La composition de Jacques le Fataliste s'organise autour de l'alternance de deux dialogues parallèles. Le premier oppose Jacques et son maître, auxquels viennent parfois s'agréger les voix des personnages qu'ils croisent sur leur chemin. Le second fait converser l'auteur-narrateur avec son lecteur. Les interventions de l'auteur-narrateur servent ainsi de médiation entre les personnages et le lecteur. Elles exhortent continuellement ce dernier à participer au dialogue, et lui interdisant de se cantonner dans une position de spectateur extérieur et passif.
Cette structure théâtrale1 reproduit la conception que se forme Diderot de l'activité de lecture. Loin de se limiter à une occupation individuelle et privée, qui isole le lecteur dans la sphère de son intimité, celle-ci apparaît comme l'un des ferments de la sociabilité. Le texte devient le dénominateur commun autour duquel peuvent se rapprocher des individus séparés. Il devient lui-même « texte », au sens que revêt ce terme dans Jacques le Fataliste, c'est-à-dire « sujet de conversation ».
DIDEROT, ÉLOGE DE RICHARDSON
L'admiration que voue Diderot au romancier anglais Samuel Richardson tient peut-être avant tout à cette relation d'intimité que ses œuvres établissent selon lui à deux niveaux successifs : le premier entre les personnages du roman et le lecteur, le second entre les lecteurs eux-mêmes autour du roman :
« Ô Richardson ! on prend, malgré qu'on en ait2, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s'irrite, on s'indigne. Combien de fois ne me suis-je pas surpris, comme il est arrivé à des enfants qu'on avait menés au spectacle pour la première fois, criant : Ne le croyez pas, il vous trompe... Si vous allez là, vous êtes perdu. Mon âme était tenue dans une agitation perpétuelle. Combien j'étais bon ! combien j'étais juste ! que j'étais satisfait de moi ! J'étais, au sortir de ta lecture, ce qu'est un homme à la fin d'une journée qu'il a employée à faire le bien.
J'avais parcouru dans l'intervalle de quelques heures un grand nombre de situations, que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée. J'avais entendu les vrais discours des passions ; j'avais vu les ressorts de l'intérêt et de l'amour-propre jouer en cent façons diverses ; j'étais devenu spectateur d'une multitude d'incidents, je sentais que j'avais acquis de l'expérience. [...]
J'ai remarqué que, dans une société où la lecture de Richardson se faisait en commun ou séparément, la conversation en devenait plus intéressante et plus vive.
J'ai entendu, à l'occasion de cette lecture, les points les plus importants de la morale et du goût discutés et approfondis.
J'ai entendu disputer sur la conduite de ses personnages, comme sur des événements réels ; louer, blâmer Paméla, Clarisse, Grandison, comme des personnages vivants qu'on aurait connus, et auxquels on aurait pris le plus grand intérêt.
Quelqu'un d'étranger à la lecture qui avait précédé et qui avait amené la conversation, se serait imaginé, à la vérité et à la chaleur de l'entretien, qu'il s'agissait d'un voisin, d'un parent, d'un ami, d'un frère, d'une sœur3. »
DIDEROT, LETTRES À SOPHIE VOLLAND
La forme dialoguée assure une double fonction, elle est à la fois un procédé de composition, qui mime le cheminement de la conversation, et permet d'en restituer la spontanéité et la vivacité, et un mode de raisonnement, celui de l'association d'idées, en apparence « décousue » mais qui, souterrainement, progresse selon une logique véritable. Ainsi, l'ordre du discours, ou plutôt son apparent désordre, reproduit très exactement celui des événements, tels qu'ils sont liés entre eux selon la philosophie déterministe4 de Jacques :
« C'est une chose singulière que la conversation, surtout lorsque la compagnie est un peu nombreuse. Voyez les circuits que nous avons faits. Les rêves d'un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites5. Cependant, comme il n'y a rien de décousu ni dans la tête d'un homme qui rêve, ni dans celle d'un fou, tout tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d'idées disparates. Un homme jette un mot qu'il détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête ; un autre en fait autant ; et puis attrape qui pourra. Une seule qualité physique peut conduire l'esprit qui s'en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, le souci est jaune, la bile est jaune, la paille est jaune ; à combien d'autres fils ce fil jaune ne répond-il pas ? La folie, le rêve, le décousu de la conversation consistent à passer de l'un à l'autre par l'entremise d'une qualité commune.
Le fou ne s'aperçoit pas qu'il en change. Il tient un brin de paille jaune et luisante à la main, et il crie qu'il a saisi un rayon de soleil. Combien d'hommes qui ressemblent à ce fou sans s'en douter ; et moi-même peut-être dans ce moment6. »
1 Sur cette notion et celle de dialogue, voir présentation p. 30.
2 Malgré nos réticences.
3 Diderot, Éloge de Richardson, op. cit., p. 30-37.
4 Théorie selon laquelle tous les événements sont unis par une causalité invisible. Sur ce postulat et son traitement par Diderot, voir présentation p. 34.
5 Singuliers, bizarres.
6 Diderot, Lettres à Sophie Volland, Y. Florenne éd., Le Club français du Livre, 1965, p. 178-9 (lettre du 20 octobre 1760).