5 Le roman de Mme de La Pommeraye

 

L'histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis constitue, au centre de Jacques le Fataliste, une véritable nouvelle, un ensemble homogène dont on a souvent souligné qu'il entretenait avec le reste du roman des liens beaucoup plus lâches que la plupart des autres récits imbriqués. De Schiller qui en fit paraître une traduction, sous le titre de Vengeance de femme, dès 1785, c'est-à-dire avant même la première publication de l'ensemble du roman, à Bresson, qui s'en est inspiré pour son film Les Dames du bois de Boulogne (1945), l'histoire de Mme de La Pommeraye a connu une postérité indépendante de celle de l'œuvre dans laquelle elle est insérée.

La critique ironique du roman qui parcourt Jacques le Fataliste, à travers la mise en évidence de ses procédés, s'y voit contrebalancée par une « leçon » de pure écriture romanesque. La mise en place de l'intrigue, la caractérisation dynamique des personnages, la progression dramatique qui s'accompagne d'une tension toujours croissante, les péripéties et les effets de surprise successifs, sont autant de domaines dans lesquels Diderot déploie magistralement son art de romancier.

LES LIAISONS DANGEREUSES OU LE REFUS DU PACTE MONDAIN

La scène d'exposition, au cours de laquelle le marquis offre à Mme de La Pommeraye un pacte mondain d'amitié et de complicité, destiné à neutraliser, en toute civilité, les désagréments inhérents à une rupture amoureuse, annonce celui que le vicomte de Valmont proposera à la marquise de Merteuil au début des Liaisons dangereuses. Cette erreur de jugement lui vaudra une vengeance similaire à celle dont est victime des Arcis, pour avoir méconnu, lui aussi, la puissance destructrice de l'amour-propre bafoué. Dans les deux œuvres, ce sont les charmes d'une dévote* pure et vertueuse qui sont seuls susceptibles de réveiller les sens et l'imagination d'hommes du monde lassés par leurs semblables, qui n'ont plus rien à leur refuser, ni à leur apprendre :

 

« Vos ordres sont charmants ; votre façon de les donner est plus aimable encore ; vous feriez chérir le despotisme. Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave ; et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de les mériter de nouveau, et de finir par donner avec vous, un exemple de constance au monde*. Mais de plus grands intérêts nous appellent ; conquérir est notre destin, il faut le suivre : peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons-nous encore ; car, soit dit sans vous fâcher, ma très belle marquise, vous me suivez au moins d'un pas égal ; et depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde*, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission d'amour, vous avez fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre zèle, votre ardente ferveur ; et si ce Dieu-là comme l'autre nous juge sur nos œuvres, vous serez un jour la patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami sera au plus un saint de village. Ce langage mystique vous étonne, n'est-il pas vrai ? Mais depuis huit jours, je n'en entends*, je n'en parle pas d'autre ; et c'est pour m'y perfectionner, que je me vois forcé de vous désobéir.

Ne vous fâchez pas, et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cœur, je vais vous confier le plus grand projet qu'un conquérant ait jamais pu former. Que me proposez-vous ? de séduire une jeune fille qui n'a rien vu, ne connaît rien ; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans défense ; qu'un premier hommage ne manquera pas d'enivrer, et que la curiosité mènera peut-être plus vite que l'amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n'en est pas ainsi de l'entreprise qui m'occupe ; son succès m'assure autant de gloire que de plaisir. L'amour qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier, ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe.

Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d'un saint respect, et vous direz avec enthousiasme : “Voilà l'homme selon mon cœur.”

Vous connaissez la présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j'attaque ; voilà l'ennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre1. »

MME DE LA CARLIÈRE OU LA VENGEANCE D'UNE FEMME DU MONDE

Mme de La Pommeraye est très proche d'un autre personnage féminin de Diderot, Mme de La Carlière, héroïne du conte de 1772 du même nom.

Après s'être longtemps refusée au chevalier Desroches, homme inconstant et libertin, celle-ci accepte enfin de l'épouser, non sans avoir auparavant posé ses conditions, en déployant au cours d'une véritable cérémonie publique, toute l'étendue de son orgueil :

 

