de Laurence Sterne avant 1765. Cette date nous offre un premier point de repère. C'est en effet entre deux passages empruntés à quelques chapitres du roman anglais2, que s'inscrit l'intrigue de Jacques le Fataliste. Notre roman s'ouvre sur le récit de la blessure au genou qu'a reçue Jacques à la bataille de Fontenoy, et se conclut sur la scène érotique des soins apportés à ce même genou par la servante Denise. Ces deux épisodes sont à peine transposés des chapitres XIX à XXII du livre VIII de Tristram Shandy.

La matrice fournie par les quelques pages du roman de Sterne se verra développée au cours d'un processus de création continue de près de vingt ans pour aboutir au texte que nous lisons aujourd'hui. En 1771, Diderot donne lecture d'une première mouture de Jacques devant Meister, le secrétaire de Grimm. Ce dernier, ami de Diderot, est également l'éditeur de la Correspondance littéraire, une revue manuscrite confidentielle destinée à informer les souverains européens des derniers événements de la vie intellectuelle française. De novembre 1778 à juin 1780, Jacques le Fataliste y paraît en quatorze livraisons. Entre 1780 et 1783, soit un an avant sa mort, Diderot corrige son roman et y insère environ quatre-vingt-dix pages, qui comprennent des épisodes majeurs, parmi lesquels le cycle paysan des amours de jeunesse de Jacques, l'éloge de l'obscénité ou encore l'anecdote du poète de Pondichéry.

Jacques le Fataliste fut d'abord connu en Allemagne grâce à la diffusion de copies de la Correspondance littéraire. Goethe put ainsi lire le roman, dès 1780, dans l'exemplaire du duc de Saxe-Gotha. En 1785, Schiller, sous le titre Vengeance de femme, publie une traduction allemande de l'histoire de Mme de La Pommeraye. La première édition française, celle de Buisson en 1796, pèche par de nombreuses erreurs. En fait, il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle et la possibilité pour les chercheurs d'accéder aux manuscrits de Diderot conservés à Saint-Pétersbourg3, pour que soit proposée au public une version satisfaisante du texte.

ROMAN ET VÉRITÉ

La chronologie interne de l'œuvre se ressent de sa composition par strates successives. L'action est supposée commencer vingt ans après le repère historique que constitue la bataille de Fontenoy, soit en 1765. Outre le caractère improbable de cette situation, qui verrait Jacques – au terme du roman – retrouver et épouser, près de vingt ans après leur première rencontre, la jeune femme qui l'avait soigné alors, le texte porte de multiples traces d'événements postérieurs à 1765, de l'évocation du Bourru bienfaisant de Goldoni, représenté à Paris en 1771, à celle de la mort du duc de Chevreuse à la même date.

Il ne faut pas voir, dans cette chronologie fantaisiste, la simple désinvolture d'un auteur peu préoccupé de vraisemblance historique, mais y lire plutôt les anachronismes délibérés d'un texte qui s'emploie à brouiller tous les repères temporels et spatiaux, auxquels son lecteur pourrait se raccrocher.

La revendication de « vérité » dans le roman, à laquelle se livre régulièrement le narrateur de Jacques, n'a en effet pas grand rapport avec le « réalisme » du siècle suivant : « Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour une fable4. » Ce qui se trouve dénoncé par cette formule, c'est le procédé consistant à apporter une caution de vérité à une fiction, en l'insérant artificiellement dans un référent « réel » et en fabriquant des liens de causalité factices entre ses différents moments. Pour Diderot, la vérité d'un événement, qu'il soit historique ou fabulé, ne réside ni dans sa date ni dans son lieu, mais dans le caractère universel des passions qu'il met en jeu, des enseignements qu'il offre à la réflexion.

