SPINOZISME ET NÉO-SPINOZISME
Diderot possédait-il une connaissance directe et approfondie de la philosophie de Spinoza ? La question demeure objet de débat : en effet, les philosophes des Lumières ont eu tendance à simplifier outrageusement la pensée du philosophe hollandais du siècle précédent, en l'assimilant à une forme de matérialisme hylozoïste1 et athée. Contre la théorie cartésienne de la dualité des substances2, ce « néo-spinozisme » affirme qu'il n'existe qu'une seule substance dans l'univers, la matière, et que cette substance, douée de sensibilité, permet d'expliquer physiquement tous les phénomènes, y compris les phénomènes intellectuels. Dans l'article « Spinoziste » de l'Encyclopédie, Diderot évacue ainsi avec désinvolture la question du spinozisme originel, pour ne développer que la signification qu'avait prise ce terme pour ses contemporains :
« SPINOZISTE : sectateur de la philosophie de Spinoza. Il ne faut pas confondre les spinozistes anciens avec les spinozistes modernes. Le principe général de ceux-ci [les modernes], c'est que la matière est sensible, ce qu'ils démontrent par le développement de l'œuf, corps inerte, qui, par le seul instrument de la chaleur graduée, passe à l'état d'être sentant et vivant, et par l'accroissement de tout animal qui, dans son principe, n'est qu'un point, et qui, par l'assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant et vivant dans un grand espace. De là ils concluent qu'il n'y a que de la matière, et qu'elle suffit pour tout expliquer ; du reste, ils suivent l'ancien spinozisme dans toutes ses conséquences. »
LA METTRIE, L'HOMME MACHINE
L'interprétation que donnent les Lumières de la philosophie de Spinoza rejoint ainsi la philosophie matérialiste, défendue par Diderot dans Le Rêve de dlembert3.
Le matérialisme développé en 1748 par Julien de La Mettrie dans son Homme machine, s'appuie sur une série de métaphores, comme celles de la montre ou de l'automate, qui visent à assimiler l'organisme humain à une machine de complexité supérieure. Si ces métaphores sont reprises dans Jacques le Fataliste, leur emploi semble destiné moins à soutenir la thèse matérialiste qu'à produire des effets plaisants. Le personnage du maître – qui ne peut survivre sans sa montre – est ainsi successivement comparé à un automate et à un odomètre4. Le recours à l'imagerie matérialiste sert donc principalement à illustrer le thème paradoxal du maître marionnette de son valet.
« On voit qu'il n'y a qu'une [substance] dans l'Univers et que l'homme est la plus parfaite. Il est au singe, aux animaux les plus spirituels5, ce que la pendule planétaire de Huygens6 est à une montre de Julien le Roi7. S'il a fallu plus d'instruments, plus de rouages, plus de ressorts pour marquer les mouvements des planètes que pour marquer les heures ou les répéter ; s'il a fallu plus d'art à Vaucanson8 pour faire son flûteur que pour son canard, il eût dû en employer encore davantage pour faire un parleur : machine qui ne peut plus être regardée comme impossible, surtout entre les mains d'un nouveau Prométhée9. Il était donc de même nécessaire que la Nature employât plus d'art et d'appareil pour faire et entretenir une machine, qui pendant un siècle entier pût marquer tous les battements du cœur et de l'esprit ; car si on en voit pas au pouls les heures, c'est du moins le baromètre de la chaleur et de la vivacité, par laquelle on peut juger de la nature de l'âme. Je ne me trompe point, le corps humain est une horloge, mais immense, et construite avec tant d'artifice et d'habileté, que si la roue qui sert à marquer les secondes vient à s'arrêter, celle des minutes tourne et va toujours son train ; comme la roue des quarts continue de se mouvoir, et ainsi des autres, quand les premières, rouillées ou dérangées par quelque cause que ce soit, ont interrompu leur marche10.
DIDEROT, LETTRE À LANDOIS SUR LE DÉTERMINISME
Diderot a, à diverses reprises, affirmé son adhésion à la doctrine du déterminisme absolu, qu'il développe notamment dans sa célèbre lettre à Landois de juin 1756 :
« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation, et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement. On ne conçoit non plus qu'un être agisse sans motif, qu'un des bras d'une balance agisse sans l'action d'un poids ; et le motif nous est toujours extérieur, étranger, attaché ou par une nature ou par une cause quelconque, qui n'est pas nous. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. Nous avons tant loué, tant repris, nous l'avons été tant de fois, que c'est un préjugé bien vieux que celui de croire que nous et les autres voulons, agissons librement. Mais s'il n'y a point de liberté, il n'y a point d'action qui mérite la louange ou le blâme. Il n'y a ni vice, ni vertu, rien dont il faille récompenser ou châtier.