« Ils étaient d'accord, ils touchaient au moment de leur union, lorsque Mme de La Carlière, après un repas d'apparat, au milieu d'un cercle nombreux, composé des deux familles et d'un certain nombre d'amis, prenant un maintien auguste et un ton solennel, s'adressa au chevalier et lui dit : “Monsieur Desroches, écoutez-moi. Aujourd'hui nous sommes libres l'un et l'autre, demain nous ne le serons plus, et je vais devenir maîtresse de votre bonheur ou de votre malheur ; vous, du mien. J'y ai bien réfléchi ; daignez y penser aussi sérieusement. Si vous vous sentez ce même penchant à l'inconstance qui vous a dominé jusqu'à présent, si je ne suffisais pas à toute l'étendue de vos désirs, ne vous engagez pas, je vous en conjure par vous-même et par moi. Songez que moins je me crois faite pour être négligée, plus je ressentirais vivement une injure*. J'ai de la vanité* et beaucoup. Je ne sais pas haïr, mais personne ne sait mieux mépriser, et je ne reviens pas point du mépris. Demain, au pied des autels, vous jurerez de m'appartenir et de n'appartenir qu'à moi. Sondez-vous, interrogez votre cœur tandis qu'il en est encore temps ; songez qu'il y va de ma vie. Monsieur, on me blesse aisément, et la blessure de mon cœur ne cicatrise point, elle saigne toujours. Je ne me plaindrai point, parce que la plainte, importune d'abord, finit par aigrir le mal, et parce que la pitié est un sentiment qui dégrade celui qui l'inspire. Je renfermerai ma douleur et j'en périrai. Chevalier, je vais vous abandonner ma personne et mon bien, vous résigner mes volontés et mes fantaisies, vous serez tout au monde pour moi, mais il faut que je sois tout au monde pour vous, je ne puis être satisfaite à moins. Je suis, je crois, l'unique pour vous dans ce moment, et vous l'êtes certainement pour moi ; mais il est très possible que nous rencontrions, vous, une femme qui soit plus aimable, moi, quelqu'un qui me le paraisse. Si la supériorité de mérite, réelle ou présumée, justifiait l'inconstance, il n'y aurait plus de mœurs. J'ai des mœurs, je veux en avoir, je veux que vous en ayez. C'est par tous les sacrifices imaginables que je prétends vous acquérir et vous acquérir sans réserve. Voilà mes droits, voilà mes titres et je n'en rabattrai jamais rien. Je ferai tout pour que vous ne soyez pas seulement un inconstant, mais pour qu'au jugement des hommes sensés, au jugement de votre propre conscience, vous soyez le dernier des ingrats. J'accepte le même reproche si je ne réponds pas à vos soins, à vos égards, à votre tendresse, au-delà de vos espérances2”. »

 

L'infidélité annoncée de Desroches ne manquera pas de se réaliser.

L'amour-propre démesuré de ces femmes, qui chez toutes deux prend largement le pas sur l'amour, s'enracine dans un orgueil social. Elles représentent en ce sens l'incarnation extrême d'un certain type aristocratique, en qui le sens de l'honneur, valeur suprême de leur caste, se trouve exacerbé au point de les empêcher de connaître l'amour dans ce qu'il implique de gratuité et de générosité. À l'intransigeance rigide de Mme de La Pommeraye, chez qui le sens de l'honneur se cristallise tout entier sur les apparences sociales, s'oppose le geste sublime du marquis des Arcis qui, par le pardon librement accordé, loin de salir son nom en épousant une prostituée, « lave » sa femme de son existence antérieure en lui offrant un nom honorable.

Mme de La Pommeraye comme Mme de La Carlière concentrent leurs vengeances respectives sur l'humiliation publique, c'est-à-dire sociale, de ceux qui sont devenus leurs ennemis. Pour la seconde, cette vengeance s'exerce à l'occasion d'une cérémonie très exactement symétrique à celle qui scellait son union avec Desroches :

 

« Ce fut alors que Mme de La Carlière se leva et, s'adressant à la compagnie, dit ce qui suit ou l'équivalent : “Mes parents, mes amis, vous y étiez tous le jour que j'engageai ma foi à M. Desroches et qu'il m'engagea la sienne. Les conditions auxquelles je reçus sa main et lui donnai la mienne, vous vous les rappelez sans doute. Monsieur Desroches, parlez. Ai-je été fidèle à mes promesses ? – Jusqu'au scrupule. – Et vous, monsieur, vous m'avez trompée, vous m'avez trahie. -Moi, madame ! – Vous, monsieur. – Qui sont les malheureux, les indignes... – Il n'y a de malheureux ici que moi, et d'indigne que vous. – Madame... ma femme... – Je ne la suis plus... – Madame... – Monsieur, n'ajoutez pas le mensonge et l'arrogance à la perfidie. Plus vous vous défendrez, plus vous serez confus. Épargnez-vous vous-même.” En achevant ces mots, elle tira les lettres de sa poche, en présenta de côté quelques-unes à Desroches et distribua les autres aux assistants. On les prit, mais on ne les lisait pas. “Messieurs, mesdames, disait Mme de La Carlière, lisez et jugez-nous. Vous ne sortirez point d'ici sans avoir prononcé.” Puis s'adressant à Desroches : “Vous, monsieur, vous devez connaître l'écriture.” On hésita encore, mais, sur les instances réitérées de Mme de La Carlière, on lut. Cependant Desroches, tremblant, immobile, s'était appuyé la tête contre une glace, le dos tourné à la compagnie qu'il n'osait regarder. Un de ses amis en eut pitié, le prit par la main et l'entraîna hors du salon.