Le roman n'a pas besoin de singer maladroitement la réalité pour être vrai. Inversement, il ne lui est pas nécessaire de se réfugier dans les chimères de l'imagination pour réveiller l'intérêt de ses lecteurs. Les formules par lesquelles Diderot a décrit l'art de Samuel Richardson pourraient être appliquées à sa propre œuvre, quelque différente qu'elle soit de celle du romancier anglais :

 

« Cet auteur ne fait point couler le sang le long des lambris ; il ne vous transporte point dans des contrées éloignées ; il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages ; il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche ; il ne se perd jamais dans les régions de la féerie. Le monde où nous vivons est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible ; ses caractères sont pris du milieu de la société ; ses incidents sont dans les mœurs de toutes les nations policées ; les passions qu'il peint sont telles que je les éprouve en moi ; ce sont les mêmes objets qui les émeuvent, elles ont l'énergie que je leur connais ; les traverses et les afflictions de ses personnages sont de la nature de celles qui me menacent sans cesse ; il me montre le cours général des choses qui m'environnent. Sans cet art, mon âme se pliant avec peine à des biais chimériques, l'illusion ne serait que momentanée et l'impression faible et passagère5. »

 

Entre les écueils contraires du réalisme artificiel et de l'invraisemblance gratuite, c'est dans la justesse et l'acuité du regard que le roman porte sur les hommes et les choses que réside sa vérité.

Lorsqu'une troupe armée et bruyante dépasse les deux voyageurs6, aucun lien n'est établi avec les épisodes qui précèdent, aucune explication définitive n'est donnée sur la destination de ces inconnus, ni sur les motifs de leur fureur. Ce qu'illustre cette courte et frappante scène, c'est l'opacité de l'événement faisant brutalement irruption dans la vie des hommes, sans que quiconque, sur le moment, en détienne la clé.

ORDRE ET DÉSORDRE

L'ORDRE DU DISCONTINU

La progression de Jacques le Fataliste s'effectue selon le parti pris de la rupture systématique. On a ainsi dénombré cent quatre-vingts cassures pour vingt et une histoires différentes7. Le déplacement dans l'espace des deux voyageurs reproduit cette discontinuité. Au gré des rencontres et des accidents, leur marche s'interrompt ou se voit déviée : Jacques est contraint de revenir sur ses pas pour récupérer une montre oubliée ; un orage immobilise les voyageurs dans une auberge ; un cheval quitte obstinément la route pour entraîner son cavalier vers tous les gibets de la région.

Les interventions incessantes d'un troisième « personnage », qui figure un auteur-narrateur venant parasiter en permanence son propre roman, constituent l'un des principaux facteurs de discontinuité du roman. Interpellé par cette voix exaspérante, le lecteur se voit sans cesse contraint de s'extraire de l'univers de la fiction, pour passer sur un autre plan et participer avec l'« auteur » à l'examen critique des procédés romanesques.

Pourtant, dans la mesure où elle se voit érigée en principe de fonctionnement, la digression devient paradoxalement un des facteurs unificateurs du roman, dont elle rythme le déroulement à sa manière, c'est-à-dire par saccades. Ce que Diderot a emprunté à Tristram Shandy pour composer Jacques le Fataliste, c'est autant le sujet d'une histoire que cette technique narrative consistant à faire de la digression l'instrument de la progression du récit8, que Sterne décrit par une métaphore mécanique : « Cet ingénieux dispositif donne à la machinerie de mon ouvrage une qualité unique : deux mouvements inverses s'y combinent et s'y réconcilient quand on les croit prêts à se contrarier. Bref, mon ouvrage digresse, mais progresse aussi, et en même temps9. » Pour souvent interrompues qu'elles soient, toutes les histoires ou presque finissent par être racontées du début à la fin – même si le lecteur se voit parfois proposer plusieurs variantes.

Le principe de discontinuité dans la narration provoque chez le lecteur deux effets distincts : déception de se voir planté là, au beau milieu d'une histoire, mais aussi attente qui finira par être satisfaite. Il ne s'agit pas seulement de subvertir le fondement de l'illusion romanesque, en la mettant en suspens à l'instant même où le lecteur commençait à s'y laisser prendre, mais de redoubler, par ce moyen, son désir de fiction. Tout le génie de l'auteur consiste à obliger son lecteur à prendre conscience de la nature de son désir, sans pour autant tuer celui-ci.

LES RÉCURRENCES THÉMATIQUES

Derrière l'hétérogénéité des récits et la discontinuité de la narration, quelques motifs, mis en place dès les premières lignes et filés tout au long du roman, concourent à faire de Jacques le Fataliste un ensemble cohérent, charpenté par des lignes de force continues.

