4 Une esthétique de l'originalité

 
 

La fascination de Diderot pour la coexistence des contraires, manifeste dans la problématique philosophique de Jacques le Fataliste, se retrouve également dans sa dimension psychologique et morale. Les différents récits nous présentent en effet, de Gousse au père Hudson, en passant par les deux capitaines duellistes, une succession d'« originaux », c'est-à-dire de personnages dont le caractère et les actions se distinguent de ceux de leurs semblables, au point d'apparaître comme irréductiblement singuliers, et de ne se laisser intégrer à aucune catégorie simple.

DIDEROT, RÉFUTATION D'HELVÉTIUS

L'« originalité » telle que la définit Diderot dans la Réfutation d'Helvétius, réside moins dans les comportements des individus réels, que dans le point de vue singulier du créateur qui produit des représentations dont il n'existe aucun modèle antérieur. Les « originaux » ne peuvent être autre chose que des « personnages », c'est-à-dire des êtres fictifs, qu'ils aient ou non un modèle dans la réalité, élaborés par l'imagination d'un individu particulier :

 

« Mais, monsieur Helvétius, vous qui employez assez souvent le mot original, pourriez-vous me dire ce que c'est ? Si vous me dites que c'est l'éducation ou le hasard des circonstances qui fait un original, pourrai-je m'empêcher de rire ?

Selon moi, un original est un être bizarre qui tient sa façon singulière de voir, de sentir et de s'exprimer de son caractère. Si l'homme original n'était pas né, on est tenté de croire que ce qu'il a fait n'aurait jamais été fait, tant ses productions lui appartiennent. Mais en ce sens, direz-vous, tous les hommes sont des originaux ; car quel est l'homme qui puisse faire exactement ce qu'un autre fait ?

Vous avez raison, mais vous vous seriez épargné cette objection, si vous ne m'eussiez pas interrompu, car j'allais ajouter que son caractère devait trancher fortement avec celui des autres hommes, en sorte que nous ne lui reconnaissions presque aucune sorte de ressemblance qui lui ait servi de modèle, soit dans les temps passés, soit entre ses contemporains. Ainsi, Collé est un original dans sa versification et ses chansons ; Rabelais est un original dans son Pantagruel ; Patelin, dans sa Farce1 ; Aristophane, dans ses Nuées ; Charleval2, dans sa Conversation du père Cannaye et du maréchal d'Hocquincourt ; Molière dans presque toutes ses comédies, mais plus peut-être dans les burlesques que dans les autres ; car qui dit original, ne dit pas toujours beau, il s'en manque de beaucoup. Il n'y a presque aucune sorte de beauté dont il n'existe des modèles antérieurs. Si Shakespeare est un original, est-ce dans ses endroits sublimes ? Aucunement ; c'est dans le mélange extraordinaire, incompréhensible, inimitable, de choses du plus grand goût et du plus mauvais goût, mais surtout dans la bizarrerie de celles-ci. C'est que le sublime par lui-même, j'ose le dire, n'est par original ; il ne le devient que par une sorte de singularité qui le rend personnel à l'auteur : il faut pouvoir dire : C'est le sublime d'un tel3. »

LA BEAUTÉ DU CRIME SELON DIDEROT

Le thème esthétique de l'originalité pose immédiatement un problème moral. En effet, si la valeur esthétique d'une action réside en partie dans son degré de singularité, l'action criminelle apparaît d'autant plus belle que le crime est grand. D'un point de vue esthétique, le « beau crime » rejoint donc l'action héroïque dans la quantité d'énergie qu'ils libèrent et dans le degré de sublime auquel ils atteignent :

« Nos qualités, certaines du moins, tiennent de près à nos défauts. La plupart des honnêtes* femmes ont de l'humeur. Les grands artistes ont un petit coup de hache dans la tête ; presque toutes les femmes galantes* sont généreuses ; les dévotes*, les bonnes même ne sont pas ennemies de la médisance ; il est difficile à un maître qui sent qu'il fait le bien, de n'être pas un peu despote. Je hais toutes ces petites bassesses qui ne montrent qu'une âme abjecte, mais je ne hais pas les grands crimes, premièrement parce qu'on en fait de beaux tableaux et de belles tragédies ; et puis, c'est que les grandes et sublimes actions et les grands crimes portent le même caractère d'énergie. Si un homme n'était pas capable d'incendier une ville, un autre homme ne serait pas capable de se précipiter dans un gouffre pour la sauver. Si l'âme de César n'eût pas été possible, celle de Caton ne l'aurait pas été davantage4. »

Notons aussi ce passage du Neveu de Rameau :

« S'il importe d'être sublime en quelque genre, c'est surtout en mal. On crache sur un petit filou ; mais on ne peut refuser une sorte de considération à un grand criminel. Son courage vous étonne. Son atrocité vous fait frémir. On prise en tout l'unité de caractère5. »


1 En fait, Patelin est un personnage, et non l'auteur, de La Farce de maître Patelin, pièce anonyme composée autour de 1460.

2 Voir Jacques le Fataliste, note 1, p. 232. Aristophane : dramaturge grec (Ve-IVe siècle avant Jésus-Christ). Charles de Charleval (1613-1693) : poète précieux.

3 Diderot, Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé L'Homme (1773), Œuvres philosophiques, P. Vernière éd., Bordas, 1980, p. 577-579.

4 Diderot, Salon de 1765, E.-M. Bukdahl et A. Lorenceau éd., Hermann, 1984, p. 177-178.

5 Diderot, Le Neveu de Rameau, J. Varloot éd., Gallimard, Folio, 1972, p. 95.