Qu'est-ce qui distingue donc les hommes ? La bienfaisance et la malfaisance. Le malfaisant est un homme qu'il faut détruire et non punir ; la bienfaisance est une bonne fortune, et non une vertu. Mais quoique l'homme bien ou malfaisant ne soit pas libre, l'homme n'en est pas moins un être qu'on modifie ; c'est par cette raison qu'il faut détruire le malfaisant sur une place publique. De là les bons effets de l'exemple, des discours, de l'éducation, du plaisir, de la douleur, des grandeurs, de la misère, etc. ; de là une sorte de philosophie pleine de commisération, qui attache fortement aux bons, qui n'irrite non plus contre le méchant que contre un ouragan qui nous remplit les yeux de poussière.
Il n'y a qu'une sorte de causes, à proprement parler ; ce sont les causes physiques. Il n'y a qu'une sorte de nécessité ; c'est la même pour tous les êtres, quelque distinction qu'il nous plaise d'établir entre eux, ou qui y soit réellement. Voilà ce qui me réconcilie avec le genre humain ; c'est pour cette raison que je vous exhortais à la philanthropie. Adoptez ces principes si vous les trouvez bons, ou montrez-moi qu'ils sont mauvais. Si vous les adoptez, ils vous réconcilieront aussi avec les autres et avec vous-même ; vous ne saurez ni bon ni mauvais gré d'être ce que vous êtes. Ne rien reprocher aux autres, ne se repentir de rien : voilà les premiers pas vers la sagesse. Ce qui est hors de là est préjugé, fausse philosophie11. »
CASSIRER, LA PHILOSOPHIE DES LUMIÈRES
Le thème philosophique du déterminisme est traité dans Jacques le Fataliste avec un degré d'ironie tel que certains commentateurs ont pu interpréter le roman comme une entreprise visant à le tourner en dérision. Mais il ne faut pas lire Jacques comme l'apologie d'une doctrine contre une autre. Si Diderot, en tant que philosophe, adhère au déterminisme, ce qui intéresse le romancier est tout autre. Il s'agit pour ce dernier de montrer, à travers le personnage de Jacques, une doctrine philosophique « en situation », avec toutes les contradictions et les impasses qu'elle rencontre. Constituée en motif littéraire, l'antinomie du déterminisme et de la liberté est employée comme thème à la fois unificateur et dynamisant du roman, ainsi que l'a parfaitement résumé le philosophe allemand Ernst Cassirer :
« Diderot aperçoit très clairement toutes les antinomies où aboutit le système du fatalisme, il les exprime de la manière la plus exacte mais en même temps il se sert de ces antinomies comme forces motrices, comme véhicule de sa propre pensée dialectisée de part en part. Il avoue la circularité de l'argumentation, mais il en fait à l'instant un jeu d'esprit intentionnel. C'est sur cette lancée qu'il a conçu son œuvre la plus spirituelle et la plus originale : le roman Jacques le Fataliste, qui veut présenter l'idée de fatum comme l'alpha et l'omega de toute pensée humaine, tout en montrant en même temps que notre pensée, avec cette idée, tombe en contradiction avec elle-même, comment, du fait même de la poser, elle doit implicitement la nier et la supprimer. Il ne nous reste d'autre solution que de considérer aussi comme nécessaire cette situation à savoir cette faute que nous commettons sans cesse contre l'idée de nécessité en nous soumettant sans cesse, dans nos représentations et nos jugements, dans nos affirmations et nos dénégations, au règne de la nécessité. Ce double mouvement, cette oscillation entre les deux pôles de la nécessité et de la liberté, réalise finalement, selon Diderot, le cercle même de notre existence et de notre pensée. C'est grâce à ce cercle, et non par une affirmation ou une négation simple et unilatérale, que nous parvenons à un concept assez compréhensif pour envelopper toute la nature : ce concept de nature qui s'élève fondamentalement au-dessus du bien et du mal, au-dessus de l'accord et de la contradiction, du vrai et du faux, puisqu'il inclut les moments opposés et les intègre l'un à l'autre12. »
1 L'hylozoïsme est la doctrine philosophique selon laquelle toute matière est vivante.
2 L'âme et le corps.
3 Dialogue philosophique de 1769. Le mathématicien d'Alembert fut, avec Diderot, l'un des directeurs de l'Encyclopédie, dont il rédigea le « Discours préliminaire ».
4 Instrument servant à mesurer mécaniquement les distances.
5 C'est-à-dire, doués d'intelligence.
6 Christiaan Huygens (1629-1695) : physicien et astronome hollandais.
7 Julien le Roi (1686-1759) : célèbre horloger.
8 Jacques Vaucanson (1709-1782) : célèbre fabricant d'automates.
9 Personnage de la mythologie grecque qui vola le feu aux dieux pour le donner aux hommes, fondant ainsi la première civilisation humaine.
10 La Mettrie, L'Homme machine, P.-L. Assoun éd., Denoël-Gonthier, 1981, p. 141-142.
11 Diderot, Correspondance, G. Roth, Minuit, 1955-1970, vol. I, p. 213-215.
12 Cassirer, La Philosophie des Lumières (1932), Fayard, 1966, p. 99.