Parmi ceux-ci, l'histoire sans cesse interrompue et différée des amours de Jacques occupe le devant de la scène. Or les « amours » proprement dites ne sont évoquées qu'à la toute fin d'une longue narration qui, censée n'en être que le prologue, en constitue en fait le corps principal. Cette chronique d'un récit annoncé nous dépeint Jacques successivement blessé à la bataille de Fontenoy, hébergé chez des paysans, puis opéré, transporté dans la maison de son chirurgien, près de laquelle il est attaqué par des brigands, pour se voir enfin recueilli dans le château où il rencontrera l'objet de son amour.

Ce récit rejoint le cadre principal de la narration – le voyage vers nulle part de Jacques et de son maître – en différents endroits. Jacques apprend ainsi à son maître que ce dernier connaît la femme dont il est question, pour l'avoir également courtisée, sans pour autant lui en dévoiler l'identité. Cette semi-information, qui pique la curiosité du maître, relance également l'intérêt du lecteur, en instaurant une mystérieuse relation de rivalité amoureuse entre les deux personnages. D'autre part, la fin de l'histoire des amours de Jacques coïncide avec celle du roman proprement dit : elles convergent dans les trois conclusions possibles que le prétendu éditeur, sur une dernière pirouette, propose au lecteur de Jacques le Fataliste. Enfin, le but que se fixe Jacques en entreprenant son récit est d'illustrer le déterminisme philosophique, à travers le détail des relations de causalité successives qui l'ont amené à tomber amoureux. L'histoire de ses amours apparaît ainsi dès le départ intimement liée au second thème dominant de l'œuvre, le motif philosophique du fatalisme, doctrine continuellement réaffirmée par Jacques et contestée par le maître.

De multiples récurrences thématiques rapprochent par ailleurs des récits distincts, tissant entre eux un réseau d'échos et de contrepoints variés. Parmi celles-ci, on peut prendre l'exemple de la description d'originaux10, c'est-à-dire d'individus dont le caractère concilie les contradictions les plus insolubles. Ainsi, le personnage de Gousse, capable dans le même moment d'escroquer un ami et de se sacrifier pour un autre, la maîtresse de Desglands, à la fois vertueuse et légère, ou encore les deux capitaines, meilleurs amis du monde mais qui ne peuvent s'empêcher de chercher continuellement à s'entretuer forment une espèce de famille insolite, réunie par la marginalité morale de chacun de ses membres.

L'ORGANISATION CYCLIQUE

Les histoires dispersées de Jacques le Fataliste peuvent donc être regroupées en cycles. Les frontières de ces ensembles ne sont pas tracées a priori, mais varient selon la perspective que l'on choisit d'adopter.

D'un point de vue narratif et thématique, les différentes anecdotes racontées par l'auteur-narrateur, ayant pour sujet le personnage de Gousse, constituent ainsi un cycle autonome, sur lequel vient se greffer l'histoire du compagnon de cellule de Gousse, l'intendant amoureux de la pâtissière. Le cycle de Gousse s'intègre lui-même dans un ensemble d'histoires ayant pour thème commun la peinture des personnages « hétéroclites » – ou originaux – que nous avons mentionnés plus haut.

Les épisodes successifs des « amours de Jacques » ou, plus exactement, des événements qui ont amené Jacques à tomber amoureux, forment un cycle cohérent d'un point de vue narratif. Mais il est possible également d'inclure ce cycle dans un ensemble plus vaste, comprenant certains souvenirs d'enfance de Jacques ainsi que les récits de son initiation amoureuse. La cohérence de ce regroupement est assurée à la fois par son narrateur unique, Jacques, et par le milieu populaire et paysan dans lequel les différentes histoires s'enracinent. Jacques Proust11 a souligné la dimension « carnavalesque » de Jacques le Fataliste et analysé la manière dont s'y trouve représentée la « relation au monde » des paysans, dont les traditions et superstitions transparaissent dans le discours et la gestuelle des personnages populaires du roman.

À ce cycle paysan répond un vaste cycle urbain, un tableau de mœurs parisien mettant en scène le monde des tripots, de la prostitution, de la police et de l'escroquerie de plus ou moins haute volée. Simplement évoqué à l'arrière-plan de l'histoire de Mme de La Pommeraye, cet univers est au cœur des histoires du chevalier de Saint-Ouin, du père Hudson, de Gousse ou encore de M. de Guerchy.