– Dans les détails qu'on me fit de cette scène, on me disait qu'il avait été bien plat et sa femme honnêtement ridicule.

– L'absence de Desroches mit à l'aise : on convint de sa faute ; on approuva le ressentiment de Mme de La Carlière, pourvu qu'elle ne le poussa pas trop loin ; on s'attroupa autour d'elle, on la pressa, on la supplia, on la conjura ; l'ami qui avait entraîné Desroches entrait et sortait, l'instruisant de ce qui se passait. Mme de La Carlière resta ferme dans une résolution dont elle ne s'était point encore expliquée. Elle ne répondait que le même mot à tout ce qu'on lui représentait* ; elle disait aux femmes : “Mesdames, je ne blâme point votre indulgence”, aux hommes : “Messieurs, cela ne se peut ; la confiance est perdue et il n'y a point de ressource.” On ramena le mari ; il était plus mort que vif, il tomba plutôt qu'il ne se jeta aux pieds de sa femme, il y restait sans parler. Mme de La Carlière lui dit : “Monsieur, relevez-vous.” Il se releva et elle ajouta : “Vous êtes un mauvais époux ; êtes-vous, n'êtes-vous pas un galant* homme, c'est ce que je vais savoir. Je ne puis ni vous aimer ni vous estimer, c'est vous déclarer que nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble3.” »

LA NÉCESSAIRE INCONSTANCE

Le refroidissement progressif des sentiments du marquis pour Mme de La Pommeraye doit être replacé dans le contexte de la pensée évolutionniste de Diderot, c'est-à-dire d'une conception philosophique selon laquelle l'univers se caractérise par une instabilité perpétuelle, une perpétuelle transformation des choses et des êtres, voués à disparaître sans cesse pour renaître sous d'autres formes :

 

« Qui sait les races d'animaux qui nous ont précédés ? qui sait les races d'animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n'y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n'en a jamais eu d'autre, et n'en aura jamais d'autre.

[...] Ô vanité de nos pensées ! ô pauvreté de la gloire et de nos travaux ! ô misère ! ô petitesse de nos vues ! Il n'y a rien de solide que de boire, manger, vivre, aimer et dormir4... »

 

Dans cette perspective évolutionniste, la seule attitude envisageable pour l'individu est la jouissance immédiate. Si l'on transpose ces réflexions du domaine philosophique au domaine politique, l'institution du mariage apparaît comme une tentative absurde de fixer ce qui par nature ne peut l'être. Elle est ainsi dénoncée par Diderot, dans l'article « Indissoluble » de l'Encyclopédie, comme une entreprise illusoire et néfaste pour les individus qu'elle dénature nécessairement :

 

« Le mariage est un engagement indissoluble. L'homme sage frémit à l'idée seule d'un engagement indissoluble. Les législateurs qui ont préparés aux hommes des liens indissolubles, n'ont guère connu son inconstance naturelle. Combien ils ont fait de criminels et de malheureux ? »

 

Dans un poème intitulé « Souvenir » (1841), Alfred de Musset reprendra presque littéralement la célèbre envolée poétique de Jacques le Fataliste « le premier serment que se firent deux êtres de chair5... », mais ce sera pour glorifier, dans une perspective romantique, la confiance insensée des amants en la pérennité de leur amour, en dépit, ou peut-être à cause même du caractère inéluctablement éphémère de tout ce qui est humain :

 

« [...] Oui, sans doute, tout meurt ; ce monde est [un grand rêve,

Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin,

Nous n'avons pas plutôt ce roseau dans la main,

 Que le vent nous l'enlève.

 

Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments

Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,

Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents,

 Sur un roc en poussière.

 

Ils prirent à témoin de leur joie éphémère

Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,

Et des astres sans nom que leur propre lumière

 Dévore incessamment.

 

Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage,

La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs

pieds,

La source desséchée où vacillait l'image

 De leurs traits oubliés ;

 

Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile,

Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir,

Ils croyaient échapper à cet être immobile

 Qui regarde mourir !

 

– Insensés ! dit le sage. – Heureux ! dit le poète.

Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur,

Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète,

 Si le vent te fait peur ? [...]6 »


1 Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782), lettre IV du vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.

2 Diderot, Madame de La Carlière, in Œuvres complètes, tome II, L. Versini éd., Laffont, Bouquins, 1994, p. 525-526.

3 Diderot, Madame de La Carlière, op. cit., p. 531-532.

4 Diderot, Le Rêve de d'Alembert, in Œuvres philosophiques, P. Vernière éd., Garnier, 1977, p. 299-300.

5 Jacques le Fataliste, p. 143.

6 Musset, Poésies nouvelles, Gallimard, Poésie, 1976, p. 365-366.