Il est à noter qu'une question identique rapproche ces deux mondes en apparence si éloignés, celle de l'argent. Du marchandage qui met aux prises Jacques avec le chirurgien sur le prix de sa pension, aux calculs du chevalier de Saint-Ouin et de ses complices sur le prix à escompter de la revente de marchandises suspectes, en passant par les inquiétudes d'un couple de paysans pressuré de toutes parts, l'argent obsède la société représentée dans Jacques le Fataliste.

Trois épisodes se détachent par ailleurs assez nettement du reste de l'œuvre, les histoires de Mme de La Pommeraye12, du père Hudson et du chevalier de Saint-Ouin. De par leur étendue, l'unité de leur intrigue et le caractère homogène de leur narration, relativement peu interrompue, ces trois récits constituent en effet un cycle de nouvelles inséré dans le roman. Racontées par trois narrateurs différents, respectivement l'hôtesse de l'auberge du Grand Cerf, le marquis des Arcis et le maître de Jacques, elles offrent un contrepoint à l'ensemble des récits assurés par Jacques. Elles présentent par ailleurs entre elles un certain nombre de points communs. Toutes trois dépeignent une vaste mystification, élaborée et menée à bien par des individus remarquables par leur génie de la dissimulation et leur sang-froid, d'individus enfin dont le caractère et les actions sont tels qu'on ne peut s'empêcher de les admirer, tout en les condamnant moralement. Dernière similitude, les trois nouvelles mettent en rapport des personnes honorables, tant par leur naissance que par leurs mœurs, avec l'univers trouble évoqué précédemment, dont ils se révèlent les victimes : le marquis des Arcis épouse une prostituée, Richard est envoyé en prison, le maître se fait dépouiller par la femme qu'il aime et l'amant de celle-ci.

LES PROCÉDÉS DE LA NARRATION

LA COHÉRENCE NARRATIVE

Le principe du voyage offre à l'ensemble du roman un cadre relativement lâche, dans lequel viennent aisément s'insérer les récits secondaires. La convention romanesque de l'enchâssement de récits, sujette à diverses variations, contribue également à conférer une certaine unité à l'ensemble disparate qu'est Jacques le Fataliste.

Le passage d'un cortège funèbre aux armoiries du capitaine de Jacques déclenche ainsi le récit d'une série d'anecdotes entretenant un rapport plus ou moins direct avec ce personnage, de l'histoire de M. Le Pelletier, dans laquelle le capitaine joue un rôle de simple observateur, à celle des deux amis duellistes, dont il est l'acteur principal.

Certains personnages apparaissent tour à tour dans un récit second et dans le récit principal, accédant par là même à un degré supérieur de « réalité ». C'est le cas du chevalier de Saint-Ouin, que Jacques et son maître croisent sur leur route après que ce dernier en a raconté l'histoire. De plus, cette histoire fournira en définitive la clé du récit cadre, c'est-à-dire du voyage « vers nulle part » de Jacques et de son maître, en éclairant le lecteur sur les raisons et la destination de leur périple.

Plus complexes sont les liens narratifs qui unissent l'histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis au reste du roman. C'est l'arrivée du marquis à l'auberge, où séjournent Jacques et son maître, qui entraîne le récit de son histoire par l'hôtesse. Un peu plus tôt, simple voyageur encore anonyme, le marquis était apparu à l'arrière-plan de la scène à l'occasion de ses démêlés avec la chienne de l'hôtesse, dans une de ces saynètes réalistes qui émaillent Jacques le Fataliste. Tour à tour personnage secondaire du récit cadre, puis héros d'un récit second, des Arcis accédera à un dernier statut, en devenant à son tour le narrateur d'une histoire, celle de son secrétaire, ou plutôt celle du père Hudson, dans laquelle le compagnon du marquis ne joue qu'un rôle secondaire.

À ce rapport narratif indirect entre l'histoire de Mme de La Pommeraye et celle du père Hudson, vient s'ajouter un autre rapprochement nettement moins conventionnel. À l'issue des deux récits, l'auteur-narrateur intervient en effet pour se livrer à une spéculation fantasmatique sur ce qu'aurait produit un enfant issu de Mme de La Pommeraye et d'Hudson. Cet appartement imaginaire entre les deux personnages a pour effet, non seulement de souligner leur ressemblance morale, mais d'instaurer une sorte de lien organique entre les deux récits ainsi hybridés. La figure de l'auteur-narrateur, qui apparaît si fréquemment comme un agent de rupture, devient ici le facteur unificateur de récits, dont il met en évidence les points communs et les réflexions similaires qu'ils peuvent inspirer.

Si l'auteur exploite largement les possibilités offertes par la technique de l'enchâssement de récits, il ne s'en livre pas moins, simultanément, à une parodie de cette « ficelle », à laquelle les romanciers ont eu si souvent recours depuis le Décaméron de Boccace (1350) et l'Heptaméron de Marguerite de Navarre (1559). Ainsi, lorsque l'hôtesse, avant de commencer son récit, en restitue la généalogie en ces termes : « je vous raconterais [cette histoire] tout comme leur domestique l'a dite à ma servante, qui s'est trouvée par hasard être sa payse, qui l'a redite à mon mari, qui me l'a redite13 », le caractère artificiel du procédé se trouve-t-il comiquement mis en évidence.

ROMAN ET THÉÂTRE

Diderot s'est toute sa vie passionnément intéressé au théâtre. Il s'est essayé, sans grand succès, à promouvoir un nouveau genre dramatique, le drame bourgeois, destiné à renouveler une scène théâtrale encore occupée par les formes déclinantes et sclérosées héritées du siècle précédent.

C'est en fait dans ses dialogues romanesques qu'il s'est révélé meilleur dramaturge. Du Neveu de Rameau au Rêve de d'Alembert, en passant par le Supplément au Voyage de Bougainville, le dialogue diderotien14 a réussi le croisement du théâtre et du roman. Dans Jacques le Fataliste, dialogue et récit s'engendrent continuellement l'un l'autre. Les histoires racontées viennent illustrer et mettre à l'épreuve les idées avancées dans le cours du dialogue et, réciproquement, les récits font surgir de nouveaux débats, donc de nouveaux dialogues. Jacques se caractérise par cette circulation incessante de l'un à l'autre, qui concilie la linéarité du récit – s'inscrivant par définition entre un début et une fin – et la dynamique circulaire d'une forme qui permet à une histoire d'être commentée à l'infini, ou de rebondir infiniment dans d'autres histoires.

D'autre part, comme le fait remarquer Roger Lewinter, « les récits compris dans la trame de Jacques le Fataliste sont, pour la plupart, des drames de mystification : exercices de comédiens qui, par la maîtrise qu'ils ont d'eux-mêmes – leur insensibilité de tête – ont prise sensible sur les autres, dont ils se jouent à dessein15 ».

Plusieurs personnages, de Mme de La Pommeraye au chevalier de Saint-Ouin, réunissent en effet les qualités paradoxales requises du grand comédien selon Diderot : « Je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j'en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l'art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles16. »

Ils créent une illusion dont le destinataire est triple : la victime, interne au récit, à qui la mise en scène est directement destinée, le ou les auditeurs représentés dans le récit cadre, qui complètent la narration par leurs interventions diverses, et qui figurent eux-mêmes le lecteur du roman. Ce dernier apparaît alors comme le spectateur disposant du champ de vision le plus large de cette scène gigogne.

UN ROMAN DANS TOUS SES ÉTATS

Jacques le Fataliste a pu être qualifié d'anti-roman, dans la mesure où on s'y emploie constamment à déjouer et à ridiculiser les conventions romanesques. Mais cette dimension critique de l'œuvre ne doit pas occulter le fait qu'elle se présente simultanément comme une somme romanesque.

À travers le prisme de la parodie, l'auteur s'essaie à différents genres, alterne divers registres. Les conventions de l'éloge funèbre ou du portrait littéraire s'y voient par exemple successivement tournées en dérision17. Les variations de ton et de forme concourent à faire de ce roman une mosaïque multiforme et vivante. Du récit le plus concis, épigramme, bon mot ou courte anecdote, à la nouvelle la plus ample, de l'allégorie la plus abstraite à l'anecdote authentique, Jacques le Fataliste déploie le vaste éventail des possibles narratifs.

Le cadre général est emprunté à une double tradition : celle, parodique, du Don Quichotte de Cervantès et celle, plus réaliste, du roman picaresque18. Ce genre s'est développé en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, mettant en scène des aventuriers traversant, au cours de leurs voyages, toutes les couches de la société. Au début du XVIIIe siècle le Gil Blas de Lesage19 en a renouvelé la tradition. Le genre picaresque présente l'avantage d'offrir une forme narrative extrêmement souple : le motif minimal du voyage permet toutes les rencontres, et donc tous les récits.

La première moitié de Jacques le Fataliste est ponctuée de références aux conventions du genre, de l'attaque de brigands aux diverses scènes d'auberge. L'épisode de la première nuitée est particulièrement révélateur de la manière dont l'auteur, dans le même mouvement, utilise et détourne un protocole romanesque donné. Lorsque le maître et son valet parviennent, à la nuit tombée, dans une auberge caricaturalement sinistre et infestée de brigands, c'est Jacques qui, inversant la scène attendue, triomphe à lui tout seul de la douzaine de bandits qui narguaient les voyageurs. Il justifiera un peu plus loin cette action, totalement invraisemblable du point de vue de l'intrigue et de la psychologie, comme la conséquence directe de sa foi dans le déterminisme. Ce n'est donc que rétrospectivement que l'épisode prend sa signification. Il apparaît alors comme l'illustration, délibérément irréaliste, de l'application paradoxale d'une doctrine philosophique, qui en constitue le sujet véritable.

L'œuvre ne se laisse toutefois pas réduire à une lecture parodique. Dans la dernière partie du roman, Jacques raconte les différents moments de son initiation amoureuse, dans une veine gaillarde qui culmine avec un éloge de l'obscénité. L'auteur y revendique à plusieurs reprises ses sources, en s'inscrivant explicitement dans la tradition de l'érotisme joyeux et paillard des contes de Boccace et de La Fontaine, ou des écrits licencieux de divers poètes et chansonniers des XVIIe et XVIIIe siècles. Le passage de « l'oracle de la gourde » se lit comme un hommage rendu aux plaisirs des sens et à celui qui les a le mieux chantés, c'est-à-dire Rabelais20.

La citation parodique s'accompagne toujours d'une mise à distance. Mais elle apparaît également comme le meilleur moyen de célébrer une certaine conception de la littérature, qui s'incarne, de Rabelais à Sterne, dans toute une lignée d'écrivains pour qui l'imitation s'accompagne nécessairement de plaisir ludique. « Plagier » Tristram Shandy se révèle le meilleur moyen, pour Diderot, d'honorer une œuvre dont le plagiat humoristique constitue le principe même.

L'alternance des registres permet des effets de contraste parfois révélateurs. Au début de l'histoire de Mme de La Pommeraye vient ainsi s'insérer le fabliau grivois de la Gaine et du Coutelet, qui introduit une brusque rupture de ton. Or, la morale de cette fable populaire condense en quelques lignes l'enseignement de l'histoire de Mme de La Pommeraye, à savoir l'impossibilité de la constance amoureuse. L'auteur démontre ainsi que le même contenu « philosophique » peut être produit par des formes totalement différentes, forme longue de la nouvelle ou forme courte du fabliau, et dans des registres contraires, celui, noble, de la peinture de sentiments, comme celui, populaire, d'un conte allégorique licencieux. Ce télescopage permet par ailleurs de suggérer au lecteur que les ressorts psychologiques qui conditionnent les comportements humains sont toujours subordonnés à des déterminismes physiologiques et que, comme l'a déclaré Diderot, « il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée21 ». La fable de la Gaine et du Coutelet ne se contente pas d'apporter un contrepoint comique au récit qu'elle interrompt : elle en restitue la signification véritable, en le replaçant dans le contexte du matérialisme déterministe22 de l'auteur.

UN ROMAN PHILOSOPHIQUE ?

Si le motif philosophique du fatalisme constitue l'un des leitmotive du roman, son statut n'en demeure pas moins passablement ambigu. La doctrine déterministe se voit formulée par Jacques sur le double mode de la répétition et de la simplification. L'assertion initiale, « tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas [est] écrit là-haut », rythme l'ensemble de l'œuvre à la manière d'une ritournelle lancinante. Elle se voit déclinée à travers une série de métaphores23 – le grand rouleau, la gourmette, la chaînette, le cheval – qui constituent autant de variations sur la même idée simple : l'homme est soumis à une causalité extérieure à lui, dont il ignore tout et sur laquelle il n'a donc aucune prise. Jacques se contente d'autre part d'ânonner ce que disait son capitaine, qui lui-même récitait « son Spinoza, qu'il savait par cœur24 ». Cette situation d'énonciation met en abyme le caractère mécanique de l'énoncé. La question philosophique du déterminisme et de la liberté est donc ramenée, dans la bouche de Jacques, à une sorte de sagesse proverbiale et imagée, dont l'origine – c'est-à-dire le fondement – se perd dans un passé incertain.

Le postulat déterministe se trouve continuellement confronté à ses propres limites. Dans la mesure où l'individu n'a aucun moyen de connaître a priori les causes qui déterminent ses actes, il agit comme s'il était libre. Jacques, personnage ambivalent, incarne ce contraste entre un discours et une pratique. Lorsqu'il part à la recherche d'une montre égarée ou qu'il combat les bandits de l'auberge, il fait preuve d'un esprit d'audace et de décision qui contredisent l'attitude fataliste que sa philosophie devrait entraîner. Le maître au contraire, pourtant partisan du libre arbitre, est représenté en marionnette passive entre les mains de son valet.

Ce qui intéresse Diderot, ce n'est pas d'utiliser le support du roman comme prétexte à l'apologie d'une doctrine philosophique25, mais de transformer en matière romanesque – en intrigue, en action, en dialogue – tout ce qu'un discours philosophique peut comporter de paradoxal et, partant, de fécond.

Si Jacques le Fataliste est un roman philosophique, ce n'est donc pas parce que le débat philosophique entre déterminisme et liberté s'y trouve représenté – de ce point de vue, il se révélerait plutôt décevant. Ce roman est philosophique au sens élargi que les Lumières ont donné à ce mot : il projette un regard critique sur tout ce qui concerne l'homme, y compris le discours philosophique.

L'INSTABILITÉ DES CHOSES

Derrière l'écran des certitudes philosophiques, passablement raillées, se profile un univers caractérisé par le doute et l'instabilité. La violence et la mort y font régulièrement irruption. L'arbitraire le plus opaque décide du cours des choses. Deux voyageurs partent à Lisbonne pour y périr absurdement dans un tremblement de terre. Un cortège funèbre, des paysans en armes, des bandits croisent la route de Jacques et de son maître. Des signes à la fois sinistres et teintés d'irréalité se succèdent : le convoi funèbre est-il une mascarade ? Où se dirige la foule en colère ? Pourquoi le cheval de Jacques le conduit-il obstinément vers les gibets ? Les individus eux-mêmes se révèlent impénétrables, prenant au piège de cruelles machinations qui un ami, qui un amant.

La représentation de la société reproduit cet arbitraire universel. Les hiérarchies les plus incontestables sont remises en cause : qui est le maître du cheval ou du cavalier, du valet ou du maître ? La frontière entre le bien et le mal apparaît particulièrement fluctuante. Accusé injustement à deux reprises – d'un vol puis d'un meurtre –, dépouillé par des brigands, Jacques finira par se faire brigand à son tour, dans la bande de Mandrin, et par attaquer celui dont il était le serviteur. Comme l'a écrit Michel Delon, « la répression étatique d'Ancien Régime dans sa violence suscite un héroïsme qui force l'admiration. L'intrigue de Jacques le Fataliste s'étend de la bataille de Fontenoy, haut fait de la guerre officielle, aux coups de main de Mandrin, guerre sociale, sourde et refoulée. Le roman s'est interrogé sur la causalité qui mène aux fourches patibulaires. La suspicion jetée sur l'injustice judiciaire qui condamne Jacques à la place de son maître interdit de considérer négativement l'épisode final de Mandrin26 ».

Le personnage de Jacques incarne simultanément l'individu opprimé et libéré. La symbolique sociale de son prénom est cruciale. Le « Jacques », c'est le paysan français par excellence, écrasé par les impôts, craignant les disettes, contraint de se faire valet ou soldat pour échapper à la misère, en sacrifiant sa liberté ou sa vie aux puissants. Mais c'est également celui dont la grogne menace toujours de se transformer en révolte ouverte, en « jacquerie » ou en brigandage.

En accédant à la parole philosophique, le valet se libère de son asservissement et devient le maître de son maître. Les limites de cette prise de pouvoir sont cependant suggérées par une série d'épisodes qui mettent en scène Jacques aphasique. Le roman le décrit ainsi successivement bâillonné pendant son enfance et affecté d'un mal de gorge qui le contraint au silence. Enfin, le narrateur se substitue à son personnage lorsque celui-ci, cessant de s'exprimer par métaphores, s'efforce vainement d'entrer dans des considérations philosophiques plus abstraites : « “Ah ! si je savais dire comme je sais penser ! Mais il était écrit là-haut que j'aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas.” Ici Jacques s'embarrassa dans une métaphysique très subtile et peut-être très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que27... »

Sans chercher à doter Jacques le Fataliste d'un propos révolutionnaire, qui lui serait tout à fait étranger, on ne peut manquer de déceler, en filigrane de ce roman déstabilisant, les multiples indices de fragilité d'un monde déstabilisé.

Barbara K.-TOUMARKINE


1 Paul Vernière, « Diderot et l'invention littéraire dans Jacques le Fataliste », Revue d'histoire littéraire de la France, avril-juin 1959, p. 153-167.

2 Sur les passages en question, se reporter aux extraits de Tristram Shandy proposés au chapitre 1 du dossier.

3 Afin d'apporter à Diderot une aide financière, Catherine II de Russie lui avait acheté sa bibliothèque en 1765, tout en la laissant à sa disposition jusqu'à sa mort.

4 Jacques le Fataliste, p. 51.

5 Diderot, Éloge de Richardson, in Œuvres esthétiques, P. Vernière éd., Bordas, 1988, p. 30-31.

6 Jacques le Fataliste, p. 51.

7 Erich Köhler, « L'unité structurale de Jacques le Fataliste », Philologica Pragensia, 1970, XIII, p. 186-202.

8 Voir la préface d'Yvon Bélaval à son édition de Jacques le Fataliste, Gallimard, 1973.

9 Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, S. Soupel éd., GF-Flammarion n° 371, 1982, p. 82.

10 Sur ce terme, voir le chapitre 4 du dossier.

11 Dans son édition de Jacques le Fataliste aux éditions Hermann.

12 Pour une étude plus détaillée de l'histoire de Mme de La Pommeraye, se reporter au chapitre 5 du dossier.

13 Jacques le Fataliste, p. 123.

14 Pour une analyse plus détaillée, voir le chapitre 2 du dossier.

15 Roger Lewinter, Diderot ou les mots de l'absence, Champ libre, 1976, p. 199.

16 Diderot, Paradoxe sur le comédien, in Œuvres esthétiques, P. Vernière éd., Bordas, 1988, p. 306.

17 Voir Jacques le Fataliste, p. 84 et 275.

18 Sur la tradition don-quichottesque, se reporter au chapitre 1 du dossier.

19 Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735), R. Laufer éd., GF-Flammarion n° 286.

20 Sur le passage en question, voir l'extrait du Cinquième Livre proposé au chapitre 1 du dossier.

21 Dans une lettre à Falconet de juillet 1767. Diderot, Correspondance, G. Roth éd., Minuit, 1955-1970, 16 vol.

22 Sur la philosophie de Jacques le Fataliste, se reporter au chapitre 3 du dossier.

23 Ce réseau métaphorique a été étudié par Georges May dans son article « Le maître, la chaîne et le chien dans Jacques le Fataliste », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, juin 1961, p. 269-282.

24 Jacques le Fataliste, p. 203.

25 La doctrine déterministe à laquelle, par ailleurs, Diderot adhérait pleinement, comme l'atteste sa lettre à Landois (voir le chapitre 3 du dossier).

26 Michel Delon, L'Idée d'énergie au tournant des Lumières (1770-1820), PUF, 1988, p. 475-476.

27 Jacques le Fataliste, p. 56.